Le document qui fait l'objet de cette étude est le n° 1 de la collection réunie par Denise Rémondon et acquise par le Département des arts de l'Islam (DAI) du musée du Louvre en 1980Footnote 2 (voir Figure 1, ci-dessous). Fragmentaire, il n'en revêt pas moins un grand intérêt pour papyrologues, paléographes et historiens. Si son importance avait déjà été notée,Footnote 3 il n'avait encore jamais été édité.
I. Date et intérêt du document
Il s'agit d'une requête (petition) adressée par un certain Ibn Masʿūd b. ʿĪsā al-Wardasī au Calife fatimide al-Ḥākim bi-amr Allāh. La date de production du document se rapporte donc à son règne, qui s’étend de 386/996 à 411/1021. Bien que sa fourchette de datation représente un quart de siècle, il se rattache au moment où l'usage du papyrus est en total déclin au profit du papier, le cours du ive/xe s.Footnote 4 À ce titre, il constitue une pièce paléographique intéressante, d'autant qu'il est peut-être à rapporter à la fin du ive/xe s. (voir infra).
Sa graphie – sur la base des quelques lignes en notre possession – se rapproche de celle d'une requête adressée au Calife al-Mustanṣir (427/1036–487/1094) concernant le meurtre d'un marchand à bord d'une embarcation sur le Nil, que S.M. Stern a publiée avec deux autres requêtes, l'une adressée au Calife al-Āmir (495/1101–524/1130), l'autre au vizir du Calife al-ʿĀḍīd (555/1160–567/1171).Footnote 5 D.S. Richards conclut son analyse de la pétition du Sinaï qu'il édite en la rapportant au règne du Calife al-ʿĀḍīd.Footnote 6 À l'appui de ce corpus, encore très restreint, comportant des copies et des brouillons, on note une familiarité dans l’écriture et la physionomie générale des documents jusqu’à al-Mustanṣir, puis une rupture paléographique entre ce dernier et al-Āmir.Footnote 7
Le texte du document Rémondon 1, fragmentaire, comprend 6 l., l'adresse de l'expéditeur incluse, au point que l'objet-même de la requête (narratio) n'y figure pas. La mise en page (voir en particulier ci-dessous, la tarǧama)Footnote 8 et la structure du texte qui demeure correspondent au modèle général connu pour l'ensemble de la période fatimide, des requêtes à des gouvernants variés jusqu'aux califes :
Coin supérieur gauche, l. 1–3, tarǧama, comportant le nom ce celui qui lève la requête, ici Ibn Masʿūd b. ʿĪsā al-Wardasī, précédé de l'expression « ʿabd amīr al-mu'minīn », reprise l. 6, et d'une formule attirant la bénédiction de Dieu sur le Calife, « salām Allāh ʿalā amīr al-mu'minīn », l. 1–2.
Puis alignés à droite, l. 4, la basmala ; l. 5–partie de 6, formule attirant la bénédiction de Dieu sur le Calife al-Ḥākim bi-amr Allāh, commençant par « salām Allāh » (ou une variante), voir la tarǧama ; l. 6, fin, après un espace laissé vide, formulaire marquant l'obéissance au Calife de celui qui lève la requête, « ʿabd amīr al-mu'minīn salām Allāh ».Footnote 9
Le formulaire de bénédiction, liminaire, figurant dans les requêtes adressées aux califes fatimides, a été dégagé par G. Khan, qui souligne sa présence-même comme une caractéristique des requêtes et rapports rédigés à cette période.Footnote 10 Il relève l'attaque des formules de bénédiction en faveur du Calife al-Ḥākim, différente du modèle habituel, soit « salām Allāh » au lieu de « ṣalawāt Allāh », en Rémondon 1 (l. 5, 6), ainsi que dans un autre document, le Genizah, T-S AS 180.140, adressé au Calife al-Mustanṣir (427/1036–487/1094).Footnote 11 On note que « salām Allāh » apparaît également dans la tarǧama. Rémondon 1 offre une seconde variante, très intéressante : mention est faite aux ancêtres du Calife seulement (l. 6), pas du tout à sa descendance (« ‘alā abnā’ihim »), dont la bénédiction fait suite à celle des ancêtres dans le formulaire commun. L’épithète qui l'accompagne diffère selon que le Calife a bel et bien une descendance ou bien se trouve dans l'attente.Footnote 12 En Rémondon 1, la bénédiction aux ancêtres du Calife s'achève par « al-a'ima al-mahdiyyīn » (l. 6). Si l'absence d'allusion à la descendance du Calife al-Ḥākim signifie qu'il n'avait pas encore convolé, il est possible d'avancer que la requête est antérieure à la naissance d'al-Ẓāhir, le 20 ramadhan 395/20 juin 1005.
Si, malheureusement, nous ne possédons que le début du formulaire d'obéissance, il est conforme aux exemples répertoriés pour la première moitié de la période fatimide. Il se distingue en effet de celui qui se met en place à partir du Calife al-Āmir (495/1101–524/1130), dans les requêtes ou les rapports (muṭālaʿāt), et se stabilise de manière durable sous les Ayyubides, les Mamluks et les Ottomans : « al-mamlūk yuqabbil al-arḍ ».Footnote 13
Les requêtes rapportées au Calife al-Ḥākim bi-amr Allāh connues à ce jour – de même que celles rapportées au Calife al-Ẓāhir (411/1021–427/1036) – sont peu nombreuses, comparées à celles adressées au Calife al-Mustanṣir (427/1036–487/1094). Sont identifiées : T-S 20.32, un document préparatoire de pétition, mais tronqué, le formulaire qui nous intéresse est donc absent ; ENA 4020 f. 65, bien adressée à un Calife fatimide, estimé être al-Ḥākim bi-amr Allāh, mais cela reste une conjecture, car le début du document manque.Footnote 14
Cela fait du document Rémondon 1 la seule requête adressée de façon sûre au Calife al-Ḥākim bi-amr Allāh qui ait été recensée, un témoin privilégié de l'usage de l’« ancien » formulaire d'obéissance et le plus ancien exemple porté au débat sur la localisation de la ligne de fracture entre les deux formulaires d'obéissance en usage sous les Fatimides, l’« ancien » et le « nouveau ». Le paléographe note, quant à lui, une rupture dans l’écriture, que l'on pourrait aussi qualifier de graphique dans un sens moderne, tant elle affecte l'allure générale du document.
II. Édition du document
A. Description physique et paléographique générale
Dim. 9,5 × 19,5 cm. Papier brun-jaune ; document froissé, deux traces de pliures horizontales, le pliage, une fois opéré, dissimulant l’écrit. Encre noire. Basmala à 4,5 cm du bord supérieur et à 1,5 cm du bord droit ; marge de droite : 1,4 cm ; texte non-diacrité, deux voyelles flottantes (fatḥas) marquées l. 5. Graphie conservant des traces nettes d'angulosité ; pied des alifs en attaque ou à l'intérieur des mots incurvé vers la gauche ; à une exception – attendue – près, sīns indentés ; trait horizontal des ʿayns d'attaque étiré ; kāfs anguleux, d'un seul trait ; nombreuses ligatures « aberrantes » à l'intérieur des mots et entre les mots, ainsi que trait oblique situé à la partie supérieure de la hampe de quelques alifs. Verso vierge. Document conservé sous plexiglas.
B. Datation
Califat d'al-Ḥākim bi-amr Allāh : 386–411/996–1020.
Acquis par D. Rémondon probablement en Égypte autour de la première moitié des années 1950.
Acquis par le DAI, musée du Louvre, en 1980.
C. Texte arabe
عبد امير المومنين سلام .1
على امير المومنين كتاب .2
بن مسعود بن عيسى الوردسي .3
بســـــــــــــــــــم الرحمن الرحيم .4
سلـ[ـا]م مـ[ـن] وبركاته ونوامى زكواته وافضل تحياته على الامام الحاكم بامر .5
امير المومنين وعلى ابايه الطاهرين الايمه المهديين عبد امير المومنين سلام .6
........................................................................................................................]
D. Apparat critique
1. Expéditeur : noter la graphie informelle de « salām Allāh », comparée à ses occurrences dans le corps de la requête, au début de la l. 5 (variante) et à la fin de la l. 6 (même formule) ; voir en outre les observations graphiques sur la basmala, l. 4.
3. Al-Wardasī a été préféré à al-W.rīsī/al-W.rīšī ou al-W.r.n.sī/al-W.r.n.šī. Le problème porte d'abord sur la lecture de la troisième lettre, suivi de la lecture par sīn ou šīn. Sur la même ligne, Masʿūd donne un exemple de dāl comparable. La nisba « al-Wardasī » est attestée, voir Lisān al-dīn Ibn al-Ḫaṭīb (m. 776/1374) (1424/Reference Ḥasan2002 : II, 214).
4. Basmala : noter l’écriture d'un seul trait, la déclivité du mot d'attaque, puis les simplifications. L’élongation du sīn n'empêche cependant pas son indentation ; c'est le seul exemple de linea dilatans dans le passage préservé.Footnote 15
5. Salām : la lecture du alif s'appuie sur la présence de la partie supérieure de la hampe, placée à droite du lām et sur l'amorce de boucle à hauteur de la ligne d’écriture ; deux exemples comparables de lām-alif sont donnés en l. 5 et 6.
Sal[ā]m mi[n] Allāh : la lecture reste problématique : le mot « salām » n'ayant pas d'article, on attend plutôt une iḍāfa, soit « salām Allāh » ; mais l'espace laissé entre salām et Allāh, à l'endroit de la lacune accusée par le début de la l. 5, laisse suffisamment de place pour un mot intercalé.
6. Abā’ihi, al-ā’imma : aucun hamza n'est indiqué, la solution par « yā’ », courante à cette époque et ensuite, a donc été retenue.
E. Traduction
1. Le serviteur de l’Émir des croyants – le salut de Dieu
2. soit sur l’Émir des croyants ! –, lettre
3. d'Ibn Masʿūd b. ʿĪsā al-Wardasī
4. Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux
5. Le salut de Dieu, Sa grâce, Ses bienfaits grandissants et Ses meilleures bénédictions soient sur l'Imam al-Ḥākim bi-amr Allāh,
6. Émir des croyants, et sur ses ancêtres purs, les imams bien guidés ! Le serviteur de l’Émir des croyants – le salut de Dieu
[............................................................ ! ............................................................
F. Commentaire
5. Taḥiyyātihi : variante attestée sous al-Mustanṣir, Khan Reference Khan1993 : 307.
6. ʿAlā abā’ihim al-ṭāhirīn al-ā’imma al-mahdiyyīn : voir Stern Reference Stern1969 : 220, requête adressée à al-Mustanṣir, formule identique non suivie de bénédiction appelée sur la descendance du Calife. Dans Stern Reference Stern1962 : 202, également à al-Mustanṣir, épithète différente : « … al-ā’imma al-muttaḫayyīn wa-abnā’ihi al-akramīn ».