Yves Gingras ré-ouvre un épais dossier de l’histoire des sciences : les rapports entre sciences et religions. Il ancre son enquête dans une interrogation contemporaine : l’étonnant retour en force « depuis les années 1980-1990 » des « appels » [1] incessants aux dialogues entre les pratiques savantes et la foi. La perspective adoptée est celle d’une « histoire institutionnelle » du rapport sciences-religions. Il s’agit de ne pas confondre le plan d’analyse biographique et celui de la socialisation des croyances et des pratiques religieuses : le premier met en jeu des questions relatives à la position de chacun vis-à-vis des croyances, le second peut faire l’objet d’une investigation socio-historique en tant qu’il ressort de configurations collectives singulières. Surtout, optant résolument pour une historiographie de « combat », assumant la nécessité d’une autonomie scientifique réflexive, Yves Gingras retrace la généalogie des rapports entre sciences et religions pour montrer que le consensus n’a jamais existé depuis l’époque moderne et que c’est bien le conflit, l’opposition et l’agonistique qui règlent les rapports entre ces deux grands ensembles de pratiques. Il se centre principalement sur la religion chrétienne qui a été très active dans sa volonté de contrôler la production de connaissances, depuis le début de l’époque moderne. Yves Gingras justifie cette restriction en situant son travail sur l’Occident depuis le XII e siècle. Cela n’exclut pas, bien sûr, ce que d’autres études pourraient apporter sur des aires culturelles et religieuses différentes. Le livre trouve dans cette focalisation géographique et temporelle sa principale efficacité heuristique.
Le premier chapitre de l’ouvrage est centré sur l’autonomie de la science et les innombrables tensions qui ont accompagné son émergence depuis le début de l’époque moderne. Si la prégnance du christianisme sur les procédures de connaissances remonte aux origines de la religion et jalonne toute l’histoire du Moyen Âge (la condamnation des thèses d’Aristote en 1277 marquant un point de rupture très net), c’est véritablement à l’aube de la modernité savante que les conflits se multiplient. Copernic a longuement hésité avant de publier son De revolutionibus de orbium coelestium (proposant un modèle héliocentrique de l’Univers), sachant pertinemment que ses thèses allaient susciter l’ire des théologiens. Il n’est donc pas surprenant que son ouvrage ait été dénoncé sans qu’il n’y ait « de suite à cette dénonciation » [43]. Le livre de Copernic marque le début d’une nouvelle ère dans l’affrontement (puisque c’est bien de cela dont il s’agit) entre sciences et religions. Le cas de Galilée devient emblématique de la censure théologique et de la tentative ecclésiale de contrôler les connaissances produites par les savants. Yves Gingras retrace avec une très grande précision les différentes étapes du combat que Galilée a engagé contre les prétentions religieuses à maîtriser le discours scientifique. Le savant italien est persuadé de la justesse du modèle héliocentrique de l’Univers proposé par Copernic. Ses observations astronomiques à la lunette l’ont convaincu qu’il ne s’agit pas d’un simple modèle mathématique, mais bien d’une description exacte des phénomènes célestes. Outre la publication de ses observations dans le Sidereus Nuncius en 1610, Galilée s’emploie à défendre la position copernicienne dans « une lettre adressée à la grande-duchesse de Toscane, Christine de Lorraine » [50]. L’enjeu pour l’astronome et physicien italien est de répliquer sur le plan théologique à ceux qui prétendent qu’au nom des Saintes Écritures il est impératif de s’en tenir à un modèle géocentrique de l’Univers. C’est toute la hiérarchie médiévale des disciplines qui doit être remise en question, la théologie régnant au sommet jusque-là. Galilée entend défendre une certaine autonomie des pratiques scientifiques qui ne peuvent être totalement inféodées à un texte sacré et à ses lectures herméneutiques.
Le savant italien est dénoncé auprès du tribunal de l’Inquisition une première fois en 1615 « en raison de ses opinions coperniciennes » [63]. Les autorités théologiques tiennent à rappeler que le modèle héliocentrique est hérétique. Il est demandé à Galilée de ne plus enseigner ou défendre la thèse de Copernic. L’autonomie de la science est donc encore très relative puisque les tentatives, comme celle de Galilée, pour tenir un discours savant divergent de celui des théologiens sont immédiatement sanctionnées. Si l’ouvrage de Copernic n’avait d’ailleurs fait l’objet, jusque-là, d’aucune condamnation officielle, ce premier procès de Galilée est l’occasion d’une mise à l’Index de tous « les ouvrages portant sur le mouvement de la Terre » [67]. L’ensemble de la communauté astronomique est évidemment concerné par cette censure ecclésiale. Kepler – qui est protestant – défend très clairement une stricte séparation des sciences et des religions (alors que Galilée avait pu suggérer quelques accommodements possibles). C’est bien d’une préséance de discipline dont il s’agit puisque les théologiens prétendent, de leur côté, pratiquer une « science architectonique » [75], capable d’envelopper et de contrôler toutes les autres (dont l’astronomie). Galilée voit en l’élection du pape Urbain VIII – proche de lui et intéressé par ses travaux savants – l’occasion de défendre ses propositions héliocentriques. Il négocie directement avec le nouveau pape la possibilité de publier un ouvrage présentant tous les systèmes astronomiques sans partialité. Mais le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, publié en 1632 va susciter l’ire des théologiens – et du pape lui-même. Le procès de 1633 se termine par la condamnation de Galilée qui ne devra plus quitter sa résidence et, surtout, ne plus évoquer l’héliocentrisme. Même si cette histoire du procès de Galilée est bien connue des historiens des sciences, la longue reprise des arguments de tous les acteurs permet, dans la perspective d’une restitution des enjeux conflictuels du rapport entre sciences et religions, de souligner l’irréductibilité principielle de ces deux ensembles de pratiques.
La démonstration d’Yves Gingras, appuyée, dans le deuxième chapitre, sur les sources historiques de l’Inquisition, est éclairante, surtout lorsque l’historien et sociologue des sciences la met en regard des longs atermoiements de l’Eglise à l’endroit, précisément, de l’héliocentrisme et de cette censure exercée sur la pratique scientifique. Yves Gingras parle, à propos de Copernic et de Galilée de « deux épines au pied des papes » [99], tant la position des papes sur les jugements prononcés a longtemps consisté à ne rien renier de l’essentiel (à savoir que la théologie a un droit sur le discours scientifique). Tout au long de l’époque moderne, Peiresc, Leibniz et les auteurs de l’Encyclopédie n’auront de cesse d’exiger une position moins brutale de l’Inquisition et des autorités théologiques. L’Eglise, a, rappelle Yves Gingras, une « politique de petit pas » qui « consiste à ne pas attirer l’attention sur des gestes pouvant être interprétés comme un aveu d’erreur » [113]. Ce n’est donc que par touches successives que le jugement initial sera peu à peu défait. La réhabilitation de Galilée, commencée dans l’entre-deux-guerres, n’aboutit, véritablement qu’en 1992, lorsque Jean-Paul II reconnaît les erreurs de l’Eglise, même si l’argumentation pour y parvenir reste amphigourique.
Cette sociologie historique de la condamnation de Galilée a le mérite de retracer sur le long terme une agonistique résolue et réitérée. Les théologiens n’ont pas trempé leur plume dans l’encre du consensus en condamnant Galilée et la lente contrition de l’Eglise à l’endroit de ce jugement justifie d’autant plus le fait qu’il est absolument impossible de parler d’un dialogue entre sciences et religions.
Yves Gingras poursuit sa réflexion, dans le chapitre 3, en retraçant (par-delà l’exemple paradigmatique de l’héliocentrisme) le lent mouvement de « sécularisation » [136] des pratiques scientifiques. C’est à partir du xvii e siècle qu’un patient travaille d’exclusion de certains discours des cénacles savants est mené. Les académies refusent que les questions politiques et religieuses entrent en jeu dans les discussions sur les expériences ou les observations scientifiques. Cependant, les tensions sont nombreuses : ainsi la British Association for the Advancement of Science (créée en 1831) était par exemple critiquée par le pasteur John Henry Newman (qui se convertira plus tard au catholicisme) pour son « exaltation » de la raison [141]. Yves Gingras précise très justement que ce mouvement de sécularisation ne dit rien, bien sûr, des convictions personnelles des savants : il s’agit bien d’un phénomène institutionnel qui réorganise les structures socio-épistémiques du champ scientifique. Dans le rapport de force engagé, l’Eglise ne désarme pas et la perpétuation d’une « théologie naturelle » capable de réconcilier la science et la croyance est le signe d’une volonté toujours réaffirmée d’imposer le cadre religieux comme matrice de toutes les pratiques. Dans l’Angleterre des XVII e et XVIII e siècles, la théologie naturelle est notamment défendue par les physiciens Robert Boyle et Isaac Newton. Par la suite – et jusqu’au XIX e siécle – les tentatives se multiplient pour montrer que « les découvertes scientifiques récentes sont en accord avec la religion chrétienne » [152]. Les tentatives d’échapper à cette conciliation forcée sont vouées à l’échec. Ainsi Buffon, qui dans ses explications géologiques laisse le Déluge en dehors des effets naturels sans en nier la réalité, doit-il « contorsionner » ses explications pour ne présenter que des hypothèses. L’ouvrage de Darwin, L’Origine des espèces, est aux prises avec les mêmes critiques, même si son auteur se contente d’étudier les espèces animales (et pas l’être humain). Il abordera toutefois la question dans son ouvrage La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, paru en 1873. Darwin exclut Dieu de ses explications et envisage même une sorte d’histoire naturelle de la croyance en Dieu [183].
Yves Gingras examine ensuite, tout au long du quatrième chapitre, les procédures de censure religieuse qui ont pris les sciences pour objet. Lorsque l’autocensure des savants (Descartes après la condamnation de Galilée) ne suffit pas, d’autres autorités prennent le relais. Ainsi l’université de Louvain, à la fin du XVII e siècle réclame le silence d’un de ses professeurs Martin Étienne van Velden, trop empressé à parler d’héliocentrisme. Et de son côté, l’Inquisition continue, tout au long de l’époque moderne, son incessant travail de mise à l’Index (sur des rythmes parfois différents) : les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle sont interdits de même que L’Astronomie des dames de Jérôme Lalande.
Cette reconstitution socio-historique de l’affrontement entre sciences et religions se prolonge, dans le chapitre 5, par une analyse très fine de la tentative (récente) de minimiser les conflits (réels et nombreux) entre les deux ensembles de pratiques au profit d’une chimérique exaltation du dialogue. Dès la fin du XIX e siècle, on assiste à une tentative religieuse de valorisation du consensus avec les sciences – en dépit de toutes les productions qui, depuis 1820, mettent l’accent sur l’irréductibilité des sciences et des religions et insistent, elles, sur les confrontations. La montée en puissance du thème du « dialogue » entre sciences et religions est, pour Yves Gingras, le produit d’une « convergence de plusieurs courants idéologiques » [286] : la volonté de l’Église de valoriser le dialogue (par des revues notamment), l’association avec des thèses New Age, le postmodernisme des années 1980 ont participé de cette tentative d’effacement des rapports agonistiques.
Surtout – et c’est à mon sens l’un des grands apports du livre – Yves Gingras met en exergue le rôle joué par la Fondation Templeton qui investit massivement dans des ouvrages, des rencontres, des manifestations pour, systématiquement, insister sur le dialogue, le consensus, les échanges, la compatibilité entre sciences et religions. Et ce ne sont pas seulement des chercheurs marginaux ou égarés qui suscitent l’intérêt de la Fondation : la Société royale de Londres a reçu des subsides pour mener des « conférences sur la nature de la connaissance, thème juste assez vague pour suggérer des liens avec la religion et la spiritualité » [294]. Retraçant l’activité de la fondation (en s’appuyant sur ses productions, sur les subventions qu’elle a allouées, sur les prix qu’elle a distribuées), Yves Gingras invite à questionner plus avant le rôle de ces structures de promotion du dialogue qui, à proximité des institutions scientifiques profitent de leurs faiblesses budgétaires pour diffuser leur idéologie. Il y a là, probablement, matière à une enquête ethnographique, qui permettrait de saisir, en France notamment, toutes les ramifications de cette entreprise de promotion du consensus entre sciences et religions.
Yves Gingras montre, dans les sixième et septième chapitres, que, d’un point de vue argumentatif, le dialogue entre un croyant et un scientifique est proprement impossible : la vérité révélée ne peut s’accommoder d’une vérité toujours potentiellement remise en question par de nouveaux travaux, de nouvelles recherches ou de nouvelles expériences. Il semble que les velléités théologiques du dialogue s’enracinent dans une sorte d’idéal : les sciences « doivent s’ouvrir à ce qui les dépasse » [313]. Injonction pour le moins curieuse puisqu’elle suppose qu’il existe une réalité cachée que seul le Mystère du Divin peut révéler. C’est donc toujours en positionnant la religion comme puissance d’explication maximale que les tenants du dialogue invitent au consensus. Les scientifiques eux-mêmes donnent parfois des gages à ces tentatives d’enrôlement – et Yves Gingras dresse la liste des physiciens tentés par le mystico-théologique.
Cet ouvrage propose donc à la fois une sociologie historique informée des affrontements séculaires entre les sciences et les religions et de précieuses ressources pour repérer les pièges d’une invitation au dialogue faisant fi des réalités historiques comme de l’incommensurabilité des positions pratiques et méthodologiques. En conclusion, Yves Gingras rappelle que la science comme entreprise collective vise à la production de l’objectivité par « l’intersubjectivité des connaissances » [388]. Surtout, l’ouvrage constitue une salutaire remise en question des flous trop souvent entretenus autour des compatibilités (totalement impossibles) entre sciences et religions. De façon générale – et les Science and Technology Studies ont de ce point de vue une certaine responsabilité – les appels incessants au dépassement des frontières, aux hybridités – les sciences chrétiennes ou islamiques – et aux confusions ont rendu plus difficile le travail des chercheurs (historiens ou sociologues) qui tentent de mesurer dans leurs études l’efficace heuristique des séparations entre activités et des autonomies (relatives) entre champs de compétences. Il est donc essentiel – comme le fait l’ouvrage d’Yves Gingras – de rappeler que les frontières entre ensembles de pratiques différentes sont non seulement historiquement constituées mais aussi socialement et politiquement nécessaires.