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La fonction politique de la justice, Jacques Commaille et Martine Kalusynski (dir.), Éditions La Découverte, collection «Recherches», Paris, 2007, 327 pages.

Published online by Cambridge University Press:  28 September 2010

Michel Coutu
Affiliation:
Université de Montréal
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Abstract

Type
Reviews / Recensions
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association 2010

Réalisé sous la direction de Jacques Commaille, sociologue du droit et de la justice à l'Institut des sciences sociales du politique (ENS, Cachan) et de Martine Kalusynski, socio-historienne à l'Institut d'étude du politique de Grenoble, cet ouvrage aborde de manière novatrice un thème central de la théorie contemporaine de la démocratie, celui des rapports entre droit et politique, saisi sous l'angle de la «judiciarisation». Tout en exposant les résultats d'un nombre impressionnant d'études empiriques sur ce thème, La fonction politique de la justice entend jeter les bases théoriques d'une «sociologie politique de la justice». Portant un vaste regard tant du point de vue géopolitique, chronologique que thématique sur cette discipline en émergence, l'ouvrage procède d'une démarche historico-comparative ambitieuse et riche d'enseignements.

Introduit par une synthèse historique (Martine Kalusynski) qui met en lumière le déploiement d'une conception plus exigeante de la démocratie fondée sur le respect des droits et libertés, laquelle sert d'appui à la judiciarisation du politique, l'ouvrage se divise en trois parties. Une première partie («La justice comme actrice du politique») se centre sur les porteurs spécialisés de la judiciarisation, soit les juges et les professionnels de la justice et du droit. Le lecteur trouvera ici une étude de Violaine Roussel sur les transformations de l'éthos des magistrats français (au sens wébérien d'une intériorisation, fondée sur des représentations et valeurs déterminées, des règles normatives de la conduite), illustrant le passage graduel d'une justice de notables à un corps professionnalisé de spécialistes issus de l'École nationale de la Magistrature, défendant avec vigueur son autonomie par rapport aux constellations d'intérêts qui en forment l'environnement. Suit un texte de Cécile Vigour sur la recomposition de l'institution judiciaire en Belgique, en France et en Italie, marquée par de fortes tensions entre le politique et le droit, du fait en particulier de la prééminence nouvelle d'une stratégie managériale axée sur la gestion des coûts et la recherche de l'efficience, laquelle heurte la «rationalité classique» de la magistrature. Une analyse de Thierry Delpeuch et de Margarita Vassileva complète fort bien ce texte, examinant la difficile harmonisation de la justice bulgare avec les acquis communautaires européens, vu l'hostilité de celle-ci, traditionnellement marquée par le patrimonialisme, le clientélisme et la corruption, aux efforts des experts européens et surtout américains visant la mise en place d'un système judiciaire davantage neutre, impartial et prévisible. Claire de Galembert s'intéresse pour sa part à la question, toujours d'une grande actualité, du port du voile islamique. En contexte français, le système politique s'est d'abord déchargé de ce problème en le déférant à la justice administrative (le Conseil d'État), pour tenter ensuite de reprendre les choses en main en s'appuyant d'abord sur des procédés administratifs (les circulaires), puis, devant la résistance du Conseil d'État, en ayant recours directement à la loi. On notera à cet égard que la judiciarisation du politique ne représente nullement une dynamique univoque, mais s'inscrit dans des rapports de pouvoir et d'influence entre l'État gouvernemental et juridictionnel, l'économie et l'espace public, susceptibles de l'infléchir ou de la contrer. Cette première partie de La fonction politique de la justice se clôt sur une étude de Liora Israël traitant de l'engagement politique et social des professionnels de la justice (magistrats et avocats) : la politisation de la justice (par exemple le Syndicat de la Magistrature ou le Syndicat des avocats de France) peut elle-même influer sur la judiciarisation du politique, des liens multiples s'établissant entre les professionnels engagés et les mouvements sociaux susceptibles d'avoir recours au droit de manière stratégique.

C'est précisément à l'étude de tels mouvements sociaux qu'est consacrée la seconde partie de l'ouvrage. Anne Révillard analyse la mobilisation par le mouvement des femmes au Canada du droit constitutionnel à l'égalité (article 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés) pour lutter contre la discrimination fondée sur le sexe. Un net clivage apparaît entre les stratégies adoptées au Canada anglais et au Québec. Dans le premier cas, le mouvement des femmes a fait de la mobilisation du droit sa stratégie privilégiée, en instituant ou en appuyant plusieurs dizaines de demandes devant les tribunaux. Au Québec par contre, les féministes ont privilégié la pression directe sur le gouvernement et la députation. Dans les deux cas, ces stratégies, fort différentes, furent couronnées de succès : la décision de mobiliser ou non le droit (et de contribuer à la dynamique de judiciarisation) apparaît fonction des ressources stratégiques dont disposent les mouvements sociaux, mais aussi de leurs possibilités d'influencer directement le processus politique. Pour sa part, Jérôme Pélisse se livre à une étude longitudinale du recours par le mouvement ouvrier français à la justice du travail (tribunaux des prud'hommes). L'évolution de la justice prudhommale est mise en relation avec les transformations du droit du travail (rupture avec les axiomes civilistes, reconnaissance de la subordination, processus de rationalisation formelle et ainsi de suite) : au-delà de l'ambivalence du droit du travail (d'un côté droit de protection du salarié, de l'autre droit confortant l'autorité de l'employeur), l'auteur démontre l'effet de structuration exercé, via les prud'hommes, sur le mouvement syndical, entraînant notamment le développement d'une forte expertise juridique en son sein. En outre, la justice prudhommale offre des possibilités accrues de mobilisation, l'action judiciaire devenant une ressource permettant de prolonger ou de mener sur un autre terrain la lutte syndicale. Cette dynamique doit toutefois être réévaluée à l'aune du développement actuel de la négociation collective en France, espace accru d'autonomie pour les parties que la notion de «droit réflexif» défendue par Gunther Teubner et Ralf Rogowski permet possiblement de théoriser. Dans le texte qui suit, Christine Rothmayr et Audrey L'Espérance analysent l'intervention des juges dans le dossier des biotechnologies, sur la base d'une étude comparative portant sur les États-Unis, le Canada et la Suisse. Les auteures constatent que la mobilisation du droit par les acteurs individuels ou parfois collectifs (groupes religieux aux États-Unis) ne génère, pour l'heure du moins, qu'un impact limité (Suisse, États-Unis) ou quasi inexistant (Canada) sur les «politiques publiques».

La dernière partie de l'ouvrage traite de la justice comme nouvelle «Méta-raison» du politique, réunissant des textes qui brossent un tableau général du mouvement contemporain de judiciarisation au Japon et en Colombie, de même que sur le plan du droit international. Gakuto Takamura analyse la réforme de la justice et le développement d'un contrôle judiciaire du politique au Japon. Traditionnellement, le droit occupe un espace restreint dans la culture politique japonaise, la magistrature adoptant une posture très réservée alors que les décisions sont prises par la bureaucratie dans l'intérêt des couches privilégiées. La détermination du gouvernement et des milieux d'affaires de restructurer l'économie et la politique dans un sens néolibéral viennent toutefois bousculer cette conception traditionnelle du rôle du droit. Celui-ci doit jouer un rôle beaucoup plus actif (par exemple en matière de règlement des litiges commerciaux et de droit de la faillite), ce qui implique une transformation de la magistrature et une augmentation considérable du nombre des avocats. Paradoxalement, cette réforme néolibérale de la justice, en redynamisant la magistrature, pourrait aussi renforcer les droits et libertés fondamentaux au Japon en incitant les juges à mettre en oeuvre le contrôle de constitutionnalité des lois prévu dans la Constitution, mais demeuré pour l'essentiel lettre morte. Si une telle évolution se dessine, elle pourrait offrir des chances réelles pour la démocratisation de la société japonaise. Dans un chapitre consacré à la Colombie, Rodrigo Uprimny Yepes présente le processus de judiciarisation du politique en cours dans ce pays. C'est avant tout la Cour constitutionnelle qui porte cette dynamique, élaborant une jurisprudence progressiste en matière de droits de la personne et de droits sociaux. Parmi les facteurs qui contribuent à cette dynamique de judiciarisation, l'auteur insiste en particulier sur la délégitimation du politique et sur la crise de la représentation qui accompagne celle-ci. Il y a sans doute ici une chance de démocratisation réelle pour la Colombie, mais cela ne va pas sans risques : outre une surcharge du système judiciaire, il y a danger d'une politisation de la justice, avec transfert des problèmes de légitimation d'une sphère vers l'autre, sur fond d'apathie croissante de la part des citoyens. Deux études centrées sur le droit international complètent cette dernière partie. Pierre-Yves Condé montre dans quelle mesure l'activité des tribunaux internationaux spécialisés (en matière de justice pénale internationale en particulier) conduit à une fragmentation du droit international. En dépit de la nostalgie éprouvée par des membres de la Cour internationale de Justice de La Haye à l'endroit de «l'unité» du droit international, il s'agit là, souligne Pierre-Yves Condé en se référant à Gunther Teubner et Andreas Fischer-Lescano, d'une tendance irréversible à l'heure de la mondialisation des systèmes sociaux et du polythéisme des valeurs qui la caractérise. Enfin, Sandrine Leblanc s'intéresse aux formes parajudiciaires de la justice internationale, à travers l'expérience des commissions de vérité et réconciliation comme mode de sortie de l'après-violence politique. Ces expériences sont en quelque sorte la version «soft law» de l'intervention plus classique de sanction et de punition des instances pénales internationales. Le choix de ce mode alternatif de traitement des violations graves des droits et libertés de la personne est lié à des impératifs d'ordre politique, tels que la présence d'un appareil policier et militaire largement impliqué dans ces violations, l'indispensable réconciliation nationale et la faiblesse du nouvel État né dans l'après-violence, entre autres.

Une conclusion de Jacques Commaille complète l'ouvrage. Cette conclusion, essentielle, vise à structurer les fondements théoriques de la «sociologie politique de la justice», au regard d'un ensemble de contributions qui pourrait laisser au lecteur une impression d'éclectisme ou de dispersion de l'effort de recherche. Nous en soulignons deux idées essentielles : d'une part, il faut se garder de brandir inopinément l'étendard de la judiciarisation, au sens d'un mouvement linéaire dont la politisation de la justice serait le corollaire nécessaire et inévitable. D'autre part, la judiciarisation demeure fréquemment traversée par des courants contradictoires, notamment les attentes de l'économie (le néolibéralisme) et celles de l'éthique et de la justice sociale (les droits et libertés de la personne).

La fonction politique de la justice représente en somme une synthèse réussie d'efforts rigoureux de réflexion théorique et d'études empiriques poussées relatives à l'interaction entre la politique et le droit. À notre avis, le lectorat de la Revue canadienne de science politique y trouvera amplement matière à réflexion, notamment dans la perspective d'une transposition des apports de l'ouvrage à l'analyse de la judiciarisation du politique en contexte québécois et canadien, impulsée en particulier par la Loi constitutionnelle de 1982. Pour envisager sommairement une telle transposition en des termes inspirés de la sociologie du droit de Max Weber, soulignons que l'effort analytique doit avant tout se centrer sur les porteurs spécialisés de la judiciarisation, soit les professionnels du droit et de la justice. À notre connaissance, trop peu d'études relevant des sciences sociales ont été à ce jour réalisées sur la magistrature canadienne et québécoise. À l'origine pure magistrature de notables sur le modèle anglais, dont elle conserve encore certaines caractéristiques, l'institution judiciaire d'ici a lentement évolué vers la professionnalisation. Encore que la situation varie beaucoup suivant les juridictions concernées, le mode de nomination des juges (par le gouvernement, directement ou en dernier ressort) demeure encore marqué – dans certains cas du moins – par le favoritisme et le clientélisme, et il représente parfois une pure prébende. La formation des magistrats demeure essentiellement empirique, en l'absence d'une forme ou l'autre d'école de la magistrature. Enfin, le recrutement des juges, pour une large part, s'effectue au sein des grands bureaux d'avocats qui dominent le Barreau : voilà qui assure, sur le modèle de la common law britannique, la proximité (des représentations, des intérêts et des valeurs) des juges avec les milieux d'affaires qui forment l'essentiel de la clientèle des grandes études juridiques. Quant aux avocats, on soulignera que leur formation repose, depuis plus d'un demi-siècle, sur un parcours universitaire spécialisé, de haut niveau. Dans un contexte de droit civil (Québec) où la doctrine favorise la mise en cohérence et la systématisation des normes juridiques, la création et l'application du droit témoignent d'un niveau généralement élevé de sophistication.

Cela dit, comme le précise bien Jacques Commaille, il n'existe pas de logique développementale du droit qui pousserait de manière inexorable à la judiciarisation du politique et à la politisation du droit. Certes, le présent contexte, avec le décentrage de l'État et les multiples déficits de légitimation du politique qui l'accompagnent, est favorable au transfert de la sphère politique vers le système juridique de plusieurs problèmes qui font impasse (l'avortement, la liberté religieuse, les rapports de travail et les droits des Autochtones, entre autres). Il faut toutefois prendre garde à ne pas générer une surcharge du judiciaire, lequel peut à son tour voir sa légitimité vaciller. Par ailleurs, du moins en contexte canadien, on fait fausse route en assimilant judiciarisation et common law, signifiant par là que le système québécois de droit civil se prêterait beaucoup moins à une utilisation stratégique du judiciaire (voir les pages 154 et 160). Or, la décision des mouvements sociaux au Québec de mobiliser le droit repose entièrement sur d'autres facteurs. Ainsi, le mouvement syndical québécois, dans la foulée de l'arrêt Health Services de 2007 de la Cour suprême du Canada (droit constitutionnel de négocier collectivement), a joué à fond la carte de la judiciarisation pour contrer les politiques jugées inadéquates de l'État en matière de rapports collectifs du travail, obtenant ainsi une série de victoires.

On en vient à considérer le rôle des mouvements sociaux et des couches sociales intéressées à la judiciarisation. Les intéressés au marché se satisfont pleinement d'une jurisprudence formaliste lorsqu'il s'agit de contrer les exigences du droit social et du travail, mais ils réclament avant tout une rationalisation matérielle du droit lorsqu'il s'agit de leurs intérêts propres et de questions relevant du droit économique. S'ouvre ainsi la porte pour une prise en considération d'éléments externes à la sphère juridique. En ce qui concerne les mouvements sociaux, le mouvement syndical demeure le plus à même au Québec de mobiliser le droit : à la logique instrumentale (compromis d'intérêts) souhaitée le plus souvent, se substitue toutefois fréquemment une logique axiologique (affirmation de valeurs prééminentes) reflétant la prépondérance des libertés et droits fondamentaux, ce qui entraîne par ricochet une certaine déstabilisation des syndicats (juridicisation, devoir exigeant de représentation des salariés, gestion délicate des «accommodements raisonnables» entre travailleurs et ainsi de suite). Plus pauvres en ressources matérielles et humaines, les nouveaux mouvements sociaux (minorités ethniques et religieuses, personnes handicapées, écologistes et jeunes travailleurs, entre autres) font d'emblée appel à la rationalité axiologique du droit, ce qui peut toutefois induire une fragmentation de l'espace public et des difficultés accrues de mise en cohérence du droit.

Enfin, il faut tenir compte de la distinction entre le droit étatique et le droit non étatique qu'on retrouve déjà chez Eugen Ehrlich et Max Weber et qui demeure caractéristique du «pluralisme juridique» contemporain (J. Commaille fait allusion à cette distinction dans plusieurs passages de son importante conclusion). Si la judiciarisation fait avant tout référence au droit de l'État dont relève l'appareil judiciaire, on observe plus largement un mouvement de «juridicisation» – nullement univoque – qui voit la conquête de nouveaux espaces de régulation par le droit étatique, mais surtout non étatique. On se référera ici, par exemple, à l'arbitrage commercial international, aux codes de conduite des multinationales et aux accords-cadres internationaux, et au droit interne de l'entreprise qui, aux États-Unis en particulier, fait pendant au déclin spectaculaire de la négociation collective. Tout ce mouvement de juridicisation extra-étatique marque en même temps les limites de la judiciarisation, et partant, des possibilités, dans l'état actuel des choses, de régulation par le politique.