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ModellingRelationsBetweenTeenagersAndSchoolSystems - Gianluca Manzo, La spirale des inégalités : choix scolaires en France et en Italie (Paris, PU Paris-Sorbonne, 2009).

Published online by Cambridge University Press:  10 February 2012

Elise Tenret*
Affiliation:
irisso - Université Paris-Dauphine [elise.tenret@gmail.com].

Abstract

Type
Book Reviews
Copyright
Copyright © A.E.S. 2011

« Quoique l’élimination absolue de tout élément adventice soit une limite idéale qui ne peut être réellement atteinte, en fait, les sciences physico-chimiques et même les sciences biologiques s’en rapprochent assez pour que, dans un grand nombre de cas, la démonstration puisse être regardée comme pratiquement suffisante. Mais il n’en est plus de même en sociologie par suite de la complexité trop grande des phénomènes, jointe à l’impossibilité de toute expérience artificielle. »Footnote 1 Comme le rappelle Émile Durkheim dans les Règles de la méthode sociologique, la sociologie, contrairement à d’autres sciences comme la physique ou la biologie, ne peut a priori recourir à l’expérimentation. Pourtant, le dernier ouvrage de Gianluca Manzo, La spirale des inégalités. Choix scolaires en France et en Italie au XXe siècle, propose d’explorer les possibilités offertes par la simulation informatique et l’expérimentation in vitro pour tester les théories sociologiques de la stratification scolaire. En raisonnant à partir de sociétés artificielles, recréées de toute pièce pour ressembler au mieux à des sociétés réelles – la société française et la société italienne pour le présent ouvrage –, c’est donc dans un tout autre univers que nous plonge Gianluca Manzo à travers son livre, loin de la modélisation traditionnelle employée en sociologie.

Le choix de la méthode apparaît d’autant plus novateur que le thème traité est des plus classiques en sociologie, et a donné lieu à de multiples débats théoriques et méthodologiques. A partir d’une comparaison des sociétés française et italienne, Gianluca Manzo se propose en effet de comprendre et d’expliquer l’émergence et l’évolution des inégalités d’accès aux différents niveaux scolaires. La démarche adoptée, présentée de manière claire et rigoureuse par l’auteur, constitue l’originalité de son approche. Après avoir, dans une première partie, rappelé les différentes théories qui s’opposent pour penser les inégalités d’éducation et présenté l’intérêt des modèles générateurs dans ce domaine, le chercheur donne corps au modèle qu’il propose en comparant, dans une deuxième partie, la stratification scolaire et son évolution historique dans deux sociétés – la société française et la société italienne. Dans la troisième partie de l’ouvrage, enfin, il pose son modèle générateur avant de le tester au moyen de simulation informatique, par le biais des systèmes multi-agents.

L’ouvrage s’ouvre ainsi par une première partie théorique dans laquelle l’auteur rappelle l’intérêt des modèles générateurs pour la sociologie, qui permettent selon lui de rassembler plusieurs traditions de pensée et de modélisation en sociologie : la sociologie des « variables », la sociologie « analytique », la sociologie « mathématique », la sociologie « computationnelle ». Contre la modélisation statistique traditionnelle, trop descriptive et peu à même, pour Gianluca Manzo, d’appréhender les interactions sociales et leur effet, tant sur les structures que sur les choix individuels, les modèles générateurs permettent selon lui de dépasser ces difficultés. Il définit ces derniers comme « des faisceaux d’hypothèses ayant pour objet les mécanismes de production de relations qui relient différents niveaux d’analyse […] Tout modèle générateur conçoit ainsi un phénomène social comme résultant d’un emboîtement dynamique de multiples boucles "Macro → Méso → Micro → Méso → Macro" » (p. 49). En d’autres termes, les modèles générateurs visent à mesurer comment les actions individuelles, qui façonnent l’environnement social dans lequel baignent les acteurs, rétroagissent ensuite sur les actions et les comportements de ces derniers. L’utilisation de ces modèles pour un sujet qui préoccupe les sociologues depuis plusieurs décennies – la stratification sociale et notamment la stratification éducative – vise à dépasser des clivages théoriques qui divisent depuis très longtemps la communauté des chercheurs et qui semblent arrivés à une impasse. Accusée d’être parvenue au stade d’« une théorisation pauvre, une théorisation sans mécanismes ni processus, et une théorisation sans interdépendance entre les acteurs » (p. 58), la sociologie de la stratification sociale est pour Gianluca Manzo traversée par une querelle fondamentale opposant, d’un côté, les chercheurs qui analysent les proportions simples d’accès aux différents niveaux d’éducation, mesurant la « démocratisation quantitative » de l’éducation ; de l’autre, les partisans de l’utilisation des odds ratios et de la régression logistique, méthodes permettant selon eux de mesurer l’égalité des chances scolaires indépendamment des probabilités d’accès aux niveaux éducatifs des différents groupes sociaux (« démocratisation qualitative »). Vieille de plus de trente ans, la querelle, inaboutie, n’a toutefois pas engendré une production théorique nouvelle, ce qui prouve pour Gianluca Manzo l’importance de la dépasser par des outils nouveaux, notamment par un « dispositif de production de données qui soit extérieur aux données empiriques à expliquer » (p. 69), ainsi que les modèles générateurs le permettent.

La deuxième partie de l’ouvrage, moins théorique, présente les sociétés française et italienne et l’évolution de leur stratification éducative, puisque ces dernières serviront de terreau à la simulation réalisée en troisième partie. Ces deux sociétés se caractérisent, pour la première, par une « hypertrophie des niveaux scolaires inférieurs », et pour la seconde, par une « hypertrophie des niveaux intermédiaires ». De manière générale, la société française se distingue de la société italienne par un degré plus faible d’inégalités sociales dans la distribution des niveaux d’éducation, mais les inégalités se concentrent en réalité au niveau de l’enseignement supérieur, principalement monopolisé par les groupes sociaux les plus favorisés (d’où le terme choisi par Gianluca Manzo pour décrire cette société d’« égalité distributive localisée »). Les inégalités, plus fortes en Italie, y sont presque uniformément réparties à tous les niveaux d’éducation (situation d’ « inégalité distributive diffuse »). De telles situations sont bien entendu le fruit de choix politiques et d’évolutions historiques différents dans les deux pays, notamment une diffusion plus importante, en France au cours du XXe siècle, à la fois des études professionnelles courtes (comme le cap) et de l’enseignement supérieur, ainsi qu’une intégration plus forte du système éducatif, organisé en degrés superposés. En Italie, au contraire, le système éducatif, initialement peu segmenté, a été progressivement verrouillé par la suppression, sous le régime fasciste notamment, de la passerelle entre le niveau secondaire inférieur et le niveau supérieur. Comment vérifier cependant les explications proposées ? Comment tester véritablement les effets de l’offre scolaire, des choix individuels socialement situés et des interactions sociales sur les stratifications scolaires en France et en Italie ?

Pour répondre à cette question, Gianluca Manzo expose, dans la troisième partie de son ouvrage, le modèle sur lequel repose la simulation en systèmes multi-agents. Le modèle élaboré, appelé ici « modèle du choix rationnel éducatif interdépendant » (mcei) repose sur sept hypothèses génératives (exposées pp. 141-143) qui sont en résumé les suivantes : (1) Chaque agent est d’autant plus incité à participer à un niveau scolaire que la rentabilité marchande de ce dernier est élevée. (2) Chaque agent évalue les bénéfices d’un diplôme en fonction de son milieu social d’origine, plus ce dernier est élevé, plus un acteur valorisera un niveau élevé d’études. (3) A chaque niveau scolaire est associé un coût, d’autant plus élevé que le niveau scolaire de l’agent est élevé, et d’autant moins lourd à supporter pour un agent que son milieu social d’origine est élevé. (4) Les coûts associés à chaque niveau d’étude sont d’autant plus élevés pour l’agent qu’il a connu un grand nombre d’échecs scolaires dans les niveaux précédents. (5) Chaque agent s’inspire, pour ses propres choix scolaires, des choix des autres acteurs avec lesquels il est en contact direct. (6) Chaque agent s’inspire, pour ses propres choix scolaires, du niveau de diffusion de chaque niveau scolaire dans la population dans son ensemble : plus ce dernier est élevé, moins la rentabilité marchande associée à ce niveau scolaire est bonne. (7) Plus un niveau de diplôme est diffus dans la société, plus les agents le réévaluent à la hausse, dans la mesure où ils intègrent et anticipent sa dévaluation sociale et la nécessité consécutive plus importante pour eux de l’obtenir. Ainsi spécifié, le modèle générateur intègre donc trois types de mécanismes à l’origine des choix scolaires : les choix de l’acteur lui-même, les choix de son entourage direct et les choix collectifs de la société, qui sont conditionnés par (autant qu’ils conditionnent) l’offre scolaire.

Une fois défini, le modèle est ensuite paramétré en fonction des données italiennes et françaises : par exemple, la rentabilité marchande d’un niveau de diplôme est calculée à partir de la proportion observée d’individus qui atteignent de facto le groupe socioprofessionnel supérieur à partir de tel ou tel niveau scolaire. D’autres données sont inférées de manière plus abstraite et mathématique à partir de la littérature théorique, comme la structure des réseaux dans lesquels l’individu est inséré, ou les bénéfices qu’il attribue à chaque niveau d’étude en fonction de son milieu social d’origine. Le principe de la simulation informatique du système multi-agents est ensuite le suivant : chaque entité élémentaire (l’agent), caractérisée par une liste d’éléments (les « attributs ») et des règles (les « méthodes ») produit une décision qui est influencée par ses proches et par la structure macrosociale, et qui influence en retour les décisions des agents qui l’entourent. Ainsi spécifié, chaque agent est introduit dans une société artificiellement produite par l’ordinateur, qui se charge de faire tourner un algorithme et permet d’observer ce qui se produit à différentes étapes du processus.

Les résultats (diachroniques et synchroniques) obtenus à l’issue du processus de simulation paraissent pour Gianluca Manzo, à bien des égards, satisfaisants. D’une part, parce que les modèles, avec les paramètres initiaux introduits, conduisent à une stratification éducative simulée proche de la stratification empirique observée dans les deux pays – que ce soit dans son caractère absolu que dans son caractère relatif –, ce qui montre le caractère sans doute pertinent des mécanismes introduits en hypothèse. En particulier, l’hypothèse d’un effet des réseaux de liens dyadiques est confirmée, puisque ces derniers, de plus en plus ségrégués, produisent une polarisation des choix scolaires en fonction du milieu social. L’influence de la structure éducative sur les choix scolaires est également vérifiée, puisque « si les acteurs imputent aux diplômes des coûts et des bénéfices différents d’un pays à l’autre, sous l’effet, par exemple, d’architectures différentes des systèmes scolaires, le même "jeu" d’interactions entre ces acteurs conduira à des formes de stratification sociale des diplômes hétérogènes entre les pays » (p. 176).

Le dernier chapitre de l’ouvrage, intitulé « la genèse de la stratification sociale en Utopie », sort du cadre strict de la modélisation, c’est-à-dire du fait de vouloir reproduire la structure de la société française ou la société italienne, pour entrer véritablement dans le domaine de l’expérimentation. En faisant varier différents critères (notamment la nature des relations intragroupe et intergroupe), Gianluca Manzo parvient à des résultats intéressants. Il montre en particulier que les relations intragroupe (mesurées artificiellement par le « nombre moyen de contacts émis et reçus par un agent » p. 185) peuvent être bénéfiques quand elles stimulent les projets et les aspirations des membres des groupes les mieux lotis. En revanche, elles peuvent décourager les « choix atypiques », comme par exemple le choix de faire des études longues pour certains membres des groupes les moins bien lotis. Il montre également l’importance des « liens faibles », c’est-à-dire des liens entre les différents groupes sociaux.

Au final, que permet la simulation informatique ? L’aspect séduisant d’une telle méthode est qu’elle mobilise et intègre de manière unifiée un grand nombre de théories sur les choix scolaires – comme les effets de contexte en sociologie de l’éducation ou les résultats de la sociologie des réseaux. La possibilité de faire varier certains paramètres apparaît en outre attrayante, dans la mesure où elle permet de simuler certaines politiques publiques ainsi que leurs effets, même si la manipulation des données doit demeurer prudente pour limiter les risques d’extrapolation. Quoique présentée de manière très claire, la méthode mise en œuvre demeure néanmoins assez complexe (comme le montre la profusion de tableaux et de graphiques en annexe) et difficile à reproduire. En outre, même si la critique est facile et récurrente en matière de modélisation, on peut regretter parfois que les hypothèses soient trop réductrices sur les univers pris en compte. En particulier, il apparaît dommage que le contexte local dans lequel s’élaborent les choix scolaires ne soit pas pris en compte dans la modélisation : au-delà du contexte national, en effet, les choix scolaires sont influencés, que ce soit en ItalieFootnote 2 ou en France, par l’offre éducative locale. Par ailleurs, étant donné l’importance donnée aux interactions entre agents (intragroupes et intergroupes), il paraît dommage – bien que sans doute très difficile à réaliser –, que celles-ci ne soient pas davantage modélisées à partir de résultats empiriques issus de l’analyse des réseaux sociaux.

Plus fondamentalement, il apparaît problématique de se concentrer sur l’accès à différents niveaux d’étude quand on sait l’importance des différenciations horizontales de ces différents niveaux. La question de l’accès à l’enseignement supérieur, notamment, semble difficile à traiter d’un bloc comme le fait Gianluca Manzo : dans le contexte français, la partition entre « grandes écoles » et université et entre les différentes filières à l’université, associées à des probabilités d’insertion et de réussite différentesFootnote 3, déplace le problème des inégalités scolaires : c’est moins l’accès à l’enseignement supérieur en soi (qui s’est sans doute démocratisé) que l’accès à différents segments de l’enseignement supérieur qui semble devenu l’enjeu de luttes importantes entre les groupes sociaux. Des travaux sur la rentabilité différentielle des différents domaines d’étude en ItalieFootnote 4 prouvent que le même problème s’y pose sans doute.

Il n’en reste pas moins que ce livre, par ses qualités de synthèse, d’innovation, de clarté demeure une contribution précieuse et essentielle pour la sociologie de la stratification scolaire, et pour la sociologie en général.

References

1 Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, 1894, p. 73.

2 Colombo Maddalena, Dispersione scolastica e politiche per il successo formativo. Dalla ricerca sugli early school leavers alle proposte di innovazione (Trento, Erickson, 2010).

3 Gruel Louis, Olivia Galland et Guillaume Houzel (dir.), Les étudiants en France. Histoire et sociologie d'une nouvelle jeunesse (Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010).

4 Voir par exemple: Argentin Gianluca, “University pathways and graduate labour market outcomes in Italy: what Matters Where? Horizontal stratification of higher education, educational performance, previous work experience and labour market transition”, Italian Journal of Sociology of Education, 2, 2010, pp. 107-147.