Introduction
La plainte mnésique consiste, de la part du sujet, à exprimer son mécontentement, ses doléances, à l’égard d’une diminution subjective des capacités de mémoire dans la vie quotidienne. Elle constitue, à l’heure actuelle, l’un des motifs les plus fréquents de consultation en gérontologie ou en neurologie, à tel point que l’on pourrait en conclure qu’elle réalise l’identité la plus évidente du vieillissement. Certains travaux envisagent d’ailleurs la plainte cognitive comme un symptôme précoce de perturbations cognitives, voire de démence (Barberger-Gateau, Rouchi et Letenneur, Reference Barberger-Gateau, Rouchi and Letenneur2000 ; Jorm, Christensen, Korten, Jacomb, et Henderson, Reference Jorm, Christensen, Korten, Jacomb and Henderson2001). Cependant, l’intensité de la plainte mnésique, et plus largement de la plainte cognitive (Derouesné et al., Reference Derouesné, Dealberto, Boyer, Lubin, Sauron and Piette1993), n’est que peu corrélée avec les scores obtenus aux tests neuropsychologiques. Elle ne permet pas l’identification de troubles cognitifs spécifiques (Dixon, Backman, et Nilsson, Reference Dixon, Backman and Nilsson2004 ; Herrmann, Sheets, Gruneberg, et Rebecca, Reference Herrmann, Sheets, Gruneberg and Rebecca2005).
En fait, les études s’intéressant à la plainte mnésique diffèrent particulièrement en termes de méthodologie utilisée, tant sur le plan de la population étudiée que de l’évaluation de la plainte mnésique et du fonctionnement cognitif. En outre, le contrôle de certaines variables potentiellement confondues (telles que l’âge ou les symptômes dépressifs) apparaît très disparate (Jonker, Geerlings, et Schmand, Reference Jonker, Geerlings and Schmand2000). Cela a par exemple pour conséquence que l’on qualifie de mnésique une plainte qui recouvre en fait une sphère cognitive plus large (Derouesné et al., Reference Derouesné, Dealberto, Boyer, Lubin, Sauron and Piette1993). En effet, les personnes peinent à qualifier leurs gênes dans la vie quotidienne, et notamment à discriminer ce qui relève des troubles attentionnels, phasiques ou bien mnésiques. Or, dans de nombreux travaux, l’évaluation de la plainte mnésique est appréhendée au moyen d’une unique question, telle que « Avez-vous eu une baisse de mémoire durant l’année qui vient de s’écouler ? Répondez par oui ou par non. » (Clarnette, Almeida, Forstl, Paton, et Martins, Reference Clarnette, Almeida, Forstl, Paton and Martins2001 ; Comijs, Deeg, Dik, et Twisk, Reference Comijs, Deeg, Dik and Twisk2002 ; Riedel-Heller, Matschinger, Schork, et Angermeyer, Reference Riedel-Heller, Matschinger, Schork and Angermeyer1999 ; St John et Montgomery, Reference St John and Montgomery2002 ; Verdon, Reference Verdon2007). Ainsi, une plainte qualifiée de mnésique par les chercheurs recouvre souvent une plainte cognitive plus générale pour l’interviewé. Ce chevauchement sémantique n’a en outre rien de surprenant lorsque l’on considère que la mémoire recouvre la cognition entière (Tiberghien, Reference Tiberghien1997). Par ailleurs, si certaines études révèlent un accroissement de la prévalence de la plainte mnésique avec l’âge (Ponds, Commissaris, et Jolles, 1997), la plupart des études ne se sont intéressées qu’à une seule population âgée (Jonker et al., Reference Jonker, Geerlings and Schmand2000). Seuls de rares travaux ont réellement comparé la plainte de personnes jeunes et âgées sans mettre en exergue de différence d’intensité (Derouesné, Lacomblez, Thibault, et LePoncin, Reference Derouesné, Poitrenaud, Hugonot, Kalafat, Dubois and Laurent1999).
Face à ces difficultés méthodologiques et à ces données divergentes, la plupart des auteurs s’accordent finalement à dire que les principaux déterminants de la plainte cognitive, au-delà d’une étiologie organique ou iatrogène, seraient en lien avec des états psycho-affectifs ou des caractéristiques de personnalité (Harwood, Barker, Ownby, Mullan, et Duara, 2004 ; Martine, Martin, Dick, et Jelle, Reference Martine, Martin, Dick and Jelle2006). Ainsi, de nombreux travaux invitent à penser que la plainte serait la conséquence d’une perception négative du fonctionnement cognitif. La présence d’affects anxieux ou dépressifs, d’une personnalité à trait neurotique (Ponds et Jolles, Reference Ponds and Jolles1996) ou d’un faible sentiment de contrôle et d’auto-efficacité (Comijs, Deeg, Dik, et Twisk, Reference Comijs, Deeg, Dik and Twisk2002) serait elle-même à l’origine de cette modification perceptive. La perception que l’individu a de son propre fonctionnement cognitif correspond à une croyance subjective métacognitive. Celle-ci renvoie à la capacité spécifiquement humaine de connaître ses propres actes de connaissance et de réguler ses propres activités cognitives (Flavell, Reference Flavell1971 ; Reference Flavell1979). Des études récentes ont mis en exergue l’existence de corrélations positives entre des scores relatifs aux échecs cognitifs dans la vie quotidienne (ou les évènements perçus comme tels) à une échelle d’auto-évaluation et les scores à un questionnaire de métacognitions (Mecacci et Righi, Reference Mecacci and Righi2006). Plus l’occurrence des échecs rapportés s’avérait élevée, plus le besoin de contrôler les inquiétudes se révélait urgent. Dès lors, la métacognition a été envisagée comme l’un des facteurs explicatifs des modifications des performances mnésiques chez les personnes âgées (Souchay et Isingrini, Reference Souchay and Isingrini2004) et, par là, de la plainte cognitive.
Toutefois, énoncer que la métacognition est impliquée dans la plainte ne nous renseigne pas pour autant sur ce qui engendre cette prise de conscience. En interrogeant le caractère écologique des épreuves utilisées en consultation, nous pourrions apporter d’autres éléments de réponse.
En effet, dès 1977, Schneider et Shiffrin (voir aussi Shiffrin et Schneider, 1977) évoquent l’existence de deux types de processus cognitifs selon le degré d’attention sollicitée. De nature associative, les processus automatiques sont décrits comme rapides, non conscients, irrépressibles et sont activés sans contrôle ou attention de la part du sujet. Ils permettent ainsi une économie des ressources du système cognitif. Au contraire, les processus contrôlés sont qualifiés de stratégiques, coûteux et intentionnels. Ils sont indispensables pour l’intégration de nouvelles informations et la construction de nouveaux savoirs. Plus précisément, Hasher et Zacks (1979) et Jacoby (Reference Jacoby1991) ont étudié l’influence des processus contrôlés et automatiques sur le fonctionnement mnésique, dans la mesure où la récupération du souvenir met en jeu l’un ou l’autre de ces processus.
Classiquement (Van Der Linden et al., Reference Van Der Linden, Adam, Agniel, Baisset-Mouly, Bardet and Coyette2004), l’évaluation des processus contrôlés est effectuée au moyen de tests de mémoire dits « directs » (c.-à-d. tâche de rappel libre, de rappel indicé ou de reconnaissance), alors que celle des processus automatiques fait appel à des tests dits « indirects » (c.-à-d. tâche d’amorçage perceptif ou conceptuel). Or, de nombreux travaux, dont ceux de Jacoby (pour une revue, voir Nicolas, Reference Nicolas2000), invitent à penser qu’aucune tâche mnésique n’est sous-tendue par des processus « purs ». On peut ainsi considérer que les tâches dites de mémoire explicite, évaluant les processus contrôlés de récupération, sont contaminées par des processus automatiques (Adam, Reference Adam, Meulemenans, Desgranges, Adam and Eustache2003 ; Jacoby, Toth, et Yonelinas, Reference Jacoby, Toth and Yonelinas1993).
Inversement, les tâches dites de mémoire implicite, fournissant une estimation des processus automatiques, seraient elles aussi influencées, dans une certaine mesure, par des processus contrôlés de récupération (Adam, Reference Adam, Meulemenans, Desgranges, Adam and Eustache2003 ; Reingold et Merikle, Reference Reingold and Merikle1990). En d’autres termes, ces épreuves ne contrôlent pas les stratégies mises en place par les sujets, ou les processus utilisés, au moment de la récupération d’un item. Ainsi, dans une tâche ostensiblement explicite de rappel indicé pour laquelle on demande au sujet de récupérer l’information antérieure, les patients amnésiques et les sujets contrôles peuvent utiliser l’indice pour générer une réponse de manière automatique (Vaidya, Gabrieli, Keane, et Monti, 1995).
On invoque fréquemment l’effet de contamination pour expliquer certains résultats divergents obtenus dans la littérature concernant la préservation de la « mémoire implicite » dans le vieillissement normal ou dans la maladie d’Alzheimer (Adam, Reference Adam, Meulemenans, Desgranges, Adam and Eustache2003). À un niveau clinique, cela se traduirait par une tendance à surestimer les capacités mnésiques des patients, dans la mesure où la performance masquerait un aspect essentiel du dysfonctionnement de certains processus mnésiques. Par exemple, au test du RL/RI-16 dit « de Grober et Buschke » (Van Der Linden et al., Reference Van Der Linden, Adam, Agniel, Baisset-Mouly, Bardet and Coyette2004) ou au test du RI-48 (Adam, Van der Linden, Poitrenaud et al., Reference Adam, Van Der Linden, Ivanoiu, Juillerat, Bechet and Salmon2004), le patient restitue correctement les mots appris soit parce qu’il les a récupérés consciemment, autrement dit de façon contrôlée, soit parce que ces items lui sont venus à l’esprit automatiquement, lorsque la récupération intentionnelle a échoué. Ainsi, si une majorité de l’information est récupérée de manière consciente, une partie peut être générée sur la base des processus automatiques. Le patient pourra occasionnellement donner une réponse en partie fondée sur la familiarité et non sur la certitude que l’item était la cible. Cette réponse ne correspondra donc pas à une récupération épisodique ou explicite mais plutôt à une récupération automatique. Finalement, la performance obtenue au test par le patient peut se situer dans la norme parce qu’elle est, en réalité, contaminée par la contribution des processus automatiques dans la récupération du souvenir. La performance globale occulte donc une partie du fonctionnement cognitif de ce patient. À l’inverse, dans une tâche d’amorçage de complétion de mots, les patients peuvent se souvenir d’avoir traité une liste de mots. Certains font alors l’association entre cette liste et la phase d’amorçage. Dans ce cas, lorsqu’un fragment de mot leur est présenté, ils peuvent recourir à des stratégies délibérées (explicites) de récupération (Adam, Van Der Linden, Collette, Lemauvais, et Salmon, 2005).
Parce qu’ils masquent un aspect du fonctionnement cognitif, ces effets de contamination pourraient expliquer le peu de corrélations observées entre l’intensité de la plainte cognitive subjective et les performances aux évaluations mnésiques explicites (Herrmann et al., Reference Herrmann, Sheets, Gruneberg and Rebecca2005 ; Jacoby, Jennings, et Hay, Reference Jacoby, Jennings, Hay, Herrmann, McEvoy, Hertzog, Hertel and Johnson1996). Cela apparaît d’autant plus pertinent que, dans notre vie quotidienne, processus contrôlés et automatiques de récupération mnésique n’agissent jamais de manière isolée. Au contraire, ils interviennent toujours conjointement. En outre, de nombreuses études ont mis en évidence une modification de l’efficience des processus contrôlés dans le vieillissement (Adam et al., Reference Adam, Van Der Linden, Collette, Lemauvais and Salmon2005 ; Hay et Jacoby, Reference Hay and Jacoby1999 ; Jacoby et al., Reference Jacoby, Jennings, Hay, Herrmann, McEvoy, Hertzog, Hertel and Johnson1996). Enfin, comme nous l’avons vu précédemment, ces processus se situent au carrefour de la sphère mnésique et de la sphère attentionnelle. Cela amènerait donc à penser que l’efficience des processus contrôlés en mémoire pourrait constituer une variable explicative de la plainte cognitive, au même titre que le sont les facteurs métacognitifs.
Parmi les procédures que l’on utilise pour appréhender la modification avec l’âge des processus mnésiques contrôlés, celle de Hay et Jacoby (Reference Hay and Jacoby1996 ; Reference Hay and Jacoby1999) est particulièrement intéressante. Elle consiste à reproduire de manière expérimentale des erreurs de mémoire (« memory slips ») commises dans la vie quotidienne lorsque l’habitude et la récupération intentionnelle agissent de manière opposée. Ces erreurs de glissement de mémoire se produisent lorsque la contribution des processus contrôlés (la récupération consciente) n’est pas suffisamment efficiente pour contrecarrer celle des processus automatiques (l’habitude). Par exemple, imaginons que la place habituelle où vous posez vos clés de voiture soit sur la table de l’entrée. Si vous avez effectivement posé vos clés sur cette table, alors l’habitude facilite la performance et vous amène à donner une réponse correcte (c.-à-d. retrouver les clés). Les processus automatiques et contrôlés de récupération mnésique agissent ici dans le même sens. Imaginons maintenant que vous ayez posé vos clés, non dans l’entrée comme d’habitude, mais sur le bureau de la chambre. L’erreur de glissement de mémoire consiste à les chercher au mauvais endroit, c’est-à-dire sur la table de l’entrée. Ces erreurs surviennent dans la vie quotidienne lorsque la récupération consciente du souvenir et l’habitude agissent de manière opposée.
Dans l’expérience de Hay et Jacoby (Reference Hay and Jacoby1999), l’habitude est créée lors d’une première phase de routinisation lorsque l’on varie la probabilité de présentation des items. Ensuite, les performances de mémoire sont explorées selon que l’habitude s’oppose à la récupération consciente des évènements antérieurs (condition d’opposition) ou, au contraire, qu’elle agisse comme source de facilitation (condition de facilitation). Concrètement, des listes d’essais congruents ou incongruents avec la phase de routinisation sont testées au moyen d’une tâche de rappel indicé.
Le paradigme utilisé ici par Hay et Jacoby en Reference Hay and Jacoby1999 diffère de la procédure classique développée par Jacoby en Reference Jacoby1991, dans la mesure où l’influence des processus automatiques est calculée au moyen de « l’habitude » et celle des processus contrôlés au moyen de la « récupération consciente ». Ici, l’habitude est créée à partir de multiples présentations des stimuli au lieu d’une seule présentation antérieure. En outre, dans cette procédure de dissociation des processus (PDP), les auteurs construisent des conditions « d’opposition » et de « facilitation » en manipulant la congruence avec les apprentissages antérieurs, alors que dans les travaux princeps, ces conditions sont construites par la manipulation des instructions d’inclusion et d’exclusion au moment du test.
Malgré ces différences notables, il est possible d’appliquer les équations de la PDP classique afin de calculer la contribution de l’habitude (H), sous-tendue par les processus automatiques, et celle de la récupération consciente (R), régie par les processus contrôlés, dans la performance mnésique. En effet, la probabilité de récupérer un item routinisé dans un essai congruent, considéré comme une condition de facilitation, peut être estimée par la formule : Congruent : P(routinisé) = R + H* (1 – R). Dans les essais incongruents (condition d’opposition), l’habitude devient une source d’erreur. La probabilité de produire incorrectement un item routinisé dans les essais incongruents peut être estimée par la formule suivante : Incongruent : P(routinisé) = H* (1 – R). À partir de ces deux équations, on obtient : R = Congruent – Incongruent ; H = Incongruent / (1 – R).
L’utilisation de cette procédure a notamment permis de montrer que l’âge affectait la récupération consciente mais pas l’habitude. Les personnes âgées commettent davantage de « memory slips » que les jeunes adultes (Hay et Jacoby, 1999). Dès lors, la plainte mnésique pourrait refléter en partie ces erreurs commises dans la vie quotidienne qui sont liées à un amoindrissement de la remémoration consciente. Autrement dit, la plainte cognitive pourrait recouvrir la mise à mal des processus attentionnels contrôlés, d’autant plus lorsque ces derniers sont impliqués dans la récupération des souvenirs.
La thèse que nous défendons est que la plainte cognitive pourrait être un mode d’adaptation à des croyances métacognitives fortes et à une moindre efficience des processus contrôlés. Dans la mesure où la plainte mnésique recouvre une plainte cognitive plus générale, nous nous attendons à objectiver une majoration de la doléance cognitive chez des aînés par rapport à des adultes jeunes. Par ailleurs, on sait que les personnes âgées manifestent une moindre efficience des processus contrôlés en mémoire, et cet aspect n’est pas mesuré dans les épreuves classiques actuelles. Ainsi, nous prédisons que chez des participants non cliniques, la plainte sera déterminée, d’une part, par la prévalence et l’occurrence des erreurs de glissement de mémoire dites « memory slips » et, d’autre part, par un score élevé à une échelle de croyances métacognitives. Ce profil sera accentué lorsque la plainte cognitive sera plus importante. Les personnes présentant une plainte importante manifesteront un faible degré de confiance envers leurs propres processus cognitifs et un besoin urgent de contrôler les inquiétudes à ce propos.
Methode
Participants
Soixante et un volontaires ont participé à cette recherche. Deux groupes indépendants ont été constitués en fonction de l’âge. Nous avons inclus des participants âgés de 18 à 35 ans pour les adultes jeunes et de 65 à 82 ans pour les personnes âgées. Tous résidaient à leur domicile, étaient en bonne santé et présentaient une vision normale ou corrigée à la normale. Les critères d’exclusion concernaient 1) la présence d’une baisse significative de l’efficience cognitive globale objectivée par le Mini-Mental State Examination (Derouesné, Poitrenaud et al., Reference Derouesné, Poitrenaud, Hugonot, Kalafat, Dubois and Laurent1999) ; 2) la présence d’un trouble de mémoire objectivé par l’épreuve de rappel indicé à 48 items (RI-48) (Adam, Van der Linden, Poitrenaud et al., 2004) ; 3) la présence d’une anxiété pathologique objectivée par l’inventaire d’anxiété état-trait (forme Y) (Spielberger, Reference Spielberger1983) ; 4) la présence d’une dépression significative objectivée par l’inventaire de dépression de Beck II (BDI-II) (Beck, Steer, et Brown, 1996). Douze participants ont été retirés de l’étude, car ils répondaient aux critères d’exclusionFootnote 1. Finalement, les données concernent 24 adultes jeunes (16 femmes et 8 hommes) et 25 personnes âgées (16 femmes et 7 hommes). Les deux groupes ne différaient significativement ni en termes de dépression ni en termes d’anxiété. Remarquons que nous n’avons pas déterminé en tant que telle la personnalité des différents participants. Les caractéristiques se rapportant à l’échantillon sont présentées dans le tableau 1.
Tableau 1 : Caractéristiques de l’échantillon en fonction des groupes de participants
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* = p < 0,05 ; ** = p < 0,001 ; NS = non significatif
Matériel et procédure
Les participants ont été testés individuellement au laboratoire de psychologie DCA. de Montpellier en ce qui concerne les adultes jeunes et au Centre Hospitalier Universitaire de Montpellier, dans le Pôle de Gérontologie, en ce qui concerne les personnes âgées. Le protocole de recherche durait environ deux heures trente par personne. Tous les volontaires ont réalisé l’ensemble des épreuves dans un ordre identique. Une pause de dix minutes était effectuée après la passation du Mini-Mental State Examination et de l’épreuve de glissement de mémoire (EGM). Ont alors été administrés respectivement l’épreuve RI-48, l’échelle de difficultés cognitives (EDC) (Israël, Reference Israël and Guefli1986), le BDI-II, l’inventaire d’anxiété état-trait (forme Y) et, enfin, le questionnaire de métacognitions (MCQ) (Cartwright-Hatton et Wells, 1997). Par souci de clarté et de synthèse, seules les principales épreuves sont présentées ici.
Inventaire de dépression de Beck II
Le BDI-II (Beck et al., Reference Beck, Steer and Brown1996) est un questionnaire auto-administré qui comporte 21 groupes d’énoncés. Le participant doit choisir l’énoncé qui décrit le mieux la manière dont il s’est senti au cours des deux dernières semaines, dont le jour de la passation. Chaque item permet d’obtenir un score selon l’énoncé qui est choisi par le participant. Quatre énoncés sont proposés par item et cotés en intensité selon une échelle de zéro à trois points. Par exemple, pour l’item intitulé « pessimisme », le participant doit choisir un énoncé entre 0) « Je ne suis pas découragé(e) face à mon avenir. » ; 1) « Je me sens plus découragé(e) qu’avant face à mon avenir. » ; 2) « Je ne m’attends pas à ce que les choses s’arrangent pour moi. » ; 3) « J’ai le sentiment que mon avenir est sans espoir et qu’il ne peut qu’empirer. » Tous les items du BDI-II se rapportent aux critères de la dépression du DSM-IV.
D’une grande simplicité et rapidité d’application et de correction, le BDI-II fournit une estimation précise du niveau de symptomatologie dépressive ressenti par le sujet. Il fait preuve d’une validité adéquate (r = 0,68 et 0,71 avec les échelles de désespoir et de dépression de Hamilton), d’une excellente cohérence interne (α = 0,92) et d’une excellente stabilité temporelle (à une semaine, r = 0,93).
Échelle de difficultés cognitives
Construite initialement par McNair et Kahn (1984), cette échelle, traduite en français par Israël en 1986, sert à évaluer les difficultés cognitives éprouvées dans la vie quotidienne. Elle explore plusieurs aspects des dysfonctionnements cognitifs au moyen de 39 items que le participant doit évaluer selon leur fréquence d’occurrence (en utilisant une échelle de Likert en cinq points allant de « jamais » à « très souvent »). Le score total va de 0 à 156, un score élevé correspondant à d’importantes difficultés cognitives perçues. Les items peuvent être regroupés selon quatre facteurs distincts : 1) difficultés d’attention-concentration ; 2) oubli ; 3) troubles de l’orientation ; 4) difficultés cognitives diverses. Par exemple, l’échelle comprend des items tels que « Quand je suis interrompu(e) dans une lecture, j’ai du mal à retrouver où j’en étais. » (facteur 1) ; « J’oublie le nom des gens juste après qu’ils m’ont été présentés. » (facteur 2) ; « J’oublie quel jour de la semaine nous sommes. » (facteur 3) ; « J’ai du mal à dire ce que j’ai sur le bout de la langue. » (facteur 4). Les travaux réalisés par Poitrenaud, Israël, Barrère et Le Roch (1997) mettent notamment en exergue un effet de l’âge sur le score total obtenu à l’échelle et sur le facteur 2 « oubli ».
Néanmoins, l’étude de Derouesné et al. (Reference Derouesné, Dealberto, Boyer, Lubin, Sauron and Piette1993) montre de faibles corrélations entre les scores de 1 628 participants (âgés de 45 à 75 ans) obtenus à cette EDC et leurs performances objectives à des épreuves mnésiques et attentionnelles. En revanche, ces scores étaient consistants avec les mesures de dépression et d’anxiété. La consistance interne de l’EDC pour cet échantillon est estimée respectivement à α = 0,94 et 0,96 pour les premières et secondes évaluations.
Nous avons choisi cette échelle parce qu’elle s’intéresse à des difficultés cognitives plus larges que des difficultés mnésiques « pures ». On sait en effet que de nombreux patients sont en difficulté à qualifier leurs gênes dans la vie quotidienne, notamment à discriminer les troubles attentionnels ou phasiques des troubles mnésiques. Ainsi, cette échelle nous permettait de ne pas exclure des participants faux négatifs. Il a d’ailleurs été montré que l’utilisation du score global moyen de l’EDC pouvait être un bon moyen d’apprécier l’auto-évaluation de l’intensité des difficultés mnésiques d’un groupe de sujets âgés (Michel, Derouesné, et Gély-Nargeot, 1997). En outre, contrairement aux rares échelles de plainte mnésique existant en version française, par exemple le questionnaire d’auto-évaluation de la mémoire (QAM) (Van Der Linden, Wyns, Von Frenkell, Coyette, et Seron, Reference Van Der Linden, Wyns, Von Frenkell, Coyette and Seron1989), celle-ci présente un temps de passation beaucoup plus court. Enfin et surtout, nous avons choisi cet outil pour son utilisation extrêmement répandue dans la pratique clinique. En effet, une enquête, menée par le GREMEM (Groupe de réflexion sur l’évaluation de la mémoire) auprès de 25 centres universitaires francophones réalisant des évaluations neuropsychologiques auprès d’adultes, a permis de montrer que 72 pour cent des équipes utilisent les questionnaires d’auto-évaluation de la mémoire tels que le QAM ou l’EDC de McNair (Juillerat Van Der Linden, Reference Juillerat Van Der Linden, Meulemans, Desgranges, Adam and Eustache2003).
Questionnaire de métacognitions
Le MCQ est un auto-questionnaire construit par Cartwright-Hatton et Wells (Reference Cartwright-Hatton and Wells1997) et traduit en français par Laroi, Van Der Linden et d’Acremont (Laroi et Van Der Linden, Reference Laroi and Van Der Linden2005). Il a pour visée d’explorer les croyances métacognitives. Sa validité et sa fiabilité internes sont satisfaisantes : coefficient de Cronbach α = 0,88, r = 0,20 à r = 0,62 entre chacun des items et le score total, analyse de composantes principales révélant six facteurs (qui expliquent 42 % de la variance totale). Le MCQ est composé de 65 items qui doivent être cotés de 1 à 4 selon le degré d’accord (de « pas d’accord » à « tout à fait d’accord »). L’échelle permet de distinguer cinq facteurs : 1) croyances positives et négatives à propos des inquiétudes (ex. : « Le fait de m’inquiéter m’aide à éviter des problèmes qui pourraient survenir. ») ; 2) croyances négatives à propos du caractère incontrôlable et dangereux des pensées (ex. : « Si je me laisse dépasser par mes inquiétudes, ce sont elles qui finiront par me contrôler. ») ; 3) assurance cognitive (ex. : « Ma mémoire peut parfois m’induire en erreur. ») ; 4) croyances négatives à propos des pensées en général (particulièrement relatives aux superstitions, aux punitions et aux responsabilités) (ex. : « Je pourrais être puni(e) pour ne pas avoir certaines pensées. » ; 5) conscience cognitive (ex. : « Je suis conscient(e) de la façon dont mon esprit fonctionne quand j’examine un problème en détail. »). Nous avons choisi cet outil, outre pour ses qualités psychométriques, en raison de sa forte consistance avec l’anxiété et le sentiment subjectif de contrôle (Cartwright-Hatton et Wells, Reference Cartwright-Hatton and Wells1997).
Épreuve de rappel indicé à 48 items
L’épreuve RI-48, élaborée par Adam, Van Der Linden, Poitrenaud et al. en 2004 sous l’égide du GRECO, avait pour but d’évaluer l’efficience de la mémoire dite épisodique. Elle a été mise au point afin d’éliminer l’effet plafond trouvé dans les autres épreuves classiques (par exemple dans le RL/RI-16 de Grober et Buschke) que l’on observe particulièrement avec les personnes de haut niveau socioculturel. En outre, nous l’avons également choisie pour ses qualités psychométriques (Adam, Van Der Linden, Ivanoiu et al., 2004), notamment son importante sensibilité (92,1 %, et 83,8 % pour les stades très légers de la maladie d’Alzheimer).
L’épreuve est constituée de 48 mots qui sont regroupés sur des fiches par groupes de quatre. Parmi l’ensemble des items, il existe 12 catégories sémantiques différentes. Par exemple, les quatre exemplaires de la catégorie « insecte » sont : la coccinelle, la sauterelle, la cigale et le scarabée. Chaque fiche est constituée de quatre exemplaires de catégories différentes. Le participant doit explicitement apprendre les 48 mots. Après une première phase d’identification (c.-à-d. déterminer parmi les quatre mots quel est l’exemplaire de la catégorie donné par l’examinateur), on procède à un rappel indicé (RIM), et on continue de cette manière jusqu’à ce que les 48 mots aient été étudiés. Après cette première phase et le rappel indicé des 12 fiches, le participant est soumis à une tâche distractive de 20 secondes (compte à rebours par 1 à partir de 374). On procède ensuite à une phase de rappel indicé différé (RIND). Pour chaque catégorie sémantique que le clinicien fournit, le participant doit donner les exemplaires appris dans la liste. Ce test permet ainsi de définir différents indicateurs : un score en rappel immédiat (RIM), un score en rappel indicé (RIND) et un score correspondant au nombre d’intrusions produites. Il permet également de connaître le score attendu au RIND en fonction du score obtenu au RIM. L’âge, le sexe et le niveau socioculturel sont pris en compte dans la cotation de l’épreuve.
Épreuve de glissement de mémoire
La tâche que nous avons mise au point s’inspire de plusieurs expériences réalisées par Hay et Jacoby (Reference Hay and Jacoby1996, Reference Hay and Jacoby1999) ainsi que par Adam et al. (Reference Adam, Van Der Linden, Collette, Lemauvais and Salmon2005). Le matériel concernait 18 paires composées d’un mot et d’un trigramme (ex. : montre – fla_ _). Chaque trigramme, sélectionné à partir de la norme de Martin et al. (2009), pouvait être complété par deux lettres pour former un mot de la langue française. Il existait entre cinq et huit possibilités de complétion pour chaque trigramme sans compter les pluriels, les noms propres et les verbes conjugués (ex. : fla _ _ : flair, flanc, flâné, flash, flapi), mais seulement les deux complétions les plus produites apparaissaient dans l’expérience. La différence de fréquence entre le premier mot (ex. : flair) et le second mot (ex. : flanc) produits à partir du trigramme (ex. : fla _ _) a été contrôlée. Par ailleurs, les radicaux de tous les trigrammes étaient différents. Chaque trigramme était précédé d’un mot indice pour former une paire. Les mots indices sélectionnés n’avaient pas de lien sémantique avec le mot cible (ex. : montre – flair, montre – flanc) basé sur les normes d’associations verbales (Ferrand et Alario, Reference Ferrand and Alario1998; Tarrago, Martin, De La Haye, et Brouillet, Reference Tarrago, Martin, De La Haye and Brouillet2005). Nous nous sommes également assurés qu’il n’existait ni lien phonologique ni syllabe identique entre le mot indice (ex. : montre) et le mot cible (ex. : flair). Enfin, la concrétude, le genre, le nombre de lettres, le nombre de syllabes, la fréquence écrite et la valence émotionnelle de ces mots indices ont été contrôlés.
L’épreuve a été programmée avec le logiciel « E-prime » sur un ordinateur portable dont l’écran était de 15’’. Le fond de l’écran était noir et les stimuli apparaissaient au milieu de l’écran en lettres d’imprimerie blanches pour les mots indices et en lettres majuscules bleu cyan pour les mots cibles. Les caractères étaient inscrits en taille de police 24 et en Times New Roman.
La phase de routinisation était constituée de 5 blocs de 72 présentations. À chaque présentation, un mot était couplé à un trigramme (ex. : montre – fla _ _) durant 3 000 ms. La tâche du participant était de deviner, dans les 1 500 ms dont il disposait, le mot de 5 lettres qui complétait ce fragment. Deux réponses étaient possibles (ex. : flair ou flanc) et un feedback était fourni après chaque essai (c.-à-d. le mot attendu s’affichait sur l’écran durant 1 500 ms). Le participant était prévenu que certaines réponses étaient plus attendues que d’autres. Dans 75 pour cent des cas, lorsque la paire « mot – trigramme » était présentée, la réponse donnée au sujet était dite routinisée (ex. : flair) et, dans 25 pour cent des cas, la réponse associée était qualifiée de non routinisée (ex. : flanc). L’ordre des items dans chaque bloc était aléatoire, et le matériel a été contrebalancé entre la totalité des participants de telle sorte que chaque mot apparaissait de manière égale comme item routinisé et comme item non routinisé. Le participant faisait une pause d’environ 20 secondes entre chaque bloc. Une phase d’entraînement avec les mêmes items précédait la routinisation pour habituer le participant à la vitesse de la procédure. La figure 1 vient illustrer la procédure globale de cette l’épreuve.
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Figure 1 : Illustration de la procédure de l’épreuve de glissement de mémoire à l’aide d’un exemple de paires d’items en condition de facilitation (essai congruent), d’opposition (essai incongruent) ou de contrôle (essai « guessing »)
Dans une seconde étape de l’expérience, le participant devait mémoriser neuf listes de huit paires de mots. En phase d’apprentissage, la consigne était de lire à haute voix chaque paire de la liste en vue de son rappel ultérieur. En phase de rappel, le participant voyait des paires « mot – trigramme » correspondant aux paires de mots mémorisées lors de la phase d’apprentissage. Il avait pour tâche de compléter le trigramme avec le mot appris précédemment. Il était également averti que certaines paires pouvaient apparaître alors qu’elles ne figuraient pas dans la liste à apprendre. Dans ce cas là, il devait compléter le trigramme par le premier mot qui lui venait à l’esprit. Ces items « guessing » (c.-à-d. items « devinés ») nous ont servi de ligne de base.
Chaque paire de mots était présentée durant 3 000 ms avec un intervalle interessais de 1 000 ms. Dans chacune des listes de huit paires, six items routinisés et deux items non routinisés étaient présentés, soit une proportion de 75 pour cent d’essais « congruents » pour lesquels l’habitude et la remémoration consciente agissent de concert (c.-à-d. le mot routinisé en phase 1 est le mot à apprendre en phase 2) et 25 pour cent d’essais « incongruents » pour lesquels l’habitude et la remémoration consciente agissent comme sources d’erreur (c.-à-d. le mot non routinisé en phase 1 est le mot à apprendre en phase 2). Il existait un item « guessing » (c.-à-d. mot à deviner) par liste, chaque item apparaissant obligatoirement une fois sous sa forme « guessing » sur l’ensemble des neuf listes. L’ordre des items dans les listes était aléatoire, mais l’ordre des listes était fixe pour tous les participants.
Autrement dit, pour l’ensemble des listes, chacune des paires apparaissait en essai congruent (condition de facilitation), en essai incongruent (condition d’opposition) et en essai « guessing » (condition contrôle), et cela, pour chaque participant.
Ensuite, le participant réalisait une courte tâche distractive entre l’apprentissage des listes et le rappel. Durant 15 secondes, il devait compter à rebours de 3 en 3 en partant du chiffre inscrit à l’écran (compris aléatoirement entre 30 et 90) jusqu’au signal d’un nouvel écran. Enfin, lors du rappel, le participant avait pour tâche d’appuyer sur la barre espace du clavier au moment où il fournissait oralement sa réponse. Après chaque test et une courte pause, la procédure recommençait avec une nouvelle liste à apprendre, jusqu’à ce que les neuf listes aient été étudiées. Une phase d’entraînement permettait au participant de se familiariser avec la procédure.
Résultats et Analyses
Épreuve de glissement de mémoire
L’objectif de la première phase de l’EGM dite de routinisation était de créer une habitude en présentant certains items de manière privilégiée dans 75 pour cent des cas. Aussi, nous nous sommes d’abord assurés que l’ensemble des participants avait bien appris les items à routiniser dans cette phase. De même, nous avons vérifié que les personnes âgées présentaient une routinisation équivalente – et donc comparable – aux adultes jeunes à la fin de la phase 1.
Pour les adultes jeunes, la probabilité de répondre par un item routinisé est de 0,674 (± 0,09) au bloc 1 et de 0,81 (± 0,142) au dernier bloc, avec une différence significative (p < 0,001 ; t = –4,4). De même, pour les participants âgés, la probabilité de répondre par un item routinisé entre le premier bloc (0,63 ± 0,094) et le dernier bloc (0,712 ± 0,135) s’est significativement accentuée (p < 0,001 ; t = –4,3). Les réponses n’étaient donc pas dues au hasard et ont substantiellement augmenté. En fait, l’analyse de variance mixte ANOVA [Groupe 2 × Blocs 5] montre que pour l’ensemble des participants, la probabilité de fournir un item routinisé au bloc 1 est de 0,651 (± 0,138), alors qu’elle augmente significativement à 0,786 (± 0,19) à la fin de la session [F(4,188) = 19,9 ; p < 0,0001]. La probabilité de fournir un item routinisé ne diffère pas statistiquement [F(1,47) = 3 ; NS] entre les adultes jeunes (0,81 ± 0,142) et les personnes âgées (0,762 ± 0,135) au dernier bloc. En outre, l’interaction [Bloc X Groupe] n’est pas significative [F(1,188) = 0,25 ; NS]. Il y a donc bien eu apprentissage et routinisation des paires présentées dans 75 pour cent des essais, et cela, de manière équivalente pour les adultes jeunes et les aînés. La figure 2 vient illustrer ces résultats.
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Figure 2 : Probabilité de répondre par un item routinisé dans la première phase de l’épreuve de glissement de mémoire en fonction du bloc de routinisation et du groupe de participants
Nous nous sommes ensuite intéressés à la probabilité de fournir un item routinisé selon que l’habitude et la récupération consciente agissaient de concert (c.-à-d. condition de facilitation concernant les essais congruents) ou selon que l’habitude agissait comme source d’erreur (c.‑à-d. condition d’opposition concernant les essais incongruents). Rappelons qu’une même réponse (à savoir un item routinisé) était une bonne réponse dans les essais congruents et une erreur de glissement de mémoire dans les essais incongruents. En nous basant sur la norme de complétion de trigrammes de Martin et al. (2009), nous nous sommes en premier lieu assurés que cette probabilité était en moyenne supérieure au hasard dans le cas des essais congruents (p < 0,001 ; t = –58,11) et inférieure au hasard dans le cas des essais incongruents (p < 0,001 ; t = 3,5).
Ensuite, les analyses montrent que la probabilité de fournir un item routinisé dans les essais incongruents est plus importante chez les personnes âgées que chez les adultes jeunes [F(1,47) = 23,6 ; p < 0,0001], alors qu’elle ne se différencie pas significativement entre les deux groupes dans les essais congruents [F(1,47) = 3 ; < NS]. Les personnes âgées ont donc commis davantage d’erreurs de glissement que les adultes jeunes.
De plus, nous avons estimé l’influence respective des processus automatiques et contrôlés au moyen de l’habitude et de la remémoration consciente. Les analyses montrent que l’estimation de la récupération consciente – sous-tendue par les processus contrôlés – est significativement moins importante [F(1,47) = 24,4 ; p < 0,0001] chez les personnes âgées (0,52 ± 0,2) que chez les adultes jeunes (0,74 ± 0,1). En revanche, la contribution de l’habitude, sous-tendue par les processus automatiques, ne diffère pas significativement entre les deux groupes de participants [F(1,47) = 3,6 ; NS], avec une moyenne de 0,67 (± 0,2) chez les jeunes et de 0,75 (± 0,1) chez les aînés. Ces calculs sont réalisés par rapport à la condition contrôle qui montre que la probabilité de fournir un item routinisé dans les essais de type « guessing » est identique dans les deux groupes de participants [F(1,47) = 0,1 ; NS]. Le tableau 2 détaille ces résultats.
Tableau 2 : Probabilités de répondre par un item routinisé en fonction du type d’essais et estimations moyennes de l’influence de la récupération consciente et de l’habitude en fonction du groupe de participants
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M = moyenne ; ET = écart type ; ** p < 0,001 ; NS = non significatif
Analyses corrélationnelles
D’abord de manière globale (voir tableau 3), les participants ont obtenu un score total à l’EDC s’élevant en moyenne à 42,7 ± 18,0 (sur un maximum de 156). Ce score total ne diffère pas significativement (p = NS ; t = 0,58) entre les participants jeunes (score moyen de 41,2 ± 15,4) et les aînés (score moyen de 44,2 ± 20), contrairement à la littérature dominante. En revanche, comme nous l’avions prévu, le facteur « oubli » de l’échelle différencie substantiellement les participants jeunes des participants âgés (p = 0,01 ; t = 2,64), ces derniers ayant un score plus élevé (en moyenne 14,1 ± 8) que les adultes jeunes (en moyenne 12,5 ± 6). Cette mesure serait restée néanmoins trop peu sensible pour qu’elle soit prise en tant que telle dans des analyses ultérieures. Par ailleurs, les participants ont obtenu un score moyen de 132,6 ± 23,1 au MCQ. L’intensité des croyances métacognitives ne diffère pas significativement (p = NS ; t = –0,7) entre les adultes jeunes et les aînés (scores respectifs de 135 ± 23 et de 130,3 ± 23).
Tableau 3 : Scores moyens (M) et écarts types (ET) obtenus à l’échelle de difficultés cognitives et au questionnaire de métacognitions pour l’ensemble des participants
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary-alt:20160709102422-37535-mediumThumb-S0714980809090023_tab3.jpg?pub-status=live)
Nous avons alors réalisé des analyses au moyen d’un test de Spearman afin de rechercher, selon nos hypothèses, des corrélations entre les scores obtenus à l’EDC et les différentes performances obtenues sur l’ensemble de notre population. Quel que soit l’âge, il existe des corrélations modérées, voire fortes, entre le score total obtenu à l’EDC et 1) le score obtenu au MCQ (r = 0,50 ; p < 0,05) ; et 2) le score obtenu à l’échelle de dépression BDI-II (r = 0,65 ; p < 0,05), conformément à nos attentes. En ce qui concerne les épreuves mnésiques objectives, il n’existe pas de corrélation significative (r = –0,04 ; NS) entre le score total obtenu à l’EDC et le score en rappel indicé obtenu à l’épreuve RI-48 (considéré comme une mesure « contaminée »). En revanche, la relation entre le score de plainte cognitive et le score obtenu dans les essais congruents de l’Epreuve de Glissement de Mémoire (i.e. probabilité de fournir un item routinisé dans une condition de facilitation) devient significative à r = –35 (p < .05), de même qu’avec le score obtenu dans les essais incongruents (i.e. probabilité de produire un item routinisé dans une condition d’opposition) à r = 0,36 (p < .05). Autrement dit, plus la plainte cognitive était importante, d’une part, plus l’intensité des croyances métacognitives et des affects dépressifs était élevée et, d’autre part, plus la probabilité de commettre des « memory slips » était considérable. En outre, conformément à nos prédictions, la relation corrélationnelle entre le score total obtenu à l’EDC et l’influence de la remémoration consciente dans la performance de l’EGM est significative, modérée et négative (r = –42 ; p < 0,05). La corrélation entre le score obtenu à l’EDC et l’influence de l’habitude dans la performance mnésique de l’EGM n’est en revanche pas significative (r = –0,04 ; NS). Autrement dit, la plainte cognitive était d’autant plus importante que l’efficience des processus mnésiques contrôlés était faible. À l’inverse, il n’existe pas de lien linéaire entre l’intensité de cette plainte et l’efficience des processus automatiques de récupération mnésique. Le tableau 4 présente ces résultats.
Tableau 4 : Coefficients de corrélation de Spearman réalisés entre le score obtenu à l’EDC et les scores obtenus au MCQ, au BDI-II, à l’épreuve RI-48 et à l’EGM
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* p < 0,05
EDC = échelle de difficultés cognitives ; MCQ = questionnaire de métacognitions ; BDI-II = inventaire de dépression de Beck II ; RI-48 = rappel indicé à 48 items ; EGM = épreuve de glissement de mémoire
Analyses de régression multiple
Afin de déterminer dans quelle mesure l’efficience des processus contrôlés en mémoire et les facteurs métacognitifs prédisaient la plainte mnésique, nous avons conduit une série d’analyses de régression multiple sur l’ensemble de notre population. Nous avons utilisé le score obtenu à l’EDC comme variable à expliquer. Conformément à nos hypothèses et aux précédents résultats, nous avons introduit comme variables explicatives : l’influence de la récupération consciente à l’EGM, le score obtenu au MCQ et le score obtenu à l’échelle de dépression. La variance expliquée par le modèle est de R2 ajusté = 0,50, ce qui nous permet de qualifier le modèle de modérément à fortement prédictif. Le test de Fischer confirme que le modèle est significatif [F(3,45) = 17,1 ; p < 0,001], et la taille de l’effet peut être considérée comme modérée (f 2 = 1,14 pour α = 0,05) (Cohen, Reference Cohen1977), et ce, malgré la taille réduite de notre échantillon (n = 49) (Cohen, Reference Cohen1992). Les variables significatives (voir tableau 5) sont : les affects dépressifs chez des sujets non cliniques (β = 0,48 ; p < 0,001), l’efficience des processus de récupération consciente en mémoire (processus contrôlés) (β = –0,26 ; p < 0,01), et les croyances métacognitives (β = 0,23 ; p < 0,05).
Tableau 5 : Résumé des analyses de régression multiple pour la plainte cognitive
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Comparaisons en fonction de la plainte
Nous avons constitué deux groupes de participants selon la médiane du score obtenu à l’échelle de plainte (EDC). Cinq participants ont été écartés de l’analyse parce qu’ils présentaient un score situé au niveau ou de part et d’autre de la médiane (de 41). Ainsi, nous avons obtenu un groupe de 22 participants (11 jeunes et 11 aînés) ayant un score moyen à l’EDC de 28,3 ± 10 et considérés comme « peu plaintifs » et un groupe de 22 participants (11 adultes jeunes et 11 adultes âgés) ayant un score moyen de 57,9 ± 13 et considérés comme « plaintifs » (p < 0,001 ; t = –8). Nous nous sommes assurés que les deux nouveaux groupes présentaient certaines caractéristiques équivalentes, notamment en ce qui a trait au nombre moyen d’années d’études (14,4 ± 2,8 pour le premier groupe et 13,4 ± 3,8 pour le second ; t = 1 ; p = NS), au score moyen au MMSE (29,4 ± 0,8 pour les « peu plaintifs » et 29,5 ± 0,7 pour les « plaintifs », t = –0,2 ; p = NS) et au score Z obtenu au rappel indicé de l’épreuve de mémoire RI-48 (0,45 ± 1,2 pour le groupe des « peu plaintifs » et 0,44 ± 0,1 pour le groupe des « plaintifs » ; t = 0,01 ; p = NS).
Nous avons ensuite conduit une série d’analyses de variance sur nos mesures principales (ANOVA à un facteur) au regard de nos hypothèses et en fonction des deux sous-groupes constitués (les non-plaintifs et les plaintifs). Nous avions prédit que, chez des participants non cliniques, la plainte serait déterminée, d’une part, par une moindre efficience des processus contrôlés et, d’autre part, par un score élevé à une échelle de croyances métacognitives. Les personnes présentant une plainte importante manifesteraient un faible degré de confiance envers leurs propres processus cognitifs et un besoin urgent de contrôler les inquiétudes à ce propos.
Comme nous l’avions supposé, il existe bien une dissociation cognitive entre les plaintifs et les non-plaintifs, selon que l’on s’intéresse aux processus mnésiques contrôlés (récupération consciente du souvenir) ou automatiques (récupération du souvenir par habitude). Effectivement, l’influence de la remémoration consciente est significativement plus importante [F(1,42) = 6,45 ; p = 0,01] chez les participants non plaintifs (0,69 ± 0,17) que chez les plaintifs (0,56 ± 0,2), et cela, avec un effet modéré (η2 partiel = 0,13). En revanche, nos deux sous-groupes ne se distinguent pas en termes de récupération mnésique par habitude (0,71 ± 0,16 en moyenne pour les deux groupes, [F(1,42) = 0 ; p = NS]).
Par ailleurs, les participants plaintifs ont davantage de croyances métacognitives que les non-plaintifs (respectivement 145,5 ± 19 contre 123 ± 22) avec un F(1,42) = 13,1 pour un p = 0,001 et un effet modéré à fort (η2 partiel = 0,24). Plus exactement, comme nous l’avions prédit, les plaintifs se distinguent des non-plaintifs avec un effet modéré à fort (η2 partiel = 0,25) pour le score au deuxième facteur du MCQ se rapportant aux « croyances négatives à propos du caractère incontrôlable et dangereux des pensées » [F(1,40) = 14,3 ; p = 0,01] et avec des moyennes respectives de 39,45 ± 7 et de 31,2 ± 7. De même, nos deux groupes sont distincts (en moyenne 23 ± 6 contre 19 ± 5) quant au troisième facteur, « l’assurance cognitive », avec un [F(1,40) = 6 ; p = 0,01] et un effet modéré (η2 partiel = 0,20). Il existe également un effet modéré de la plainte cognitive (η2 = 0,19) pour le quatrième facteur concernant les « croyances négatives à propos des pensées en général » [F(1,24) = 4,39) ; p < 0,05] avec des moyennes s’élevant à 26,4 ± 5 pour les plaintifs contre 21,6 ± 5 pour les participants peu plaintifs.
Enfin, conformément à la littérature, l’effet de la plainte sur les affects dépressifs est significatif et fort [F(1,42) = 20,95 ; p < 0,001 ; η2 partiel = 0,33], puisque l’on sait que les participants qui présentent une plainte cognitive importante présentent également des affects dépressifs plus importants (11,91 ± 6,5) que les peu plaintifs (4,45 ± 4).
En résumé (voir tableau 6), à performances mnésiques objectives égales, les participants « plaintifs » se distinguent des « peu plaintifs » par la présence plus importante d’affects dépressifs, de croyances métacognitives et d’un amoindrissement de l’efficacité des processus de récupération consciente en mémoire.
Tableau 6 : Analyses de variance sur l’influence de la remémoration consciente, sur le score au MCQ et au BDI-II en fonction de la plainte cognitive des participants
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M = moyenne ; ET = écart type ; *p < 0,05 ; ** p < 0,001
Discussion
Ce travail s’intéressait à deux déterminants susceptibles de rendre compte de l’écart observé entre des performances mnésiques et une plainte cognitive : les croyances métacognitives et l’efficience des processus contrôlés en mémoire. Certains aspects psychopathologiques tels que les affects dépressifs ont également été pris en compte.
Pour ce faire, nous avons utilisé une tâche de mémoire (EGM) qui recréait expérimentalement des erreurs commises dans la vie quotidienne. En appliquant les équations de la PDP (Jacoby, Reference Jacoby1991), nous avons évalué la contribution de la récupération consciente et de l’habitude dans la performance mnésique. Conformément à la littérature, nos données montrent que les personnes âgées apprennent et routinisent une réponse autant que les jeunes adultes. Les aînés commettent néanmoins davantage d’erreurs de glissement dites « memory slips » que les jeunes. En outre, l’estimation de la récupération consciente et de l’habitude chez les personnes âgées et les jeunes a mis en évidence une dissociation accusant un amoindrissement de l’efficience des processus contrôlés par opposition à un respect du fonctionnement des processus automatiques. Autrement dit, le vieillissement aurait pour conséquence de limiter la possibilité de se souvenir consciemment et de laisser les influences mnésiques automatiques et inconscientes s’exprimer librement sous la forme d’une habitude sans contrôle conscient.
Nous avons créé cette épreuve dans le but de pouvoir estimer, au sein d’une performance mnésique, la contribution de la remémoration consciente et de l’habitude. L’EGM devait ainsi fournir une mesure plus « pure » du fonctionnement mnésique d’un participant, en supprimant l’effet de contamination trouvé dans les épreuves de mémoire classiques dites explicites. Nous voulions aussi disposer d’une mesure plus écologique de la mémoire, d’autant plus que dans la vie quotidienne, processus automatiques et contrôlés agissent toujours conjointement. Au regard de nos hypothèses, nous avons donc étudié le lien existant entre ces mesures et la plainte cognitive de participants jeunes et âgés.
Afin de mesurer l’intensité de la plainte mnésique, nous avons utilisé un questionnaire auto-administré s’intéressant aux difficultés cognitives rencontrées dans la vie quotidienne (EDC). Cette échelle, très largement utilisée dans la pratique clinique, entretient généralement une faible association avec les performances objectives à des épreuves mnésiques et attentionnelles, alors que les scores sont consistants avec les mesures de dépression et d’anxiété. Contrairement à la littérature dominante qui souligne la sensibilité de cette échelle aux effets de l’âge, nous n’avons pas observé de majoration de la doléance cognitive avec le vieillissement. Seul le facteur « oubli » distingue nos participants, mais cette mesure comprenant peu d’items reste trop peu sensible pour être utilisée en tant que telle dans les analyses et n’apporterait qu’un éclairage réduit. En revanche, nos résultats vont dans le même sens que ceux d’études plus récentes (Derouesné, Lacomblez et al., Reference Derouesné, Lacomblez, Thibault and LePoncin1999 ; Dubreuil, Adam, Bier et Gagnon, sous presse ; Mecacci et Righi, Reference Dubreuil, Adam, Bier and Gagnon2006). Derouesné, Lacomblez et al. soulignent eux aussi qu’il n’existe pas de « caractère sémiologique spécifique de la plainte des sujets âgés par rapport à celle des sujets jeunes. La fréquence absolue et la fréquence relative des différents items des questionnaires utilisés sont identiques chez les jeunes et les âgés. » (p. 291). Nos résultats peuvent s’expliquer en partie par le fait que nous n’avons pas inclus dans notre étude des patients souffrant significativement de dépression et d’anxiété, contrairement à la plupart des travaux antérieurs. En outre, notre échantillon était relativement réduit et le niveau socioculturel des participants était particulièrement élevé dans nos deux groupes. Or on sait que l’auto-observation est liée au niveau socioculturel (Combe-Pangaud, Reference Combe-Pangaud2001 ; Mc Dougall et Jeonghee, Reference Mc Dougall and Jeonghee2003). L’occurrence subjective des échecs peut être surestimée si la personne focalise son attention sur eux et se concentre excessivement sur son fonctionnement mental. Les situations qui rendront les échecs plus saillants que les réussites contribueront à modifier leurs probabilités subjectives respectives. Enfin, il est important de préciser que si la plainte liée à la faillite de l’intégrité des fonctions intellectuelles ne différencie pas les adultes jeunes et sénescents, en revanche, elle n’a pas la même intensité dramatique chez les uns et chez les autres (Verdon, Reference Verdon2007). Les jeunes ont tendance à considérer leurs difficultés comme passagères et réversibles, imputables à des facteurs extérieurs, contingents et transitoires (par exemple, la fatigue). Au contraire, pour les aînés, les représentations des défaillances mnésiques interrogent leur caractère organique, les rendant témoins potentiels d’un processus neurodégénératif irréversible et involutif (largement véhiculé par les médias actuels). Excepté de rares travaux (Jonker et al., Reference Jonker, Geerlings and Schmand2000), cela explique sans doute pourquoi la plupart des études se sont davantage centrées sur la plainte cognitive des aînés plutôt que sur celle des adultes jeunes. Finalement, nos résultats rappellent simplement que la plainte cognitive peut être présente à tout âge, mais qu’elle prend une tout autre place avec l’avancée en âge.
Aussi, quel que soit l’âge des participants, nous avons réalisé différentes analyses permettant d’appréhender le lien entre, d’une part, la plainte cognitive subjective et, d’autre part, l’efficience des processus contrôlés en mémoire, les croyances métacognitives (estimées par le MCQ) ainsi que l’intensité des affects dépressifs (au moyen du BDI-II).
Comme nous l’avions prévu, les analyses corrélationnelles montrent que plus la plainte cognitive était importante et plus l’intensité des croyances métacognitives et des affects dépressifs était élevée, plus la probabilité de commettre des « memory slips » était conséquente et moins l’influence de la remémoration consciente était importante dans la performance mnésique. À l’inverse, il n’existe pas de lien linéaire entre l’intensité de cette plainte et l’efficience des processus automatiques de récupération mnésique (habitude).
Ensuite, les analyses de régression indiquent que notre modèle apparaît prédictif avec un effet modéré. Si les aspects psychopathologiques, plus exactement les affects dépressifs, permettent effectivement de prédire la plainte mnésique, au moins deux autres variables participent à sa mise en œuvre : la récupération consciente du souvenir et le besoin métacognitif de contrôler ses pensées. Enfin, nous avons souhaité appréhender un lien de causalité en discriminant notre population en deux sous-groupes selon le score obtenu à l’EDC. Les analyses de variance mettent là encore en exergue qu’à performances mnésiques objectives égales, les participants « plaintifs » se distinguent des « peu plaintifs » par la présence plus importante d’affects dépressifs, de croyances métacognitives et d’un amoindrissement de l’efficacité des processus de récupération consciente en mémoire. Plus précisément, les participants qui présentaient une plainte cognitive plus importante manifestaient un faible degré de confiance envers leurs propres processus cognitifs et un besoin urgent de contrôler les inquiétudes pénibles ou gênantes à ce propos.
D’abord, l’ensemble de nos résultats étaye les travaux de Jacoby et al. (Reference Jacoby, Toth and Yonelinas1993) qui stipulent que la plainte cognitive est corrélée avec les processus contrôlés mais non avec les processus automatiques. Nos analyses montrent ensuite qu’une méthode d’évaluation telle que la PDP, servant à isoler l’influence des processus de remémoration consciente dans la performance mnésique, permet en partie de prédire la plainte cognitive là où les évaluations classiques de mémoire échouent. Ces résultats suggèrent donc qu’une mesure plus pure des processus contrôlés de récupération mnésique constitue une approche plus écologique et valide que les mesures traditionnelles et se révèle plus adaptée à l’évaluation de la doléance cognitive dans la vie quotidienne.
Ensuite, nos résultats laissent sous-entendre que la plainte mnésique serait en partie déterminée par une moindre efficience des processus de remémoration consciente (et, par là, par une occurrence élevée des « memory slips »). Les personnes qui manifestent une doléance cognitive significative présenteraient également d’importantes croyances métacognitives. Plus précisément, les « plaintifs » auraient une faible assurance cognitive et un besoin urgent de contrôler leurs pensées, considérées comme dangereuses. Nos résultats reconsidèrent également l’importance et le rôle de certains aspects psychopathologiques dans la plainte cognitive. Ils montrent notamment l’influence des affects dépressifs sans dépression significative.
Finalement, l’ensemble de nos résultats invitent à penser que ce sont les processus qui participent au recouvrement du souvenir et qui servent de signal dans la mise en œuvre du contrôle métacognitif et de la plainte cognitive. Cependant, il faut souligner certaines limites de notre étude. D’abord, notre protocole ne comportait pas d’évaluation nous permettant de déterminer la personnalité des participants. Des échelles mesurant le degré de névrotisme ou d’introversion/extroversion chez les participants nous auraient sans doute permis de mettre en évidence les relations entre personnalité et plainte cognitive comme le suggèrent des travaux antérieurs (Ponds et Jolles, Reference Ponds and Jolles1996). Par ailleurs, si nos analyses de variance évoquent des liens de causalité entre processus mnésiques contrôlés, croyances métacognitives, affects dépressifs et plainte cognitive, elles ne permettent cependant pas de se prononcer clairement sur la direction des relations observées. De plus, l’étude de la plainte mnésique est complexe et difficile. Elle interroge la méthodologie et les outils utilisés. Ainsi, l’EDC présente la faiblesse d’évaluer seulement la fréquence avec laquelle les difficultés cognitives sont éprouvées par les personnes. Ses items ne permettent pas d’apprécier l’intensité de ces difficultés ni la gêne qu’elles entraînent dans les activités de la vie quotidienne. On pourrait également évoquer un manque de sensibilité. Rappelons toutefois que nous avions choisi cet outil pour son utilisation clinique extrêmement répandue. Enfin, une limite inhérente à notre étude tient à la taille réduite de notre échantillon (49 participants) qui doit nous amener à nuancer nos propos. Une étude comprenant un échantillon plus large nous permettrait d’étayer davantage nos interprétations.
Nonobstant ces limites, notre étude a le mérite de clarifier en partie les faibles corrélations qui sont habituellement observées entre une plainte mnésique subjective et des performances mnésiques objectives. D’un point de vue clinique, notre recherche invite à développer et à systématiser une évaluation neuropsychologique articulée autour des processus contrôlés et automatiques. La formulation d’un projet thérapeutique nous semble également avoir toute sa place, allant de la prise en charge ayant pour but la réhabilitation cognitive de la remémoration consciente jusqu’à un travail psychopathologique axé autour de la distanciation de certains schèmes anxiogènes métacognitifs.
Conclusion
La plainte mnésique peut être présente à tout âge, mais elle prend une importance particulière chez les personnes âgées. Nos résultats invitent à explorer la doléance cognitive, d’une part, comme la conséquence d’une mise à l’épreuve des interactions entre le sujet et son environnement et, d’autre part, comme le signal d’une modification cognitive effective. La plainte mnésique semble occuper une place centrale dans la problématique des croyances métacognitives, car elle reflète la perception qu’a le sujet de son propre fonctionnement. Ces croyances influencent le jugement et affectent nécessairement les cognitions et le comportement. La diminution de l’efficience des processus contrôlés en mémoire, qui se traduit notamment par une occurrence plus élevée de certaines erreurs de mémoire dans la vie quotidienne, pourrait bien recouvrir le signal de cette prise de conscience métacognitive et engendrer une plainte mnésique. Si d’autres études sont nécessaires pour étayer nos conclusions, les données obtenues invitent toutefois à reconsidérer la plainte cognitive au-delà des stéréotypes classiques. Notre étude préconise notamment une approche cognitive, tant neuropsychologique que psychopathologique, chez les sujets qui s’appuient sur une moindre efficience mnésique pour étayer leur souffrance psychique.