Comme le terme hébreu qu’il traduit, «scandale» signifie non pas un de ces obstacles ordinaires qu’on évite sans peine après s’y être heurté une première fois mais un obstacle paradoxal qu’il est presque impossible d’éviter : plus le scandale nous repousse, en effet, plus il nous attire. Le scandalisé met d’autant plus d’ardeur à s’y meurtrir qu’il s’y est plus meurtri précédemment (Girard, Reference Girard2001 [1999], p. 35).
Quiconque s’intéresse à la phénoménologie de Jean-Luc Marion ne peut qu’être frappé par sa volonté de classer les phénomènes. À une première lecture, on pourrait y voir un véritable effort taxinomique en phénoménologie. Ce geste est bien entendu pleinement justifiable suivant la logique de sa pensée. Puisque la phénoménologie de la donation vise à placer au centre de toute la phénoménalité un type tout à fait singulier de phénomènes — les phénomènes saturés Footnote 1 , Marion est dans l’obligation de les distinguer de tous les autres types, tout en montrant, pour chacun, ce qui en fait la spécificité et en justifie la catégorisation. Certes, au fil des textes, la taxinomie évolue et les étalons de la classification varient, mais quelles qu’en soient les différences, c’est le projet même de catégoriser les phénomènes que nous souhaitons interroger, tout d’abord parce que d’une façon générale, la catégorisation est problématique dans toute philosophie, mais surtout parce que, comme nous l’allons montrer, elle pose une difficulté tout à fait particulière à la phénoménologie de Marion à l’heure de penser la spécificité de la saturation.
Cette problématique est tout particulièrement intéressante dans la phénoménologie de Marion parce qu’il adopte eu égard à la catégorisation deux attitudes non seulement différentes, mais en plus contraires. D’un côté, Marion établit entre les phénomènes des ruptures qualitatives lui permettant de parler de types de phénomènes. Nous pourrions ainsi poser des catégories phénoménales afin de distinguer entre les phénomènes pauvres, les phénomènes de droit commun, les phénomènes saturés et le(s) phénomène(s) de révélation. C’est là une des conquêtes majeures d’Étant donné, ouvrage dans lequel la catégorisation des phénomènes en «types» est explicite : «Il paraît désormais possible de tracer, ne fût-ce qu’en esquisse encore, une topique des différents types de phénomènes» (Marion, Reference Marion2005a, p. 309, nous soulignons). Or, cette rupture qualitative, parce qu’elle se pense en termes de types, pourrait sembler quasiment figée en ce qu’elle nous impose une grande prudence au moment de circuler entre les phénomènes. Recevoir un phénomène saturé — un visage par exemple — sur le mode de l’objectité, c’est précisément ne plus le voir comme visage. Passer d’un type à l’autre nous fait voir tout simplement un autre phénomène; réduire la face à la façade, c’est justement manquer la saturation qui la distingue comme face. Il y a donc, dans un versant de l’œuvre de Marion, une typologie qualitative, discontinue et catégorielle des phénomènes qui pourrait laisser croire que Marion est un philosophe antimoderne Footnote 2 , un penseur de la qualité en quête de discontinuités logées dans les phénomènes eux-mêmes, dans leur soi, et qu’il ne faut donc pas construire ces types, mais simplement les découvrir afin de les décrire.
Pourtant, dans un autre versant de sa phénoménologie, ces ruptures qualitatives laissent soudainement place à une simple continuité quantitative que nous allons voir se mettre en place de façon progressive dans différents textes publiés entre 2001 et 2012. D’où, cette fois, un vocabulaire qui ne s’attache plus aux «types», mais s’étend quantitativement de la pénurie jusqu’à l’excès : «Le phénomène saturé excède en effet les catégories et les principes de l’entendement» (Marion, Reference Marion2005b, p. 57). S’arrachant à la volonté métaphysique de découvrir des catégories, Marion se rapproche alors de l’herméneutique. Ce moment quantitatif et continuiste de l’œuvre est clairement identifiable. Bien qu’apparaissant dans plusieurs textes, il se cristallise dans l’idée de «banalité» de la saturation (Marion, Reference Marion2005b, p. 143-182), qui ramène ce qui était présenté comme des types de phénomènes à de simples interprétations possibles de ceux-ci : «Devant la plupart des phénomènes, même les plus sommaires (la plupart des objets, produits de la technique et reproduits industriellement), s’ouvre la possibilité d’une double interprétation, qui ne dépend que des exigences de ma relation, toujours changeante, à eux» (Marion, Reference Marion2005b, p. 156). Ici, la saturation n’est plus un type de phénomène, mais une interprétation toujours déjà possible de «la plupart» d’entre eux, parce qu’ils sont quantitativement reliés et non plus qualitativement séparés.
Cette coexistence des types et des interprétations ne serait pas conflictuelle si tous les types de phénomènes étaient construits ou constitués par un sujet, puisqu’il suffirait de dire alors que chacun décide le type de lecture auquel il pourrait se livrer face à n’importe quel phénomène. Or, parce que la saturation s’impose à nous, et que précisément les phénomènes saturés ne sont ni construits ni constitués, la coexistence de ces deux versants quantitatif et qualitatif n’est pas aisée, parce que nous ne pouvons plus penser que le sujet choisit simplement le type d’interprétation qu’il opère. On notera d’ailleurs que jamais Marion ne s’explique sur ce qui pourrait nous amener à opérer une interprétation en termes de saturation plutôt qu’en termes d’objectité, ou inversement. Quelles sont les situations, les conditions, les intentions ou les causes qui nous poussent à interpréter tel phénomène comme un phénomène saturé, et non pas tel autre? Ce jeu entre catégorisation et quantification se complique d’autant plus que Marion précise bien que cette double interprétation (en termes d’objectité ou de saturation) peut être appliquée à «la plupart» des phénomènes. Est-ce à dire alors que la plasticité quantitative de l’herméneutique est limitée par une certaine catégorisation qualitative qui, aux marges des phénomènes, lui fait obstacle? Si certains phénomènes ne peuvent se soumettre à la double lecture saturée et objectale, Marion se doit de préciser lesquels et pourquoi, sans quoi nous serons contraints de constater la présence, au sein de sa phénoménologie, d’une herméneutique radicale — puisque les types de phénomènes y relèvent d’une interprétation possible —, toujours déjà inscrite dans des frontières catégorielles infranchissables qui se manifestent dans le fait que cette double lecture n’est possible que pour «la plupart» des phénomènes. C’est logiquement à partir de la problématique du rapport de l’animal avec l’Homme que nous penserons ce problème puisqu’elle est, en philosophie, le lieu même de la question de la discontinuité qualitative contre la continuité quantitative. Elle nous aidera à montrer qu’il y a, chez Marion, une herméneutique radicale — toujours déjà possible pour le sujet —, mais contenue à l’intérieur de bornes marquées par le soi catégoriel de certains phénomènes dont il nous faut déterminer la spécificité.
1. Les flux et les coupes dans la phénoménologie de Jean-Luc Marion
Nous pouvons distinguer différents moments dans la typologie des phénomènes que pose Marion. En 1992, il proposait trois domaines Footnote 3 dans lesquels s’inscrivaient les phénomènes, et deux types Footnote 4 de phénomènes saturés qui constituaient à eux seuls le troisième domaine de la phénoménalité. Puis, en 1997, Étant donné présenta quatre types différents de phénomènes Footnote 5 en faisant du phénomène de révélation le quatrième type, celui de la saturation au carré, saturant à la fois les quatre rubriques de la phénoménalité (quantité, qualité, relation, modalité). Enfin, en 2010, Certitudes négatives limitait cette taxinomie à une distinction binaire entre objets et événements Footnote 6 . Malgré les différentes classifications, la volonté de classer et de découper ne s’amenuise jamais. Cette volonté n’est pas le propre de Marion : elle hante l’histoire de la philosophie depuis que Platon, dans le Phèdre, a fait du philosophe un bon boucher cherchant à découper le réel selon ses articulations propres Footnote 7 . On se souviendra aussi de Descartes ayant souhaité commencer à philosopher avec des idées claires et distinctes, c’est-à-dire bien délimitées et tranchées, disposant de frontières précises. Même les philosophes les moins portés à la métaphysique se rangent parfois, au crépuscule de leur vie, à la nécessité de trouver des catégories permettant de vivre dans un monde jouissant d’une certaine stabilité, un monde faisant qualitativement obstacle à la possibilité de toutes les transitions quantitatives. Même Deleuze, tellement porté à penser en termes de flux, ne put s’empêcher de se laisser aller à la plainte catégorielle : «Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos» (Deleuze et Guattari, Reference Deleuze and Guattari2005 [1991], p. 189). Certes, ces catégories sont pragmatiques et répondent à des besoins ou à des intérêts bien plus qu’à des catégories objectives, mais leur flou ne les rend pas moins nécessaires.
La phénoménologie de Marion n’échappe pas à ce fantasme, mais elle s’y heurte de façon plus radicale. Elle aussi vise à établir des types de phénomènes et donc des discontinuités qualitatives, mais celles-ci sont établies à partir d’une variation quantitative de ce que l’intuition donne. Reprenant la construction kantienne Footnote 8 des phénomènes selon un rapport entre l’intuition et les concepts, ainsi que les trois relations possibles de contenance de celle-là par ceux-ci, Marion identifie trois types de phénomènes. D’abord, nous avons les phénomènes pauvres en intuition, où ce qui se donne dans l’intuition est totalement subsumé sous le concept : «Dans cette configuration, il suffit quasiment à ce qui se montre en et à partir de soi de son seul concept ou du moins de sa seule intelligibilité (la démonstration elle-même) pour déjà se donner [...]» (Marion, Reference Marion2005a [1997], p. 310). Ainsi par exemple des objets mathématiques pour lesquels nous pouvons à peine distinguer l’objet du concept. Nous pouvons en effet nous demander quelle est la différence entre un cercle et le concept de cercle. Le deuxième type de phénomène est lui aussi déterminé par l’articulation quantitative de l’intuition et du concept : il s’agit des phénomènes de droit commun. Ici, il y a soit adéquation entre intuition et concept, soit une légère inadéquation au profit du concept : «Dans leur cas, la signification (visée par l’intention) ne se manifeste qu’à la mesure où elle reçoit un remplissement intuitif; en principe, ce remplissement peut devenir adéquat (l’intuition égalant l’intention); pourtant, de prime abord et la plupart du temps, il reste inadéquat et l’intention comme son concept restent partiellement non confirmés par l’intuition, non parfaitement donnés» (Marion, Reference Marion2005a [1997], p. 311). C’est là le type paradigmatique des objets techniques dont la production se limite à combler un concept préalablement construit et pensé par des ingénieurs. Pour ce qui en est de ces phénomènes, leur essence précède leur existence. Ils sont donc pré-vus et in-duits par un sujet. Enfin, le troisième type de phénomène (phénomènes saturés ou paradoxes) présente l’autre articulation possible entre intuition et concept, à savoir l’excès d’intuition : «Le trait fondamental du paradoxe tient à ce que l’intuition y déploie un surcroît que le concept ne peut ordonner, donc que l’intention ne peut prévoir; désormais l’intuition ne se trouve plus liée à et par l’intention, mais s’en libère, s’érigeant dès lors en une intuition libre (intuitio vaga)» (Marion, Reference Marion2005a [1997], p. 314). Dans ce cas, le phénomène s’impose à nous et nous ne pouvons le maîtriser parce qu’il déborde le concept que nous pouvons en avoir. Nous pouvons penser là au visage qui échappe à toute construction objectale, ou à l’icône qui, à son tour, nous envisage. Ainsi, quelles que soient les taxinomies posées par Marion, c’est toujours les jeux de contenance ou de débordement de l’intuition et du concept qui déterminent les types de phénomènes et permettent de tracer les frontières entre ceux-ci. Selon cette première logique, Marion pose des frontières claires et stables entre les différents types de phénomènes, frontières infranchissables puisqu’elles sont dictées par les caractéristiques propres des phénomènes : ce qui se donne dans l’intuition. Ce n’est pas le sujet qui constitue la typologie des phénomènes, mais le soi du phénomène qui se donne.
Bien sûr, nous pourrions faire une lecture atténuant ces frontières, et surtout la rupture qualitative de la saturation inscrite dans certains phénomènes, en montrant que dès Étant donné, la saturation est pensée comme le paradigme de la phénoménalité et qu’il y a donc, par la saturation elle-même, un lien ténu entre tous les types de phénomènes : «Le phénomène saturé établit à la fin la vérité de toute phénoménalité, parce qu’il marque, plus que tout autre phénomène, la donation dont il provient» (Marion, Reference Marion2005a [1997], p. 317). Ces différents types ne s’inscrivent que dans une pensée qui pose d’abord une continuité entre tous les phénomènes. Néanmoins, le fait que la saturation soit le paradigme de la phénoménalité ne fait pas de tout phénomène un phénomène saturé Footnote 9 : «Certes, tous les phénomènes ne relèvent pas du phénomène saturé, mais tous les phénomènes saturés accomplissent l’unique paradigme de la phénoménalité» (Marion, Reference Marion2005a [1997], p. 316). Malgré la donation comme principe commun à tous les phénomènes, les frontières se maintiennent entre les types de phénomènes, et la rupture la plus forte est celle de l’excès d’intuition sur le concept puisqu’elle est le paradigme de la secondarité du sujet eu égard aux phénomènes.
Établir des discontinuités qualitatives pose de façon inévitable le problème de la frontière, de son passage et de celui qui la trace. Comment justifier qu’à partir d’une certaine quantité de donné intuitif, nous passions à un autre type de phénomène? Et surtout, quel est le rôle du sujet dans cette création des frontières? Ces frontières sont-elles indépendantes du sujet, ou sont-ce au contraire des frontières subjectives créées par le sujet pour des raisons pratiques? Si tel est le cas, comment penser alors qu’elles s’imposent à nous comme le requiert la saturation envisagée comme type?
À bien des égards, nous pourrions penser que les frontières de la saturation sont indépendantes du sujet, tout d’abord parce que la saturation s’impose, mais aussi parce que, pour des raisons que Marion ne précise jamais, elle marque des frontières infranchissables. Prenons dès maintenant l’exemple de la frontière entre le visage humain et la gueule animale. Tout comme Levinas, Marion établit une frontière stricte entre ces deux phénomènes, en ce que le visage s’impose à nous et nous impose sa façon d’apparaître, alors que le regard animal nous apparaît en se soumettant à la norme de notre intentionnalité. Certes, Marion ne reprend pas simplement Levinas puisqu’il ouvre la possibilité, pour le visage, de porter une injonction qui ne soit pas simplement éthique (Marion, Reference Marion2001, p. 142). Il suit Levinas, cependant, en ce que le regard humain est phénoménologiquement et qualitativement différent du regard animal. L’icône animale est une impossibilité parce qu’il n’y a pas de contre-intentionnalité de son regard : «[…] le visage en son injonction m’oblige à me situer par rapport à lui : je ne l’adapte pas à mon dispositif de vision, comme je le ferais d’un animal ou d’un outil, je ne l’aborde pas d’après mon intention, mais d’après son intentionnalité […]» (Marion, Reference Marion2001, p. 140-141, nous soulignons). On notera deux points dans cette citation eu égard à la typologie des phénomènes. Il faut remarquer d’abord la proximité et presque l’assimilation de l’outil et de l’animal, c’est-à-dire la mise en place d’une seule catégorie ou d’un seul type de phénomène pour les rassembler — les phénomènes de droit commun dont les objets techniques sont le paradigme —, laissant entendre que selon le point de vue phénoménologique, l’animal et l’outil sont plus proches que ne le sont l’animal et le visage humain. Ainsi, la frontière établissant le type du phénomène saturé est infranchissable et s’impose à nous puisque nous ne pouvons voir un visage animal. D’ailleurs, suivant cette position qualitative, le refus de la quantification va tellement loin que Marion ne distingue même pas, parmi les animaux, ceux qui pourraient être plus proches de l’animal humain qu’ils ne le sont de l’objet. Aucun phénomène animal ne peut franchir le saut qualitatif du regard humain. Comme le reproche Derrida à Levinas dans une critique assez rude Footnote 10 , nous pourrions dire que Marion aussi parle de «l’animal» comme si nous ne devions pas distinguer phénoménologiquement, dans l’injonction qu’ils imposent, les singes supérieurs des mollusques. Tout comme Levinas, donc, et malgré leurs divergences Footnote 11 , Marion fait lui aussi de l’animal, un animot Footnote 12 , c’est-à-dire une véritable catégorie faisant fi des différences quantitatives en leur préférant, phénoménologiquement, une rupture qualitative.
Il y a donc, dans un versant de l’œuvre de Marion, une pensée de la saturation comme rupture qualitative inscrite dans les phénomènes eux-mêmes puisque le chien, de fait, ne peut pas nous apparaître ni être vu selon la visibilité paradoxale de l’icône. Quoi que fasse le sujet, il ne peut voir une icône animale parce que l’icône s’impose d’elle-même au sujet et que le regard animal ne s’impose pas de la sorte. C’est dans les phénomènes «chien» et «homme» — dans leur soi — que gît la rupture qualitative fondatrice de la typologie des phénomènes et, d’une façon plus générale, dans les phénomènes eux-mêmes que se loge l’étalon qui justifie leur classification.
2. Quantité et qualité dans la phénoménologie de Marion — vers une herméneutique radicale
Pourtant, cette lecture qualitative stricte se heurte non seulement à la réflexion, mais aussi aux textes qui, de 2001 à 2012, ouvrent de plus en plus la possibilité d’une herméneutique radicale permettant une double interprétation de tous les phénomènes. Apparaît dans ces textes une véritable tentation moderne de Marion. Nous entendons par là le fait de substituer des variations quantitatives à des ruptures qualitatives, ou de préférer de simples transformations à des transmutations ou à des transsubstantiations. Avant même que d’analyser chronologiquement ce problème de l’herméneutique radicale, nous pouvons voir combien il est difficile de penser la saturation comme un type qualitatif de phénomène qui s’impose à nous. Prenons l’exemple de l’urinoir de Duchamp. Si celui-ci est situé dans les toilettes d’un restaurant, il nous apparaît selon la phénoménalité objectale, comme un pur objet technique ayant une finalité, un simple objet que nous pouvons utiliser et donc conceptualiser. Mais plaçons-le dans un musée, il nous apparaît alors selon la modalité saturée de l’œuvre d’art (de l’idole). Ce que donne le phénomène — et le type de phénoménalité selon lequel il se donne — semble donc déterminé non par le phénomène lui-même, pas même peut-être par le sujet, mais par son cadre. Comme l’a montré Derrida dans La vérité en peinture (1978), le problème de la phénoménalité en esthétique brouille toutes les frontières entre l’œuvre et son cadre en ce que le cadre, déterminant l’œuvre d’art dans son apparaître-comme-œuvre-d’art, lui appartient de plein droit. Mais ce brouillage, que Marion partage, se prolonge et se redouble dans la phénoménologie de la donation en compliquant la lecture typologique, parce que celle-ci ne peut se passer de frontières précises et stables. Or, en acceptant que le cadre puisse déterminer deux types de phénoménalités et nous permette de passer d’un type à l’autre, ne retombons-nous pas dans la détermination des phénomènes par autre chose que leur seul soi — dans ce cas, par l’horizon sur lequel ils se donnent, horizon dont Marion n’a eu de cesse de dénoncer le caractère conditionnant et objectivant Footnote 13 ? Si l’on accepte donc que la saturation puisse être déterminée par autre chose que le seul soi du phénomène, ne risquons-nous pas de retourner précisément à ce que Marion critique sans cesse?
Il serait possible de justifier la typologie de Marion et d’en délimiter les frontières à partir du moment où nous acceptons que ce qui détermine la modalité de donation des phénomènes n’est pas leur cadre, mais le concept que nous en avons, concept encadrant d’ailleurs l’intuition. Cela permettrait de réintroduire la frontière à l’intérieur du soi du phénomène et de sauver le geste typologique. En effet, dire que la saturation est un excès de l’intuition sur le concept met en cause les deux termes dans une égale mesure. D’ailleurs, lorsque Marion s’interroge sur l’utilité de la saturation en phénoménologie, c’est la défaillance du concept tout autant que l’excès de l’intuition qui se fait jour : «Nous en avons besoin [du phénomène saturé] chaque fois qu’il s’avère impossible de subsumer une intuition sous un concept adéquat […]» (Marion, Reference Marion2005b, p. 156). Examinons le cas de l’Homme. Tout au long de Certitudes négatives, Marion affirme que nous ne pouvons avoir de concept de l’Homme sans le détruire, parce que conceptualiser l’Homme, c’est en faire un objet et donc le perdre en tant qu’Homme : «définir un homme revient finalement toujours à en finir avec l’humanité en lui, donc à en finir avec lui» (Marion, Reference Marion2010, p. 49). Rappelons que Philippe Lacoue-Labarthe (Reference Lacoue-Labarthe1988), dans une affirmation provocante, écrivait qu’en un sens, le nazisme fut un humanisme, parce qu’aucune politique ne fut plus obsédée par une définition de l’Homme que la politique nazie. Or, en définissant l’Homme, les nazis étaient logiquement contraints d’en déterminer les frontières conceptuelles et donc de poser un surhomme et un sous-homme, avec les conséquences que l’on sait. La saturation est donc peut-être plus le fait d’un concept faible du côté du sujet que d’une donation forte du côté du phénomène. Toutefois, ce serait là encore déposséder le soi du phénomène de la saturation et la réinstaller dans le sujet, puisque l’on pointerait plus la faiblesse du sujet que la force excessive de la donation, ce que Marion souhaite précisément rejeter.
La deuxième raison que nous avons de nous interroger sur la saturation comme typologie qualitative se trouve dans les textes mêmes de Marion. Même si l’herméneutique apparaît clairement, dès 2001, au chapitre V de De surcroît (Marion, Reference Marion2001, p. 155-159), c’est dans une conférence de 2004 (Marion, Reference Marion2005b, p. 143-182) qu’elle est thématisée comme possibilité d’interprétation des phénomènes selon la modalité de la saturation. En insistant sur le caractère banal de la saturation, Marion ouvre la possibilité de l’étendre à de nombreux phénomènes comme une simple interprétation possible de ceux-ci. Nous pouvons ainsi lire dans «La banalité de la saturation» que la plupart des phénomènes peuvent être interprétés et donc perçus comme des objets ou comme des phénomènes saturés. Chacun des cinq sens peut lire un même phénomène selon la saturation ou l’objectité. Ainsi, par exemple, l’odorat peut nous donner un parfum qui nous transporte ou au contraire une odeur nous permettant de nous alerter d’une fuite toxique dans une usine. Il y a donc bien deux façons de sentir : «Lorsque je sens une odeur de gaz ou d’essence, […] [j]e ne reste pas le nez en l’air à humer les odeurs pour le plaisir. […] [D]ans ces cas, l’odeur renvoie à un concept. […] Elle se réduit à une information sur l’état des choses, phénomène d’objet» (Marion, Reference Marion2005b, p. 163). Notons que ces deux manières de sentir, selon l’objet ou selon la saturation, peuvent s’appliquer à une même chose. Nous pouvons sentir un vin afin de l’identifier, lors un concours d’œnologie par exemple, ou nous pouvons le humer par pure jouissance. D’un côté nous le construisons en tant que phénomène-objet, de l’autre nous le recevons comme phénomène saturé, faisant fi de tout concept. Sans reprendre ici l’ensemble des cinq sens, nous pouvons dire de même du toucher. Le fait de toucher un corps peut permettre à un médecin d’identifier une zone douloureuse, mais ce geste peut aussi se donner selon la modalité de la caresse Footnote 14 . Une fois de plus, le même sujet peut se laisser aller à l’une ou à l’autre des modalités objectale ou saturée. Un médecin peut commencer à toucher avec le désir d’identifier une zone douloureuse, et terminer son geste par une caresse. Ce concept de banalité de la saturation implique donc clairement l’idée que la typologie ne relève pas exclusivement de l’imposition du soi du phénomène, mais qu’il y a une certaine activité dans la réception — et surtout dans le type de réception — auquel le sujet décide de se soumettre. Par l’idée de banalité de la saturation, Marion rompt avec la typologie qualitative des phénomènes afin de lui substituer une simple possibilité herméneutique Footnote 15 :
La banalité du phénomène saturé suggère, bien différemment, que la plupart des phénomènes, sinon tous, peuvent donner lieu à saturation par l’excès en eux de l’intuition sur le concept ou la signification. En d’autres termes, la plupart des phénomènes [...] pourrai[en]t se décrire [...] comme des phénomènes que l’intuition sature [...]. Devant la plupart des phénomènes, même les plus sommaires [...], s’ouvre la possibilité d’une double interprétation, qui ne dépend que des exigences de ma relation, toujours changeante, à eux (Marion, Reference Marion2005b, p. 155-156, nous soulignons).
Toutefois, la récurrence d’expressions comme «la plupart», «lorsque la description l’exige» ou encore «le plus souvent» Footnote 16 limite de fait cette herméneutique par une typologie que Marion ne précise jamais. Ainsi, dans cette conférence de 2004, Marion ouvre la possibilité de penser la saturation comme une herméneutique, mais la referme aussitôt en maintenant des frontières infranchissables faisant en sorte que cette interprétation ne peut être étendue qu’à certains phénomènes, encore que ce soit à la plupart d’entre eux.
En revanche, cette tentation herméneutique se radicalise en 2012 lorsque Marion n’évoque plus la possibilité d’interpréter la plupart des phénomènes selon la saturation, mais bien la totalité d’entre eux. Là, les limites posées à l’herméneutique s’évanouissent. En effet, Marion écrit, sans plus établir de limites, que d’une façon générale, «[l]es phénomènes les plus simples peuvent déjà apparaître comme saturés!» (Marion, Reference Marion2012, p. 150). De plus, lorsqu’il prend les exemples de James et de Proust, il affirme bien que «[l]a moindre chose décrite par eux devient un phénomène saturé» (ibid., p. 150-151), ouvrant par là la possibilité d’une saturation généralisée décidée par ces auteurs puisqu’ils décrivent, dans leurs œuvres, toutes sortes de phénomènes qu’ils ont dû décider de décrire selon la saturation. Enfin, la radicalité de l’herméneutique dans la saturation apparaît de façon explicite dans la dernière phrase de ce même paragraphe, lorsque Marion avance que tous les phénomènes peuvent être soumis à une interprétation saturée pour autant que nous arrachions notre regard aux urgences pratiques du quotidien : «Tout peut donc devenir un phénomène saturé pour autant que la façon dont il se donne ne se trouve pas rabattue, comme l’impose la quotidienneté du monde technique, sur l’objectivité univoque» (Marion, Reference Marion2012, p. 151, nous soulignons). Or, le phénomène saturé en tant que type et en tant qu’il s’impose est ici mis à mal, parce que si tout phénomène peut faire l’objet de cette double réception ou de cette double perception, nous ne comprenons plus pourquoi certaines modalités de la saturation semblent réservées à certains phénomènes et ne peuvent en aucun cas s’appliquer à d’autres. Si la catégorisation des phénomènes par la donation d’intuition permettait de comprendre leurs spécificités et le caractère hermétique de certaines frontières typologiques, l’herméneutique radicale que nous trouvons dans ce versant de la phénoménologie de Marion se heurte à ce problème de la spécificité et, par exemple, au problème de savoir pourquoi il n’y a pas d’icône animale ou de lecture iconique possible du regard animal.
3. Le refus du péché moderne
Nous avons donc deux modèles qui devraient s’opposer afin d’expliquer la différence entre les phénomènes de droit commun et les phénomènes saturés : une typologie catégorielle inscrite dans les phénomènes, et une herméneutique radicale qui serait toujours déjà le fait d’un sujet, dans laquelle les différents phénomènes ne sont plus des types, mais seulement des modes d’interprétation Footnote 17 . Marion n’a pas ignoré ce problème, et nous pouvons nous questionner avec lui sur l’opposition entre la passivité du sujet que supposerait la typologie catégorielle et l’activité qui se logerait inexorablement dans toute herméneutique. Nous pourrions montrer, avec Marion, qu’il n’y a pas opposition Footnote 18 entre les deux modèles parce que le sujet tel qu’il le pense rompt la dichotomie activité/passivité. En ne pensant plus le sujet comme ego auto-fondé mais comme adonné, Marion n’est plus dépendant de cette opposition parce que la réception devient elle-même une activité, un se-rendre-disponible-à.
Pourtant, même si nous pouvons comprendre cette complexification du rapport activité/passivité, cela ne résout pas totalement le problème, ou plutôt, cela le résout en le portant du côté de l’herméneutique, ce qui ne fait que le déplacer et le renforcer. En effet, parmi les phénomènes saturés, certains, de fait, peuvent faire l’objet de cette double lecture. Ainsi par exemple de l’événement. On trouve des individus dans le monde qui ne reconnaissent pas la Révolution française. Certes, révolutionnaires et contre-révolutionnaires reconnaissent l’événementialité de ce moment historique et il peut sembler difficile d’imaginer quelqu’un se livrant à une lecture non-événementielle de celui-ci. Pourtant, un auteur au moins a développé toute une lecture qui va pleinement dans ce sens. En effet, nous pouvons lire dans L’ancien régime et la révolution qu’Alexis de Tocqueville propose une lecture de la Révolution laissant une grande place à la causalité efficiente. Il suffit pour s’en persuader de lire le titre continuiste et non-événementiel du dernier chapitre : «Comment la révolution est sortie d’elle-même de ce qui précède» (Tocqueville, Reference Tocqueville1988 [1856], p. 292). D’ailleurs, Tocqueville analyse précisément ces causes en montrant comment la Révolution provient de la rencontre de deux passions ancrées en France depuis le Moyen-âge Footnote 19 . Donc, pour l’événementialité au moins, l’herméneutique s’impose à tel point que nous pouvons parfaitement imaginer ou bien une absence absolue d’événements, ou bien au contraire une événementialité généralisée qui verrait dans chaque surgissement de l’être — aussi banal soit-il — un événement Footnote 20 .
Il en va de même pour l’idole. Nous pouvons tout à fait voir un tableau comme un objet. Imaginons un artisan en train de restaurer un tableau. Il traite chacun de ses pigments, les recolorant selon ce qui lui semble nécessaire. De la même façon, imaginons un spéculateur financier qui investit dans l’art. Au moment où il pose son regard sur le tableau, il ne jouit pas immédiatement de ce que celui-ci donne; au contraire, il l’évalue, le jauge, l’estime. Il regarde le tableau de la même façon qu’il regarderait un baril de pétrole ou un lingot d’or. Il voit bien plus ce que son regard projette comme valeur marchande sur la toile que ce que le tableau donne. Nous pouvons donc parfaitement voir comme un objet ce qui semble pourtant une œuvre d’art incontestable. Or, l’inverse est aussi vrai. Face à un objet, nous pouvons le percevoir comme une œuvre d’art. Même la Nature peut faire l’objet de cette double lecture. Devant une forêt, nous pouvons être saisi d’un sentiment esthétique ou, au contraire, y voir une source de revenu dans le bois que nous pourrions exploiter. La Nature offre une possibilité de sentiment esthétique Footnote 21 . Dans le cas de l’événement comme dans celui de l’idole, Marion nous amène inexorablement sur les chemins de l’herméneutique radicale et de la saturation comme «interprétation possible» de n’importe quel phénomène. Enfin, la chair aussi peut faire l’objet d’une double lecture, et de fait, comme le note Marion lui-même, pour certains, la chair est un corps, simple objet ou machine qu’il s’agit de réparer plus que de soigner Footnote 22 . Pour les trois premiers phénomènes saturés (événement, idole et chair), l’herméneutique semble donc la position priorisée par Marion. Certes, la saturation s’impose à nous — et jamais Marion ne cède sur ce point —, mais elle ne s’impose qu’à un sujet qui a d’abord su s’y rendre disponible, c’est-à-dire se reconnaître comme secondaire par rapport au phénomène saturé Footnote 23 .
Pourtant, sur ce chemin, Marion ne va pas jusqu’au bout et se heurte aux problèmes de l’icône et du visage; à ce moment la lecture catégorielle, subitement, s’impose. La tentation moderne bute sur l’icône. Dans le cas du visage et de sa contre-intentionnalité, il ne s’agit plus d’une simple lecture puisque nul ne peut percevoir une contre-intentionnalité sur autre chose qu’un visage humain. Pire encore, nul ne peut nier la saturation du visage. Bien entendu, le meurtrier peut parfaitement tuer et donc en un sens nier le visage, mais en le niant, il sait qu’il le nie. Même un meurtrier sait qu’il tue : «Certes, je puis le tuer [autrui], mais alors je m’éprouverai comme un meurtrier, à jamais et quoi qu’en dise la justice des hommes» (Marion, Reference Marion2001, p. 140). Même le meurtrier, donc, reconnaît malgré lui la saturation du visage. Marion va d’ailleurs encore plus loin lorsqu’il analyse l’excès d’intuition que porte le visage en affirmant que la saturation du visage est d’autant plus forte que celui à qui elle s’adresse refuse de la recevoir : «Excès d’intuition, parce que (comme le respect kantien s’impose à la conscience morale) le visage s’impose à moi : même et surtout si je m’en détourne ou si je le tue, je sais qu’il s’agissait là d’une demande et d’une exigence; je ne peux la mépriser que parce que je la connais» (Marion, Reference Marion2001, p. 140). Il existe ainsi des différences radicales entre l’icône et les autres phénomènes saturés, différences qui mettent en question la spécificité de la saturation de l’icône.
Premièrement, la saturation du visage est limitée au seul visage humain. Jamais Marion n’envisage la possibilité d’une lecture possible d’un visage sur un regard animal ou même cybernétique. Si, comme nous l’avons vu, nous pouvons tout événementialiser ou tout idolâtrer, nous ne pouvons pas penser une icônisation généralisée des regards. Il y a une spécificité du regard humain eu égard aux autres regards, spécificité qui ne dépend pas seulement d’une interprétation du sujet mais est inscrite sur celui-ci. Deuxièmement, si nous pouvions imaginer la non-perception de ce que l’idole donne, l’ignorance de l’événementialité de l’événement ou même l’effacement médical de la chair au profit du simple corps, nous ne pouvons envisager la négation du visage parce que même dans le meurtre, sa négation implique d’abord sa reconnaissance. Alors que nous pouvons opposer l’amateur d’art et le spéculateur en ce que l’un voit l’idole et l’autre pas, le bienfaiteur tout autant que le meurtrier connaissent l’icône et le regard d’autrui. Il y a ainsi dissymétrie entre, d’un côté, les phénomènes saturés que sont l’événement, l’idole et la chair, et de l’autre côté l’icône qui jouit d’une spécificité tout à fait remarquable en ce qu’elle s’impose au-delà d’une simple lecture possible. Nous voyons d’ailleurs cela dans Le phénomène érotique lorsque Marion apporte indirectement une réponse cinglante à notre question de la singularité du visage humain :
Pourquoi donc, ici et seulement ici, s’agit-il d’un meurtre? Parce que le visage seul me signifie, en parole ou en silence : «Tu ne tueras pas». De quel droit et de quelle autorité le visage m’impose-t-il une telle signification? Cette question n’admet pas de réponse et n’en demande pas, parce que seul importe le fait qu’il me signifie précisément cette signification (Marion, Reference Marion2003, p. 159, Marion souligne).
Là, Marion impose la saturation du visage (humain donc) comme un fait. Or, si le visage humain est un type particulier de phénomène, nous ne pouvons que suivre Marion dans cette affirmation. En revanche, si la saturation est une lecture possible, la question qui consiste à se demander pourquoi cette lecture ne peut pas être étendue à une gueule (animale donc) mérite certainement d’être posée. Faire de la saturation du visage humain un fait nous ramène encore et toujours du côté de la typologie et des ruptures qualitatives entre les phénomènes, nous éloignant ce faisant de l’herméneutique continuiste. Il y a donc bien des limites à la tentation moderne de quantification des phénomènes puisque, dans le cas de la saturation du visage, des frontières catégorielles s’imposent de fait, sans que Marion ne précise jamais pourquoi elles s’imposent dans la seule modalité de la saturation qu’est l’icône.
Or, nous parlons de tentation moderne parce que cela engage fondamentalement deux textes de Descartes. Il existe en effet un Descartes qui prend acte du fait que l’altérité s’impose radicalement à nous, et uniquement dans une altérité qui ne peut être portée que par Dieu ou un autre ego. Mais un autre Descartes, au contraire, laisse une place importante au sujet dans la détermination de cette altérité. Nous savons que l’injonction éthique telle que l’envisage Levinas provient d’une lecture de la troisième des Meditationes de Descartes, et plus précisément de la présence de l’idée d’infini en nous (voir Nadeau-Lacour, Reference Nadeau-Lacour2002, p. 155-164), parce que cette idée d’infini n’est ni plus ni moins que la présence originaire de l’idée de Dieu, et par Dieu, mise en nous. Cette caractéristique du visage de l’autre qui s’impose est aussi, comme nous l’avons vu, au cœur de la pensée de l’icône chez Marion. Pourtant, cette primauté de la lecture de la Meditatio III et de l’idée de l’infini en nous peut être contrebalancée par un autre texte des Meditationes, texte qui nous permet de montrer, comme dans la lecture qualitative de la saturation, que le phénomène humain ne s’impose pas à nous de façon qualitative, mais doit être déterminé par une interprétation de celui-ci :
[…] si par hasard je ne regardais d’une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout de même que je dis que je vois de la cire; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts? Mais je juge que ce sont de vrais hommes, et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux (Descartes, Meditatio II, 1992 [1983], p. 426-427).
Bien entendu, ce texte ne peut être utilisé comme interprétation directe de Marion puisque ce dernier ne peut accepter que la détermination de l’homme repose sur un «jugement». Il nous permet tout de même de pointer une difficulté. Certes, la lecture quantitative de la saturation ne saurait accepter que l’on «juge» que ce sont des hommes, pas plus que nous ne pouvons dire que nous constituons les événements ou construisons les idoles. Ce serait là un vocabulaire bien trop objectal, et nous avons déjà vu que si activité du sujet il y a, dans le cas des phénomènes saturés, il s’agit d’une activité-passive, un simple se-rendre-disponible-à. Néanmoins, si Marion avait poursuivi sa lecture quantitative et herméneutique pour l’appliquer au cas de l’icône, il aurait dû assumer que la perception d’un être humain ne s’impose pas inévitablement, mais est aussi le fruit d’une lecture possible du phénomène. Or, il ne franchit pas ce seuil de l’icône pour des raisons qu’il ne précise jamais. Pourtant, il aurait pu pousser l’herméneutique radicale jusqu’à l’icône parce que, de la même façon que nous pouvons ne pas voir un événement ou méconnaître une œuvre d’art, nous pouvons ne pas percevoir un homme en tant qu’homme, ce que Marion semble ne pas accepter. Lorsque nous disons ici «ne pas percevoir un homme en tant qu’homme», nous ne pensons pas au regard de l’assassin qui, en tuant le visage, le nie, puisque pour le nier il faut d’abord qu’il le reconnaisse comme tel, de la même façon que le contre-révolutionnaire prend acte malgré lui du fait qu’il y a eu Révolution. Nous pensons à la possibilité de ne pas percevoir un homme en tant qu’homme, c’est-à-dire non pas tant à le nier qu’à l’ignorer. Or, cette possibilité existe. Il a fallu une décision officielle du Pape afin que les Indiens du Nouveau monde soient perçus en tant qu’êtres humains. Dans les bulles Veritas Ipsa du 2 juin 1537 et Sublimis Deus du 9 juin 1537, le Pape Paul III a dû trancher le débat sur l’humanité de ces peuples Amérindiens. Le simple fait qu’il y ait eu des débats à ce sujet marque que l’humanité des Indiens ne s’est pas imposée d’elle-même, pas même dans sa négation, puisque leurs meurtriers ne se sentaient même pas tels. Lorsque Paul III écrit : «[...] les Indiens, en tant qu’hommes véritables, sont non seulement aptes à recevoir la foi chrétienne, mais d’après nos informations, profondément désireux de l’accueillir [...]» (Servais et Spijker, Reference Servais and Van’t Spijker2004, p. 46), c’est la reconnaissance même de l’appartenance des Indiens à l’humanité qui doit être décidée et posée. Certes, nous pouvons entendre l’argument de Marion selon lequel le visage ne peut être construit ni constitué parce que, ce faisant, nous l’objectivons et donc le perdons en tant que visage; en revanche, nous pouvons remettre en question le fait qu’il s’impose de façon radicale en tant que type de phénomène et non pas toujours déjà comme une simple interprétation possible de celui-ci.
En effet, la spécificité catégorielle du visage dans la phénoménologie de Marion tient au fait que tant son affirmation que sa négation le posent. Ainsi, quoi qu’il arrive, il s’impose de façon radicale et catégorielle en ce que le passage herméneutique du visage comme phénomène saturé à la façade comme objet ne fait que le poser en tant que phénomène saturé par le geste même qui prétend le nier. Mais si Marion avait continué sur les chemins de la saturation comme herméneutique radicale, il aurait dû assumer que la contre-intentionnalité n’est qu’une lecture possible du visage, et que, au-delà du bienfaiteur et du criminel qui la reconnaissent tous deux, nous pouvons tout à fait ne pas la voir, ou ne pas la subir. Il aurait alors fallu dire que certes, le visage s’impose, mais qu’il ne s’impose que pour des individus que nous avons d’abord décidé de reconnaître comme porteurs potentiels de contre-intentionnalité. Or, les limites de ces porteurs potentiels de contre-intentionnalité, parce que conceptuelles, pourraient, en étant déplacées, inclure certains animaux, ce qui mettrait à mal la spécificité catégorielle humaine. Ainsi, bien que pris dans la tentation quantitative moderne, Marion recule in fine devant la saturation comme herméneutique parce qu’elle l’obligerait à porter son questionnement sur la spécificité humaine et à assumer non seulement que la contre-intentionnalité ne se constate pas mais se déclare, tout comme l’événement, l’idole et la chair, mais qu’en plus, elle peut être étendue au-delà du simple regard humain.
4. Conclusion
La phénoménologie de Jean-Luc Marion présente ainsi une véritable tentation moderne qui est portée par la thèse de la banalité de la saturation et de l’herméneutique radicale. Celle-ci vise à faire de la saturation non pas un type de phénomènes, mais une interprétation possible de ceux-ci, ce qui tend à retisser une continuité entre les phénomènes saturés et les objets, mais surtout à ouvrir la possibilité d’une saturation généralisée en tant que lecture toujours déjà possible des phénomènes. Cette théorie, toutefois, dont le développement s’étend de façon croissante de 2001 à 2012, n’est pas pleinement assumée : elle bute sur l’icône et la contre-intentionnalité du visage. Dire en effet que tous les phénomènes peuvent être reçus comme des événements ou des idoles ne pose pas de problème. Il suffit pour cela de complexifier la relation entre l’activité et la passivité en affirmant que, dans le cas de la saturation, l’activité du sujet se réduit paradoxalement à un se-rendre-disponible Footnote 24 . En revanche, dès qu’il s’agit de l’icône, non seulement Marion réserve-t-il la possibilité de la saturation au seul visage humain, mais en plus, il en fait son seul mode de perception possible, puisque sa négation même suppose son affirmation première. Dans le cas du visage, donc, il n’y a plus de double lecture possible parce que cela supposerait d’un côté que nous puissions étendre cette lecture à des animaux non-humains, et de l’autre que nous puissions ne pas voir de visage sur la face d’un Homme. Ainsi, Marion devrait assumer que, de même qu’il n’y a d’événement que pour celui qui sait s’y rendre disponible, et que symétriquement tout peut être événement pour qui sait adopter telle posture, ou de la même façon qu’un regard peut être aveugle à un tableau alors que le monde dans son ensemble peut être perçu comme un tableau pour qui sait trouver les points d’anamorphose des paysages, de même n’importe quel regard devrait pouvoir porter une contre-intentionnalité et une injonction pour qui accepterait de se rendre disponible à celles-ci. Cette difficulté tient peut-être au fait suivant. Certes, Marion consacre, dans son avant-dernier livre publié, de nombreuses pages à l’animal (Marion, Reference Marion2014, p. 197-210), mais celui-ci est toujours envisagé comme étant pris dans un regard humain, jamais comme dévisageant un Homme Footnote 25 . Pourtant, les deux situations sont envisageables et on ne peut que s’étonner que jamais Marion ne se pose, comme Derrida, la question suivante : «Souvent je me demande, moi, pour voir, qui je suis — et qui je suis au moment où, surpris nu, en silence, par le regard d’un animal, par exemple les yeux d’un chat, j’ai du mal, oui, du mal à surmonter une gêne» (Derrida, Reference Derrida2006, p. 18, Derrida souligne). Il faut dire que cette question et celle du regard animal nous obligent précisément à prendre position sur le problème de la continuité et de la discontinuité, c’est-à-dire des flux quantitatifs ou des coupes qualitatives, problématique au cœur des deux interprétations possibles de la saturation. Ainsi, Marion se heurte, par la saturation, à l’un des problèmes les plus traditionnels de la philosophie — il revient sans cesse, comme un scandale —, celui dont Bergson écrivait qu’il est la matrice de tous les autres problèmes philosophiques Footnote 26 : l’articulation de la quantité et de la qualité. Ce problème résonne dans la phénoménologie de Marion, dans le balancement constant entre lecture continuiste et lecture catégorielle, modernité et anti-modernité, herméneutique et métaphysique, Athènes et Jérusalem.