Introduction
Alors que la Conférence de Vienne touchait à sa fin, la délégation française avait fait savoir au sujet du jus cogens qu’elle “refus[ait] de s’engager dans la nuit et d’accepter une disposition qui, faute d’établir des critères assez précis, ouvre la porte à la confusion et à la contrainte.”Footnote 1 Quelques années plus tôt, en 1953, le Rapport sur le droit des traités rédigé par Hersch Lauterpacht avait en effet introduit un concept qui allait devenir hautement controversé: celui de la “licéité de l’objet du traité.”Footnote 2 Le but de son article 15 était de frapper de nullité tout traité qui serait incompatible avec ces “principes supérieurs du droit international” considérés comme “étant les principes de l’ordre international public” et dont auraient fait partie les “règles de morale internationale.”Footnote 3 De l’aveu même de Lauterpacht, il n’existait aucune décision juridictionnelle à l’appui de cette vision.Footnote 4 Il n’en restait pas moins, de l’avis du juriste britannique, que “ce principe a[vait] sa place dans un code du droit des traités.”Footnote 5
Cette entaille à la liberté contractuelle des États fut conservée par les autres rapporteurs spéciaux — Gerald Fitzmaurice et Humphrey Waldock — et baptisée “jus cogens” (ou “normes impératives”). Selon le premier, il était “essentiel à la validité d’un traité que celui-ci soit conforme ou ne contrevienne pas aux principes et règles du droit international qui relèvent du jus cogens, ou que son exécution ne donne pas lieu à une infraction auxdits principes ou auxdites règles.”Footnote 6 Quant au second, qui développa une approche similaire, il estimait que “[s]i imparfait que soit l’ordre juridique international, la thèse selon laquelle il n’y aurait pas en dernière analyse d’ordre public international — c’est-à-dire de règle à laquelle les États ne puissent à leur gré déroger — est de moins en moins soutenable.”Footnote 7 Si certains États étaient satisfaits de cet appel au jus naturalis,Footnote 8 un amendement proposé par l’Espagne, la Finlande et la Grèce — et prévoyant qu’une norme impérative devait être au préalable “reconnue par la communauté internationale” — fut adopté.Footnote 9 Ce dernier permit en fait de “renforcer le caractère positif des normes de jus cogens et ainsi, faire taire les voix qui estimaient que l’introduction du jus cogens en droit international équivalait à un retour du droit naturel.”Footnote 10 Comme le souligna Ceylan, l’article 50 permettrait de donner “une expression juridique à un principe moral.”Footnote 11 L’article 50, qui deviendra l’article 53 dans la version finale de la Convention de Vienne sur le droit des traités (Convention de Vienne), fut finalement adopté “par 72 voies contre 3, avec 18 abstentions.”Footnote 12 La formulation définitive de l’article 53 est donc la suivante:
Est nul tout traité qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit international général. Aux fins de la présente Convention, une norme impérative du droit international général est une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère.Footnote 13
Le jus cogens, toutefois, n’avait pas livré tous ses secrets. Il restait ce concept “aussi flottant qu’absolu,” ainsi que l’avait dénoncé la délégation française.Footnote 14 Si bien qu’en 2014, la Commission du droit international (CDI) reconnut que “[l]es contours et les effets juridiques du jus cogens, en dépit de l’inclusion de celui-ci dans la Convention de Vienne, restent mal définis et donnent lieu à contentieux.”Footnote 15 Notant l’existence d’un certain nombre de décisions juridictionnelles et de “[p]lusieurs différends récents entre États metta[nt] en cause des normes de jus cogens existantes ou éventuelles,” la CDI décida d’inscrire cette question à son programme de travail afin de clarifier les règles applicables,Footnote 16 et Dire Tladi fut nommé rapporteur spécial.Footnote 17 Ces travaux ont permis d’éclaircir plusieurs points litigieux. Tout d’abord, ils ont permis d’écarter l’étude du jus cogens “régional,” qui soulevait plusieurs problèmes conceptuels,Footnote 18 et avait rencontré une certaine hostilité de la part des États.Footnote 19 Ils ont également permis de confirmer que l’indérogeabilité est une conséquence de la norme impérative, plutôt qu’un élément constitutif.Footnote 20
Le présent article soutient néanmoins que, malheureusement, certains aspects de ce projet de “codification” s’apparentent aussi à des “chevaux de Troie.” Dans la mythologie grecque, les Hellènes avaient, après dix ans d’un siège sans succès, offert à la ville de Troie un cheval en bois immense. Les Troyens firent entrer la statue dans leur cité. Mais ce n’était qu’une ruse, et ils allaient bientôt en subir les (insoupçonnées) conséquences. À la nuit tombée, les compagnons d’armes d’Ulysse, qui s’étaient préalablement dissimulés dans la statue, en émergèrent, ouvrirent les Portes Scées à l’armée grecque et lui permirent de piller la ville.Footnote 21 Si cette métaphore est appliquée au projet de la CDI, ce n’est bien sûr pas en raison d’une ruse ou d’une ambition destructrice de sa part, mais pour deux autres motifs. À l’instar du cheval de Troie — qui avait l’apparence d’une simple statue de bois — certaines dispositions risquent d’encourager l’assimilation de règles à des normes impératives, et ce dans des conditions litigieuses.Footnote 22 Ces aspects seront traités en premier lieu, dans une partie consacrée aux conditions d’accès d’une norme à l’impérativité. Ensuite — et comme le cheval de Troie, qui enfermait secrètement un groupe de soldats chargé d’ouvrir les portes de la ville — certaines normes identifiées à juste titre comme relevant du droit positif sont vectrices de conséquences qui n’ont pas été expressément envisagées ou résolues par la CDI. Ces éléments seront évoqués en second lieu, dans une partie consacrée aux effets attachés à l’impérativité.
À ce stade de l’introduction, il est nécessaire de faire mention des limites de la présente contribution. D’abord — pour des contraintes de temps et d’espace — elle ne se présente pas comme une analyse exhaustive des travaux de la CDI, mais expose davantage certaines “pièces choisies.” Ensuite, un certain nombre de décisions de justice nationales sont à l’étude dans cet article, en particulier lorsqu’il s’agit de discuter des preuves du caractère impératif d’une norme. Pour des motifs similaires — auxquels se joindront des contraintes linguistiques et matérielles — la présente étude n’a pu procéder qu’à un examen sélectif des décisions juridictionnelles nationales et internationales. Elle ne prétend pas mener une analyse systématique et universelle de la jurisprudence, mais prend appui sur certains cas afin d’illustrer les limites que peuvent parfois connaître les décisions de justice. Enfin, il n’échappera pas au lecteur que cette contribution présente une vision plutôt volontariste, raison pour laquelle il est régulièrement fait appel à la pratique étatique.
Une définition controversée de l’accès à l’impérativité
La CDI a pris un parti controversé: celui de considérer qu’une nouvelle norme impérative pouvait émerger alors même qu’un petit nombre d’États s’y oppose. Il s’agira en premier lieu de démontrer que ce soutien est discutable. Ensuite, la CDI a défini un certain nombre de modes de preuves qui permettraient de prouver l’existence d’une nouvelle norme impérative. Toutefois, elle accorde une place privilégiée aux décisions juridictionnelles, et il s’agira en second lieu d’expliquer en quoi le repos sur ces dernières est litigieux.
un soutien discutable de l’apparition de normes de jus cogens en dépit d’objections étatiques
Dans son exercice de définition de la norme impérative, la CDI a — de son propre aveu — repris quasiment “mot pour mot” l’article 53 de la Convention de Vienne,Footnote 23 et précisé qu’une norme est “générale” en ce qu’elle va “s’appliquer dans des conditions égales à tous les membres de la communauté internationale.”Footnote 24 La CDI a également fait sienne la théorie classique,Footnote 25 selon laquelle c’est le “droit international coutumier” qui constitue “la manifestation la plus évidente du droit international général,” et “le fondement le plus commun des normes impératives du droit international général (jus cogens).”Footnote 26 De l’avis de la CDI, toutefois, la norme de jus cogens se distinguerait de la norme coutumière en deux points. Elle s’en distinguerait, premièrement, par le biais d’un opinio juris spécial (l’opinio juris cogens), c’est-à-dire “la question de savoir si la communauté internationale des États reconnaît une norme comme ayant un caractère impératif.”Footnote 27 Elle s’en distinguerait, deuxièmement, par le soutien que lui apporterait nécessairement une “très large majorité d’États.”Footnote 28 Cela signifie que l’établissement d’une norme coutumière requiert une “pratique générale, c’est-à-dire suffisamment répandue et représentative,” mais que la maturation d’une norme coutumière existante en une norme impérative nouvelle nécessite pour sa part le soutien d’une “très large majorité d’États.” Le jus cogens a d’ailleurs souvent été décrit comme une forme de “super coutume,”Footnote 29 une conception qui est acceptée par les États.Footnote 30
En revanche, en reconnaissant la possibilité pour une norme d’acquérir valeur impérative en dépit des objections étatiques, et de s’imposer même aux États ayant toujours protesté contre sa naissance, un premier “cheval de Troie” est introduit par les projets de la CDI. En effet, celle-ci considère que “la règle de l’objecteur persistant ne s’applique pas aux normes impératives du droit international général.”Footnote 31 Partant, la naissance d’une norme impérative ne serait subordonnée à “l’acceptation et la reconnaissance” que par “une très large majorité d’États,” et non par “tous les États.”Footnote 32 Or, si les évolutions du droit international admettent qu’un État se retrouve lié par une norme à laquelle il n’a pas expressément acquiescé,Footnote 33 la CDI considère comme de lege lata une théorie qui va beaucoup plus loin: celle selon laquelle un État peut se retrouver lié, contre sa volonté, par une norme à laquelle seule la (très large) majorité a adhéré.Footnote 34 L’opposition d’un État ne saurait, dès lors, faire échec à l’émergence d’une norme impérative.Footnote 35 C’est donc la possibilité pour une majorité d’États d’imposer sa volonté que la CDI semble prête à graver dans la pierre. Or, cette théorie n’a été accueillie favorablement que par une minorité de délégations,Footnote 36 et a finalement suscité une vague d’objections inédite de la part de certains États. C’est ainsi que la délégation russe “ne saurait souscrire à l’affirmation […] selon laquelle la règle de l’“objecteur persistant” ne s’applique pas aux normes du jus cogens.”Footnote 37 En fait, “la question est plutôt de savoir si une norme du jus cogens peut survenir s’il existe un objecteur persistant.”Footnote 38 Selon le Bélarus, “l’idée selon laquelle l’acceptation et la reconnaissance d’une large majorité d’États suffiraient à identifier les normes du jus cogens pourrait créer des situations où certains États se retrouveraient liés par des normes à propos desquelles ils ont systématiquement formulé des réserves.”Footnote 39 Or, comme le Bélarus le fait valoir ensuite, “il apparaît clairement que, à l’inverse de ce qu’indique le projet de conclusion, l’acceptation et la reconnaissance par une large majorité d’États ne constituent pas des critères suffisants pour identifier les normes du jus cogens.”Footnote 40 Quant à la délégation israélienne, elle estime “douteux qu’une norme de jus cogens puisse effectivement se développer et se cristalliser en cas d’objection persistante importante.”Footnote 41 Contrairement à ce qui est avancé par la CDI, donc, il n’est absolument pas certain qu’une norme impérative puisse s’imposer — ni même naître — en présence d’objection étatique.Footnote 42
De plus, la théorie d’une invalidité des objections persistantes en matière de jus cogens ne s’ancre pas dans une pratique étatique ou jurisprudentielle univoque. Durant la Conférence de Vienne, il n’y a guère que Mustafa Kamil Yasseen (au moment même du vote final),Footnote 43 et la délégation du Venezuela, qui soutinrent une telle approche.Footnote 44 Si les auteurs font souvent référence à la prohibition de l’apartheid pour défendre la vision selon laquelle il est impossible d’objecter à une norme impérative,Footnote 45 cet exemple demeure en fait controversé. Premièrement, dans le cadre de l’affaire du Sud-Ouest africain, l’Éthiopie et le Libéria — qui étaient les parties requérantes — “n’ont pas placé leur argumentation sur ce terrain [du jus cogens].”Footnote 46 Ces derniers n’ont pas ouvertement invoqué la nature impérative de l’apartheid, l’affaire étant par ailleurs antérieure à la finalisation de la Convention de Vienne. Il est utile de prendre note de leur argumentaire:
[E]n ce qui concerne l’institution du mandat, toutefois, le défendeur ne se présente pas devant la Cour en tant que souverain mais comme mandataire, et même si le défendeur en tant que souverain pouvait exercer un véto à l’encontre des processus créatifs de normes internationales, ce dont les demandeurs ne conviennent pas, le défendeur ne pouvait toutefois pas, en tant que mandataire, être dispensé d’une norme juridique qui a été créée par le consensus écrasant de la communauté internationale, un consensus tendant vers l’unanimité.Footnote 47
L’Afrique du Sud, pour sa part, avait fait valoir:
En ce qui concerne les autres sources potentielles de droit, nous avons souligné que, même s’il était possible de dire qu’une norme, telle qu’invoquée par les requérants, a évolué au cours des dernières années […] alors une telle norme ne serait pas contraignante pour le défendeur, dans la mesure où les principes élémentaires de droit international impliquent que les règles juridiques ne sont pas opposables aux États qui, durant la période où la règle en question [a acquis] acceptation générale, ont fait valoir leur désaccord de manière expresse et constante.Footnote 48
Si, à l’heure actuelle, une large acceptation est une condition sine qua non pour qu’une norme accède à l’impérativité, il n’est pas fait référence au jus cogens ou à une forme d’opinio juris cogens dans les plaidoiries, et celles-ci pourraient tout aussi bien se placer sur le simple terrain du droit coutumier. Si objection persistante de l’Afrique du Sud il y eut, il est plausible que celle-ci ne portait pas sur la naissance d’une norme impérative.Footnote 49 Il est d’ailleurs fait référence dans les plaidoiries aux “sources potentielles du droit” et aux “processus créatifs de normes,” alors même que le jus cogens n’est, contrairement à la coutume, pas considéré comme une source additionnelle du droit.Footnote 50 Deuxièmement, l’Afrique du Sud était de toute façon tenue de mettre fin à sa politique d’apartheid en vertu d’obligations annexes — et notamment celles découlant de la Charte des Nations Unies — dont elle n’aurait pu se libérer, même en protestant.Footnote 51 L’argumentation retenue par les résolutions de l’Assemblée générale repose ainsi sur l’incompatibilité des politiques discriminatoires avec l’article 56 de la Charte. Footnote 52
Un autre “précédent,” auquel se réfèrent volontiers les partisans d’une neutralisation de l’objection persistante, est l’affaire Domingues v United States. Washington faisait en effet valoir qu’aucune norme juridique n’interdisait aux États-Unis d’exécuter les mineurs de moins de dix-huit ans. Les États-Unis estimaient que, dans l’hypothèse où une norme coutumière interdisait un tel acte, ils avaient toujours protesté contre celle-ci, devaient être considérés comme objecteurs persistants, et n’étaient donc pas liés par cette norme. La Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) dût en convenir. Mais pour contourner cette difficulté et neutraliser l’argumentaire américain, elle considéra que cette interdiction était une norme de jus cogens. En effet, de l’avis de la CIDH, les normes impératives “lient la communauté internationale dans son ensemble, indépendamment de toute protestation, reconnaissance ou tout acquiescement”Footnote 53 — et ce, même si “un petit nombre d’États proteste.”Footnote 54 Toutefois, le raisonnement mis en œuvre dans cette décision n’est pas exempt de défauts, loin s’en faut.Footnote 55 En effet, la CIDH n’apporta pas la preuve d’un opinio juris cogens, c’est-à-dire le fait que l’écrasante majorité des États reconnaissait bien que l’interdiction d’exécuter des mineurs de moins de dix-huit ans constituait une norme impérative.Footnote 56 Contrairement à ce qu’allègue la CIDH, le fait que tel ou tel comportement soit interdit par nombre d’États et “choque la conscience de l’humanité”Footnote 57 ne suffit pas à qualifier une norme d’impérative.Footnote 58 De surcroît, il convient de noter que les décisions de la CIDH ne sont pas formellement contraignantes,Footnote 59 et que la cour suprême américaine ne fit aucunement référence à l’affaire Domingues ou à l’existence de normes impératives lorsque — quelques années plus tard — elle jugea inconstitutionnelle l’exécution de mineurs.Footnote 60
Ainsi, il n’existe aucun cas d’État ayant été clairement lié, contre sa volonté, par une norme impérative. La théorie contraire ne semble pas refléter l’état du droit international positif actuel, ce qui a d’ailleurs été signalé par plusieurs délégations à la lecture des travaux de la CDI. Certes, les effets pratiques d’une telle théorie sont sans doute à relativiser, dans la mesure où ce sont les graves atteintes aux droits de la personne humaine qui revêtent généralement les habits de l’impérativité,Footnote 61 et constituent souvent des pratiques interdites par ailleurs.Footnote 62 Il n’en reste pas moins que les implications théoriques sont pour leur part bien réelles.Footnote 63 À partir de là, deux issues sont envisageables.
La première consiste à aménager la possibilité, pour les États, d’être objecteur persistant en matière de normes impératives. Dans ce cas, tous les États n’ayant pas protesté contre la naissance de celle-ci peuvent être liés par une nouvelle règle de jus cogens. En fait, cette option se rapprocherait de celle imaginée par la délégation française durant la Conférence de Vienne. La France avait alors travaillé sur un projet d’amendement à l’article 50 prévoyant qu’une norme impérative “n’est pas opposable à un État qui peut faire la preuve qu’il ne l’a pas acceptée expressément en tant que telle.”Footnote 64 Il semblerait que ce projet, “soumis officieusement à certaines délégations, n’avait pas manqué d’intéresser quelques-unes de celles-ci,” qui “étaient prêtes à le soutenir.”Footnote 65 Paris renonça toutefois à déposer l’amendement, les autres nations craignant vraisemblablement “qu’une telle initiative favorise une remise en jeu des modifications […] obtenues à la première session.”Footnote 66 Cette première approche aurait l’avantage de prévenir la contraction d’engagements contraires au jus cogens par les États ayant reconnu l’existence d’une telle norme, sans pour autant donner un “droit de véto” aux États réticents. Toutefois, elle risquerait aussi de dénaturer l’essence même du jus cogens: celle de l’universalité. Or, comme cela a été évoqué en introduction, les travaux de la CDI ont permis aux États de faire part de leur méfiance à l’idée d’un jus cogens régional, qui n’engagerait qu’une partie de la communauté internationale.
Il semble donc plus logique de s’orienter vers une seconde solution, qui paraît désormais avoir le soutien d’un certain nombre d’États: celle selon laquelle une norme impérative ne saurait émerger tant qu’elle rencontre une objection de la part d’au moins un État.Footnote 67 Une fois qu’elle aurait vu le jour, la norme impérative lierait bien la communauté internationale dans son ensemble. On peut avancer que cela ne reviendrait qu’à retarder l’échéance: comme la pratique de l’objecteur persistant en droit international coutumier le démontre, les États récalcitrants finissent généralement par rallier la position majoritaire.Footnote 68
un repos litigieux sur les décisions juridictionnelles en matière de preuve de l’existence d’une norme impérative
Les normes impératives ont, depuis leur apparition dans la Convention de Vienne, fait l’objet de multiples références dans les décisions juridictionnelles nationales.Footnote 69 Prenant note que ces dernières constituaient “elles aussi l’expression des vues des États,”Footnote 70 elles ont été classées par la CDI parmi les moyens de preuves que l’on pourrait qualifier de “principaux,” aux côtés des “déclarations publiques faites au nom des États,” des “publications officielles,” des “avis juridiques gouvernementaux,” de “la correspondance diplomatique,” des “actes législatifs et administratifs,” ainsi que des “dispositions conventionnelles” et des “résolutions adoptées par une organisation internationale ou lors d’une conférence intergouvernementale.”Footnote 71 Il serait en effet aujourd’hui difficile de nier aux cours la qualité d’organe de l’État, et donc leur capacité à créer de la pratique étatique. La théorie en vogue durant la première moitié du XXe siècle, selon laquelle la pratique étatique ne pourrait émaner que des organes compétents pour contracter au nom de l’État,Footnote 72 est désormais largement remise en question.Footnote 73
Toutefois, et contrairement à ce que laisse entendre la CDI, une analyse plus approfondie de la jurisprudence nationale révèle qu’une approche empirique purement quantitative — un “inventaire” des décisions allant dans tel ou tel sens — pourrait ne pas être entièrement satisfaisante lorsqu’il s’agit d’établir l’existence d’une norme de jus cogens. À vrai dire, les cours n’hésitent plus à invoquer le jus cogens,Footnote 74 et tendraient à désavouer Ian Brownlie, selon lequel il s’apparentait à un “véhicule qui ne quitte pas souvent le garage.”Footnote 75 Toutefois, il s’avère que les cours ne procèdent pas systématiquement à une analyse complète de la pratique étatique et de l’opinio juris cogens, ce qui se vérifie tant dans des systèmes de common law (fondés sur le mécanisme du précédent) que dans ceux de tradition civiliste.
Aux États-Unis, par exemple, la décision phare en matière de jus cogens est l’arrêt de 1989, Committee of US Citizens Living in Nicaragua v Reagan (CUSCLIN). Celle-ci qualifia de normes impératives les interdictions du recours à la force, du génocide, de l’esclavage, du meurtre, de la torture, des détentions arbitraires prolongées et de la discrimination raciale.Footnote 76 Mais pour ce faire, elle reposa essentiellement sur le Restatement,Footnote 77 c’est-à-dire une publication de l’American Law Institute qui vise à synthétiser les approches de la diplomatie et de la jurisprudence américaines en matière de droit international.Footnote 78 Une autre décision d’importance est l’arrêt Siderman de Blake v Republic of Argentina, qui porte sur l’interdiction de la torture. S’il fut bien fait appel à des instruments multilatéraux pour démontrer que celle-ci avait valeur coutumière,Footnote 79 c’est au Restatement, à la décision CUSCLIN, et à un “accord général parmi les experts” que la Cour fit référence pour conclure à l’existence d’un “consensus extraordinaire” et partant, à la nature impérative de la prohibition de la torture.Footnote 80
Il est désormais fréquent — non seulement pour les juridictions américaines,Footnote 81 mais aussi pour des juges étrangersFootnote 82 — de faire référence au Restatement, ou aux décisions CUSCLIN et Siderman de Blake à l’appui de l’existence de telle ou telle norme de jus cogens. Dans plusieurs décisions rendues en Australie, au Canada ou au Royaume-Uni, l’existence d’une norme de jus cogens a été évaluée sur la base d’un précédentFootnote 83 ou de la doctrine,Footnote 84 et plus rarement sur la base de conventions et déclarations internationales.Footnote 85 La Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne a pu elle aussi privilégier l’usage de la doctrine en la matière.Footnote 86 En Suisse, la situation est particulière, puisque le Conseil fédéral a eu l’occasion de souligner dans un message que l’interdiction de la torture et du génocide, ainsi que l’obligation du non-refoulement, relevaient du jus cogens. Footnote 87 En revanche, il a aussi précisé que certaines règles — notamment en ce qui concerne le droit à un recours effectif — ne relevaient pas, à son sens, du droit impératif.Footnote 88 C’est souvent à ces messages que le Tribunal fédéral a fait référence lorsqu’il s’agissait de déterminer si une norme était ou non impérative.Footnote 89 Les normes de jus cogens sont également parties intégrantes de plusieurs arrêts rendus par la Cour suprême d’Argentine, qui apporte en général une grande attention aux conventions et jurisprudences internationales. Dans la décision Priebke, la prohibition des crimes contre l’humanité et du génocide est décrite comme relevant du jus cogens, une conclusion qu’elle semble justifier par l’existence de plusieurs traités en la matière.Footnote 90 Dans la décision Arancibia Clavel, la Cour fit appel à la liste d’obligations erga omnes établie par la Cour internationale de Justice (CIJ) dans l’affaire relative à la Barcelona Traction,Footnote 91 et assimile “les règles concernant les droits fondamentaux de la personne humaine” à des normes de jus cogens. Footnote 92 Plus généralement, la Cour suprême argentine semble considérer que les atrocités de la seconde guerre mondiale ont généré “un processus de transformation de la conscience juridique mondiale” et la “formation progressive d’un corpus juris de caractère impératif.”Footnote 93 Cette conclusion s’ancre notamment dans l’analyse de plusieurs conventions internationales et régionales, décisions de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIADH) et pratique des organisations internationales. Ce processus aurait permis à l’interdiction de la torture, des disparitions forcées et des crimes contre l’humanité d’acquérir la valeur de jus cogens. Footnote 94 Pour des raisons similaires, la Cour suprême argentine a également considéré comme impératifs les principes d’égalité et d’interdiction des discriminations.Footnote 95
Les contraintes pesant sur les juridictions sont bien connues, et certaines limites ne sont pas exclusives au jus cogens. Elles avaient ainsi été dénoncées dans un champ connexe: celui de la formation coutumière. Dans ce cadre, on avait pu souligner l’existence de contraintes matérielles (accès à la pratique), temporelles et linguistiques, voire reprocher aux juges de procéder à un examen incomplet de la pratique étatique, de privilégier l’étude des systèmes juridiques proches, ou d’être peu formés à certaines subtilités du droit international.Footnote 96 On notera d’ailleurs que, dans le cadre de ses travaux relatifs au droit international coutumier, les “décisions des juridictions nationales relatives à l’existence et au contenu de règles de droit international coutumier” ont été considérées comme un “moyen auxiliaire de détermination de telles règles.”Footnote 97 Si une telle relégation n’est peut-être pas indispensable en matière de jus cogens — et s’il ne revient sans doute pas au droit international de corriger ces défauts de façon matérielle — une attention spécifique doit a minima être portée à leur substance. Ainsi, l’existence de décisions nationales identifiant telle ou telle norme de jus cogens ne devrait pas constituer une forme d’“irréfutabilité empirique.”Footnote 98 En ce qui concerne le poids à accorder à la doctrine, la CDI avait ainsi estimé qu’elle devait varier “en fonction de la qualité du raisonnement et de la mesure dans laquelle ces travaux sont étayés par la pratique des États et les décisions de juridictions internationales.”Footnote 99 Une telle solution mériterait d’être transposée aux décisions de justice nationales. Si ces dernières doivent être considérées comme “l’expression des vues des États,” alors elles ne sauraient se contenter de relayer des écrits doctrinaux ou une décision étrangère, au risque de favoriser une détermination arbitraire des normes de jus cogens — ce qui constituerait un deuxième “cheval de Troie.”
Ces limites sont malheureusement en grande partie partagées par les juridictions internationales, et on ne saurait faire grief à la CDI de les avoir rattachées aux “moyens auxiliaires” de preuve.Footnote 100 Il est d’ailleurs assez infortuné que deux des arrêts les plus influents en matière de jus cogens (Furundžija et Al-Adsani) n’aient identifié une interdiction impérative de pratiquer la torture qu’au terme d’un raisonnement vaporeux. Dans l’affaire Furundžija, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) se contenta de souligner qu’il existait “toute une série de règles conventionnelles et coutumières,” qui avaient une “place élevée dans le système normatif international,”Footnote 101 et de faire référence à la position du Comité des droits de l’homme, à un rapport de Pieter Kooijmans, ainsi qu’aux décisions des juridictions américaines.Footnote 102 Ainsi, “[e]n raison de l’importance des valeurs qu’il protège, ce principe est devenu une norme impérative ou jus cogens.”Footnote 103 Quant à l’arrêt Al-Adsani, la Cour europénne des droits de l’homme (Cour EDH) invoqua “plusieurs décisions de justice” pour justifier du fait que “l’interdiction de la torture a désormais valeur de norme impérative.”Footnote 104 Mais en fait, seuls deux arrêts furent cités à l’appui: Furundžija et Pinochet. Footnote 105
Ce phénomène se retrouve dans les décisions et avis d’autres organes, à l’instar de la Commission d’arbitrage pour l’ex-Yougoslavie,Footnote 106 ou la Grande Chambre des recours de l’Office européen des brevets.Footnote 107 La CIADH a confirmé à plusieurs reprises l’existence de normes impératives, avec une étude de la pratique et de l’opinio juris cogens inégale.Footnote 108 En fait, elle ancre souvent l’identification de ces normes — à l’instar de l’interdiction de la torture et des disparitions forcées — dans l’existence de conventions internationales ou interaméricaines.Footnote 109 En ce qui concerne la première approche, on peut observer que l’existence d’une pratique universelle doit être complétée par la preuve de l’opinio juris cogens; en ce qui concerne la seconde, une convention régionale ne saurait systématiquement signifier qu’une norme est reconnue de manière universelle. Lorsqu’elle s’était penchée sur le principe d’égalité, d’égale protection devant la loi et de non-discrimination, la CIADH avait estimé qu’il relevait du jus cogens car “l’entière structure juridique de l’ordre public national et international repose sur celui-ci; il s’agit d’un principe fondamental qui imprègne toutes les lois.”Footnote 110 Elle avait au préalable reçu les observations écrites de plusieurs États, dont la majorité s’était apparemment abstenue — contrairement à la CIDH et à des organisations non-gouvernementalesFootnote 111 — de se prononcer sur la nature impérative du principe de non-discrimination. Seule la CIJ semble avoir, à une reprise, rompu avec la turbidité ambiante: en ce qui concerne la torture, elle avait invoqué l’existence “de nombreux instruments internationaux à vocation universelle,” d’une interdiction “dans le droit interne de la quasi-totalité des États,” et le fait que de tels actes soient “dénoncés régulièrement au sein des instances nationales et internationales.”Footnote 112 Sa pratique en la matière, toutefois, n’a pas toujours été convaincante, puisque c’est au terme d’une formule beaucoup plus brève qu’elle avait conclu à l’interdiction du génocide.Footnote 113
Une définition problématique des effets de l’impérativité
La Convention de Vienne ne prévoit les effets des normes impératives qu’en matière de droit des traités, mais la CDI a estimé qu’ils allaient désormais bien au-delà de la nullité conventionnelle.Footnote 114 Selon cette dernière, tant les résolutions du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ONU) que les normes coutumières se doivent d’être conformes au jus cogens. Il sera toutefois démontré, en premier lieu, que la nullité des résolutions du Conseil de sécurité pour cause de contrariété au jus cogens est un scénario incertain. Il sera souligné, en second lieu, que la conformité des normes coutumières à la norme impérative mène à un résultat contestable: l’irréversibilité du jus cogens.
une nullité incertaine des résolutions du conseil de sécurité en raison d’une contradiction avec une norme impérative
Dans le projet de conclusion 17 joint à son troisième rapport, Dire Tladi avançait que “[l]es résolutions contraignantes des organisations internationales, y compris celles du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, n’établissent pas d’obligations contraignantes si elles sont en conflit avec une norme impérative du droit international général (jus cogens).”Footnote 115 Cette référence au Conseil fut controversée,Footnote 116 et retirée du texte même de ce qui est devenu le projet de conclusion 16.Footnote 117 Toutefois, son application au Conseil de sécurité n’a pas réellement été remise en question par la Commission,Footnote 118 ce qui revient à introduire un troisième “cheval de Troie.”Footnote 119 Cela tient davantage aux conséquences éventuelles d’une telle exigence — aucun mécanisme permettant d’évaluer la légalité des résolutions du Conseil n’ayant été clairement défini — que d’une réelle opposition de la part des États. En effet, certains États pourraient refuser de mettre en œuvre ces dernières en invoquant une contrariété au jus cogens, mettant en péril le bon fonctionnement des mécanismes de sécurité collective.
Il est clair que la Convention de Vienne n’entendait pas conférer aux normes impératives une existence autonome, c’est-à-dire au-delà du droit des traités. Cette lecture ne ressort pas du dispositif même de la convention, qui peut faire l’objet de lectures contradictoires,Footnote 120 mais des travaux préparatoires.Footnote 121 Néanmoins, la CDI avait — a priori avec la vision concordante de certains États — envisagé l’incompatibilité d’un acte d’une organisation internationale en raison d’une contrariété au jus cogens dans le projet d’articles de 2011.Footnote 122 À supposer que ce soit bien le cas, son application aux résolutions du Conseil de sécurité reste toutefois sujette à controverse. C’est par une opinion dissidente du Juge Elihu Lauterpacht datant de 1993 qu’une telle primauté avait d’abord été soutenue,Footnote 123 puis par le Juge Milenko Kreća,Footnote 124 et par le TPIY.Footnote 125 Quelques années plus tard, le Tribunal et la Cour de justice des Communautés européennes [CJCE] avaient partagé cette approche.Footnote 126
À l’heure actuelle, un grand nombre d’États abonde dans ce sens.Footnote 127 Certains — à l’instar de la Chine, des Pays-Bas, du Royaume-Uni, de la Russie, et des États-Unis — se sont toutefois montrés plus réservés, et leurs griefs sont de deux ordres. Premièrement, tant Pékin que Moscou doutent de la pertinence pratique d’une telle disposition, et ont même appelé à retirer toute référence au Conseil de sécurité. Selon la délégation chinoise, “[i]l [serait] tout simplement inconcevable que ces résolutions soient en conflit avec le jus cogens.”Footnote 128 En effet, les résolutions du Conseil, “dont l’autorité découle de la Charte, doivent satisfaire à des exigences procédurales strictes et être conformes aux buts et principes des Nations Unies, comme prévu dans la Charte.”Footnote 129 Selon la délégation russe, “la question de savoir si les résolutions du Conseil de sécurité sont conformes aux normes du jus cogens reste essentiellement théorique, faute de cas concrets dans la pratique.”Footnote 130 Or, si les buts et principes de la Charte peuvent constituer une barrière contre l’adoption d’une résolution contraire au jus cogens, il n’est pas garanti que celle-ci soit imperméable. Certaines situations ont montré que la légalité des résolutions du Conseil pouvait bien être mise à l’épreuve en pratique, à l’instar de la résolution 713 (qui aurait empêché la Bosnie d’exercer son droit à la légitime défense en imposant un embargo sur les armes),Footnote 131 ou de la Résolution 661 (qui aurait contribué à affamer des populations civiles).Footnote 132 Si l’on admet que le Conseil de sécurité est tenu de respecter le jus cogens, la question de la conformité serait sans aucun doute amenée à se poser de manière concrète à l’avenir. Deuxièmement, Moscou, Washington, Londres et Amsterdam craignaient qu’une telle conformité ne serve de prétexte pour se soustraire à l’autorité des résolutions du Conseil. La délégation russe s’inquiétait que les travaux de la CDI ne puissent “être interprété[s] par un État comme l’autorisant à refuser de mettre en œuvre une résolution du Conseil.”Footnote 133 Les États-Unis redoutaient que cela ne puisse “inciter les États, nonobstant l’article 103 de la Charte des Nations Unies, à ne pas tenir compte des résolutions contraignantes du Conseil ou à les contester en invoquant le jus cogens sans même en apporter la preuve.”Footnote 134 Le Royaume-Uni estimait qu’il y avait “un manque de pratique étatique supportant l’argument qu’un État puisse refuser de se conformer aux résolutions du Conseil” en cas d’invocation d’une contrariété au jus cogens, et craignait qu’une telle référence ne “puisse saper la légalité et l’effectivité des résolutions contraignantes du Conseil de sécurité” et en “affaiblir le respect.”Footnote 135 Quant à la délégation néerlandaise, elle exprimait des griefs similaires,Footnote 136 bien qu’elle ait convenu qu’“en principe, les décisions contraignantes des organisations internationales en général, et les décisions du Conseil de sécurité en particulier, ne peuvent créer des obligations qui contreviennent à une norme impérative.”Footnote 137 Ainsi, il semble que la pratique étatique en soit arrivée au point paradoxal où nul ne conteste réellement le fait que le Conseil de sécurité soit tenu de respecter le jus cogens, mais où chacun s’inquiète des conséquences de cette position.
Selon Mark Weisburd, une action du Conseil de sécurité dans tel ou tel sens constitue un bon indicateur du fait que les États le composant “n’estiment pas que cette action viole une règle ‘à laquelle aucune dérogation n’est permise’” et partant que “la communauté internationale dans son ensemble” voit cette question sous un autre angle.Footnote 138 Il ne faudrait en effet pas que l’action du Conseil de sécurité soit trop aisément paralysée.Footnote 139 Toutefois, comme cela vient d’être évoqué, la contrariété d’une résolution onusienne avec une norme impérative pourrait bien être soulevée par un ou plusieurs États.Footnote 140 Une telle question en soulève nécessairement une autre: celle de la possibilité de contrôler des résolutions du Conseil, et de qui serait habilité à le faire.Footnote 141
Le silence de l’article 38 du Statut de la Cour internationale de Justice (Statut de la CIJ) à l’égard des normes impératives n’empêcherait sans doute pas celle-ci de se prononcer sur les questions de conformité avec le jus cogens. Footnote 142 Il est en effet admis que cette liste n’est pas exhaustive,Footnote 143 et comme les normes impératives émanent d’autres sources — à l’instar des règles coutumières, mentionnées à l’article 38 — rien n’empêcherait la CIJ de passer par ce prisme pour régler un litige.Footnote 144 La vraie difficulté réside ailleurs, dans le fait qu’elle n’a pas reçu mandat pour se prononcer sur la légalité des actions entreprises par les organes de l’ONU. Bien que ni la Charte, ni le Statut de la CIJ ne se prononcent ouvertement sur ce point, cela ressort tant des travaux préparatoires que de la pratique ultérieure de la CIJ. Durant la conférence de San Francisco, des amendements tendant à soumettre la légalité des actions du Conseil de sécurité à la CIJ furent rejetés.Footnote 145 La position de principe de la CIJ est qu’elle ne peut se prononcer sur la légalité des actes adoptés par les organes onusiens,Footnote 146 et plusieurs de ses juges ont eu l’occasion d’exprimer leur réticence quant à une forme quelconque de contrôle des résolutions du Conseil.Footnote 147 Selon la plupart des auteurs, toutefois, la Cour jouirait d’une compétence “accessoire” ou “incidente,” c’est-à-dire la possibilité d’évaluer la légalité d’une résolution lorsque ce point conditionne l’issue d’un litige entre des parties.Footnote 148 Mais en fait, elle ne s’est livrée à de rares écarts que dans des situations où elle avait été saisie par ces mêmes organes ou pour mieux réaffirmer la légitimité de leurs activités.Footnote 149 La CIJ évite, et continuera sans nul doute d’éviter, le choc frontal.Footnote 150
Bien qu’elle ne dispose en aucun cas du pouvoir d’annuler des résolutions onusiennes, il est également possible de s’interroger sur le rôle que pourrait jouer la Cour pénale internationale (CPI) à cet égard. Comme le montre l’exemple de la résolution 661,Footnote 151 il n’est pas exclu qu’en se pliant à des obligations imposées à l’origine par le Conseil de sécurité, un individu commette un crime relevant de la compétence de la CPI.Footnote 152 Le Conseil, toutefois, dispose de la possibilité de bloquer la procédure, comme l’y autorise l’article 16 du Statut de Rome. Footnote 153 In fine, il peut donc décider de laisser (ou non) la justice suivre son cours, notamment dans des situations où la conformité de ses résolutions avec le jus cogens pourrait être évoquée.Footnote 154
En tout état de cause, il n’appartient pas aux autorités ou aux juridictions nationales de révoquer une décision du Conseil.Footnote 155 À l’heure actuelle, c’est donc principalement aux organes eux-mêmes que revient la tâche d’apprécier les limites de leurs propres pouvoirs.Footnote 156 Il pourrait être bénéfique que cette question soit soumise par la CDI à l’attention des États, afin d’éclaircir à quel niveau et selon quelles modalités une éventuelle contrariété au jus cogens doit être évaluée.
une irréversabilité contestable des normes impératives en raison de leur primauté sur les normes coutumières
Selon la CDI, les normes impératives priment non seulement sur les résolutions des organisations internationales, mais aussi sur les règles du droit international coutumier.Footnote 157 Ainsi, en cas de contradiction avec une norme de jus cogens, une nouvelle règle coutumière ne saurait se former,Footnote 158 tandis qu’une règle coutumière existante cesserait immédiatement d’exister.Footnote 159 Il est clair que cette vision, qui avait été promue par Alfred Verdross dès 1937,Footnote 160 n’avait absolument pas été partagée par les États durant la Conférence de Vienne. Aucune délégation n’entendait en fait étendre les effets du jus cogens au-delà de la nullité des traités. C’est ainsi que le Représentant de Ceylan avança qu’avec l’article 50, “les États reconnaîtraient pour la première fois qu’il existe des règles de droit d’une importance telle qu’on ne peut y déroger par voie d’accord.”Footnote 161 La délégation grecque fit valoir que “le jus cogens international circonscrit les limites de la volonté contractuelle des États.”Footnote 162 Toutefois, ce n’est pas nécessairement dans l’affirmation même d’une supériorité du jus cogens sur les règles coutumières que réside le “cheval de Troie.”Footnote 163 Au-delà du fait que cette conception soit partagée par un grand nombre de juridictionsFootnote 164 — dont on a pu évoquer le rôle précédemment — il est surtout significatif que cette vision ait été approuvée par la majorité des États lors des récents débats relatifs aux rapports de la CDI. La délégation grecque a ainsi fait valoir que “la portée et les effets du jus cogens vont désormais bien au-delà des articles 53 et 64 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969.”Footnote 165 Par conséquent, “les traités et autres normes internationales, tels que celles qui découlent de la coutume ou de déclarations unilatérales ou d’actes contraignants d’organisations internationales, ne devraient pas voir le jour ou produire d’effets juridiques s’ils entrent en conflit avec une norme de jus cogens.”Footnote 166 Ce constat a été partagé par un certain nombre de délégations.Footnote 167 Il n’est donc pas surprenant que le troisième rapport rédigé par Dire Tladi ait noté:
[C]e qui est clair sur la base de la pratique est que, si un tel conflit survient, la norme du jus cogens l’emportera et la norme du droit international coutumier en conflit avec elle sera nulle. Cela vaut s’agissant tant des normes préexistantes du jus cogens que des normes survenant après l’apparition de la règle du droit international coutumier. Aux termes de l’article 53 de la Convention de Vienne de 1969, il n’en va autrement que si la règle du droit international coutumier en question est elle-même une nouvelle norme du jus cogens capable de modifier la norme du jus cogens préexistante.Footnote 168
Israël — qui “s’inquièt[ait] des tentatives visant à attacher des conséquences à la violation des normes de jus cogens qui vont au-delà de la fonction du jus cogens visée à l’article 53 de la Convention de Vienne” — est peut-être l’une des seules exceptions.Footnote 169 On peut alors se demander si une situation paradoxale ne risque pas de naître, puisqu’un État pourrait tout à fait admettre qu’une norme relève du jus cogens, tout en s’opposant à certains de ses effets (en l’occurrence, sa primauté sur les normes coutumières).
Toutefois, le quatrième et véritable “cheval de Troie” réside ailleurs, dans les effets qu’a une telle position. Elle soulève en réalité un problème conceptuel majeur: celui de l’irréversibilité des normes de jus cogens. Footnote 170 Ces dernières sont, comme l’a souligné la CDI, “essentiellement des normes de droit international coutumier exigeant une forme spéciale d’opinio juris, à savoir la conviction de l’existence d’un droit ou d’une obligation juridique à caractère péremptoire.”Footnote 171 Or, si l’on considère qu’une nouvelle règle coutumière ne saurait émerger si elle est contraire à une norme impérative, si l’on considère comme nulle tout déclaration unilatérale des États allant à l’encontre de cette dernière,Footnote 172 on risque de bloquer ipso facto toute possibilité de renverser une norme de jus cogens existante.Footnote 173 Et ce, à moins que l’on admette en matière de jus cogens un équivalent de la “coutume instantanée,”Footnote 174 l’expression concomitante et universelle d’une pratique accompagnée de son opinio juris cogens — ce qui demeure hautement hypothétique. Or, une telle conception est incompatible avec celle du jus cogens initialement promue durant la Conférence de Vienne, qui se voulait flexible et entendait le placer sous contrôle des États.Footnote 175 Comme le faisait valoir l’Inde à l’époque, “[l]e concept de norme impérative n’est pas dépourvu de souplesse, puisqu’une norme impérative existante peut être modifiée par une nouvelle norme ayant le même caractère.”Footnote 176 Il convient également de rappeler que la vision promue par la Tanzanie n’avait pas été partagée par les autres États. Selon celle-ci, “une règle de jus cogens ne peut être modifiée […] il y aura de nouvelles normes de jus cogens dans l’avenir, mais elles ne pourront que s’ajouter aux anciennes normes et ne pourront jamais déroger aux normes existantes.”Footnote 177 La CDI n’a pas souhaité rompre avec la vision partagée durant la Conférence de Vienne, et reconnait qu’une norme impérative “ne peut être modifiée que par une norme ultérieure du droit international général (jus cogens) ayant le même caractère.”Footnote 178 Mais en reconnaissant d’une part que la norme impérative prime sur la norme coutumière, et d’autre part que la norme impérative ne pourra être modifiée que par une règle du droit international général (et donc d’inspiration essentiellement coutumière), la CDI risque de s’enfermer dans une certaine contradiction.Footnote 179
Une solution avait bien été envisagée durant la Conférence de Vienne, mais a été relativement passée sous silence par les conclusions de la CDI: celle selon laquelle “une modification d’une règle impérative” peut tout à fait s’effectuer “par voie de traité multilatéral général.”Footnote 180 D’ailleurs, comme l’avait souligné la délégation grecque, “[u]ne règle de jus cogens, au sens de l’article 50, l’emporte, en principe, sur un traité. Cependant, il y a une exception: le traité l’emportera s’il s’agit d’un traité multilatéral général. Le trait essentiel du jus cogens international réside donc dans la généralité de son acceptation par la communauté des États.”Footnote 181 La nature contractuelle de celui-ci n’exclut pas ipso facto sa capacité à amender une norme impérative,Footnote 182 puisque tant le traité que la coutume se fondent sur l’idée d’un accord (le premier étant plus formel que la seconde).Footnote 183 Toutefois, dans la mesure où “[u]n traité ne crée ni obligations ni droits pour un État tiers sans son consentement”Footnote 184 — ledit consentement devant être expressément formulé lorsqu’une obligation naît pour un État tiersFootnote 185 — l’amendement d’une norme impérative (qui est nécessairement universelle) par la voie conventionnelle pourrait requérir l’adhésion de l’ensemble des États. De surcroît, il faudrait que de manière simultanée, les États souhaitent insuffler à une norme donnée le caractère impératif. Et ce, au risque que la norme conventionnelle nouvelle ne soit considérée comme contraire à une norme impérative existante, et donc passible de nullité. Le changement d’une norme de jus cogens pourrait, par la suite, passer lui-même par un amendement du traité originel, à condition qu’il réunisse une nouvelle fois l’ensemble des États.Footnote 186 Alternativement, on pourrait envisager l’émergence d’un nouveau type de clause, spécifique au jus cogens, sur le modèle suivant: “en cas de conflit entre les obligations mentionnées dans ce traité et des normes impératives existantes, et sous réserve de remarques contraires émises par les États non-parties dans un délai [X], les premières prévaudront.” Il serait également concevable de recourir à une formulation du type: “les dispositions relatives à [la norme impérative nouvelle Y] ne pourront entrer en vigueur si elles font l’objet de réserves des États parties ou d’opposition des États non-parties.” De tels moyens — qui ne relèvent bien sûr pas du droit positif aujourd’hui — permettrait de relayer la position de la grande majorité des États, tout en ménageant la souveraineté des États tiers.
Réflexions conclusives
Selon la résolution 174(II) de l’Assemblée générale de l’ONU, qui créa la CDI, celle-ci avait deux rôles principaux: le “développement progressif du droit international” et sa “codification.”Footnote 187 D’un côté, le développement progressif s’entendait des “cas où il s’agit de rédiger des conventions sur des sujets qui ne sont pas encore réglés par le droit international ou relativement auxquels le droit n’est pas encore suffisamment développé dans la pratique des États.”Footnote 188 D’un autre côté, la codification s’entendait des “cas où il s’agit de formuler avec plus de précisions et de systématiser les règles du droit international dans des domaines dans lesquels il existe déjà une pratique étatique considérable, des précédents et des opinions doctrinales.”Footnote 189 Pour la CDI, cette frontière était nécessairement poreuse: il était ainsi inenvisageable que cette mission de codification “se bornât […] à un simple enregistrement systématique du droit existant, c’est-à-dire du droit pour lequel il existe un ensemble de règles acceptées.”Footnote 190 Une telle approche eut été compliquée à l’égard d’un concept aussi controversé et fluctuant que le jus cogens, ce “mélange de principes et de politiques.”Footnote 191 Ainsi que le soulignait le Juge John Dugard, les normes impératives “énoncent les principes supérieurs du droit international, qui consacrent les droits les plus importants de l’ordre international,” mais “donnent une forme juridique aux politiques et objectifs les plus fondamentaux de la communauté internationale.”Footnote 192 Dire Tladi se montra d’ailleurs lucide au moment où la CDI s’apprêtait à se pencher sur la question du jus cogens, mentionnant que “la Commission pourrait apporter une contribution significative à la codification et au développement progressif du droit international.”Footnote 193 La CDI a sans doute réussi une partie de son pari: ses travaux ont stimulé les réactions étatiques, et montré que certains principes qui n’allaient pas forcément de soi étaient désormais (relativement) bien acceptés. Il en va ainsi de la conformité des règles coutumières et des actes des organisations internationales avec le jus cogens. Toutefois, les effets de ces positions n’ont pas été évalués systématiquement, et pourraient avoir des conséquences peu désirables, que la présente contribution a assimilé à des “chevaux de Troie”: refus d’exécuter les résolutions du Conseil de sécurité, irréversibilité des normes impératives. Elle a appliqué la même métaphore à certains principes retenus par la CDI, soit parce que leur entrée dans le droit positif était contestée, soit parce qu’ils risquaient de favoriser la définition arbitraire de normes impératives: rejet de la théorie de l’objecteur persistant à l’égard du jus cogens, approche à l’égard des juridictions nationales.
Il apparait essentiel que ces aspects soient envisagés et corrigés, d’autant plus à la lumière des modes de travaux retenus par la CDI. En effet, la Commission n’aspire plus nécessairement à créer un instrument qui servira de base à la négociation d’un traité multilatéral, et qui sera donc nécessairement amendé par les États.Footnote 194 Elle se réoriente vers la définition de principes et conclusions, qui n’auront pas vocation à être rediscutés une fois qu’ils auront été adoptés.Footnote 195 L’objectif est en fait d’obtenir une consolidation du droit “ascendante,” en cherchant à faire des rapports de la CDI un “guide de référence” quotidien, à destination d’un public plus large: administrations publiques, institutions privées, et juridictions.Footnote 196 Ce sera sans doute le cas pour le projet relatif aux normes impératives, puisque Dire Tladi a recommandé que le projet prenne la forme de “projets de conclusion assortis de commentaires.”Footnote 197 Mais, si ces rapports sont appelés à devenir un compagnon de route pour ces acteurs, il est essentiel que certains points litigieux soient désamorcés. Et ce, au risque de les accentuer sans avoir le potentiel de les résoudre.