1. Introduction
La Lettre aux Hébreux fait partie de l'effort néotestamentaire pour comprendre l’évènement du Christ et ce qu'il a accompli pour ceux qui croient en lui. Comme une large part du Nouveau Testament, elle s'attache à comprendre l'action du Christ à la lumière des écritures juives, qui forment la référence d'arrière-plan pour la jeune Église. L’Épître se singularise en concentrant sa réflexion sur le système cultuel et sacerdotal. Ce dernier n'est certes pas absent dans le reste du Nouveau Testament,Footnote 2 mais Hébreux est le seul écrit néotestamentaire à lui consacrer de longs développements doctrinaux.Footnote 3
Il est largement admis que l’Épître présente Jésus à la fois comme sacrifice et comme sacrificateur ultime. Il y a par contre de larges discussions sur ce que l’Épître tire effectivement des notions de consécration, de prêtrise, de sanctification, purification, rachat, de présentation du sang, etc. Dans le présent article, nous nous concentrerons sur l'action du Christ comprise en termes sacerdotaux, plus que sur les qualifications qui lui permettent de remplir le rôle de prêtre selon l'ordre de Melchisédék. En particulier, nous nous intéresserons aux notions de purification et de rachat. Ces catégories sont utilisées par l’Épître pour caractériser l’œuvre du Christ, mais il y a débat sur la manière de comprendre leur emploi.
Une contribution récente à l'interprétation d'Hébreux est celle de David M. Moffitt. Moffitt se base entre autre sur les idées de Jacob MilgromFootnote 4 au sujet de la purification. Pour Milgrom, le dénominateur commun de l'impureté est le lien avec la mort, et la sainteté représente la vie. Le sang a pouvoir pour purifier parce qu'il représente la vie (Lv 17.11). Moffitt s'intéresse particulièrement au rôle de la résurrection dans l’Épître, et pour lui c'est la qualité de vie impérissable acquise par la résurrection que Jésus présente dans le sanctuaire céleste et qui a pouvoir pour purifier. Lorsque la lettre parle de « s'offrir lui-même », il s'agirait de la présentation du corps et de la vie ressuscitée du Christ dans les cieux.
Moffitt observe la confluence du vocabulaire du péché et de l'impureté dans la lettre aux Hébreux. Pour lui, le mécanisme qui explique l'efficacité de l’œuvre du Christ en termes de souillure inclut son efficacité en termes de péché, ce dernier étant compris comme souillure morale.Footnote 5 Le péché serait rattaché au monde de la mort, et la présentation d'une vie serait ce qui en libère.
Un des accents de la position de Moffitt est de distinguer fortement entre la mort du Christ et l'obtention de la rédemption.Footnote 6 Si la mort est impureté, le sang présenté par Christ ne peut représenter sa mort, car ce serait souiller le sanctuaire céleste. De plus, la présentation du sang dans le sanctuaire se produit subséquemment à la résurrection, elle est donc séparée temporellement de la mort.Footnote 7 Moffitt se base aussi sur la description des sacrifices vétérotestamentaires et de leurs rituels. Selon lui, l’élément central des sacrifices pour le péché et en particulier Yom Kippour est la présentation du sang dans le sanctuaire ; la mise à mort de l'animal n'en est qu'un acte préparatoire, dépourvu de signification rédemptrice. Dans le schéma de Moffitt, la mort de Jésus n'est pas sans importance, mais elle sert de préparation à l’élément essentiel qui est la présentation du sang ; elle met en marche une série d’évènements qui amènent à la rédemption, mais cette dernière ne s'y réduit pas.Footnote 8 Plus précisément, elle est un élément nécessaire au processus, mais n'est pas le moment où la rédemption est obtenue, ni un élément particulièrement porteur de sens.
Ces différentes propositions méritent d’être évaluées face au texte de la lettre. Notons en particulier la remarque de N. J. Moore dans sa recension :
Secondly, is Jesus' death no more than the event which ‘set into motion the sequence’ leading to atonement (p. 299 and passim)? Moffitt appears keen to maintain the importance of Jesus' death but at the same time can describe it only as a necessary first step. Yet Heb. 2:14 presents a view of Jesus' death in the Christus Victor model. Also, other attestation of the early Christian (ἐφ)άπαξ tradition (Rom. 6:10; 1 Pet. 3:18) clearly portrays Jesus' death as ‘once-for-all’, and not his heavenly offering. Of course, Hebrews could have developed this tradition in a different direction, but the connections here would bear further investigation.Footnote 9
Le présent article visera donc à déterminer si les propositions de David M. Moffitt rendent bien compte de la logique d'Hébreux. Bien entendu, cette démarche implique de prendre position sur cette logique, ce que nous ferons également. La question soulevée par Moore sur la place de la mort du Christ dans l’Épître et dans l'ouvrage de Moffitt occupera une place importante.
Il n'est pas le lieu ici de traiter exhaustivement des débats sur l'interprétation des textes sacerdotaux de l'Ancien Testament. Par contre, nous nous attacherons à voir de quelle manière Hébreux emploie ces concepts, et si l'interprétation proposée par Moffitt est cohérente au sein même d'Hébreux. Il est bon à ce sujet de rappeler l'avertissement de Stephen R. Holmes : « Certainly, he [the author of Hebrews] presumed what he thought Leviticus said ; the extent to which this is the same as what we think Leviticus says is a matter for investigation, not presumption, however. »Footnote 10 En cela, la question de l'interprétation correcte à donner au Lévitique peut rester distincte de la question de l'emploi des concepts lévitiques par Hébreux.
Notre thèse dans le présent article sera que, dans l’Épître aux Hébreux, les notions liées à la purification servent d'image au traitement du péché compris comme une catégorie morale. Nous nous distançons donc d'une lecture où l'opposition entre vie et mort domine la compréhension de la souillure, et où le péché est englobé dans cette catégorie. En outre, nous soutiendrons que la vertu du sang est liée au fait qu'une vie a été donnée dans la mort, et non à une vertu vivificatrice du sang. Nous soutenons également que la résurrection du Christ est déterminante pour son rôle continuel de médiateur, mais pas pour la teneur de son offrande présentée à Dieu.
Notons encore que ces questions ne sont pas dépourvues d'impact en théologie systématique. La question du mode et du moyen du salut est bien entendu cruciale pour la théologie chrétienne. D'autre part, cet article autant que l'ouvrage de Moffitt s'inscrit dans un large questionnement sur le sens et la validité des imageries sacrificielles.Footnote 11 Le présent article restera focalisé sur Hébreux à un niveau exégétique, mais l'intérêt de discuter ces questions va au-delà.
2. Purification, sanctification, rachat
2.1 La confluence du vocabulaire
Dès son ouverture et sa présentation du Fils, l’Épître annonce « ayant fait purification des péchés, il s'est assis à la droite de la majesté dans les lieux élevés » (He 1.3). La purification des péchés fait ainsi partie des thèmes que l’Épître compte aborder. On voit là une première indication du rapprochement entre thématique de la pureté et thématique du péché.
Lors de la première mention du thème de la prêtrise (2.17), le rôle du Christ est présenté comme « faire propitiation (ἱλάσκεσθαι) pour les péchés ». Pour le sens de ἱλάσκεσθαι, relevons avec Ceslas Spicq qu'il s'agit de « rendre Dieu propice ou favorable aux hommes » (dans un contexte marqué par le péché, ajouterons-nous;Footnote 12 dans les psaumes, le verbe est suivi d'un datif de respect (ταῖς ἁμαρτίαις/ἀσεβείαις), ou prend directement l'impiété comme objet à l'accusatif (65.4)). Le verbe « désigne aussi un rite prescrit par Dieu pour supprimer les effets du péché ; le prêtre en est le sujet ».Footnote 13 Précisons que dans ce sens, c'est ἐξιλάσκεσθαι qui est utilisé.Footnote 14 Dans les deux nuances, il s'agit de rendre l'hébreu כִפֶּר. Notons qu’ἱλάσκεσθαι n'est pas un terme qui reviendra dans l’Épître, pourtant son apparition en 2.17 montre déjà un lien entre cette notion et ce qui sera présenté par la suite.
Ces premières mentions de la prêtrise et des péchés ne sont cependant pas développées immédiatement, selon l'habitude de l’Épître d'anticiper ses thématiques bien avant de les exposer plus complètement.
He 8.3 en vient à l'idée que Jésus, comme prêtre, doit avoir quelque chose à offrir ; mais là encore l'idée n'est pas développée. C'est au chapitre 9 que l'auteur va réellement commencer à développer la notion d'offrande et ce qu'elle est supposée apporter. En 9.6–10 l'auteur rappelle l'entrée annuelle du grand-prêtre uniquement dans le lieu très saint, jamais dépourvu de sang pour ses fautes et celles du peuple. La répétition des offrandes montre que leur résultat n'est pas définitif, et le fait que seul le grand prêtre entre montre que l'accès au lieu saint n'est pas ouvert.
Les versets 11–14 sont très denses. Le rapport entre l'offrande du Christ et les rites anciens y est présenté sous la forme d'une comparaison du moindre au plus grand, que l'auteur affectionne. Christ entre dans une tente qui n'est pas de cette création. Il le fait non au moyen de sang animal, mais avec le sien propre. Le sang animal et les cendres de la génisse sanctifient en vue de la pureté de la chair, mais le sang du Christ purifie la conscience des œuvres mortes.Footnote 15 Notons que l'auteur semble utiliser ἁγιάζειν et καθαρίζειν de manière indifférenciée, comme ont le voit au v. 13. L’Épître utilise le vocabulaire de la purification, mais il faut noter qu'elle utilise aussi le vocabulaire du rachat : λύτρωσις au v. 12 et ἀπολύτρωσις au v. 15.
C'est pour cela que MoffittFootnote 16 peut parler, à raison, d'une quasi-fusionFootnote 17 des langages de la purification et du rachat dans Hébreux, qu'il affirme voir se retrouver dans la littérature du Judaïsme Second Temple et en particulier à Qumrân. Mais cela n'est pas simplement une confusion mentale de l'auteur et de son époque. D'importants rapprochement peuvent être montrés entre ces deux thématiques dans le Pentateuque, comme nous allons nous y attarder quelque peu en nous appuyant sur le travail de Jay Sklar.
2.2 Purification et rançon
Sklar, en s'appuyant sur d'autres auteurs, distingue entre impureté mineure, impureté majeure, péché involontaire et péché volontaire. Il relève en particulier des similitudes entre impureté majeure et péché involontaire ; les deux souillent, ce qui nécessite une purification ; les deux mettent en danger la personne, ce qui nécessite une rançon.Footnote 18 Pour l'idée de rançon, Sklar utilise plus précisément l'hébreu כֹּפֶר, lié étymologiquementFootnote 19 avec כִפֶּר. Sklar résume l'idée de כֹּפֶר en quatre points :
-
• la partie coupable est libérée d'une punition ;
-
• la partie offensée est libre d'accepter le כֹּפֶר au lieu de la punition ou pas ;
-
• la punition est atténuée en ce qu'il y a toujours punition, mais moindre qu'attendue ;
-
• la partie offensée est considérée comme apaisée, ce qui restaure la relation.Footnote 20
Au final, Sklar relève que le verbe כִפֶּר peut dénoter aussi bien la purification qu'un כֹּפֶר pour atténuer une punition, et que dans de nombreux cas le verbe recouvre les deux fonctions. Sklar note aussi le rôle important du sang dans le fait de כִפֶּר ; c'est le sang qui a pouvoir à la fois de purifier et de servir de rançon. Particulièrement intéressant est le fait que le sang a vertu pour כִפֶּר à cause de la vie qu'il contient, en tant que rançon, vie à la place d'une vie.Footnote 21 Ce lien avec la notion de rançon est reconnu par Moffitt, qui cependant va principalement retenir le fait que le sang contient la vie, en laissant de côté quel rôle la vie joue dans ce mécanisme.Footnote 22
Il faut ainsi constater que le seul verset dans le Lévitique qui donne une logique pour le rôle de sang dans le sacrifice (Lv 17.11) met l'accent fortement sur l'idée que le sang représente la vie donné comme rançon.Footnote 23
En bref, si l'on peut considérer en première approximation que le péché met en danger et requière une rançon, et que l'impureté souille et nécessite une purification, les deux catégories ne sont pas imperméables, et le terme de כִפֶּר peut s'appliquer au deux. MoffittFootnote 24 s'accorde avec Sklar pour reconnaître la proximité entre rançon et purification, mais lorsqu'il passe à ce que Christ accomplit, la notion de rançon disparaît pratiquement au profit de sa vision de la purification.
Précisons maintenant quelque peu la manière dont le vocabulaire du rachat et de la rançon est utilisé dans l’Épître. Nous avons noté l'emploi de λύτρωσις en He 9.12 ; habituellement, dans la LXX ce mot traduit des termes liés aux racines גאל ou פדה, qui ont trait au rachat ou à la libération dans un sens général. Selon Sklar,Footnote 25 פדיון et פדוים en particulier sont bien rendus par rançon et partagent les caractéristiques de כֹּפֶר, sauf que la partie rachetée n'est pas forcément fautive. En Ps 48.9 LXX (49.8) cependant, λύτρωσις rend כֹּפֶר, ou un terme employé comme son synonyme.
Le sens de λύτρωσις en He 9.12 n'est pas beaucoup précisé par le contexte, par contre au v. 15, ἀπολύτρωσις, qui n'est pas utilisé dans la LXX, est rattaché à une mort et aux fautes commises sous la première Alliance. La mort est la sanction que l'Alliance demande pour ses transgresseurs, et la mort du Christ est la peine acceptée en remplacement de cette sanction.Footnote 26 L'usage de ces deux termes proches en 9.12, qui se réfère à l'entrée dans les lieux saints au moyen du sang, et 9.15, qui se réfère à une mort comme élément essentiel du rachat et de la possibilité d’être médiateur, doit être pris en compte à l'heure d’évaluer combien Hébreux sépare ou regroupe ces différents concepts.Footnote 27
Ayant précisé les rôles respectifs de ces différentes logiques, revenons plus en détail sur la manière dont Hébreux les utilise. Outre l'emploi du vocabulaire et de la logique de la rançon, l’Épître montre un rapprochement des thèmes en ce que la purification dans son accomplissement est rattachée non plus à la souillure mais au péché.
En effet, si 9.23 parle d'une purification des réalités célestes, 9.26 parle d'une abolition du péché. Et 9.28 reprend explicitement le vocabulaire d'Esaïe 53Footnote 28 (v. 12 en particulier) : Jésus s'est offert pour porter le péché de beaucoup. Notons que Moffitt ne discute jamais cette notion d’ἀνενεγκεῖν ἁμαρτίας (9.28), qui nous semble difficile à intégrer dans son schéma.
En 10.1–4 à nouveau, ce que le culte ancien était impuissant à faire est exprimé par les expressions suivantes :
-
• rendre parfait ;
-
• ne plus avoir conscience des péchés ;
-
• purifier une fois pour toutes ;
-
• ôter les péchés.
On voit là que ces diverses notions sont mises en parallèle, utilisées pour décrire des réalités semblables, voire la même réalité. En 10.11, une nouvelle mention précise que les sacrifices multiples ne peuvent jamais ôter les péchés. A l'opposé, Jésus offre un sacrifice pour les péchés, par lequel ceux qu'il sanctifie sont rendus parfaits à perpétuité (10.14). Ainsi, la purification, la perfectionFootnote 29 et la conscience sont toutes mises en lien avec la problématique du péché.
Notons encore que la grande exposition centrale se finit par un rappel de la citation de Jérémie 31 et la mention du pardon des péchés (10.18), montrant l'importance de ce thème dans le développement.
Il est donc clair que quand l’Épître parle de purification, le problème qui est en vue est celui du péché. Lorsque l’Épître parle pour le temps présent, elle ne mentionne pas d'autre source de souillure. La notion d'impureté rituelle est essentiellement absente de la réflexion au sujet du ministère accompli du Christ, il n'est question que du péché et des fautes, bref de souillure morale.Footnote 30 Il n'est pas anodin que l’Épître situe le lieu de la purification à accomplir dans les consciences, là où le culte ancien s'arrêtait à la chair.Footnote 31
Notons encore un autre élément. La critique prophétique contre les sacrifices mettait en opposition les actes rituels avec le comportement éthique. He 10.5–10 reprend la critique du Ps 40.7–9, critique extensive qui vise les principaux types de sacrifice et les place en contraste avec l'accomplissement de la volonté de Dieu. L’Épître attribue au Christ le fait de faire la volonté divine, mais associe cette obéissance avec l'offrande de son corps (10.10). Comme le relève Albert VanhoyeFootnote 32 , son caractère de libre obéissance humaine lui donne un rapport particulier avec nos consciences humaines, qui résulte en la sanctification, ouvrant l'accès à Dieu.
Par ailleurs, la mort est présentée comme une puissance ennemie (He 2.14–15),Footnote 33 mais jamais comme la source ou la réalité de l'impureté, ce à quoi on s'attendrait dans la lecture de Moffitt.
Il convient encore de détailler quelque peu la manière dont le sang est utilisé dans l’Épître, et l'importance de cela pour trancher entre les interprétations possibles.
3. Le sang, vie disponible ou mort symbolisée ?
Une vue courante de la signification du sang dans Hébreux, largement défendue par P. E. Hughes,Footnote 34 est que les références au sang du Christ sont des références à sa mort sur la Croix.
A l'inverse, cela est remis en cause par Moffitt.Footnote 35 Pour Moffitt, le moment crucial de la rédemption est la présentation du sang du Christ devant Dieu, et sa mort en est un prélude nécessaire, mais pas le moment-clé de l'action sacrificielle.
Il soutient en effet que « The death or slaughter of the victim, while necessary to procure the blood/life that is offered, has no particular atoning significance ».Footnote 36
Comme mentionné, Moffitt part du principe que le sang représente la vie et que l'impureté est liée à la mort, et que le sang appliqué sur l'autel effectue la purification. Il insiste sur l'idée que Jésus présente son sang dans le sanctuaire céleste,Footnote 37 et qu'il ne le ferait certainement pas si le sang symbolisait la mort, qui constitue une impureté.Footnote 38
Cela nous semble une mécompréhension singulière de la position concurrente. Lorsque l'on considère le sang de Jésus comme représentant sa mort, il ne s'agit pas de valoriser la mort comme telle. La mort a une valeur en tant que don d'une vie.Footnote 39 Le don de la vie implique la mort de son propriétaire, et c'est ce que le sang symbolise ; le sang est la vie, mais si le sang est séparé du corps de son propriétaire, c'est que ce dernier est mort.Footnote 40 Comme le dit Johnson,Footnote 41 « The shedding or effusion of blood is ritual synecdoche for the offering of one's life. » Cela est parfaitement cohérent avec la logique de la rançon : le sang a pouvoir pour כִפֶּר en ce qu'il implique qu'une vie a été donnée pour le fournir.
Sur le fond, MoffittFootnote 42 doit bien reconnaître qu'en 9.15–22 (et en particulier au v. 18), le langage du sang est rapproché de celui de la mort, mais il contourne l'obstacle en admettant des liens indirects (la mort comme prérequis de la rédemption.)Footnote 43 À notre sens, il néglige encore deux importants parallèles qui montrent que l’Épître identifie bien la mort de Jésus avec son offrande : entre 9.25 et 9.26, il y a mise en parallèle de πολλάκις προσφέρῃ ἑαυτόνFootnote 44 et de πολλάκις παθεῖν, et de même ἅπαξ ἀποθανεῖν et ἅπαξ προσενεχθείς en 27 et 28. L'unicité de l'offrande du Christ est mise en lien avec l'unicité de la mort humaine, de même l'emploi de παθεῖν en 9.26 porte la nuance « subir la mort ». Footnote 45 L’Épître fait donc bel un bien un grand rapprochement entre l'offrande et la mort du Christ. Notons que Moffitt comprend l'impossibilité pour Jésus de souffrir plusieurs fois par le fait qu'il possède après sa résurrection une vie qui ne peut plus subir la mort, il accepte donc le lien entre souffrance et mort.Footnote 46 La résurrection explique que Jésus ne puisse pas souffrir et mourir à nouveau, fort bien. Mais Moffitt ne dit pas en quoi l'impossibilité de mourir plusieurs fois empêche de s'offrir plusieurs fois, et pour cause : la conclusion logique est que la mort est l'offrande, ou tout du moins que la mort donne valeur à l'offrande. Jésus ressuscité garde sa qualité de vie ressuscitée, rien ne l'empêche de la présenter à nouveau devant Dieu, voire de la présenter constamment. Cela n'est cependant pas le langage de l’Épître, qui insiste sur le caractère unique de cette offrande.
Il faut aussi noter que dès 9.23 et jusqu'en 10.19, le terme sang n'est plus utilisé que pour le culte ancien. L'auteur développe encore l'offrande du Christ et ses effets, mais en terme de mort, d'offrande de lui-même, et de « porter les péchés ». Si l'offrande du sang en terme de purification rituelle était le point crucial, l'auteur n'en dévierait pas. À l'inverse, il montre ici que le sang valait comme référence à l'offrande de la vie et de la personne du Christ.
Moffitt souligne aussi que les descriptions vétérotestamentaires des rituels, et du Yom Kippour en particulier donnent bien plus de détails sur la manipulation du sang que sur la mise à mort des animaux, d'où il déduit que le point culminant du Yom Kippour est la présentation du sang et non la mort.
Pour Moffitt, la mise à mort de l'animal est dépourvue de signification sacrificielle. Un animal dont le sang n'est pas appliqué sur l'autel ne constitue pas un sacrifice.Footnote 47 Moffitt souligne aussi que dans le processus des sacrifices, la mise à mort de l'animal fait l'objet d'une description bien moins détaillée que la manipulation du sang.Footnote 48 Il se réfère également au rouleau du TempleFootnote 49 (16.14–15 ; 26.6–7) pour souligner l'importance du sang dans le rituel. En soi, nous ne contestons pas l'ampleur relativement plus grande des descriptions de la manipulation du sang par rapport à la mise à mort.
De là, Moffitt (à la suite d'autres auteurs) déduit que le moment caractéristique du sacrifice est l'application du sang.
En partie, il y a là une évidence : c'est la manipulation du sang qui manifeste dans quel but l'animal a été mis à mort ; il y a bien des raisons profanes de tuer un animal, et c'est la présentation du sang sur l'autel manifeste le don d'une vie à Dieu. La mort ne peut pas être présentée comme élément distinctif des sacrifices, puisqu'elle se produit en d'autres circonstances. De même, l'absence de détail sur la manière de la mise à mort n'est pas surprenante, les israélites savaient suffisamment ce que signifie égorger un animal. Il faut cependant être prudent avant de tirer de là que la mort n'a pas de signification pour la rédemption. Notons qu'il est relativement aisé d'obtenir du sang sans mettre à mort un animal ; si la disponibilité de la substance était la seule condition nécessaire pour la purification, la mise à mort de l'animal est un gâchis. À l'inverse, l'application du sang ne peut représenter le don d'une vie (nécessaire si l'expiation est bien le don d'une vie en rançon à la place d'une autre) que si il a réellement été obtenu par une mise à mort.
Bien entendu, il y a plus que cela. Le sanctuaire est le lieu de la présence de Dieu, la mise en place d'une classe sacerdotale accédant dans le sanctuaire permet d'affirmer ou de symboliser que le sacrifice a une efficacité devant Dieu. Moffitt reprend aussi l'idée de Milgrom selon laquelle c'est le sanctuaire qui est souillé par les péchés du peuple et qui doit être purifié par l'application du sang.Footnote 50
De fait, He 9.23 affirme que des réalités célestes doivent être purifiées, comme l’étaient les objets du culte. L’Épître poursuit en affirmant que Christ n'entre pas dans un sanctuaire fait de main d'homme, mais dans les cieux même, devant la face de Dieu. Il convient alors de se demander : y a-t-il d'après l'auteur un autel dans le ciel qui soit souillé par les péchés humains et que Christ doive purifier ? Ou bien la question de l'entrée dans le sanctuaire est-elle une question d'accès à Dieu, une question d'obtenir la rédemption auprès de Dieu lui-même ? À notre sens, la réalité ultime est la présence divine, et le sanctuaire en est une métaphore. L’Épître parle à plusieurs reprise des consciences humaines comme lieu à purifier, mais l'imagerie du sanctuaire permet de rappeler que le péché est également pris en compte par Dieu et que l'action du Christ ne se limite pas à la sphère humaine, mais parvient jusqu’à Dieu lui-même.
4. La vie ressuscitée du Christ
En accord avec son intérêt pour la résurrection dans l’Épître aux Hébreux, Moffitt met les mentions de Jésus s'offrant lui-même en lien avec la vie ressuscitée du Christ. Il voit les mentions du sang et de « lui-même » comme pratiquement équivalentes,Footnote 51 ce à quoi nous nous accordons. En suivant l’équation sang = vie, Moffitt soutient que « Jesus' living presence in heaven, predicated on the resurrection and ascension of his human body, was the sacrifice he offered to God in the heavenly holy of holies. »Footnote 52 . En soi, nous ne cherchons pas querelle à Moffitt pour son affirmation de la résurrection en Hébreux. Que l'exaucement mentionné en He 5.7–10 renvoie à la résurrection « hors de la mort », que la possession d'une vie sans fin distingue Jésus des prêtres aaronides, nous en sommes convaincus (voir He 7.23, 24, par exemple).Footnote 53 Nous ne mettons pas non plus en doute que l'incarnation s'est poursuivie après la résurrection, que Jésus comme prêtre est toujours un homme participant à la chair et au sang. La présence continuelle de Christ dans les cieux est certes très importante pour son rôle de médiateur et de précurseur. Mais justement, les références à la vie perpétuelle du Christ sont principalement rattachées à son office sacerdotal.Footnote 54 Cela n'est pas une broutille, et il est certain que, dans la logique de l’Épître, si Jésus n'avait pas les qualités qui lui permettent d'entrer dans la présence véritable de Dieu, sa mort n'aurait pas qualité d'offrande et ne pourrait prétendre à nulle efficacité.
Par contre, l’Épître ne donne pas de base solide pour rattacher la résurrection au contenu de l'offrande du Christ, hormis l'interprétation du « sang » discutée plus haut. Il nous semble donc plus que douteux d'affirmer que c'est la vie ressuscitée du Christ qu'il offre pour la rédemption. D'une part, même en admettant que la mort de l'animal (ou la personne) sacrificiel n'a pour but que de rendre disponible le sang, c'est à dire la vie, le sang rendu disponible par la mort du Christ est le sang de sa vie terrestre incarnée avant la résurrection. Prendre au final ce sang comme symbolisant la vie ressuscitée du Christ semble étirer la métaphore plus loin qu'il n'est possible : Jésus offrirait un sang rendu disponible par sa mort, dont la qualité aurait changé suite à la résurrection pour devenir l'expression de sa vie ressuscitée.
D'autre part, comme nous l'avons dit, l’Épître fait bien un rapprochement direct entre la mort et l'offrande du Christ. A notre sens, ce que Christ présente est bien sa vie humaine, offerte au moment de sa mort. La proposition de Moffitt trouve en fait bien peu de support dans l’Épître même, et a besoin de l'identification entre impureté et mortalité proposée par Milgrom pour tenir. Rappelons que cette dernière est une tentative d'identifier les raisons derrière le système lévitique, qui ne sont jamais explicitée dans les textes eux-mêmes.Footnote 55 Indépendamment de la validité de cette compréhension pour le Lévitique dans son cadre d'origine, il resterait à démontrer que l'auteur de la lettre aux Hébreux comprenait de la même manière le système vétérotestamentaire, et de cela il n'y a pas de démonstration convaincante.Footnote 56 La possession de la vie éternelle est importante pour l'office du Christ comme médiateur, et elle le distingue des prêtres que la mort empêche de demeurer. Moffitt donne de bons arguments pour la présence de la résurrection dans l’Épître ou comme son arrière plan. Cela n'implique par contre pas nécessairement la déconnection temporelle entre la mort et l'offrande du Christ. En effet, il reste encore au moins deux questions ouvertes par rapport aux implications chronologiques :
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• La résurrection est-elle l'origine de la vie perpétuelle du Christ, ou la manifestation de la vie que le Fils possède déjà ?
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• La résurrection et l'ascension sont-elles requises pour l'offrande une fois pour toute du Christ, ou bien « seulement » pour le ministère perpétuel de médiation et d'intercession du Christ ?
Il est de fait concevable que l’ephapax du Christ soit accompli directement à sa mort et pris en compte par Dieu, et qu'en vertu de cet accomplissement il soit intronisé suite à la résurrection.Footnote 57
MoffittFootnote 58 souligne aussi sur He 13.11–12 que la mort de Jésus est connectée à un élément du rituel de Yom Kippour, à savoir la combustion des chairs. Il considère que cette identification est problématique pour la perspective où la mort de Jésus est simultanée à l'offrande de son sang : Hébreux identifierait la mort de Jésus au « mauvais » moment du rituel. Il nous faut faire à ce sujet deux remarques : comme Moffitt le sait, la combustion des chairs est l’élément final du rite. Si la mort à la croix correspond à la mise à mort de la victime et à la combustion des chairs, il devient difficile de placer l'offrande du sang à un moment différent. De plus, Christian EberhartFootnote 59 souligne que la combustion de la victime est un élément caractéristique du sacrifice. Selon lui, le fait de brûler une partie de l'offrande est l’élément commun à toutes les sortes d'offrande. Eberhart note bien l'importance de l'application du sang dans les sacrifices pour le péché, mais souligne que même là, la formule sur le pardon des péchés suit directement l'incinération de la victime. Ce n'est donc pas à une part accessoire du Yom Kippour qu'Hébreux 13.10–11 identifie la crucifixion. Il convient de souligner que nous ne cherchons pas à lier la mort de Jésus uniquement à la combustion des chairs et à faire de cette dernière un point culminant. Il s'agit plutôt de souligner la difficulté, et même le danger, de chercher à disséquer les rites sacrificiels et à en isoler un comme point central, ou de chercher une correspondance trop détaillée de chaque pas du rituel ancien avec un élément de l’œuvre du Christ. Comme le souligne Dunnill, « expiatory sacrifice has to be considered as a total action … in which the death of the victim and the bringing of the symbols of death, including blood, into contact with the symbols of deity are all essential elements. »Footnote 60
Nous ne prétendons donc pas trancher toutes les questions chronologiques, ni toucher à tous les arguments présentés par Moffitt ou d'autres à ce sujet. Par contre, nous soulignons qu'admettre l'importance de la vie perpétuelle du Christ n'implique pas nécessairement une séparation logique ou chronologique entre la mort et l'offrande du Christ, et nous mettons en garde contre la recherche d'une chronologie précise et exhaustive.
5. L'accès à Dieu
Reprenons maintenant la finalité de tout cela. En 10.19–22, la lettre exprime sous forme d'exhortation le résultat obtenu par le Christ : l'assurance pour entrer dans les lieux saints, la possibilité de s'approcher de Dieu. C'est précisément ce qui était dénié au culte ancien (9.7–9), et cela s'accorde avec la mention de Jésus entré à l'intérieur du voile comme notre précurseur (6.19–20). Le résultat de la purification des consciences est la possibilité de servir cultuellement (λατρεύειν) le Dieu vivant (9.14). Comme le souligne Lane,Footnote 61 il y a là une conception du péché comme une souillure hostile à l'approche de Dieu, dont la suppression permet cette approche. Cet aspect s'intègre à la perspective d'un Dieu saint qui ne peut supporter la vue du péché.Footnote 62 Cela explique également la fusion entre purification et sanctification (voir supra) : si la sanctification est ce qui permet l'approche de Dieu, et que la purification est suppression de la souillure, le lien est direct.
Résumons une vue d'ensemble. Dans la perspective de Moffitt, la capacité du sang du Christ de purifier vient de la vie qu'il renferme. Le péché appartient au domaine de la mort, et la vie ressuscitée du Christ l'emporte sur lui.Footnote 63 Dans notre vision, l'efficacité du sang contre le péché vient du fait qu'il représente une vie donnée. Cette offrande constitue un כֹּפֶר, une sanction de remplacement qui libère de la sanction méritée et restaure la relation. En soi, il y a là deux manières d'interpréter le fonctionnement des rites vétérotestamentaires, et ni l'une ni l'autre ne peut légitimement déterminer à elle seule l'interprétation d'Hébreux.
Nous soutenons néanmoins que la seconde compréhension correspond bien mieux aux éléments observés dans l’Épître. Si une large place est faite au vocabulaire de la purification, son association massive au vocabulaire du péché laisse déjà soupçonner qu'un mécanisme associé au péché peut être à l’œuvre. De plus, le lieu final de la purification est les consciences humaines, ce qui se rattache facilement à une compréhension éthique du péché, mais est beaucoup plus difficile à intégrer dans l'idée d'une victoire de la vie sur la mortalité. La rapidité de l’Épître à passer d'un vocabulaire de la purification à un vocabulaire de rachat soutient également notre thèse, d'autant plus en 9.15 où la survenance de la mort est mise en avant. La première Alliance demande la mort des transgresseurs, et la mort du Christ rachète de cette sanction. A nouveau, il y a là cohérence avec un mécanisme de כֹּפֶר. La mention de « porter les péchés » en 9.28 s'accorde aussi largement avec notre lecture, d'autant plus si on reconnaît dans le chant du serviteur d'Esaïe une notion substitutive. Même sans cela, « porter les péchés » est dur à traduire sous forme de « vaincre la mortalité par la possession d'une vie impérissable ».
Moffitt se met en peine pour distinguer la mort du Christ de son offrande, mais nous espérons avoir montré que l’Épître n'hésite pas à rapprocher directement les deux. Il est certes important que Christ ait lui-même accès à Dieu pour présenter là son sacrifice, et l’Épître insiste assez sur ses qualités personnelles (par exemple 7.26). Mais la vertu de son offrande repose dans le fait de livrer sa vie au moyen de la mort, comme nous avons montré que l’Épître le soutient.
En conséquence, il nous semble devoir affirmer que la lecture proposée par David M. Moffitt passe à côté d’éléments clés de l’Épître et ne rend pas bien compte de sa logique interne. En dépit des mérites de son étude quant au rôle de la résurrection, sa compréhension du mécanisme de la purification et sa vision de l'offrande du Christ ne peuvent être maintenues face aux données de l’Épître.