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La Politique du peuple. Racines, permanences et ambiguïtés du populisme

Published online by Cambridge University Press:  03 March 2005

Martin Breaugh
Affiliation:
Université de Paris VII – Denis-Diderot
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La Politique du peuple. Racines, permanences et ambiguïtés du populisme, Roger Dupuy, Paris : Albin Michel, 2002, 251 p.

Taxée d'“ infra-politique ” ou de “ populiste ”, l'idée d'une capacité politique des couches populaires ou plébéiennes se heurte, depuis toujours, à de fortes résistances au sein de la communauté des chercheurs aussi bien en histoire qu'en science politique. Que ce soit dans les travaux d'un historien du XIXe siècle tel A. Aulard ou d'un politologue du XXe siècle tel P. Rosanvallon, le peuple demeure soit un simple figurant dans l'Histoire (Aulard), soit “ introuvable ” puisque les élites politiques sont incapables de le définir (Rosanvallon). Contre ces deux visions étriquées du peuple et de sa capacité politique, mais aussi contre la condescendance qui sous-tend de tels jugements, l'historien français Roger Dupuy tente de retracer les grandes lignes de ce qu'il appelle la “ politique du peuple ”.

Type
BOOK REVIEWS
Copyright
© 2004 Cambridge University Press

Taxée d'“ infra-politique ” ou de “ populiste ”, l'idée d'une capacité politique des couches populaires ou plébéiennes se heurte, depuis toujours, à de fortes résistances au sein de la communauté des chercheurs aussi bien en histoire qu'en science politique. Que ce soit dans les travaux d'un historien du XIXe siècle tel A. Aulard ou d'un politologue du XXe siècle tel P. Rosanvallon, le peuple demeure soit un simple figurant dans l'Histoire (Aulard), soit “ introuvable ” puisque les élites politiques sont incapables de le définir (Rosanvallon). Contre ces deux visions étriquées du peuple et de sa capacité politique, mais aussi contre la condescendance qui sous-tend de tels jugements, l'historien français Roger Dupuy tente de retracer les grandes lignes de ce qu'il appelle la “ politique du peuple ”.

L'hypothèse de R. Dupuy est que l'histoire de la France révèle l'existence d'une “ politique du peuple ” se manifestant sous deux formes opposées ainsi qu'une variante : 1) la volonté de conserver l'ordre établi, donc un conservatisme (la révolte vendéenne, par exemple) qui s'oppose à, 2) la volonté de faire advenir une société plus égalitaire, donc une démocratisation de la sphère politique (la Commune de Paris de 1871), et 3) une variante qui est résolument autoritaire. L'auteur soutient qu'il importe de complexifier la notion de “ populisme ” en la mettant à l'épreuve de l'histoire politique populaire ; celle-ci montrant que la “ politique du peuple ” peut être démocratique et non seulement réactionnaire ou autoritaire.

Si R. Dupuy ressent le besoin de revenir sur la notion de “ populisme ” c'est parce qu'il récuse cette idée reçue de l'historiographie française qui soutient que le populisme prend source dans le “ boulangisme ”, c'est-à-dire dans l'ascension politique du général Boulanger en 1885-1889 grâce à un appui politique fort et diversifié (qui réussit à rallier aussi bien des anciens communards que des partisans de la monarchie!). Ainsi l'auteur met-il en cause la réduction du populisme à une “ confiscation et [une] instrumentalisation d'une part importante de l'opinion publique au seul bénéfice des ambitions d'un chef charismatique ” (8). Cette réduction avait pour effet de signifier que “ les couches populaires n'étaient […] pas capables d'imposer leurs volontés, leur propre politique ” (8). Pis encore, R. Dupuy constate, “dans cette minoration systématique de l'influence politique populaire, […] une nouvelle mouture du réflexe méprisant des élites d'Ancien Régime face aux révoltes populaires. Permanence, en effet, du malaise inquiet des élites, quelles qu'elles soient, de l'Ancien Régime au XIXe siècle, et jusqu'à aujourd'hui, face aux excès possibles d'une plèbe incontrôlable ” (8).

Suivant une présentation critique de l'historiographie aussi bien des penseurs du “ peuple sans politique ” que de ceux qui constatent l'affirmation d'une autonomie politique populaire, R. Dupuy énonce les éléments d'une politique du peuple. Il retrace aussi la présence d'une politique populaire pendant la Révolution française pour ensuite analyser sa persistance tout au long du XIXe siècle. Enfin, l'auteur propose une exploration de la nature du populisme et un retour sur la notion d'une “ politique du peuple ” dans la France de l'après “ coup de tonnerre ” (L. Jospin) qu'a été le premier tour des élections présidentielles de 2002. Chemin faisant, il montre que le peuple est à la source d'une demande accrue de démocratisation au sein d'une France passée de la domination aristocratique à celle de la bourgeoisie.

Dans la première partie du livre, R. Dupuy décèle une tendance lourde dans l'historiographie française qui nie systématiquement la présence d'une véritable politique du peuple. Pour les historiens du XIXe siècle, en proie aux “ préjugés des élites d'Ancien Régime ” (18), le peuple demeure une masse dont la capacité politique se résume à des émeutes suscitées par les crises frumentaires. Toutefois, grâce à l'analyse de la Révolution française, les historiens prennent conscience de la présence politique du peuple. Ils tendent néanmoins à diminuer sa capacité politique. Chez Michelet, par exemple, même si le peuple est l'incarnation même de la Révolution, sa politique est réduite à l'“ insurrection punitive […], seule réponse à l'invasion et à la trahison ” (22). Dans le cas des historiens de la fin du XIXe siècle, la Révolution sera aussi le lieu de l'avènement politique des couches populaires. Mais l'action de ces couches sera mise au service non pas de leur propre émancipation, mais de celle de la bourgeoisie. En raison notamment d'une absence de conscience de classe, la capacité politique populaire est canalisée vers d'autres projets politiques. Cette interprétation fait alors des historiens socialistes des contempteurs d'une “ politique du peuple ” au même titre que les historiens réactionnaires. Dans la cas du monde rural en période révolutionnaire, l'analyse historique qui réduit la politique populaire à des réflexes de conservation de l'ordre traditionnel se voit renforcée par les travaux de sociologie et d'anthropologie inspirés par l'école des Annales. Ces penseurs de la “ longue durée ” affirment l'immobilisme rural et l'hétéronomie politique des habitants de la campagne française, refusant par conséquent de reconnaître une quelconque politique du peuple.

Malgré l'hégémonie de cette tendance, R. Dupuy constate l'émergence fragmentaire d'une nouvelle perspective historique qui tend à reconnaître la capacité et l'autonomie politiques du peuple. Dans le sillage du grand classique d'E.P. Thompson, The Making of the English Working Class (1963), une nouvelle génération d'historiens entreprend l'analyse de la capacité politique populaire et souligne la présence d'une politique du peuple. De Yves-Marie Bercé à Daniel Roche, en passant par Jean Nicolas, les éléments d'une politique populaire prennent forme et l'analyse historique s'ouvre à l'idée que le peuple puisse être porteur d'un projet politique.

En s'inspirant des travaux de Raymond Huard, l'auteur énonce quatre éléments constitutifs d'une politique de peuple qui serait présente dans l'histoire française, de 1789 jusqu'à aujourd'hui : 1) un “ localisme identitaire et [une] solidarité communautaire ” (95), 2) une “ dépendance contractuelle et [un] clientélisme ” (100), 3) “ une culture orale ” (109) et 4) “ la violence [comme] ciment de la communauté ” (112). En outre, précise R. Dupuy, ces éléments sont interdépendants et se manifestent aussi bien en milieu urbain que rural. Par “ localisme identitaire et solidarité communautaire ”, il faut comprendre l'attachement qu'éprouve la plèbe à son milieu de vie ainsi qu'à ceux qui partagent ce même milieu. Si cet attachement signifie négativement une certaine hostilité envers l'étranger ainsi que la subordination “ de l'individu au groupe ”, sa “ contrepartie positive ” est l'existence de liens très forts de solidarité intercommunautaire, notamment envers les plus démunis (99). La “ dépendance contractuelle et [le] clientélisme ”, pour leur part, renvoient à l'idée que la plèbe ne consent à la domination des “ grands ” qu'à condition d'obtenir en échange “ des protections et des services […] [la] rend[ant] acceptable ” (100). Quant à la “ culture orale ”, R. Dupuy constate que la connaissance et les savoirs locaux sont transmis par l'oralité, et que les fables et les légendes représentent une façon populaire de “ se réapproprier l'événement ” (112). Enfin, la violence dans la culture politique populaire s'avère être “ punitive et réparatrice ”: l'émeute, par exemple, vise à rectifier une situation jugée inacceptable pour la plèbe et reste une sorte d'“ acte de justice ” populaire (113).

Pour R. Dupuy, l'hypothèse d'une capacité et d'une autonomie politiques du peuple est probante parce qu'elle “ permet de rendre compte de ce qui semblaient être des anomalies dans le déroulement de la Révolution ” (123). Le divorce entre les sans-culottes et les Jacobins, en 1792-94, peut, par exemple, s'expliquer en ayant recours à l'hypothèse de la politique du peuple. Puisque les Jacobins constituaient une formation politique siégeant à gauche de l'Assemblée, donc, en principe, sensible aux revendications populaires, son alliance avec les couches plébéiennes devrait être naturelle, voire inéluctable. Or, les organes de la démocratie populaire des sans-culottes (Commune, sociétés sectionnaires, etc.) se trouvent plus souvent qu'autrement en opposition avec les objectifs politiques de la bourgeoisie révolutionnaire. Mais, pour l'auteur, cet antagonisme entre la Montagne et les sans-culottes est sans mystère : elle s'explique par la persistance de certaines caractéristiques de la politique du peuple (144). Bien que R. Dupuy ne l'affirme pas explicitement, on peut penser que cette “ mésentente ” résulte de la volonté populaire de sauvegarder les prérogatives des institutions proprement plébéiennes, c'est-à-dire des institutions nées de la capacité politique du grand nombre.

La “ plasticité idéologique ” de la politique du peuple est également dévoilée par les événements de la Grande Révolution. Par “ plasticité idéologique ”, l'auteur entend le fait que la politique populaire “ n'est, en soi, ni de droite, ni de gauche ” (150). Ainsi peut-on comprendre la révolte de la Vendée ou de la chouannerie bretonne comme étant des exemples d'un populisme de droite. À ce clivage traditionnel droite-gauche, R. Dupuy ajoute une autre forme idéologique que peut prendre la politique du peuple : celle de l'autoritarisme. En effet, la synthèse bonapartiste des éléments conservateurs et révolutionnaires issus de 1789 repose sur une proximité avec la politique du peuple (151). Mais, réaffirme l'auteur, on ne peut pour autant réduire le populisme à la captation césarienne de la volonté populaire.

C'est pourquoi R. Dupuy présente une lecture des événements politiques du XIXe siècle à l'aune de son hypothèse d'une politique du peuple à la fois de gauche, de droite et autoritaire. Si le boulangisme (1885-1889) marque effectivement un “ moment populiste ” dans l'histoire de France, il n'incarne pas en soi l'ensemble des facettes du phénomène populiste français. Car les différentes révolutions du XIXe siècle (1830, 1848, 1871) participent aussi à la politique du peuple, notamment dans son incarnation de gauche.

L'interprétation inédite qu'offre R. Dupuy de l'histoire des révolutions françaises (c'est-à-dire à la lumière d'une politique du peuple idéologiquement hétérogène) l'autorise à considérer à nouveaux frais la notion de populisme. Il refuse de procéder à une “ condamnation a priori de toutes les formes de populisme qu'implique l'acceptation actuelle et dominante de ce mot ” (210). Pour lui, le populisme peut être d'inspiration démocratique et n'implique pas forcément la manipulation du peuple au profit d'un chef charismatique. Toutefois, ce populisme à caractère démocratique connaît une fin précise, du moins dans son incarnation française, à savoir lors de l'écrasement de la Commune de Paris de 1871. En effet, affirme l'auteur, avec la Commune “ disparaît […] tragiquement ce que nous avons appelé le populisme démocratique auquel se substitue progressivement le populisme tel que l'entendent actuellement les médias, c'est-à-dire l'instrumentalisation partisane de certaines angoisses héritées de la politique du peuple, comme la peur de la guerre ou la crainte du complot de l'étranger ” (223-224).

La présence de Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de l'élection présidentielle de 2002 permet à R. Dupuy, dans une éclairante postface, de revenir sur le populisme et sur le mépris avec lequel la plupart des chercheurs traite le peuple. Car, pour l'auteur, la difficulté qu'éprouvent certains spécialistes à rendre intelligible le phénomène Le Pen est aussi tributaire de leur refus d'une “ politique du peuple ” (235). Le politologue Pierre Rosanvallon serait emblématique de cette obstination proprement académique. Au “ peuple introuvable ” du professeur du Collège de France, R. Dupuy oppose plutôt l'idée d'un “ peuple neutralisé ”, puisque le travail des Constituants, incapables de réconcilier “ le nombre et la raison ” (P. Guéniffey), a été de domestiquer l'action démocratique des couches populaires (241). La cécité de P. Ronsanvallon face à cet asservissement demeure entière puisque ses travaux ne font qu'analyser le discours des élites révolutionnaires, négligeant dès lors les pratiques politiques plébéiennes au cœur de l'aventure révolutionnaire. “ Le débat démocratique, prévient R. Dupuy, ne saurait […] se réduire aux affrontements verbaux des députés, ni même aux brochures des publicistes patentés ou moins connus ” (241).

Cette critique de P. Ronsavallon illustre bien à quel point l'entreprise de Roger Dupuy est à contre-courant des orientations intellectuelles dominantes en France aujourd'hui. L'hégémonie interprétative du libéralisme, notamment en ce qui a trait à la Révolution française (on peut penser aux travaux de François Furet), impose l'idée selon laquelle la démocratie peut faire l'économie d'une présence active du peuple au sein des institutions politiques. Pire, elle plaide pour que le bonheur du grand nombre se réduise à l'accumulation et à la jouissance des biens économiques. Cette conception a pour conséquence l'abandon de l'exercice du pouvoir politique aux plus vertueux, issus du petit nombre, et seuls en droit de jouir du bonheur public.

Pour ceux qui, en revanche, souhaitent réhabiliter la capacité politique du grand nombre et penser la démocratie comme le veut son sens premier (c'est-à-dire l'exercice du pouvoir politique par le peuple), le livre de Roger Dupuy fournira les armes nécessaires pour poursuivre le combat. Si l'indulgence nous oblige de passer outre certaines lacunes (les passages sur la Commune de 1871 en laisseront plus d'un sur sa faim), la fécondité interprétative de cet excellent livre nous impose tout de même sa lecture.