Le numéro 22 de la revue Lexique recueille, sous la direction de Tatiana Milliaressi et Svetlana Vogeleer, un ensemble d'articles consacrés à l'expression lexicale (et grammaticale) de l'aspect et de la modalité dans différentes langues. Après une riche présentation initiale du sujet traité (7–21), les deux éditrices nous proposent, organisées autour d'une bipartition thématique, huit contributions dont la moitié portent sur l'aspectualité, l'autre moitié sur la modalité.
Il est vrai que les deux thèmes abordés ne représentent pas le seul critère de variation pris en compte: la variation typologique sur l'axe linguistique est elle aussi centrale. Cette perspective typologique n’émerge pas de façon systématique, mais elle arrive néanmoins à caractériser transversalement toute la première partie du volume (‘Aspectualité’). Dans le panorama qui en résulte, le dialogue entre le système des langues slaves et celui des langues romanes joue un rôle fondamental pour illustrer les différentes réalisations d'une même catégorie sémantique. Tatiana Milliaressi (25–54) présente ainsi une vaste réflexion sur la délimitation entre des catégories conceptuelles, morphologiques et lexicales souvent confondues, en particulier entre l'Aktionsart (l'aspect en tant que structuration interne, inhérente des procès) et la durée (en tant que délimitation externe de ceux-ci). Le russe et le français lui permettent d'illustrer les différents choix (grammaticaux et lexicaux) que les langues slaves et les langues romanes systématisent. Le même regard contrastif caractérise la réflexion de Dany Amiot et Dejan Stosic dans le dernier article de la première partie (111–142). Les auteurs testent et infirment l'hypothèse selon laquelle, au sein de la même langue, une morphologie aspectuelle et une morphologie évaluative riches seraient incompatibles (le serbe offre un contre-exemple typique). Un regard transversal porté sur le degré de productivité morphologique à tous les niveaux de la langue leur permet de démontrer le lien conceptuel et la zone d'intersection entre les deux systèmes morphologiques. Danièle van de Velde (55–84), pour sa part, se concentre sur la relation entre les propriétés actionnelles/aspectuelles des prédicats et l'interprétation de leurs nominalisations en français: l'auteure révèle les conditions qui permettent l'interprétation événementielle d'une nominalisation, selon la classe actionnelle du prédicat d'origine et, en particulier, selon son caractère ponctuel potentiel. Quant à l'apport d'Adeline Patard et Walter De Mulder (85–110), il est particulièrement intéressant puisqu'il fait intervenir une perspective diachronique, qui pourrait se révéler aussi pertinente que la variation typologique. Les auteurs s'interrogent sur la légitimité d'une vision affixationnelle de l'aspect en ancien français sur la base de l’étude du préfixe télique en- dans un corpus. La réponse que donnent les auteurs reste cependant assez prudente: loin d’être productive, la ‘préfixation en en-’ serait un vestige du système aspectuel latin.
La deuxième partie de l'ouvrage (‘Modalité’) s'ouvre sur une étude des dimensions modale, aspectuelle et temporelle des verbes modaux en français, par Svetlana Vogeleer (145–170): c'est avant tout l'aspect lexical (avec les informations aspectuelles liées à la morphologie temporelle) qui contribue à déterminer les variations de sens modal des deux verbes modaux (devoir et pouvoir). Les emplois illocutoires du verbe modal pouvoir font l'objet de la contribution de Carl Vetters et Cécile Barbet (171–188): les auteurs étudient plusieurs effets de sens qui contribuent à déterminer la force illocutoire de l’énoncé où ils apparaissent et décrivent le parcours d'enrichissement qui mène de leur nature modale en termes de possibilité jusqu’à l'interprétation ‘illocutoire’ contextuelle. Restent les deux derniers articles, tous deux consacrés aux modes du verbe, et en particulier au subjonctif. Philippe Rothstein (189–221) analyse l'alternance indicatif/subjonctif dans les complétives régies par espérer et souhaiter: le réseau de liens sémantiques entre les deux lexèmes révèle les nuances guidant le choix du mode. En particulier, un rôle central dans l’‘orientation interlocutive’ posée par le subjonctif est attribué à l'allocutaire. La même alternance de modes – dans les complétives objet en général – est analysée dans l’étude de Laurent Gosselin (223–246). Dans le cadre de sa Théorie Modulaire des Modalités (TMM), l'auteur décrit ces constructions à complétives en termes de compatibilité (ou incompatibilité) entre la modalité du verbe recteur et celle du mode de la subordonnée (mutuellement contraignantes), postulant ainsi la possibilité de comparer des sémantismes modaux morphologiquement très différents.
Les contributions qui constituent ce volume enrichissent la réflexion sur l'aspect en français, dans les langues romanes en général, dans les langues slaves, et en ancien français, ainsi que sur la modalité. Chacune des études se penche de manière approfondie sur une problématique spécifique liée à l'aspect ou à la modalité, en l'insérant dans une discussion plus générale. En revanche, on aurait pu s'attendre à quelques discussions supplémentaires à propos de la proximité conceptuelle de l'aspectualité et de la modalité. Toujours présente en arrière-plan, celle-ci ne devient objet de réflexion en soi que de façon sporadique (en particulier dans l'article de Vogeleer et, plus marginalement, dans celui de Rothstein); cela pourrait être dû au désir (par ailleurs tout à fait compréhensible) de mettre de l'ordre dans l'imbrication complexe de deux catégories dont, ainsi que le soulignent dans leur introduction Milliaressi et Vogeleer, les frontières ne se présentent pas toujours de façon très nette.