1. Une péricope incohérente ?
Il nous a été à plusieurs reprises donné de participer à des études bibliques sur la péricope de la prédication à Nazareth dans l'Évangile de Luc (4.16–30). A chaque fois, le texte de nos versions françaises créait un certain embarras, avec le déroulement suivant : Jésus entre dans la synagogue, lit le passage d'Esaïe, et annonce son accomplissement dans le temps présent. L'assistance montre un réponse positive ou au plus étonnée, et subitement Jésus cite un proverbe quelque peu énigmatique sur le médecin qui doit se guérir lui-même, puis fait le reproche à l'assemblée de n'être pas bien reçu (24), alors qu'aucune parole franchement hostile n'a encore été prononcée contre lui. Il fait alors référence à Élie et à Élisée, mais cela semble hors de propos parce qu'il ne met pas en avant un rejet de ces prophètes de la part du peuple d'Israël. D'ailleurs, indépendamment du récit que Jésus en fait, si Élie a bien été pourchassé par Achab et Jézabel, rien de tel n'apparaît pour Élisée dans les livres des Rois. La foule montre bien de l'hostilité au v. 29, mais c'est après que Jésus ait fait ses reproches, et l'on juge difficile d'expliquer le reproche par l'anticipation de la réaction audit reproche. Bref, ce passage a de quoi laisser perplexe.
Le monde académique montre également quelque difficultés : Nolland le qualifie de ‘most perplexing’Footnote 1 et cite de nombreux auteurs qui considèrent le déroulement de la pensée comme obscur, tandis que BajardFootnote 2 note qu'elle est souvent perçue comme contenant des incohérence ou des faiblesses littéraires. Dans ce sens SabourinFootnote 3 reconnait les questions posées par le passage subit de l'admiration à l'hostilité envers Jésus, et cherche une explication littéraire : deux récits séparés auraient initialement montré des réactions opposées, et Luc les aurait combinés pour obtenir le récit actuel.
En règle générale, on s'accommode des difficultés en prenant le v. 22 comme une expression d'incrédulité,Footnote 4 ou en voyant le v. 29 comme la manifestation d'une attitude présente dès l'origine et perçue par Jésus à l'avance. Les références à Élie et Élisée seraient essentiellement introduite à cause de leur qualité de prophètes, partagée avec Jésus, ou pour mettre en garde contre le risque de voir d'autres bénéficier du ministère du prophète rejeté.Footnote 5 Mais il nous apparaît que ces visions sont quelque peu forcées, et ne rendent compte du texte que difficilement.
Sur fond de ces difficultés, une lecture du texte grec en vue d'une prédication a attiré notre attention sur une particularité indécelable dans la plupart de nos traductions : dans le v. 24, là où nos traductions disent que Jésus n'est pas ‘bien reçu’,Footnote 6 Luc emploie l'adjectif δεκτός, qui est le même employé dans la citation de la LXXFootnote 7 au v. 19 pour parler de l'année ‘de grâce’ ou ‘favorable’ du Seigneur. L'interprétation habituelle de cette péricope suppose donc deux valeurs différentes au même motFootnote 8 alors qu'il est utilisé dans un même passage, et est globalement rare dans le Nouveau Testament.Footnote 9 Nous entendons montrer que tenir compte de l'emploi au v. 19 pour la compréhension du v. 24 permet de mieux comprendre l'ensemble de la péricope comme un tout cohérent, bien construit, et en accord avec les préoccupations particulières de Luc. Dans un second temps, nous évaluerons comment mettre cette compréhension en rapport avec les récits parallèles des autres Évangiles.
2. Changer de perspective
2.1. L'emploi de δεκτός
Le mot δεκτός est rattaché étymologiquement à δέχομαι, et de ce point de vue là est le plus souvent compris dans un sens passif ‘celui qui est bien reçu, acceptable’.Footnote 10 Mais comme le montre bien Bajard,Footnote 11 l'emploi du mot dans la LXX en a quelque peu infléchi le sens. A maintes reprises, le mot traduit רצן, en particulier concernant les sacrifices, dans des constructions telles δεκτὸς ὑμῖν (Lv 23.11 ; cf. Lv 22.19–20), δεκτὸς αὐτοῖς (Ex 28.38), δεκτὴν ὑμῶν (Lv 19.15), où l'adjectif est précisé par un pronom datif ou génitif. Le sens direct serait ‘pour qu'il soit agréé quant à vous’, i.e. ‘pour qu'il soit agréé en votre faveur’, mais ce type d'emploi suscite un glissement du sens vers ‘pour qu'il vous profite’.
Ce même glissement du sens se retrouve dans Esaïe, en particulier 49.8 et 61.2 (cité en Lc 4.19). Le καιρῷ δεκτῷ et l'ἐνιαυτὸν κυρίου δεκτόν sont peut-être au premier chef le temps et l'année que Dieu accueille bien et qu'il agrée, mais du point de vue des bénéficiaires, c'est le temps propice, le temps favorable, et il est plus que plausible que ce soit bien là le sens compris par le lecteur de la LXX. En 49.8 et dans sa citation commentée en 2 Corinthiens 6.2, le temps δεκτόν est mis en parallèle avec le jour du salut, ce qui confirme la valeur de ‘propice’ ou ‘favorable’ pour ce terme. Cette valeur présente en Esaïe est citée en Lc 4.19, et si on considère qu'elle se maintient en 4.24, l'affirmation de Jésus doit se comprendre comme ‘aucun prophète n'est propice dans sa propre patrie’. Il faut noter également comment la reprise de ce mot renforce l'effet de cette déclaration : δεκτός est le dernier mot de la citation d'Esaïe, et le sommet des promesses qui y apparaissent. Or Jésus nie précisément cet élément face à ses concitoyens, ce qui prend à contre-pied les espoirs qu'ils pouvaient former. Partant de cette compréhension, l'ensemble du passage prend un sens bien plus naturel, comme nous allons le montrer.
2.2. Cohérence d'ensemble
En effet, il n'est plus besoin de voir une valeur négative à l'étonnement des habitants de Nazareth. Ils sont positivement frappés de l'enseignement de Jésus, sans qu'il faille voir là une foi ‘à salut’. Il sont pour le moins impressionnés par le ministère de Jésus,Footnote 12 et cela atteste l'importance de ce qui est dit. Mais Jésus décèle en eux la volonté de le ‘récupérer’, de profiter pour eux de son ministère et de son statut (‘Fais ici, dans ta patrie, tout ce que nous avons appris que tu as fait à Capernaüm’, 4.23). L'exclamation ‘N'est-ce pas le fils de Joseph’ n'est pas une expression d'incrédulité, mais l'affirmation que Jésus appartient à leur monde, leur cercle, leur communauté villageoise : son père leur est bien connu, c'est un ‘enfant du pays’. Cela vient appuyer leur attente de miracles locaux.
Et le proverbe ‘médecin, guéris-toi toi-même’ ne dit pas autre chose, si on prend le temps d'en préciser la portée. On tend habituellement à le comprendre dans le sens ‘ne donne pas de conseils si tu ne les suis pas toi-même’, ou ‘ton état n'est pas cohérent avec ce que tu prétends apporter aux autres’,Footnote 13 ce qui est une catégorie d'emplois bien présente dans le monde antique.Footnote 14 Mais cela ne cadre pas bien avec le contexte : Luc ne laisse nullement entendre que Jésus aurait semblé être en mauvaise santé ou en besoin d'un miracle, ou qu'un élément de sa conduite aurait paru porter à reproche. Et la demande que Jésus prête à ses concitoyens ne confirme pas ce sens. Par contre, NoordaFootnote 15 montre opportunément que l'image du docteur malade pouvait servir à illustrer un autre lieu commun. Il cite Dio Chrysostome (49e discours) qui prend cette image pour dire qu'un homme devrait être empressé de faire bénéficier sa propre patrie des bienfaits qu'il concède à d'autres. Dès lors, la suite du v. 23 n'est rien d'autre que l'expression en langage concret de la signification du proverbe : si Jésus a fait des miracles dans la région, à combien plus forte raison devra-t-il en faire au profit de sa propre communauté.Footnote 16
Alors, la référence à Élie et Élisée se fait limpide : Jésus montre comment ces deux prophètes n'ont pas profité à leur propre patrie, mais à des étrangers. Il n'est pas besoin de chercher un élément implicite ou annexe pour trouver le lien avec le restant du discours. C'est bien le contraste central que Jésus fait qui s'intègre dans le passage : il y avait beaucoup de nécessiteux en Israël, mais les prophètes ont bénéficié à des étrangers. Par cette référence, Jésus répond à l'esprit de clocher de ses concitoyens, mais va plus loin que cela : non seulement il ne va pas se laisser récupérer par sa ville, mais il insinue aussi qu'il va profiter aux païens. Et c'est en entendant cela que l'assistance de la synagogue est emplie de fureur, et veut exécuter Jésus.Footnote 17
Ainsi, en comprenant bien δεκτός dans son contexte, on rend justice à la description qui est faite de l'attitude des habitants du lieu, aux intentions que Jésus prête à la foule, et aux références de Jésus aux prophètes.
Notons aussi que cette teneur correspond aux préoccupations de Luc. En plaçant cet épisode au début de son récit du ministère de Jésus et en lui donnant ces accents-là, Luc met directement en avant son intérêt pour le fait que la promesse de l'Évangile est aussi pour les païens. Il montre que ce fait forme une cause du rejet de Jésus par les Juifs. On sait quelle place la question des pagano-chrétiens prend dans les Actes, il n'y a donc rien d'étonnant à ce que Luc mette en évidence la question païenne au début du ministère de Jésus.
2.3. Sources de réticences face à cette lecture
La compréhension que nous proposons fait d'un texte jugé difficile un tout cohérent, dont l'enchaînement est logique et la visée claire, et à peu de chose près Bajard l'avait défendue il y a quarante ans. Il est permis de se demander pourquoi cette interprétation n'est pas devenue dominante. Nous pouvons identifier deux raisons.Footnote 18 La première et la moindre est la tentation étymologique : penser que l'origine d'un mot, δεκτός en l'occurrence, doit déterminer son sens, au risque de négliger son emploi.Footnote 19 De manière voisine, les recherches sur l'emploi d'époque d'un mot tendent à faire pencher toujours pour son emploi majoritaire, en négligeant combien la langue peut être plastique et comment le contexte peut faire pencher pour un sens moins habituel. Ce sont là des questions de méthode et de linguistique, que nous ne développerons pas davantage.
L'autre raison qui joue particulièrement dans ce passage est l'effet des parallèles synoptiques et johannique. En effet, dans les autres Évangiles, Jésus a un propos très semblable, qui va dans le sens d'un mauvais accueil par ses concitoyens. En présence d'un double sens possible, il est naturel de choisir celui qui correspond de plus près aux passages parallèles. Et réciproquement, notre interprétation de Lc 4.24 pose la question de savoir si Luc a tordu le sens du logion qu'il emploie pour le faire entrer de force dans ses préoccupations et objectifs théologiques, et si il présente un Jésus incompatible avec celui des autres Évangiles. C'est sur cette question que nous allons maintenant nous pencher.
3. Regard synoptique
3.1. Déroulements
Considérons d'abord les textes de Mt 13.53–8 et de Mc 6.1–6, qui présentent également le conflit de Jésus avec la communauté de Nazareth. Au niveau du récit on constate plusieurs éléments marquants qu'ils ont en commun :
• L'étonnement des habitants de Nazareth est clairement négatif ;
• La proximité de Jésus est explicitement source d'incrédulité ;
• Le caractère négatif de la réaction des habitants est explicité avant que Jésus ne tienne son propos sur le prophète dans son pays ;
• Les textes mentionnent une relative rareté des miracles, mais l'attribuent à l'incrédulité des gens et non à un refus de Jésus.
La différence avec le récit lucanien est frappante, le déroulement des évènements a une autre tournure. Ou plus précisément, il faut faire violence au texte de Luc pour le faire entrer dans le schéma de Matthieu et Marc.
3.2. Formes du logion
Il est également très instructif de comparer en particulier la forme du logion qui fait l'objet de notre étude dans les 4 Évangiles canoniques (Jean le rapporte de manière indirecte), auxquels nous ajouterons le texte grec de l'évangile de Thomas selon le manuscrit d'Oxyrhynque 1 :
• Matthieu : οὐκ ἔστιν προφήτης ἄτιμος εἰ μὴ ἐν τῇ ἰδίᾳ πατρίδι καὶ ἐν τῇͺ οἰκίᾳ αὐτοῦ (‘Un prophète n'est pas méprisé, si ce n'est dans sa propre patrie et dans sa maison’).
• Marc : οὐκ ἔστιν προφήτης ἄτιμος εἰ μὴ ἐν τῇ πατρίδι ἑαυτοῦ καὶ ἐν τοῖς συγγενεῦσιν αὐτοῦ καὶ ἐν τῇ οἰκίᾳ αὐτοῦ (‘Un prophète n'est pas méprisé si ce n'est dans sa propreFootnote 20 patrie et parmi ses parents et dans sa maison').
• Luc : οὐδεὶς προφήτης δεκτός ἐστιν ἐν τῇ πατρίδι ἑαυτοῦ (‘Aucun prophète n'est propice dans sa propre patrie [ou à sa propre patrie]’).
• Jean (4.44) : αὐτὸς γὰρ ᾿Ιησοῦς ἐμαρτύρησεν ὅτι προφήτης ἐν τῇ ἰδίᾳ πατρίδι τιμὴν οὐκ ἔχει (‘Car Jésus lui-même témoigna qu'un prophète n'est pas honoré dans sa propre patrie’).
• Thomas :Footnote 21 λέγει ᾿Ι(ησοῦ)ς· οὐκ ἔστιν δεκτὸς προφήτης ἐν τῇ π(ατ)ρίδι αὑτ[ο]ῦ οὐδὲ ἰατρὸς ποιεῖ θεραπείας εἱς τοὺς γεινώσκοντας αὐτό(ν) (‘Jésus dit : un prophète n'est pas propice dans sa patrie, ni un médecin ne fait de guérison envers ceux qui le connaissent’).Footnote 22
On voit que Luc se distingue de Marc, Matthieu et Jean en utilisant δεκτός au lieu de τιμή et ses dérivés. De facto, l'ambiguïté de traduction posée par Luc est simplement impossible dans la formulation des autres évangiles. Par contre, Luc partage la mention de ‘prophète’ et de ‘dans sa propre patrie’, ce qui rend difficile de penser qu'il citerait un logion fondamentalement différent. Luc est aussi plus sobre que Matthieu (et à d'autant plus forte raison par rapport à Marc) en ne mentionnant que la patrie, et non la maisonnée ou la parenté. Cela peut être fortuit, mais facilite le glissement vers la question des païens. La question se pose de savoir si Luc a reformulé lui-même le logion tel qu'il lui avait été transmis, ou bien si plusieurs formes de celui-ci circulaient, entre lesquelles il aurait choisi celle qui correspondait au langage de la citation d'Esaïe et à sa compréhension de sa portée. S'agissant d'un logion en grec, cette question se combine bien sûr avec la question de la traduction d'avec l'araméen utilisé par Jésus. Nous n'avons pas les compétences ni l'ambition de remonter à une forme araméenne hypothétique, mais il se pourrait que celle-ci présente elle-même une ambiguïté. Mais au vu du peu de données disponibles, ces questions devront rester ouvertes.
L'Évangile de Jean est intéressant en ce que le logion est cité pour expliquer le passage de Jésus en Galilée, où il est bien reçu sur la base des miracles que les Galiléens l'ont vu faire à Jérusalem. Jean n'ignore pas que Jésus a grandi en Galilée, mais comme le montre Keener,Footnote 23 ceux qui tiennent là le rôle de ‘sa patrie’ sont les Juifs, les siens qui ne l'ont pas reçu (Jn 1.11). D'un point de vue théologique, il aurait dû être chez lui en Judée (‘car le salut vient des Juifs’, Jn 4.22), mais c'est là que l'opposition se fait le plus sentir. Les Galiléens vus comme hétérodoxes ou méprisables par les Juifs de Jérusalem font donc figure de terre étrangère dans la perspective de Jean. Jean ne prétend pas donner le cadre initial du logion de Jésus, mais il l'utilise pour expliquer son bon accueil en Galilée (sans mentionner Nazareth précisément). Cette démarche est assez semblable à celle de Luc, où le point de départ strictement géographique mène à une remarque quant à l'ethnicité. Mais Jean va plus loin, en retournant presque la situation.
La version de l'Évangile de Thomas est très probablement dérivée de celle de Luc,Footnote 24 il ne faut donc pas y voir une attestation indépendant de la variante en δεκτός du logion. Par contre, sa version de la mention du médecin accrédite la compréhension soutenue par Noorda.Footnote 25 Et de plus, son parallélisme interne semble présupposer un sens actif (‘favorable’ ou ‘propice’) pour δεκτός. Le texte lucanien pouvait donc bel et bien être compris dans ce sens à l'époque.
3.3. Regard d'ensemble
Il apparaît clairement que le logion chez Luc est bien différent dans sa forme et son usage par rapport à ce que les autres évangiles présentent, et il en est de même pour le cadre général où il apparaît. Luc présente un entourage impressionné et soucieux de profiter du prophète local, que Jésus s'aliène en refusant cette démarche. Marc et Matthieu montrent pour leur part une communauté incrédule, doutant de la qualité de prophète de Jésus à cause de sa proximité et de son appartenance à leur milieu.
Luc invente-t-il donc, fabrique-t-il une autre histoire qui correspond à ses desseins ? En réalité, la tension que Luc met en avant dans la péricope de Nazareth est aussi présente de manière plus diffuse dans les autres synoptiques.
Ainsi, on voit en Mc 1.37–8 que les premiers miracles de Jésus ont créé une attente à Capernaüm, son lieu de résidence, mais que lui sait devoir poursuivre son ministère en prêchant dans d'autres villes, bien qu'on le cherche instamment. On peut penser également à sa relativisation des liens du sang en Mc 3.31–5 et Mt 12.46–0. En Mt 12.41–2, Jésus montre des exemples de païens qui ont bien réagi aux serviteurs de Dieu. Ce point est intéressant, parce que Luc comme Matthieu se réfèrent à des païens de l'Ancien Testament qui ont bénéficié du ministère du peuple de Dieu et qui ont d'une manière reconnu l'action de Dieu. Mais en Luc l'accent est sur le bénéfice qu'ils ont tiré, sans mention de leur foi, tandis que chez Matthieu l'accent est sur leur réaction au message (pour condamner comparativement l'incrédulité d'Israël), sans mettre en avant le profit qu'ils en tirent. A nouveau, des éléments semblables sont éclairés différemment.
Certainement donc, Luc n'a pas bâti son récit à partir de rien. Si l'on pose maintenant la question de ce qui s'est réellement passé à Nazareth, avec toute les réserves que peuvent induire les mauvaises tentatives de reconstruction historique, ce qui nous semble le plus vraisemblable, c'est que les relations de Jésus avec sa bourgade d'enfance aient été relativement complexes, et aient évolué sur une période plus que sur une visite unique. Assurément, ces relations étaient tendues, et il est des plus probables que les tensions avaient plus d'un axe. Partant de la mémoire de ce fait dans la tradition dominicale, et d'un logion sur le prophète dans son pays, Luc et Matthieu et Marc ont chacun condensé en un épisode type le rapport de Jésus avec Nazareth, en le cristallisant autour d'une problématique différente. Ainsi les divers récits contribuent à notre vision de Jésus, et aplatir les différences pour satisfaire notre besoin d'uniformité ne leur rend pas justice.
4. Conclusion
En conclusion, comprendre Lc 4.24 à la lumière de Lc 4.19 semble bien être la clé d'une compréhension harmonieuse de l'ensemble de la péricope de Nazareth. Le mot δεκτός a pris par son emploi dans la LXX des nuances différentes de ce que l'étymologie et les emplois d'époque laissent entendre, et tenir compte de ce fait est crucial. Cela mène à comprendre cette péricope chez Luc d'une manière distincte des récits similaires dans Marc et Matthieu. Luc montre en effet les attentes d'un entourage impressionné, auxquels Jésus se refuse à répondre pour mettre en avant la portée large de son ministère, tandis que Marc et Matthieu montrent un entourage sceptique à cause de sa proximité même. Sans inventer, Luc fournit une perspective différente qui éclaire un autre aspect de la manière dont Jésus comprenait son ministère. L'interprétation habituelle de ce passage applique la maxime ‘interpréter l’écriture par l'écriture', qui est globalement bonne, mais qui en l'occurrence fait échec en empêchant de voir la spécificité du récit lucanien. En voulant préserver la cohérence entre eux des différents Évangiles, on passe à côté de la cohérence interne du texte de Luc, et on se prive de la richesse propre de cet Évangile.
Nous espérons que cette petite étude aura aidé à retrouver une partie du nuancier que proposent les Évangiles, et encouragera à une lecture de chacun d'entre eux pour lui-même, sans pour autant renoncer à l'unité de fond de la révélation.