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La fatigue politique du Québec français, Daniel D. Jacques, Éditions du Boréal, Montréal, 2008, 168 pages

Published online by Cambridge University Press:  21 December 2010

Jean-François Payette
Affiliation:
Université du Québec à Montréal
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Abstract

Type
Reviews / Recensions
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association 2010

Bon nombre de politiciens et d'intellectuels souverainistes québécois s'affairent depuis quelques décennies à élaborer un projet de pays du Québec fondé sur un « patrimoine symbolique », « une culture, un État », disait le sociologue Ernest Gellner. Les champions de cet ethos québécois s'empressent toujours de mettre en relief cette facture made in Québec en avant-scène et de marquer les distances à saveurs identitaires à l'égard de « l'autre » – on l'aura compris –, la nation canadienne. L'entreprise nationaliste québécoise, pour la plupart des acteurs engagés dans le processus, se déploiera donc, de nos jours, à partir de cette sensibilité qui est la nôtre, c'est-à-dire qu'elle se cristallisera autour du noyau culturel collectif, et la teneur « politique » du projet, autrefois centrale dans l'équation de base, sera pour sa part reléguée à un rôle de second ordre, un rôle de soutien, qui, au mieux, donne la réplique au culturel, expliquant du coup une part importante des insuccès relatifs à l'indépendance du Québec. « Il n'y a qu'un problème au Québec vraiment sérieux : c'est le politique », aurait pu dire un Albert Camus québécois. C'est ici que la problématique se pose pour le philosophe Daniel D. Jacques. Le projet d'indépendance du Québec, soutient l'auteur dans son essai La fatigue politique du Québec français, doit être avant tout un projet politique et non culturel et il faudrait donc remettre ce paramètre de l'avant, « ce qui [ne fait] l'objet […] d'aucun programme » dans le paysage partisan actuel du Québec (14).

Dans cet ouvrage, Jacques explore cet axe auquel trop peu de chercheurs en sciences humaines se sont attardés. « La conviction qui traverse toutes ces pages, écrit l'auteur, est qu'on ne saurait engager, à tout le moins pour ce qui concerne la partie francophone du Québec, un tel dépassement [de notre condition – l'indépendance] sans parvenir à comprendre » avant tout la source de cette impuissance politique québécoise (13–14). D'entrée de jeu, Daniel D. Jacques soutient que beaucoup de Québécois auraient une forme de détestation de leur en-soi collectif, qualifiant par exemple de « petites affaires » les difficultés du Québec devant les défis planétaires qui paraissent plus considérables. À ceux-là, l'auteur répond que nul, sauf nous-mêmes, n'est responsable de notre destin et que même si le monde est aujourd'hui plus vaste et les défis qu'il impose plus nombreux, cela ne nous délivre pas de notre devoir national, qui consiste, à l'instar de tout peuple, à veiller à notre avenir collectif (9), – « Être responsable de soi-même », écrivait Jacques Parizeau. Car confier sa condition collective à autrui constitue toujours une grave faute morale et une erreur de perspective ontologique.

En ce sens, notre vouloir collectif serait affecté, « incapable de [se] mobiliser, pour nous-mêmes, vers l'avenir »; les Québécois vivraient une forme d'impuissance à être … l'état de nos aspirations serait ainsi détourné de notre idéal de plénitude. Et la première manifestation « d'un tel détournement est l'impuissance politique » (48–49). C'est à cette jonction métaphysique qu'apparaît cette « fatigue politique », comme en fait foi le titre du livre. Fortement inspiré de l'ouvrage du regretté essayiste Hubert Aquin, La fatigue culturelle du Canada français, l'auteur définit ici cet état de « fatigue » collective comme « un affaissement de notre vouloir » (63). À titre d'exemple, il souligne que les Patriotes, par leurs maladresses, auraient répondu à leur désir d'échec (50) et affirme que les référendums de 1980 et de 1995 seraient des réponses éclatantes du « peuple du Québec [au fait qu'il] n'aspire pas véritablement à la plénitude de son être historique » (51). C'est par ce constat, cette fatigue politique du Québec, que Jacques explique les nombreux louvoiements des dernières décennies de nos politiciens, « eux qui n'ont jamais pu envisager sérieusement de s'engager sur la voie d'une véritable révolution nationale, faute de soutien populaire nécessaire » (62). Si nous pouvons souligner les exceptions en tant qu'hommes politiques québécois, comme Jacques Parizeau et Pierre Bourgault, qui abordaient ce projet national comme un fait politique, nous devons tout de même envisager la conclusion de l'auteur, c'est-à-dire mettre en lumière ce manque virtuel de ressources métaphysiques québécoises du politique, qui expliquerait, potentiellement, une part des insuccès de ces politiciens et, par le fait même, de ce projet de société qu'est la souveraineté. « C'est d'ailleurs, renchérit l'auteur, cette même inaptitude à la grande politique qui permet de comprendre les oscillations périodiques des partis souverainistes et autonomistes entre les tentations divergentes et inconciliables en définitive du bon gouvernement provincial et de la rupture finale du lien fédéral » (62).

Comment expliquer cet état de fait? Une partie de la réponse résiderait dans cette attitude collective. Le Québec se serait réfugié rapidement dans des valeurs réconfortantes : l'histoire commence avec la religion – agent de consolidation de la société canadienne-française –, se poursuit avec la culture et la langue – texture identitaire de la nation québécoise –, et un long exil politique s'amorcera et se perpétuera dès lors pour des décennies. L'échec de notre projet politique qui en résulte reposerait sur cet exil, cette incapacité à penser véritablement le politique dans les conditions qui furent les nôtres (78). Car malgré le fait que le Québec soit une nation construite comme un artéfact, au niveau politique, c'est la force d'agrégation que détiendra le pouvoir fédéral canadien qui la créera (77). En ce sens, « les élites québécoises […] n'ont jamais porté d'intérêt à la politique qu'en fonction de leur souci premier pour la culture, de sorte que dans l'un et l'autre cas, ils ne sont pas parvenus à penser la nation comme un phénomène politique […] Il n'est jamais envisagé, ajoute-t-il, que le politique […] constitue lui-même le cadre initial au sein duquel » la société est possible (74–75). En d'autres termes, nous ne sommes jamais parvenus à envisager le politique en lui-même et pour lui-même, conclut l'auteur, de sorte que nous avons fini par minimiser sa place et son importance (147). Cet esprit collectif, qui prendrait racine dans notre histoire, « à tout le moins depuis l'échec de la rébellion des Patriotes », nous empêcherait de concevoir le politique comme une fin en soi, comme une condition de la réalisation de l'Être québécois, une réalisation du collectif qui, à son stade le plus achevé, est généralement caractérisée par le mot « liberté » (148).

Pour l'auteur, l'erreur majeure de ce qui est appelé la pédagogie de la souveraineté réside dans le renforcement de la conscience historique des sujets dans un sentiment de fierté et d'appartenance à une culture québécoise. En effet, « la difficulté de cette entreprise tient au fait que la signification dernière de l'indépendance politique repose entièrement sur l'importance accordée initialement à l'appartenance culturelle. Dès lors, il est démontré que la culture québécoise s'est développée et s'est enrichie – pensons ici au théâtre, à la littérature, à la musique – au sein même du Canada » (75). La poursuite de la souveraineté du Québec se serait ainsi polarisée autour de moyens qui avaient servi, notamment et particulièrement durant la Révolution tranquille, à réformer le provincialisme québécois (132–133). À la source, donc, cette pédagogie de la souveraineté se serait enchâssée comme phénomène non pas politique, mais culturel de la société québécoise.

Si, pour sûr, l'essai de Daniel D. Jacques propose une analyse forte et rigoureuse concernant la question nationale du Québec, les éléments prescriptifs soumis par l'auteur demeurent en fin de compte quasi inexistants : « Pour qu'il en soit autrement […] La nation envisagée comme représentation de la culture ou de la religion n'est jamais que le résultat d'une histoire marquée par l'impuissance politique » (76). De fait, aucune proposition formelle concernant l'avenir du Québec n'est soumise par Jacques dans son ouvrage, comme si le destin de cette nation était à jamais figé. Or, l'idée d'un dispositif sociopolitique de consolidation du fait québécois, par exemple, aurait pu être une piste d'exploration intéressante, soit l'intégration dynamique d'ensembles d'éléments hétérogènes dans des assemblages synthétiques (dispositif) où toutes les composantes engagées (discours, institutions, système de règles, conventions, diplomatie conséquente, mesures administratives et ainsi de suite) se voient imbibées de la consistance politique du phénomène québécois.

Cette objection n'enlève toutefois en rien le mérite de cet ouvrage. La fatigue politique du Québec français de Daniel D. Jacques représente une importante contribution à l'analyse et à la compréhension de la question nationale québécoise. Les pistes proposées et les conclusions soumises par l'auteur nous entraînent bien au-delà des traditionnelles réflexions entourant ce vaste débat sur la souveraineté du Québec. En amont, la thèse de Jacques remet en perspective la place centrale qu'occupe la culture, depuis bon nombre de décennies, dans le projet de souveraineté du Québec. Elle remet ainsi en cause toute la structure de cette entreprise sociétale. En aval, elle soulève toute la question du politique dans le projet de société québécois. Accepter cette idée, c'est devoir assumer de redéfinir, à la source, l'approche du souverainisme et consentir à une nécessaire réconciliation avec « l'agir » de cette nation. Comme quoi, on y revient toujours, l'indépendance, c'est la première condition à l'épanouissement d'un peuple.