La question du socialisme refait surface dans la pensée politique contemporaine. L'ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval Commun (2014), celui d'Axel Honneth L'idée du socialisme (2017) et maintenant celui de Franck Fischbach Qu'est-ce qu'un gouvernement socialiste ? confirme ce renouveau. Le philosophe, traducteur (Hegel, Marx et Honneth) et professeur cherche à circonscrire les grandes hypothèses du socialisme et à proposer certaines pistes de régénérescence. Cet livre s'inscrit dans la continuité du cycle de recherche portant sur l’émancipation entamé avec Le sens du social (2015).
Fischbach amorce son analyse par l'affirmation que « rien ne semble plus étrange à notre époque que la perspective du socialisme » (7). C'est à partir de ce constat qu'il se donne la tâche de reprendre et de reformuler l'hypothèse socialiste. Pour ce faire, l'auteur établit deux distinctions importantes : la différence entre le socialisme et la gauche et celle entre le socialisme et le libéralisme. Fischbach s'inspire des travaux du philosophe Jean-Claude Michéa pour distinguer le socialisme de la gauche. Il plonge ainsi dans l'histoire politique de la France pour démontrer que ces deux courants politiques ont d'abord été séparés, puis unis sans qu'il n'y ait eu une véritable commensurabilité. Il définit la gauche à partir de trois grands principes : d'abord par « la liberté individuelle, avec tout ce que cela implique, notamment la liberté de conscience et le libre examen personnel » (18), puis par son ancrage dans la modernité comprise comme progrès et, finalement, par « un attachement aussi fort à l'indépendance et à la souveraineté des peuples qu’à l'indépendance des individus » (19). Pour Fischbach, la gauche n'est qu'une variation du libéralisme, car tous les deux s'accordent sur l'idée que l'individu est plus important que la société. De la sorte, le renouvellement du socialisme ne doit pas mener à sa fusion avec les prémisses du libéralisme. C'est d'ailleurs le reproche qu'il fait à l'ouvrage de Honneth sur le socialisme. Ce dernier écrit qu'une des erreurs du socialisme aura été d'avoir privilégié la sphère économique à celle politique et donc de ne pas avoir compris la spécificité du politique. Pour Honneth, le politique est le lieu de la formation démocratique de la volonté et de l'octroi de droits. L'erreur du socialisme serait d'avoir négligé cet aspect constitutif de la vie sociale. Fischbach explique que ces idées de la division entre l’économie et le politique et de l'importance des droits proviennent du libéralisme classique, ce qui ne veut toutefois pas dire que le socialisme rejette en bloc tous les principes du libéralisme.
Ces deux distinctions négatives permettent à Fischbach de formuler des hypothèses sur le socialisme. La première est l'idée que l'humain est fondamentalement social. En accord avec la formule aristotélicienne « l'homme est un animal social/politique », Fischbach précise que la société est composée de rapports en s'appuyant sur les écrits du socialiste français Pierre Leroux. Le rapport n'est pas, pour Fischbach, la relation. Il précise : « Le social du socialisme n'est certes pas le relationnel de l'individu contemporain […], c'est un social qui n'est pas immédiatement à portée de main des individus » (14). Cette première hypothèse nous mène à la deuxième, soit la rationalité du social. Pour Fischbach, les rapports entre les individus sont principalement vécus dans le travail. C'est dans l'idée d’être-avec et de participer à une œuvre commune que la rationalité de ce rapport se dévoile. Cette œuvre pour être rationnelle doit être fondée sur une double reconnaissance : en premier lieu, la reconnaissance du caractère singulier de l'autre et, en second, la reconnaissance mutuelle de l'acte de reconnaître. De cette double reconnaissance découle la troisième hypothèse concernant la division du travail social. Fischbach commente extensivement l'ouvrage du sociologue Émile Durkheim sur la division du travail social pour déceler en quelque sorte la fondation de l'association et de la coopération que requiert le socialisme. C'est par celles-ci que le rapport entre individu et société peut se densifier s'il y a une pleine reconnaissance de la participation des individus dans l’œuvre commune.
Ces trois hypothèses fouillées et longuement développées débouchent sur ce qui, à notre sens, est la partie la plus faible de l'ouvrage, soit celle portant sur la gouvernementalité socialiste. Partant de l'affirmation de Michel Foucault « je crois qu'il n'y a pas de gouvernementalité socialiste autonome » (244), il tente de répondre à la question contenue dans le titre de son ouvrage (qu'est-ce qu'un gouvernement socialiste ?). Fischbach propose en effet la thèse selon laquelle la gouvernementalité socialiste serait en quelque sorte le rabattement ou la destruction de la séparation entre l’État et la société civile, où la société se gérerait elle-même dans le but d'accroître son autonomie et de favoriser la densification de son tissu social par l'association et la coopération. Cette thèse rappelle certainement celle du jeune Marx de 1943, qui situe le politique uniquement dans la volonté des individus ou, comme il l'appelait, dans le dêmos total. Pour conclure, le livre de Fischbach contribue à actualiser une idée qui a longtemps été oubliée chez les penseurs anti-capitalistes, ce qui en fait une lecture nécessaire à ceux qui cherchent à penser l’émancipation.