Introduction
La mémoire sémantique (MS) comprend l’ensemble des connaissances accumulées au cours de la vie et partagées par un même groupe culturel. La MS concerne par exemple les connaissances générales sur les objets, les personnes célèbres, les événements célèbres ainsi que les connaissances historiques, culturelles et scientifiques. La MS est dépourvue de contexte spatiotemporel d’acquisition, contrairement aux souvenirs contenus dans la mémoire épisodique qui nécessitent de remonter dans le temps et qui sont situés dans un lieu et sont survenus à un moment spécifique de la vie. L’organisation de la MS demeure encore relativement mal connue, particulièrement dans le contexte du vieillissement, qu’il soit normal ou pathologique. De plus, il est possible que le déclin précoce de la MS au cours du vieillissement puisse être annonciateur d’un début de démence dégénérative (Joubert et al., Reference Joubert, Felician, Barbeau, Didic, Poncet and Ceccaldi2008). Conséquemment, l’étude de la MS dans le vieillissement demeure également importante sur le plan clinique.
Les données neuropsychologiques recueillies au cours des 20 dernières années ont suscité plusieurs questionnements quant à l’organisation de la MS. Ainsi, la découverte de certains troubles sémantiques sélectifs à certains objets (entités biologiques versus objets manufacturés), à certains types de concepts (concepts concrets versus abstraits) (Tyler & Moss, Reference Tyler and Moss2001), ou à une modalité d’accès (verbale versus visuelle) (e.g., Haslam, Kay, Hanley, & Lyons, Reference Haslam, Kay, Hanley and Lyons2004) laissent entrevoir la possibilité d’une certaine organisation des connaissances au sein même de la MS. Par exemple, il semble que les connaissances que nous avons sur les personnes connues soient organisées de manière indépendante de celles d’autres types de connaissances sémantiques. En effet, la littérature rapporte plusieurs études de cas neuropsychologiques dont les patients présentent une atteinte isolée de la capacité à reconnaître et à identifier des personnes familières, alors que d’autres types de connaissances sémantiques demeurent intacts (Joubert et al., Reference Joubert, Felician, Barbeau, Ranjeva, Christophe and Didic2006). De surcroît, malgré qu’il soit beaucoup plus rare, le patron inverse, dans lequel les patients présentent une relative préservation de leurs connaissances sur les personnes familières, mais une atteinte quant à celles qui portent sur les objets et animaux, a aussi été documenté à quelques reprises (Kay & Hanley, Reference Kay and Hanley2002; Lyons, Hanley, & Kay, Reference Lyons, Hanley and Kay2002). Cette mise en évidence d’une dissociation entre les connaissances sur les personnes et celles sur d’autres domaines sémantiques, va dans le sens d’un système sémantique indépendant qui serait responsable du traitement des informations relatives aux personnes connues (Thompson et al., Reference Thompson, Graham, Williams, Patterson, Kapur and Hodges2004).
Afin de pouvoir étudier la mémoire des personnes connues auprès d’un grand nombre de sujets, certains auteurs ont développé et utilisé des tests qui évaluent les connaissances biographiques sur des personnes célèbres (personnages politiques, acteurs, chanteurs, athlètes, etc.) (Greene & Hodges, Reference Greene and Hodges1996; Joubert et al., Reference Joubert, Felician, Barbeau, Ranjeva, Christophe and Didic2006). Une procédure dans laquelle on présente des personnes célèbres à partir de leurs photographies ou leurs noms permet ainsi d’évaluer les différents types de connaissances biographiques que nous avons sur ces personnes connues.
Les modèles classiques s’avèrent incontournables dans le domaine de la reconnaissance des visages. Ces modèles postulent que l’accès aux connaissances sémantiques sur les personnes se fait par l’intermédiaire d’une succession d’opérations cognitives distinctes (Bruce & Young, Reference Bruce and Young1986; Burton, Bruce, & Johnston, Reference Burton, Bruce and Johnston1990; Valentine, Brédart, Lawson, & Ward, Reference Valentine, Brédart, Lawson and Ward1991). D’ailleurs, les travaux de Bruce et Young (Reference Bruce and Young1986), Burton et al. (Reference Burton, Bruce and Johnston1990) et Valentine et al. (Reference Valentine, Brédart, Lawson and Ward1991) ont mené au développement de modèles théoriques qui permettent de mieux comprendre les différentes étapes de traitement cognitif impliquées dans la reconnaissance des personnes familières. Trois étapes successives seraient impliquées dans la reconnaissance de personnes à partir de leurs visages (cf. figure 1). Dans une première étape, les visages sont analysés à un niveau perceptif, ce qui permettrait entre autres d’intégrer les différentes parties du visage en une configuration globale. Dans une deuxième étape, lorsque les visages sont connus, des unités de reconnaissance faciales ou face recognition units (FRUs) sont activées. Ces unités stockées en mémoire constituent des représentations structurales visuelles de chaque visage connu. L’activation d’un FRU par un visage permet de dire que ce visage est familier. Cela peut ensuite mener à l’activation d’un nœud d’identité des personnes ou person identity nodes (PIN) correspondant, qui permettrait d’accéder à l’ensemble des informations sémantiques sur la personne en question.
La reconnaissance et l’identification des personnes familières ou connues peut aussi se faire à partir d’autres modalités, tel qu’à partir du nom ou de la voix de la personne. Par exemple, lors de la présentation de la voix ou du nom de «Marilyn Monroe», le système de reconnaissance de personnes compare les informations perceptives (analyse structurale de la voix ou du nom) à l’unité de reconnaissance correspondante (unité de reconnaissance vocale ou unité de reconnaissance du nom de Marilyn Monroe). Ensuite, l’activation de cette unité permet, par le biais du nœud d’identité (PIN) relatif à Marilyn Monroe, l’accès aux connaissances sémantiques (Semantic information units – SIUs) spécifiques à cette dernière. Ainsi, il devient possible d’évoquer le fait qu’elle est une vedette de nationalité américaine qui a eu une histoire d’amour avec John F. Kennedy et qu’elle est décédée d’une mort mystérieuse.
Selon la première version du modèle de Bruce et Young (Reference Bruce and Young1986), l’accès au nom ne pouvait se faire qu’après l’activation des PINs. En 1990, Burton et al. ont élaboré le modèle IAC (interactive activation model) à partir de la première version. La principale modification faite concerne l’accès au nom. En effet, dans cette adaptation, on stipule que le nom est stocké au niveau des SIUs, parallèlement aux autres informations sémantiques. Très récemment, une adaptation multimodale du model de reconnaissance de personnes de Bruce et Young a été élaborée (Joubert et al., Reference Joubert, Felician, Barbeau, Ranjeva, Christophe and Didic2006). Dans son modèle, Joubert et al. proposent une étroite collaboration des trois voies d’accès (visage, voix et nom) par le biais d’interactions multimodales.
En résumé, les modèles classiques de la reconnaissance de personnes ont été élaborés afin de rendre compte et d’expliquer les différentes étapes impliquées dans le traitement des représentations sémantiques spécifiques aux personnes. Ils stipulent que l’accès aux connaissances sur les personnes peut se faire tant à partir de la modalité visuelle, qu’à partir du nom ou de la voix. Ainsi, les différentes modalités d’accès mèneraient à un même stock sémantique. Néanmoins, il semblerait que le vieillissement a des effets différentiels sur ce stock sémantique et sur ces modalités d’accès.
Le vieillissement affecte les divers systèmes mnésiques de manière différente. D’après les recherches qui ont étudié les effets du vieillissement sur la mémoire, il semble que la mémoire sémantique décline beaucoup plus tardivement que la mémoire épisodique et la mémoire de travail (Park et al., Reference Park, Lautenschlager, Hedden, Davidson, Smith and Smith2002). De surcroît, certains aspects de la MS auraient même tendance à s’accroître au cours du vieillissement étant donné que nous continuons à accumuler des connaissances tout au long de notre vie. Par exemple, il a été démontré que les performances de participants âgés sains aux épreuves verbales d’intelligence (Wechsler Adult Intelligence Scale - WAIS), dont certains sous-tests reflètent différents aspects de la mémoire sémantique (intelligence cristallisée), déclineraient moins rapidement que les performances aux sous-tests qui évaluent le quotient intellectuel (QI) performance (intelligence fluide) au cours du vieillissement (Grégoire & Van der Linden, Reference Grégoire and Van der Linden1997). Néanmoins, il existe peu d’études qui se sont intéressées à décrire de manière plus précise l’évolution de la mémoire sémantique au cours du vieillissement.
D’autres part, certaines études portant sur la reconnaissance de personnes familières ont démontrées que la dénomination de personnes célèbres est affectée par le vieillissement (Crook & West, Reference Crook and West1990; James, Reference James2006; Rendell, Castel, & Craik, Reference Rendell, Castel and Craik2005). Ainsi, l’augmentation de l’âge serait corrélée à une diminution de la performance dans des tâches de dénomination de personnes célèbres à partir de photographies. L’apprentissage de nouveaux noms a aussi été comparé à l’apprentissage de nouvelles connaissances sémantiques sur les personnes et il semble encore une fois que la première tâche se fasse plus difficilement que la seconde et ce, même si le mot à apprendre est le même (Baker en tant que nom versus en tant que profession) (McWeeny, Young, Hay, & Ellis, Reference McWeeny, Young, Hay and Ellis1987). Ces résultats suggèrent donc que le vieillissement affecte l’accès aux noms, alors que le stock de connaissances sémantiques sur les personnes familières semble robuste au vieillissement.
Néanmoins, il est possible que la capacité à reconnaître des personnes familières et célèbres soit affectée de manière différente au cours du vieillissement selon la modalité dans laquelle la personne est présentée (visage, voix ou nom). En effet, il semble que l’accès aux connaissances sémantiques sur les personnes diffère selon la modalité de présentation. Dans une étude, certains chercheurs ont découvert que la vue du visage d’une personne familière permet d’accéder à plus d’informations sémantiques sur celle-ci que le fait d’entendre sa voix (Hanley & Turner, Reference Hanley and Turner2000). Encore plus récemment, Haslam et al. (Reference Haslam, Kay, Hanley and Lyons2004) ont étudié le rôle d’indices visuels (visages) et verbaux (noms) dans l’accès aux informations biographiques sur des personnes célèbres chez des sujets sains jeunes et âgés. Ils ont découvert l’existence d’un biais fondamental entre ces deux modalités de présentation. D’abord, les jugements de familiarité (reconnaissance) étaient plus élevés avec la présentation du nom des personnes célèbres qu’avec la présentation de leur visage. Résultat encore plus intéressant, cette supériorité de la modalité verbale sur la modalité visuelle a aussi été retrouvée au niveau du rappel d’informations sémantiques.
Concernant les effets du vieillissement sur la reconnaissance de personnes à partir de ces deux modalités de présentation, les résultats de l’étude de Haslam et al. (Reference Haslam, Kay, Hanley and Lyons2004) démontrent un avantage en faveur des participants âgés dans la précision des informations biographiques fournies sur les personnes célèbres, mais aucun effet d’interaction entre l’âge des sujets et la modalité de présentation des stimuli. Toutefois, étant donné que les scores indiquent aussi que les participants âgés étaient plus familiers que les jeunes avec les stimuli, il est tout à fait possible que ces résultats soient attribuables au choix des stimuli expérimentaux, c’est-à-dire que les personnes célèbres sélectionnées dans le cadre de cette étude se soient avérées plus populaires auprès de la génération aînée (Haslam et al., Reference Haslam, Kay, Hanley and Lyons2004).
En bref, l’état actuel des connaissances dans le domaine de l’impact du vieillissement sur la MS demeure très fragmentaire. En effet, le faible nombre d’études portant sur le sujet ne permet pas de bien comprendre l’évolution de la MS et de son organisation au cours du vieillissement. La présente étude vise donc à aborder plusieurs questions en suspens dans ce domaine de recherche. Premièrement, le manque du nom propre demeure l’une des plaintes cognitives les plus fréquemment rapportées chez les personnes âgées. Une meilleure caractérisation du manque du nom propre au cours du vieillissement normal revêt ainsi une importance toute particulière. Deuxièmement, le manque du nom propre est-il relié à une perte des connaissances sémantiques sous-jacentes? Les connaissances sur les personnes que nous connaissons évoluent-elles au cours du vieillissement? Enfin, reconnaissons-nous mieux les personnes connues à partir de leurs visages ou à partir de leurs noms? L’étude de l’effet de la modalité sur la capacité à reconnaître des personnes familières demeure également une problématique importante reliée à l’étude du manque du nom propre. L’objectif de cette étude est d’étudier ces différentes questions qui demeurent en suspens.
L’objectif général du présent projet est donc d’étudier différents niveaux de traitement sémantique impliqués dans la reconnaissance de personnes célèbres au cours du vieillissement normal. Les objectifs plus spécifiques sont de déterminer auprès de groupes de participants âgés de différentes tranches d’âge si (a) la capacité à dénommer des personnes célèbres décline avec l’âge, et si (b) l’accès aux connaissances sémantiques sur les personnes connues décline au cours du vieillissement et s’il varie en fonction de la modalité de présentation (photographies ou noms) au cours du vieillissement. Il est attendu que la capacité à nommer des visages déclinera au cours du vieillissement. Concernant les effets de la modalité de présentation, l’hypothèse est que l’identification des personnes connues à partir de leurs visages aura davantage tendance à décliner au cours du vieillissement que l’identification des personnes connues à partir de leurs noms. En effet, certaines études suggèrent que les capacités de traitement visuoperceptif déclinent au cours du vieillissement (De Sanctis et al., Reference De Sanctis, Katz, Wylie, Sehatpour, Alexopoulos and Foxe2008; Nielson et al., Reference Nielson, Douville, Seidenberg, Woodard, Miller and Franczak2005; Pfũtze, Sommer, & Schweinberger, Reference Pfũtze, Sommer and Schweinberger2002), ce qui pourrait nuire à la reconnaissance des visages connus.
Méthode
Participants
Un total de 117 participants québécois âgés entre 60 et 91 ans ont été évalués aux fins du présent projet. Ils ont été recrutés par le biais d’annonces dans des journaux, des revues, des résidences pour personnes âgées autonomes et des clubs d’âge d’or. Tous les participants résidaient dans la région métropolitaine de Montréal ou dans les banlieues environnantes au moment du recrutement. Les participants provenaient ainsi de plusieurs milieux, reflétant la diversité des milieux sociaux et des modes de vie de la population québécoise âgée. Seuls les participants âgés en bonne santé ont été retenus pour participer à l’étude. En effet, lors d’une entrevue téléphonique, tous les participants ont dû répondre dans un premier temps à un questionnaire de dépistage visant à évaluer leur état de santé général (i.e., présence de troubles visuels et auditifs non-corrigés, troubles mnésiques, histoire de troubles neurologiques et psychiatriques, polypharmacologie, abus de substances et alcool, anesthésie générale au cours des 12 derniers mois). Les participants présentant un ou plusieurs de ces critères n’ont pas été inclus dans l’étude. De plus, deux tests ont servi à évaluer de manière objective l’état cognitif général des participants avant la passation du protocole sémantique: le Minimental State Examination (MMSE) (Folstein, Folstein, & Mc Hugh, Reference Folstein, Folstein and Mc Hugh1975) et l’Échelle de démence de Mattis (Mattis Dementia Rating Scale – MDRS) (Mattis, Reference Mattis1988). Les participants à risque de présenter une démence ont été exclus de l’étude (score cutoff: MDRS: < 123/144 et MMSE: < 23/30).
Afin de comparer la performance des participants selon leur âge, l’échantillon a été divisé en trois groupes de participants âgés de 60 à 69 ans, de 70 à 79 ans et de 80 ans et plus (cf. tableau 1). Des analyses de variances ont permis de confirmer l’équivalence des groupes d’âge concernant l’état cognitif des sujets (MMSE: M = 27.53, F (2, 113) = 1.42, p = .25 et MDRS: M = 138.60, F (2, 114) = 2.06, p = .13) et leur niveau de scolarité (M = 12 années de scolarité), F (2, 114) = 1.79, p = .17. De plus, la proportion d’hommes et de femmes est comparable entre les groupes, χ2 = (2, 117), p = .50. Le projet a été approuvé par le comité d’éthique de la recherche de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal et les participants ont donné leur consentement écrit. Chaque participant a reçu une compensation financière de 20$, dans le cas d’évaluations à domicile, ou 40$ lorsque les séances ont eu lieu au Centre de recherche de l’institut universitaire de gériatrie de Montréal (CRIUGM, www.criugm.qc.ca).
Instruments
Dans la première partie du protocole sémantique, 30 photographies de personnes célèbres et connues de la population québécoise ont été imprimées en noir et blanc sur des cartons de grandeur 8½ × 11 et regroupées dans un cahier à spirales aux fins de présentation. Les 30 photographies ont été présélectionnées parmi un large échantillon de photographies de personnes connues provenant de différentes sources de médias. Les photographies ont préalablement été présentées auprès d’une quinzaine de participants âgés afin de valider le choix des stimuli: seules les photographies les mieux reconnues par l’ensemble des participants ont été retenues et constituent le protocole expérimental. Par ailleurs, les photographies représentent les personnes célèbres au moment même où elles étaient célèbres, les rendant donc plus facilement reconnaissables. De plus, chaque photographie ne comporte aucun indice, autre que le visage de la célébrité (incluant les cheveux), pouvant permettre son identification. Les personnes célèbres ont été sélectionnées parmi différentes époques, soit des années 1930 à aujourd’hui, et représentent des personnes qui étaient connues dans différents domaines (artistique, politique, sportif). La deuxième partie du protocole, la partie verbale, est composée du nom complet de ces mêmes célébrités, présenté dans le même ordre que les photographies et selon le même mode de présentation. Bien que cet instrument soit expérimental, la fidélité test-retest (r = .99, p < .01) et la consistance interne (dénomination α = .87; questions sémantiques en modalité visuelle α = .90; questions sémantiques en modalité verbale α = .86) ont été vérifiées et demeurent excellentes.
Procédure
Les deux séances qui composent l’évaluation durent environ 45 minutes et se déroulent à deux semaines d’intervalles, au CRIUGM, ou au domicile du sujet, selon le choix de celui-ci. Chaque participant est évalué seul, dans un environnement tranquille. L’administration de la partie visuelle du protocole sémantique, soit la présentation des photographies, est réalisée lors de la première rencontre. Dans un premier temps, il est demandé au sujet de dénommer la personne présentée sur la photographie. Le nom complet de la personne célèbre est demandé. Aucune réponse vague ou incomplète n’est acceptée (par exemple, la reine d’Angleterre pour la Reine Elizabeth II). Enfin, lorsque le sujet ne peut pas répondre à la question ou lorsqu’il fournit une réponse erronée, aucun feedback n’est donné et les questions suivantes sont alors posées.
Cinq questions de type vrai ou faux portant sur des connaissances sémantiques sont posées pour chaque personne connue après la dénomination. Toujours dans la même séquence, on pose une question sur la profession, une sur la nationalité ou l’origine, deux questions portant sur des éléments biographiques spécifiques à la personne célèbre et une dernière question chronologique, dans laquelle on vérifie à quelle époque la personne était célèbre. Lorsque la réponse à la question n’est pas connue, le participant doit répondre au hasard. Par exemple, la photographie de René Lévesque est présentée, puis on demande au sujet de nommer la personne. Ensuite, que la réponse soit bonne ou non, on pose une question sur la profession tel que Est-il un homme politique? Puis, sur la nationalité; Est-il de nationalité canadienne? Et deux questions spécifiques telles que: Est-ce qu’il a déjà été le Premier Ministre du Québec? Est-ce qu’il a été membre du cabinet de Jean Chrétien? Enfin, vient la dernière question d’ordre chronologique: Est-ce qu’il a été Premier Ministre dans les années 70? En somme, pour la partie visuelle, un total de 30 items comprenant chacun cinq questions sémantiques, en plus de la dénomination, sont posées aux sujets. Après la première rencontre, il est strictement demandé aux sujets de ne pas chercher à trouver les réponses aux questions qui leurs sont posées entre le moment de cette évaluation et la seconde évaluation qui a lieu deux semaines plus tard.
Au moment de la deuxième rencontre, les participants répondent à la partie verbale du protocole sémantique. Celle-ci est composée des mêmes personnes célèbres et des mêmes questions que lors de la séance précédente, à l’exception de la dénomination, mais leur nom plutôt que de leur photographie est présenté. Les questions sont posées dans le même ordre que lors de la première séance. L’ordre de présentation des stimuli en modalité visuelle lors de la première rencontre et en modalité verbale lors de la deuxième rencontre est indispensable, car cet ordre précis permet d’éviter que les participants identifient les visages connus à partir de la présentation préalable de leur nom. À nouveau, lorsque la personnalité n’est pas connue du participant, ce dernier doit répondre au hasard. Le mode de présentation vrai ou faux des questions a été choisi afin de minimiser les difficultés potentielles reliées aux stratégies de recherche en mémoire fréquentes au cours du vieillissement, qui auraient pu avoir un impact négatif sur la capacité à récupérer des informations sémantiques en mémoire. Ainsi, les questions offrent un support contextuel suffisant, qui permet ainsi d’appréhender l’état réel des connaissances sémantiques des sujets.
Il importe de mentionner que la méthodologie choisie dans cette étude est largement utilisée et acceptée dans la littérature (Samson, Reference Samson, Aubin, Belin, David and de Partz2001; Semenza, Reference Semenza, Denes and Pizzamiglio1999; Warrington, Reference Warrington1984). En effet, la passation séquentielle de la version visuelle et verbale du même outil est fréquemment utilisée pour évaluer l’effet de modalité en mémoire sémantique. De plus, l’évaluation des mêmes concepts à travers plusieurs passations est une méthodologie fréquemment employée dans l’étude de la mémoire sémantique (Raymer & Gonzalez-Rothi, Reference Raymer, Gonzalez-Rothi and Ellis2002). En effet, la mémoire sémantique, qui porte sur un ensemble de connaissances accumulées tout au long de la vie, n’est pas sensible à un effet de répétition de la tâche, tel qu’on pourrait retrouver dans des tâches de mémoire épisodique ou de mémoire de travail (i.e., le fait de présenter des concepts à plusieurs reprises ne modifie pas la performance sémantique car ces concepts demeurent stables).
Résultats
Pour chacune des analyses, les variables sont constituées du score total moyen de chaque groupe. Par exemple, la moyenne de chaque groupe a été calculée à partir du score total, en pourcentage, des participants qui le composent.
Dénomination
Dans un premier temps, afin de comparer la performance des trois groupes d’âge en ce qui a trait à la dénomination de personnes célèbres, une ANOVA a été effectuée. Les résultats obtenus indiquent une différence statistiquement significative entre la performance des différentes tranches d’âges F (2, 114) = 3.26, p < .05, R2 = .05. Ensuite, afin de situer entre quels groupes d’âges se trouvent ces différences, des comparaisons à postériori ont été faites à l’aide du test de Tukey HSD (Honestly Significant Differences). Cette dernière analyse révèle que le score moyen du groupe le moins âgé, soit celui dans lequel les gens ont entre 60 et 69 ans (M = 73.57%, ÉT = 18.47), est significativement plus élevé que le score moyen du groupe le plus âgé dans lequel les participants sont âgés de plus de 80 ans (M = 62.86%, ÉT = 17.99). Par contre, le score moyen du groupe âgé de 70 à 79 ans (M = 67.5%, ÉT = 18.94) ne diffère pas des autres groupes, car le seuil de significativité statistique n’a pas été atteint (cf. figure 2).
Questions sémantiques
Dans un second temps, les effets de la modalité de présentation et de l’âge ont été explorés à l’aide d’une analyse de variance mixte afin de comparer la performance des groupes aux questions sémantiques concernant les personnes célèbres, lors des modalités visuelle et verbale. Aucun effet d’interaction entre l’âge des sujets et la modalité de présentation n’est apparu significatif, Lambda de Wilks = .98, F (2, 114) = .93, p = .40, R2 = .02. De plus, l’âge n’a pas atteint non plus le seuil de significativité statistique F (2, 114) = 2.81, p = .07, R2 = .05. Néanmoins, il est à noter que la performance moyenne diminue progressivement d’une tranche d’âge à l’autre (bien que cette différence ne soit pas statistiquement significative), et de manière plus prononcée pour le groupe de participants les plus âgés (cf. figure 3). Par conséquent, il est possible que l’âge ait un effet modeste sur la performance des participants, mais que cet effet ne soit observable que sur le plan qualitatif.
Les résultats démontrent un effet principal de la modalité de présentation très important, Lambda de Wilks = .59, F (1, 114) = 79,40, p < .001, R2 = .41, en faveur de la modalité verbale. Cela démontre donc que les participants ont plus de difficulté à répondre à des questions sémantiques sur des personnes célèbres lorsqu’on leur présente des photographies comparativement à des noms, et ce peu importe leur âge (cf. figure 3).
Enfin, une analyse par items supplémentaire a été réalisée. Les résultats de cette analyse confirment les résultats obtenus ci-dessus. En effet, lorsque la performance des trois groupes de participants âgés est réalisée sur la base d’une analyse par items, aucune différence significative n’est apparue entre les 3 groupes d’âge, F (2, 114) = 1.59, p = .210. Ces résultats confirment ainsi que les résultats obtenus ne sont pas dus à certains items qui auraient pu poser un problème particulier en fonction de l’âge des participants.
Liens avec l’état cognitif général
Dans un dernier temps, afin d’évaluer la présence d’un lien avec l’état cognitif général des participants, des corrélations ont été faites entres le score à l’Échelle de démence de Mattis (Mattis Dementia Rating Scale – MDRS) (Mattis, Reference Mattis1988) et les différentes mesures du protocole sémantique. Les résultats indiquent la présence de corrélations entre la performance au MDRS et celle à la dénomination de personnes célères (r = .29, p < .01, N = 117), ainsi qu’aux questions sémantiques, autant en modalité visuelle (r = .31, p < .01, N = 117) que verbale (r = .37, p < .001, N = 117).
Discussion
Tout d’abord, les résultats concernant la dénomination ont permis de confirmer partiellement ceux mis de l’avant par les études antérieures (Crook & West, Reference Crook and West1990; James, Reference James2006; Rendell et al., Reference Rendell, Castel and Craik2005) et l’hypothèse selon laquelle la capacité à dénommer des visages célèbres décline au cours du vieillissement. Toutefois, bien que le nombre de sujets par groupe soit inférieur à celui recommandé par Cohen (Reference Cohen1992), le manque de puissance ne semble pas représenter une explication satisfaisante pour expliquer les résultats obtenus. En effet, une analyse à posteriori a été effectuée et indique une puissance de .84. L’absence de différence significative entre la performance du groupe mitoyen et celle des deux autres groupes pourrait néanmoins être due à la taille importante des écart-types au sein des groupes. Ce postulat semble encore plus plausible si l’on considère les données de façon qualitative. En effet, on observe environ 5 pour cent de différence dans le nombre de bonnes réponses entre chaque groupe contigu (cf. figure 2).
Néanmoins, étant donné que les résultats indiquent aussi une performance plus faible pour l’accès aux connaissances sémantiques par la présentation des visages, il est permis de croire que les processus de dénomination peuvent être influencés par les processus d’accès aux informations sémantiques. En effet, la difficulté d’accès via la modalité visuelle pourrait expliquer en partie, ou du moins moduler, cette difficulté à dénommer des personnes célèbres à partir de leur visage. Toutefois, étant donné que la dénomination relève du rappel libre et que les questions sémantiques (de type vrai ou faux) relèvent de la reconnaissance, il n’est pas possible de comparer directement la performance dans ces deux tâches.
Dans un autre ordre d’idées, l’absence d’interaction entre la modalité de présentation et le groupe d’âge indique que l’identification des personnes connues, à partir de leurs visages, n’a pas davantage tendance à décliner au cours du vieillissement que l’identification des personnes connues à partir de leurs noms, ce qui infirme l’hypothèse avancée. En effet, il semble plutôt que la modalité de présentation soit l’unique élément qui influence l’accès aux connaissances sémantiques sur les personnes célèbres. Ces résultats vont donc dans le sens de ceux mis de l’avant par Haslam et al. (Reference Haslam, Kay, Hanley and Lyons2004) et concordent avec les modèles classiques de la reconnaissance de personnes, car ceux-ci stipulent que l’accès au stock sémantique peut se faire à partir de différentes voies modales (cf. figure 1). Cela constitue donc un appui supplémentaire à l’hypothèse selon laquelle les processus qui sous-tendent l’accès à ces connaissances pourraient être différents selon la voie visuelle et verbale. De plus, l’efficacité respective de ces voies d’accès pourrait être inégale à la base, la voie verbale étant plus efficace que la voie visuelle, mais elles seraient influencées de manière équivalente par les effets du vieillissement.
En utilisant une méthodologie largement utilisée et acceptée dans la littérature (Samson, Reference Samson, Aubin, Belin, David and de Partz2001; Semenza, Reference Semenza, Denes and Pizzamiglio1999; Warrington, Reference Warrington1984), qui consiste à comparer la capacité à reconnaître des concepts à travers différentes modalités et différentes sessions, nous avons pu démontrer un avantage de la modalité verbale sur la modalité visuelle. Ces résultats démontrent donc une plus grande facilité pour les trois groupes de participants âgés à identifier des personnes familières à partir de leur nom qu’à partir de leur visage. Afin d’expliquer cet avantage de la modalité verbale sur la modalité visuelle, le niveau de difficulté du traitement requis pour le traitement des visages pourrait être avancé. En effet, il est possible que le traitement visuoperceptif que requiert la reconnaissance de visages familiers soit plus exigeant que le traitement verbal lexico-sémantique impliqué dans la reconnaissance de noms propres. Un visage serait un stimulus plus complexe à analyser sur le plan perceptif qu’un nom propre, rendant ainsi l’accès aux connaissances sémantiques plus difficile en modalité visuelle. Par ailleurs, il est aussi possible que les liens entre les visages et les connaissances biographiques qui leurs appartiennent soient plus fragiles et plus arbitraires, ce qui rendrait l’accès aux connaissances sémantiques à partir des visages plus difficile, sans qu’il y ait pour autant de déficits visuoperceptifs à strictement parler. Des études évaluant de manière plus approfondie les capacités de traitement visuoperceptif, utilisées concurremment avec des tâches sémantiques, sont nécessaires pour répondre à ces questions.
L’absence d’effet principal de l’âge concorde avec les études qui ont démontré que le stock sémantique reste stable voire même augmente au cours du vieillissement normal (Park et al., Reference Park, Lautenschlager, Hedden, Davidson, Smith and Smith2002). Cependant, les résultats de la présente étude suggèrent que les personnes âgées de 80 ans et plus ont des performances sémantiques diminuées par rapport à celles des deux autres groupes, indépendamment de la modalité de présentation (cf. Figure 3). Bien qu’aucune différence significative ne soit apparue, ceci pourrait en effet indiquer un déclin des connaissances sémantiques vers un âge très avancé. Il est possible que le déclin sémantique au cours du vieillissement normal n’opère qu’à partir de 85 ou 90 ans. Notre étude comportait très peu de participants très âgés (au-delà de 90 ans) à cause des difficultés liées au recrutement des personnes très âgées, donc elle ne permet pas de confirmer cette hypothèse. Par conséquent, de plus amples études menées auprès de cette tranche de personnes âgées seraient utiles pour répondre à cette question.
Cette étude a aussi permis de mettre en évidence des corrélations (Cohen, Reference Cohen1988) entre la performance à un test évaluant l’état cognitif général (MDRS) et celle aux différentes mesures du protocole sémantique. Ces résultats suggèrent qu’il pourrait y a voir une relation entre le déclin cognitif et la diminution des capacités de dénomination des personnes connues et d’accès au stock sémantique. Ces résultats cadrent bien avec l’hypothèse selon laquelle des troubles sémantiques précoces survenant au cours du vieillissement pourraient être annonciateurs d’un début de maladie neurodégénérative, tel qu’une maladie d’Alzheimer ou une démence sémantique. Par conséquent, il serait intéressant de répliquer cette recherche en y intégrant d’une part des participants à un stade préclinique de démence présentant un risque élevé de convertir vers une démence (qui présentent des troubles cognitifs légers - TCL) et d’autre part des patients dans un stade débutant de maladie d’Alzheimer (MA) ou de démence sémantique (DS). Il serait ainsi possible d’évaluer l’utilité clinique d’un tel protocole sémantique dans le dépistage précoce de certaines formes de démences liées au vieillissement pathologique ainsi que dans leur diagnostic différentiel.
En résumé, les résultats de cette étude démontrent un effet de l’âge sur la capacité à nommer des personnes connues chez des personnes âgées en bonne santé. En revanche, nous n’observons pas de différences significatives entre les trois groupes d’âge au niveau de la capacité à récupérer des connaissances biographiques sur ces mêmes individus. Il apparaît donc que le rappel des noms propres pourrait être sous-tendu par des processus distincts de ceux responsables du rappel d’informations biographiques, et que ces deux processus seraient affectés différemment au cours du vieillissement. Cela concorde avec les modèles classiques de la reconnaissance de personne qui postulent que l’accès au nom se fait à une étape subséquente à celle des PINs (cf. figure 1). Ainsi, selon les résultats obtenus, le vieillissement pourrait agir seulement à cette étape précise du traitement de l’information. De plus, cette étude démontre clairement qu’il est plus difficile de reconnaître des personnes qui nous sont familières à partir de leur visage qu’à partir de leur nom, indépendamment de l’âge des participants. Ces résultats ont des implications évidentes en termes de perspectives d’intervention cognitive. En effet, un programme d’intervention visant à exploiter spécifiquement les processus d’accès aux représentations phonologiques des noms propres aurait une utilité avérée relativement à un programme d’intervention visant à réapprendre les attributs sémantiques des concepts. Enfin, il semble y avoir une relation entre le statut du fonctionnement cognitif général et la capacité à trouver le nom de personnes connues et à accéder au stock de connaissances sur celles-ci. Ces résultats sont en accord avec l’hypothèse selon laquelle un déclin prématuré de la mémoire sémantique au cours du vieillissement puisse être un marqueur préclinique de certaines formes de démences liées au vieillissement dans lesquelles prédominent les troubles sémantiques.