Introduction
La prévalence de la consommation de benzodiazépines varie selon les études entre 10 et 41,6 % chez les aînés vivant dans la communauté (Fourrier, Letenneur, Dartigues, Moore, et Bégaud, 2001; Voyer, Cappeliez, Pérodeau, et Préville, 2005). L’anxiété et l’insomnie constituent les principales indications thérapeutiques des benzodiazépines au sein de cette population (Lehne, Reference Lehne2010; McIntosh, Clark, et Spry, 2011). L’efficacité des benzodiazépines par rapport au placebo n’est cependant pas démontrée au-delà de trente jours d’utilisation (Ashton, Reference Ashton2005; Holbrook, Crowther, Lotter, Cheng, et King, 2000). Pourtant, l’utilisation prolongée des benzodiazépines est une pratique courante chez l’aîné (Egan, Moride, Wolfson, et Monette, 2000; Fortin et al., Reference Fortin, Préville, Ducharme, Hébert, Trottier and Grégoire2007). La durée moyenne de consommation des benzodiazépines a été estimée à près de 10 ans chez les aînés vivant à domicile (Voyer, Landreville, Moisan, Tousignant, et Préville, 2005).
L’utilisation chronique des benzodiazépines expose les aînés à un affaiblissement des fonctions cognitives (Barker, Greenwood, Jackson, et Crowe, 2004; Glass, Lanctôt, Herrmann, Sproule, et Busto, 2005), aux accidents de la voie publique (Smink, Egberts, Lusthof, Uges, et de Gier, 2010) et aux chutes occasionnant des fractures (Bartlett, Abrahamowicz, Grad, Sylvestre, et Tamblyn, 2009; Tamblyn, Abrahamowicz, du Berger, McLeod, et Bartlett, 2005). Les dépenses totales, directes et indirectes liées à ces chutes s’élèvent annuellement à plus de 2 milliards de dollars au Canada et à 370 millions au Québec (Sauvé-Qui-Pense, Reference Sauvé-Qui-Pense2009). En Europe, ce coût se situe entre 1,5 et 2,2 milliards d’euros par an (Panneman, Goettsch, Kramarz, et Herings, 2003).
À ces effets adverses, s’ajoute le risque de dépendance chez les aînés prédisposés (Closser, Reference Closser1991; O’Brien, Reference O’Brien2005). La dépendance aux benzodiazépines est un problème de santé important mais dont la prévalence serait sous-estimée chez l’aîné (Ashton, Reference Ashton2005; Voyer, Roussel, Berbiche, et Préville, 2010). Une des raisons avancées est que les critères typiques de dépendance à une substance définis par le Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux, 4e édition révisée (DSM-IV-TR) (Association Américaine de Psychiatrie, 2004) ne permettent pas toujours de classer adéquatement les aînés comme étant dépendants ou non aux benzodiazépines (Rouleau, Proulx, O’Connor, Bélanger, et Dupuis, 2003; Voyer et al., Reference Voyer, McCubbin, Cohen, Lauzon, Collin and Boivin2004). Cette inadéquation s’expliquerait par le critère de tolérance qui est affecté par les modifications pharmacocinétiques liées à l’âge; le critère de sevrage dont les manifestations cliniques atypiques sont souvent confondues avec les pathologies somatiques sous-jacentes rencontrées chez l’aîné; et le critère de retentissement professionnel ou social qui est inadapté aux aînés (Marquette, Guillou-Landreat, Grall Bronnec, Vermeulen, et Venisse, 2010; Voyer et al., Reference Voyer, McCubbin, Cohen, Lauzon, Collin and Boivin2004). Dans un échantillon représentatif de 707 aînés consommateurs de benzodiazépines, Voyer, Préville, Cohen, Berbiche et Béland (2010) ont ainsi estimé à près de 10 % la proportion d’aînés rencontrant les critères de dépendance du DSM-IV-TR. Par contre, 35,1 % de cette population se sont autoévalués dépendants aux benzodiazépines (Voyer, Préville, Cohen, Berbiche, et Béland, 2010).
L’autoévaluation de la santé est une mesure très répandue qui reflète non seulement l’état de santé physique, mais aussi le sentiment de bien-être général d’une personne (Andersen, Reference Andersen1995; Mechanic, Reference Mechanic1979; Shields et Shooshtari, 2001). Au Canada, une étude décrivant l’utilisation des services de santé par les aînés a montré que les personnes qui avaient une mauvaise perception de leur état de santé avaient consulté un professionnel de la santé près de sept fois, en moyenne, comparativement à moins de trois fois pour celles qui jugeaient leur santé très bonne ou excellente (Rotermann, Reference Rotermann2004).
L’impact du sentiment de dépendance aux benzodiazépines sur l’utilisation des services de santé par les aînés n’est pas connu. Toutefois, Andersen et Newman (1973) ont proposé un modèle comportemental d’utilisation des services de santé. Ce modèle établit les facteurs de prédisposition, les facteurs habilitants et les facteurs de besoins qui influencent de manière déterminante l’utilisation des services de santé (Andersen et Newman, 1973). Les facteurs de prédisposition recouvrent les caractéristiques sociodémographiques comme l’âge, le sexe et l’état civil. Selon leurs caractéristiques individuelles, les aînés auront une plus ou moins grande propension à utiliser les services de santé. Les facteurs habilitants recouvrent les barrières « familiales » à l’accessibilité telle que l’opinion des personnes significatives concernant le recours aux services de santé ainsi que les barrières « communautaires », notamment l’accessibilité sociale, économique et géographique. Les facteurs de besoins font référence à la santé physique et mentale, décrits comme un processus d’invalidité dont font partie la dépendance physique et psychologique à une substance, incluant les benzodiazépines (Association Américaine de Psychiatrie, 2004; World Health Organization, 1993).
La présente étude a pour objectif principal d’explorer l’association entre le sentiment de dépendance aux benzodiazépines et l’utilisation subséquente des services de santé par les aînés vivant dans la communauté. Cette étude s’appuie sur le cadre conceptuel proposé par Andersen et Newman (1973), afin de tenir compte des facteurs qui interagissent pour faciliter ou freiner l’utilisation des services de santé par les aînés. Un objectif secondaire consiste à décrire l’utilisation des benzodiazépines chez les aînés vivant dans la communauté au Québec.
Méthodologie
Population étudiée
Les données utilisées pour cette étude proviennent de l’Étude sur la santé des aînés (ESA), menée en 2005-2006, dans une cohorte de personnes ainées résidant dans la communauté dans la province de Québec, Canada.
Les aînés retenus dans l’ESA devaient être âgés de 65 ans et plus, parler et comprendre le français (95 % de la population québécoise est francophone). La procédure de recrutement des 707 aînés retenus dans la présente étude est illustrée à la figure 1. Cette procédure a déjà été décrite ailleurs (Voyer, Preville, Roussel, Berbiche, et Beland, 2009). Brièvement, les personnes ont été sélectionnées selon un mode d’échantillonnage aléatoire stratifié en fonction de trois zones géographiques de la province de Québec : 1) métropolitaine (> 500 001 habitants); 2) urbaine (5001 – 500 000 habitants); rurale (< 5000 habitants). Dans chaque zone géographique, un échantillon probabiliste composé d’une seule personne par ménage vivant à domicile a été constitué à partir d’une méthode de généralisation aléatoire de numéros de téléphones.
Collecte de données
La collecte de données a débuté par un contact téléphonique d’une infirmière de recherche auprès des répondants potentiels. Le but étant de décrire les procédures de l’étude et de solliciter ces personnes à participer à une entrevue à domicile. L’infirmière a ensuite planifié des rendez-vous d’une visite de l’enquêteur auprès de toutes les personnes qui ont accepté de participer à l’étude. Dans une seconde étape, tous les volontaires ont reçu une lettre décrivant l’étude et visant à les rassurer de la crédibilité de l’enquête et de l’enquêteur. Toutes les entrevues ont eu lieu deux semaines après le contact avec l’infirmière et ont duré 90 minutes en moyenne.
Au début de l’entrevue, les personnes ont été invitées à se soumettre au Mini Mental State Examination (MMSE) (Folstein, Folstein, et McHugh, 1975). Les personnes présentant des déficits cognitifs modérés à sévères (score du MMSE < 22) ont été exclues. Les aînés restant ont été invités à répondre au questionnaire de l’ESA (Q-ESA) relatif à leur santé physique et mentale, à leur utilisation des services de santé ainsi qu’à leur consommation de psychotropes. Le Q-ESA dont les items sont fondés sur les critères du DSM-IV-TR a permis de mesurer le statut mental des répondants. Ce questionnaire est similaire au Diagnostic Interview Schedule et au Composite International Diagnostic Interview qui ont tous deux été jugés suffisamment fiables et valides (Andrews et Peters, 1998; Levitan, Blouin, Navarro, et Hill, 1991). Les aînés composant la cohorte ont été suivis par contact téléphonique tous les deux mois pendant dix minutes pour vérifier, le cas échéant, les changements survenus dans les issus mesurés dans l’ESA. Tous les participants ont donné un consentement éclairé écrit et ont reçu une compensation financière de quinze dollars pour leur participation.
Variable dépendante : Utilisation des services de santé
L’utilisation des services de santé a été définie en termes de consultation auprès d’un professionnel de la santé. Elle a été mesurée à l’aide d’une variable composite créée à partir des deux questions suivantes tirées du Q-ESA : 1) « Vous est-il arrivé, au cours des 12 derniers mois, de consulter un médecin ou un autre professionnel de la santé au sujet des manifestions dont vous venez de me parler? » et 2) « Qui avez-vous consulté la première fois? ». Les valeurs associées à cette variable étaient : médecin généraliste, médecin spécialiste, psychologue et autres thérapeutes. La valeur « autres thérapeutes » a regroupé les infirmières, les pharmaciens et tout autre professionnel de la santé nommément identifié par les répondants.
Variable indépendante : sentiment de dépendance aux benzodiazépines
Le sentiment de dépendance aux benzodiazépines a été mesuré par deux questions tirées du Q-ESA : 1) « Avez-vous essayé d’arrêter de prendre ce médicament? » et 2) « Au cours des 12 derniers mois, avez-vous remarqué une diminution de l’effet de ce médicament, par exemple sur le sommeil, l’anxiété ou la tristesse? ». Ces questions se sont avérées utiles dans le dépistage de la dépendance chez les aînés, avec une sensibilité de 97,1 % et une spécificité de 94,9 % par rapport au DSM-IV-TR (Voyer, Roussel, et al., 2010).
Covariables
Les covariables d’ajustement ont été classées selon la structure proposée par Andersen et Newman (1973). Les facteurs de prédisposition colligés au début de l’enquête sont l’âge, le sexe et la situation matrimoniale de l’aîné. Les facteurs d’habileté retenus ont été le revenu annuel du ménage et la région de résidence de l’aîné. Les besoins perçus ont été mesurés par le nombre de problèmes de santé chroniques fondé sur la Classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé connexes,10e édition (World Health Organization, 1993) et l’auto perception de la santé mentale des répondants. Nous avons pris en compte la demi-vie d’élimination des benzodiazépines divisée en trois catégories – demi-vie longue (supérieure à 24 heures), demi-vie intermédiaire (5 à 24 heures), demi-vie courte (inférieure à 5 heures) – telle que proposée par Greenblatt, Shader, Divoll et Harmatz (1981).
Analyses statistiques
Les benzodiazépines consommées ont été présentées sous forme de proportions encadrées par leur intervalle de confiance à 95 %. Les caractéristiques sociodémographiques et cliniques des aînés ont été décrites à l’aide des proportions. Les associations entre chacune des caractéristiques des aînés et le sentiment de dépendance aux benzodiazépines ont été mesurées par des rapports de cotes bruts.
Les associations entre le sentiment de dépendance aux benzodiazépines et l’utilisation des services de santé ont été examinées à l’aide des régressions logistiques univariées et multivariées. La procédure GENMOD de Statistical Analysis System (SAS) a permis de modéliser les cas incidents d’utilisation des services de santé par les aînés (Statistical Analysis System, 2009). Toutes les analyses ont été faites à l’aide du progiciel SAS version 9.2 pour Windows.
Résultats
Caractéristiques de la population à l’étude
Le tableau 1 présente les caractéristiques sociodémographiques et cliniques des 707 aînés retenus dans la présente étude. Parmi ces aînés, 474 (67,0 %) étaient des femmes alors que 233 (33,0 %) étaient des hommes. Soixante pour cent des répondants étaient mariés ou vivaient en union libre. Près de 70,0 % des aînés ont rapporté avoir moins de huit années de scolarité et 48,1 % vivaient en région métropolitaine. Quatre-vingt-treize pour cent des aînés ont estimé leur santé mentale « excellente » ou « bonne » contre 7,0 % qui l’ont jugée « moyenne » ou « mauvaise ».
† Catégorie de référence
Les mesures d’association significatives sont en gras.
† Certains aînés peuvent avoir consommé plus d’une benzodiazépine.
Caractéristiques des benzodiazépines consommées
Les 707 aînés inclus dans l’étude ont déclaré avoir consommé 745 benzodiazépines au cours d’une période de 12 mois. Les benzodiazépines consommées étaient majoritairement à demi-vie intermédiaire (88,2 %) et à demi-vie longue (16,7 %). Trente-cinq pour cent des aînés ont rapporté éprouver un sentiment de dépendance associé à la prise de benzodiazépines. Les analyses univariées montrent que les sujets à risque sont les femmes (Rapport de cote (RC) = 1,54; Intervalle de confiance à 95 % (IC 95 %) = 1,11 – 2,20) et les aînés célibataires, divorcés ou veufs (RC = 1,39; IC 95 % = 1,01 – 1,91).
Sentiment de dépendance aux benzodiazépines et utilisation des services de santé
Le tableau 3 montre après ajustement des facteurs confusionnels potentiels, que les aînés qui éprouvent un sentiment de dépendance aux benzodiazépines n’ont recours ni aux médecins généralistes ou spécialistes, ni aux psychologues ou tout autre professionnel de la santé de façon significative.
1 Cas incidents d’utilisation des services de santé au cours d’une période de 12 mois.
† Modèle 1 : ajusté pour l’âge, le sexe et l’éducation.
‡ Modèle 2 : ajusté pour l’âge, le sexe, l’éducation, le statut matrimonial, le revenu familial annuel, la région de résidence, la santé mentale perçue, les maladies chroniques et la demi-vie d’élimination des benzodiazépines.
Discussion
La présente étude visait, entre autres, à décrire l’utilisation des benzodiazépines chez les aînés vivant dans la communauté au Québec. Parmi les 2 785 aînés enrôlés dans l’ESA, 707 (25,4 %) ont rapporté avoir consommé des benzodiazépines. Cette prévalence est similaire à celle observée chez les aînés vivant à domicile dans deux autres provinces du Canada, la Nouvelle Écosse (Rojas-Fernandez, Carver, et Tonks, 1999) et l’Ontario (Tu, Mamdani, Hux, et Tu, 2001), ainsi qu’en France (Lechevallier, Fourrier, et Berr, 2003). Ces études témoignent de la consommation élevée de benzodiazépines chez les aînés, avec une propension plus accrue chez les femmes par rapport aux hommes (Lechevallier et al., Reference Lechevallier, Fourrier and Berr2003; Rojas-Fernandez et al., Reference Rojas-Fernandez, Carver and Tonks1999; Tu et al., Reference Tu, Mamdani, Hux and Tu2001).
Nos résultats indiquent aussi que près de 17,0 % des benzodiazépines consommées par les aînés avaient une longue demi-vie d’élimination. Cette proportion est préoccupante, bien qu’elle soit moins élevée que celle observée dans d’autres pays. Par exemple, le pourcentage de benzodiazépines à longue demi-vie d’élimination consommées par les aînés vivant à domicile serait de 48,0 % en France (Lechevallier et al., Reference Lechevallier, Fourrier and Berr2003) et de 51,5 % en Irlande (Kirby et al., Reference Kirby, Denihan, Bruce, Radic, Coakley and Lawlor1999). Les benzodiazépines à longue demi-vie d’élimination seraient considérées potentiellement inappropriées chez les aînés (American Geriatrics Society, 2012; Chang et Chan, 2010; McLeod, Huang, Tamblyn, et Gayton, 1997). Leur consommation répétée peut provoquer une accumulation dans le métabolisme de l’aîné (Herings, Stricker, et De Boer, 1995). Le gain de masse graisseuse qui survient habituellement avec l’âge peut contribuer à augmenter le volume de distribution des benzodiazépines comme substance lipophile et diminuer leur vitesse d’élimination (Bourin, Reference Bourin2010; Dailly et Bourin, 2008). Le déséquilibre plasmatique ainsi obtenu accentue les effets indésirables des benzodiazépines chez les aînés.
Notre étude corrobore les observations de Bartlett et collaborateurs (2004) selon lesquelles l’usage des benzodiazépines n’est pas optimal chez les aînés au Québec. Il existe donc un besoin de recherche afin d’évaluer de façon plus complète, la qualité de l’usage des benzodiazépines au sein de cette population. Ces études pourraient s’appuyer sur des critères explicites permettant de juger si les benzodiazépines ont été utilisées de façon appropriée quant à l’indication thérapeutique, la dose, la durée de traitement et la surveillance des effets secondaires.
Le sentiment de dépendance a été rapporté par 248 (35,1 %) aînés consommateurs de benzodiazépines. En utilisant les mêmes critères atypiques, Voyer et ses collaborateurs (2010) ont observé, au sein de la même cohorte, une prévalence identique du sentiment de dépendance aux benzodiazépines. Par contre, la prévalence de la dépendance aux benzodiazépines a été estimée à 9,5 % avec les critères typiques du DSM-IV-TR dans la même cohorte (Voyer, Préville, et al., 2010). Ces observations corroborent la thèse selon laquelle les critères de dépendance à une substance définis par le DSM-IV-TR informent mal sur le phénomène de dépendance aux benzodiazépines chez les aînés (Rouleau et al., Reference Rouleau, Proulx, O’Connor, Bélanger and Dupuis2003; Voyer et al., Reference Voyer, McCubbin, Cohen, Lauzon, Collin and Boivin2004).
La présente étude avait pour objectif principal d’examiner l’association entre le sentiment de dépendance aux benzodiazépines et l’utilisation des services de santé. En accord avec le modèle d’Andersen et Newman (1973), nous nous attendions à ce que le besoin perçu par les aînés en terme de sentiment de dépendance puisse favoriser chez ces derniers, le recours aux services de santé. Paradoxalement, nos résultats ne montrent aucune association significative entre le sentiment de dépendance aux benzodiazépines rapporté par les aînés et leur recours aux professionnels de la santé. Nos observations supportent ainsi la thèse selon laquelle le besoin perçu à lui seul n’explique pas l’utilisation des services de santé, même s’il est l’élément déclencheur le plus important (Andersen et Newman, 1973; Becker et Maiman, 1983).
Il est plausible que la stigmatisation envers les personnes souffrant de problèmes de santé mentale soit une barrière psychologique ayant freiné l’accès des aînés aux professionnels de la santé (Sirey, Bruce, Alexopoulos, Perlick, Friedman, et al., Reference Sirey, Bruce, Alexopoulos, Perlick, Friedman and Meyers2001; Sirey, Bruce, Alexopoulos, Perlick, Raue, et al., Reference Sirey, Bruce, Alexopoulos, Perlick, Raue, Friedman and Meyers2001). Ce problème est reconnu comme préoccupant à l’échelle mondiale (World Health Organization, 2001). Au Québec, la situation particulière des aînés n’est pas bien établie, quelle que soit leur culture. Des recherches qui tiennent compte de la diversité ethnoculturelle québécoise devraient être menées afin d’identifier les barrières associées à l’utilisation des services de santé mentale par les aînés, en particulier ceux qui sont aux prises avec une dépendance aux benzodiazépines.
Aux États-Unis, par exemple, les études menées auprès des américains d’origine asiatique montrent que la maladie mentale, dans cette communauté, est perçue comme une question personnelle et une menace pour l’équilibre, voire l’harmonie de toute la famille (Lin et Cheung, 1999; Okazaki, Reference Okazaki2000). Dans cette perspective, une personne vivant un problème de santé mentale déshonore toute une famille (Lin et Cheung, 1999; Okazaki, Reference Okazaki2000). De ce fait, les croyances et la stigmatisation contre les problèmes de santé mentale ont un impact négatif sur l’utilisation des services de santé par les aînés d’origine asiatique (Lin et Cheung, 1999; Okazaki, Reference Okazaki2000). La stigmatisation s’est aussi avérée être une barrière aux soins de santé mentale dans d’autres groupes ethniques minoritaires aux États-Unis (Gary, Reference Gary2005).
Notre étude présente deux limites principales. La première tient au fait que la base de données de l’ESA ne comporte pas d’informations sur l’abus d’alcool et d’autres médicaments pouvant entraîner à la fois un sentiment de dépendance et des consultations auprès des professionnels de la santé. Ces informations auraient permis de contrôler davantage les facteurs confusionnels potentiels. La seconde limite est inhérente au taux de participation à l’ESA qui a été de 66,5 %. Ainsi, il pourrait exister un biais de sélection entraînant une sur ou sous-estimation du sentiment de dépendance aux benzodiazépines et de l’incidence de l’utilisation des services de santé. Il est difficile de se prononcer sur ce biais, car aucune information sur les personnes qui n’ont pas participé à l’ESA n’est disponible. Par ailleurs, tous les aînés ayant obtenu un score inférieur à 22 points au MMSE ont été exclus. De ce fait, les résultats de la présente étude ne peuvent être généralisés qu’à la population de personnes aînées ayant de bonnes fonctions cognitives.
Malgré ces limites, cette étude a le mérite d’avoir été menée dans un vaste échantillon représentatif d’aînés vivant dans la communauté au Québec, Canada. En conséquence, il est vraisemblable qu’elle soit représentative de la situation qui prévalait sur le territoire québécois au moment de son déroulement. Cette étude constitue une des rares publications sur l’impact du sentiment de dépendance aux benzodiazépines sur l’utilisation des services de santé.
Conclusion
L’utilisation des benzodiazépines ne semble pas optimale chez les aînés au Québec. En particulier, une proportion importante de benzodiazépines à longue demi-vie d’élimination, potentiellement inappropriée en gériatrie, leur sont prescrits. Un tiers des aînés éprouvent un fort sentiment de dépendance aux benzodiazépines. Paradoxalement, ce besoin perçu ne les amène pas à consulter les services de santé. Il existe donc un besoin de recherche afin de mieux cerner les barrières potentiellement associées à l’utilisation des services de santé par les aînés aux prises avec un problème de dépendance aux benzodiazépines.