1. Introduction
La question de l’éclectisme chez Diderot peut faire et a déjà fait l’objet de deux types de traitement. Soit, dans un premier temps, on regarde sa pratique philosophique elle-même comme une exemplification de ce que signifie philosopher de manière éclectique, observant la logique de l’emprunt, de la greffe, de la paraphrase et du détournement qui est la sienneFootnote 1 — et que l’on a pu élégamment qualifier de «marqueterie»Footnote 2. On peut alors s’éclairer de l’article de l’Encyclopédie, classé sous la rubrique «Histoire de la philosophie», qu’il a consacré à ce mouvement (article «Éclectisme») pour y débusquer une sorte d’armature théorique qui justifie le recours à un usage éclectique des textes. Il y aurait en ce sens un éclectisme méthodologique ou métaphilosophique. Soit, dans un second temps, prenant prétexte de cet article, on tient pour acquis que la philosophie de Diderot est un résultat de cet éclectisme méthodologique. On s’efforce alors de caractériser cette philosophie en tenant compte de sa manière spécifique d’absorber et de discriminer, pour la rabattre sur un matérialisme ou un empirisme plongeant leurs racines dans la nuit des tempsFootnote 3. Examen, donc, dans un cas, de la pratique éclectique même dans sa matérialité scripturale, examen, dans l’autre, de la cohérence (ou non) de ce qui résulte d’une telle pratique. Si la première démarche est plus souvent prise en charge par les études littéraires, la seconde l’est plutôt, pour sa part, par l’histoire de la philosophie — dans un partage qui est loin d’être exclusif tant tous les commentateurs de Diderot s’efforcent généralement d’être attentifs à la fois à sa pensée et aux dispositifs dans lesquels elle s’incarne.
Ces deux manières d’aborder l’éclectisme de Diderot se fondent sur une phrase de l’article déjà évoqué, et qui est devenue fameuse :
L’éclectique est un philosophe qui foulant aux pieds le préjugé, la tradition, l’ancienneté, le consentement universel, l’autorité, en un mot tout ce qui subjugue la foule des esprits, ose penser de lui-même, remonter aux principes généraux les plus clairs, les examiner, les discuter, n’admettre rien que sur le témoignage de son expérience et de sa raison; et de toutes les philosophies, qu’il a analysées sans égard et sans partialité, s’en faire une particulière et domestique qui lui appartienneFootnote 4.
L’intérêt indéniable de cette espèce de manifeste tient à la ferme revendication d’autonomie, à l’affirmation émancipatrice d’une raison individuelle pouvant se prendre elle-même comme juge de toutes les philosophies du passé, s’appuyant sur sa seule expérience. Mais il tient également au geste de démembrement de ces philosophies, d’appropriation de leurs lambeaux pour s’en faire un «habit propre à soi». Les deux traitements décrits plus haut y trouvent donc leur raison d’être : l’article annonce le déploiement d’une méthodologie spécifique consistant dans l’analyse impartiale des philosophies de prédécesseurs devant conduire à l’élaboration d’une philosophie singulière. Or, c’est dans cette singularité même que la philosophie de Diderot se voit conférer la légitimité requise pour en faire un objet d’étude digne de ce nom, ce qui, du coup, commande de faire retour sur la méthode qui en permet l’élaboration.
Ces deux approches ont leur source dans les analyses pionnières du Diderot et l’Encyclopédie de Jacques ProustFootnote 5, analyses qui ont largement contribué à repenser l’intérêt de la philosophie de Diderot et, par le fait même, participé au renouvellement de notre compréhension de l’histoire des idées. On doit à Proust d’avoir insisté sur le caractère productif de dispositifs d’écriture comme ceux mobilisés par Diderot, naguère considérés comme quantité négligeable dans ce genre d’étude, et conséquemment d’avoir favorisé la légitimation de travaux portant sur des textes ne correspondant pas au canon des disciplines qui les prennent pour objet.
Loin de s’écarter de ce genre de travail, ce qui suit tente d’en prendre pleinement acte et tente d’y ajouter une couche interprétative supplémentaire en repensant ledit article «Éclectisme» à partir de son appartenance au groupe formé par la rubrique «Histoire de la philosophie» dans lequel il s’inscritFootnote 6 et d’y chercher les traces d’une interrogation sur la pratique de la philosophie en général (et non seulement sur la pratique ou la philosophie de Diderot), sur ce qui caractérise son historicité, mais aussi sur ce qu’elle a de pérenne. Autrement dit, en plus de prendre l’article en question comme suite d’énoncés à caractère normatif, je propose ici de le prendre à un niveau descriptif ou proprement historique (le mot «historique» désignant lui-même, on le sait, l’activité de décrire). Cette nouvelle modalité interprétative, au lieu de mettre l’accent sur l’éclectisme comme programme expliquant la démarche originale de Diderot, permet de lever le voile sur un autre aspect de sa pensée, à savoir sa compréhension des mécanismes qui président à la marche de l’esprit humain, lesquels s’énoncent sous la forme de principes généraux permettant par ailleurs de saisir la singularité de la situation historique dans laquelle Diderot se voit. L’éclectisme peut alors être présenté non comme l’annonce d’une nouvelle manière de faire, mais comme la vérité de tout exercice philosophique. Surtout, l’éclectisme apparaît contenir en lui-même la raison d’être de l’histoire de la philosophie comme partie intégrante de la philosophie. L’éclectisme n’est pas seulement une manière libre de s’approprier les ruines des systèmes passés : il est la justification même pour essayer de comprendre les raisons de leur édification et de leur faillite, et la manière dont une approche historique de la philosophie peut féconder cette dernière au présent — rappelant au passage l’importance pour chaque individu de s’exercer à la pensée d’autrui.
2. Remarques liminaires
Ce dernier point fournit l’occasion de rappeler que les articles d’histoire de la philosophie rédigés par Diderot pour l’Encyclopédie constituent un ensemble des plus intéressants : sa rédaction s’échelonne sur une dizaine d’années et se présente d’abord sous la forme d’une traduction très libre de l’Historia critica philosophiae de Jacob BruckerFootnote 7, mais prend au fur et à mesure que Diderot s’y investit l’allure d’un travail ayant une vie propre, lié intimement au reste de l’œuvreFootnote 8. Jacques-André Naigeon l’a souligné dans l’édition séparée qu’il en a fait pour l’Encyclopédie méthodique, rappelant que
[Diderot] regrettait de n’avoir pas donné à cette partie de l’histoire des progrès de l’esprit humain une attention et des soins qui répondissent à l’importance de l’objet; et il se proposait d’y suppléer dans une seconde éditionFootnote 9.
Il semble donc qu’on soit tout à fait fondé à croire, à la suite de Jacques Proust, que, dans son travail de récriture du texte de Brucker, Diderot a bel et bien écrit son histoire de la philosophie, s’aidant de Pierre BayleFootnote 10 et de Boureau-DeslandesFootnote 11, mais s’écartant de tous ses modèles, faisant, pour ainsi dire, une histoire éclectique de la philosophie… Ce qui est vrai pour Diderot l’est d’ailleurs aussi pour ses lecteurs. Ses contemporains mêmes ne manqueront pas de le noter, comme c’est le cas dans la Correspondance littéraire de Grimm :
Pour ce qui regarde la philosophie, voyez les articles Divination, Délicat, Délié, Délicieux, Décence, et surtout les articles Cynique, Cyrénaïque, qui sont admirables. Ces deux morceaux nous causeront de grands regrets de ce que M. Diderot n’ait pas fait l’histoire de la philosophie dans les premiers volumes de l’Encyclopédie. C’est une dette qu’il faudra qu’il acquitte tôt ou tard. Personne n’est en état de faire cette partie comme lui, les articles Cynique et Cyrénaïque en font foiFootnote 12.
Puis :
M. Deslandes, ancien commissaire de la marine, vient de mourir dans un âge avancé. Il est l’auteur de l’Histoire critique de la philosophie; c’est la meilleure que nous ayons, parce que c’est la seule. M. Diderot fait cette même histoire avec un peu plus de génie dans l’Encyclopédie Footnote 13.
L’article «Éclectisme» emploie toutes les stratégies de détournement typiques de l’ensemble auquel il appartient, et la comparaison avec l’original latin, qui a déjà fait l’objet de quelques travauxFootnote 14, montre assez clairement que Diderot a opéré une véritable reconfiguration du propos initial de l’historien allemand, où ce dernier ne se serait sans doute plus reconnu : modification de l’ordre des paragraphes, emprunts enchevêtrés à deux sections distinctes de l’Historia (Brucker présente chronologiquement les courants philosophiques, ce qui permet une complète séparation des éclectismes anciens et modernes, et il discute l’éclectisme dans son introduction), omissions de pans entiers du texte original, ajout de remarques très personnelles… Ce faisant, Diderot est amené à donner une image du philosophe éclectique qui a de quoi inquiéter certains lecteurs, par exemple, Abraham Chaumeix :
Comme les Encyclopédistes nous donnent dans cet article le portrait des Philosophes qu’ils estiment le plus, ou plutôt qu’ils nous y ont tracé le leur propre; il nous suffira presque de rapporter leurs paroles, pour mettre les Lecteurs en état de juger de leur Philosophie et de leur ReligionFootnote 15.
De fait, la lecture de l’article par un antiphilosophe notoire comme Chaumeix illustre magistralement ce qu’ont de productif les réaménagements de Diderot, qui prennent le travail d’érudition fouillé et prudent d’un protestant certes assez libre penseur, mais mesuré, pour lui faire prendre l’air d’un véritable manifeste propre à «changer la façon commune de penser»Footnote 16. De plus, le commentaire de Chaumeix fournit une raison de penser que le classement d’un article comme celui-ci dans la rubrique «Histoire de la philosophie» risque de masquer au lecteur inattentif qu’il se livre dans ces pages une bataille au présent contre un ordre du savoir enté sur l’autorité de la tradition. On remarque en effet que Chaumeix ne critique pas la valeur informative de l’article, mais les présupposés idéologiques que le style de son auteur révèle. De ce point de vue, on pourrait dire qu’il n’y a pas de meilleurs lecteurs d’articles de ce genre que les antiphilosophesFootnote 17, à cause de leur extrême sensibilité aux effets subversifs de la rhétorique des encyclopédistes, qui sont ici les signes de leur volonté de mettre la modernité en marche.
3. Éclectisme normatif : l’exigence de modernité et la pérennisation d’un ethos
Avant même de se présenter comme un article d’histoire de la philosophie, «Éclectisme» apparaît comme une véritable prise de position en faveur d’une certaine posture philosophique éminemment moderne. C’est pourquoi on peut considérer qu’une interprétation programmatique de l’article a semblé aller de soi et continue d’être nécessaire. En prenant l’article sous cet angle, deux caractéristiques fondamentales de l’éclectisme font surface : un usage de la raison misant sur la légitimité du geste critique s’appuyant sur son autonomie, d’une part, mais aussi, d’autre part, une pratique de la raison qui est susceptible de retrouver en germe dans la sagesse des siècles des matériaux propres à féconder la philosophie du temps présent. Autrement dit, comme nous allons le voir ici, l’éclectisme suppose un droit des modernes à l’émancipation de la tradition, mais ce droit n’a de sens que s’il est lui-même pensé sur le fond d’une filiation.
3.1. L’éclectisme comme philosophie moderne
Il faut admettre d’emblée, avec Jacques Proust, que
[p]our Diderot comme pour ses adversaires, l’histoire de la philosophie est un moyen, et non une fin, une arme, dans le combat qui met aux prises l’incrédulité et la religionFootnote 18.
L’article «Éclectisme» est emblématique à ce titre. Chaumeix lui-même, on l’a vu, comprend très bien qu’il s’agit ici en fait de défendre une forme d’exigence de rationalité que, toujours selon Jacques Proust, on peut rapporter à trois chefs principaux : 1) un passage à une épistémologie qui introduit l’expérience dans ses critères d’établissement de la vérité; 2) une radicalisation de la critique protestante de l’idolâtrie et de la superstition — déjà fortement présente chez un auteur comme Brucker — conduisant subtilement à y inclure toute forme de religion; 3) la mise en valeur de tous les appareils philosophiques pouvant être mis à contribution dans le déploiement d’une ontologie matérialiste et de ses conséquences éthiques et politiques.
3.1.1. L’éclectisme avant Diderot
En rédigeant cet article, Diderot, au fond prend une balle au bond. Comme l’a bien montré Donald R. KelleyFootnote 19, en effet, l’éclectisme a déjà fait l’objet d’une certaine vogue chez les humanistes qui se revendiquaient de la libertas philosophandi, comme Juste Lipse et Johann Alsted ou encore Érasme et Lorenzo Valla. Le terme, cependant, commence réellement à être revendiqué vers le milieu du XVIIe siècle chez Vossius ou Thomas Gale, et devient peu à peu le nom d’une véritable école de pensée moderne, dont le chef de file sera Christian Thomasius. Brucker fera un vibrant éloge de Thomasius dans son Historia critica Footnote 20, et Diderot le reprendra dans l’article qu’il lui consacrera dans l’Encyclopédie Footnote 21, non sans une pointe d’ironie quant aux résultats auxquels Thomasius est parvenu…
Brucker, ainsi, avant Diderot, avait déjà en quelque sorte écrit son propre manifeste en faveur de l’éclectisme, lequel, pourtant, n’avait pas fait autant de remous que celui signé par Diderot. C’est que celui de Brucker, adossé à son protestantisme rigoureux, même s’il ne faisait pas de quartier aux autorités religieuses ayant contribué à la propagation de l’idolâtrie et de la superstition, laissait toujours intact le domaine de la foi. Ce que retenait l’éclectisme de Brucker, c’est principalement l’importance pour tout individu de ne permettre en rien que sa raison se laisse subjuguer par une autorité humaine. Cette exigence rationaliste, en retour, donnait à son histoire de la philosophie le caractère d’une véritable recherche de vérité ne confinant à aucun scepticismeFootnote 22 : il ne s’agissait pas d’un pur étalement de propositions contradictoires, mais bien d’un exercice critique s’effectuant sur le matériau livré par la tradition. Pour Brucker, tout se passe comme si l’éclectisme ouvrait une voie intermédiaire entre dogmatisme et scepticisme, où la raison préserve sa liberté par l’exercice toujours recommencé d’une critique des savoirs antérieurs, qui ne désespère en rien de la raison. Or si, pour Brucker, cela signifiait bien qu’il ne pouvait y avoir au sens propre une école éclectique — puisque chaque éclectique véritable doit se faire une philosophie qui n’est pas celle de ses maîtres —, on peut tout de même faire une histoire de la collection de ceux qui ont proclamé en être ou qui ont adopté les motifs qui lui sont associés.
Brucker présente donc en deux parties bien distinctes l’histoire de l’éclectismeFootnote 23, l’une portant sur sa forme antique, l’autre sur sa forme moderne. Il s’efforce de montrer qu’à la première devrait être attribué le nom de «syncrétiste», désignant par là une sorte d’éclectisme manqué. C’est que le syncrétiste ne parvient pas à donner à ce qu’il a gardé des autres la forme d’un système — notion cruciale pour Brucker : soit qu’il mélange tout et n’importe quoi, mêlant les registres, les disciplines et les idées incompatibles; soit qu’il demeure sous la houlette d’une autorité qu’il cherche simplement à mettre au goût du jour en lui adjoignant des savoirs nouveaux. Cette distinction entre éclectismes ancien et moderne s’insère, selon l’économie de l’histoire de la philosophie envisagée par Brucker, dans un cadre beaucoup plus général qui vise à montrer que l’esprit humain a connu une véritable renaissance avec la montée de l’humanisme et de la réforme, favorisant la mise entre parenthèses de la scolastique et de l’esprit sectaire qui caractérisent le Moyen-Âge. Prenant le relais de cette renaissance, seraient venus les Bacon, Descartes, Leibniz et Thomasius qui, tous, usant d’une raison affranchie, incarneraient exemplairement la modernité philosophique comme éclectisme.
3.1.2. Éclectisme et modernité
Dans une contribution qui analyse de manière assez détaillée les détournements que Diderot fait subir au texte de Brucker dans l’article «Éclectisme», Paolo CasiniFootnote 24 a présenté de manière détaillée les effets qui étaient produits par les écarts entre l’original et la traduction-adaptation. Le résultat est probant : Diderot parvient littéralement à constituer une sorte de querelle de l’éclectisme en donnant l’impression à son lectorat que les encyclopédistes sont des émules de ce courant philosophique, proposant en quelque sorte de faire table rase du passé au nom d’une raison triomphante.
Renouvelant de la sorte le geste de Brucker, Diderot donne à l’éclectisme une teinte de sa propre «philosophie expérimentale» qui était complètement absente de l’original, montrant par exemple comment, loin de tout sectarisme, les philosophes qui s’en réclament en recomposent sans cesse le contenu. Là où Brucker insistait sur l’idée que le philosophe doit se fier à la lumière naturelle et s’assurer de la cohérence interne d’un système, Diderot insiste sur la conformité à l’expérience. Là où Brucker accordait une place de choix au travail de critique érudite héritière de l’humanisme, Diderot introduit l’idée d’une dynamique expérimentale inspirée de Francis Bacon :
D’où l’on voit qu’il y a deux sortes d’Éclectisme; l’un expérimental, qui consiste à rassembler les vérités connues et les faits donnés, et à en augmenter le nombre par l’étude de la nature; l’autre systématique, qui s’occupe à comparer entr’elles les vérités connues et à combiner les faits donnés, pour en tirer ou l’explication d’un phénomène, ou l’idée d’une expérience. L’Éclectisme expérimental est le partage des hommes laborieux, l’Éclectisme systématique est celui des hommes de génie; celui qui les réunira, verra son nom placé entre les noms de Démocrite, d’Aristote et de BaconFootnote 25.
Diderot s’efforce ainsi d’introduire une distinction qui lui permet de poursuivre un travail de repositionnement de l’éclectisme à l’égard de ces deux autres figures philosophiques, scepticisme et syncrétisme, avec lesquelles il ne faut pas le confondre en dépit des relations qu’il entretient avec elles. Le but est désormais de montrer que l’esprit de l’éclectisme, si l’on veut, habite la philosophie depuis qu’elle s’est faite expérimentale. En d’autres termes, la philosophie moderne est éclectique, pour Diderot, parce qu’elle est travaillée par cette attitude qui confère à toute philosophie le caractère d’une interprétation de la nature, c’est-à-dire celui du travail d’une faculté finie — la raison humaine — sur un donné fini — les données de l’expérience disponibles — ne pouvant être transmis que sous la forme d’une hypothèse soumise à révision. En ce sens, même une systématisation a un caractère expérimental.
On peut dire que cet esprit de l’éclectisme, en fait, ne se réduit pas au caractère empiriste de la théorie de l’origine des idées sur laquelle il se fonde. Il prend plutôt acte du fait que penser par soi-même implique d’exiger de chaque personne qu’elle adopte à l’égard de tout savoir transmis une attitude de doute qui l’amène à repenser la valeur de ce savoir, voire à le traiter comme faux s’il ne persuade pas par lui-même de sa vérité, et ce même si, précisément, il est vrai :
On peut exiger de moi que je cherche la vérité, non que je la trouveFootnote 26.
3.2. L’éclectisme comme êthos
On aurait tort cependant de conclure que cette mise à l’avant-plan d’un programme éclectique pour la philosophie moderne soit liée à la conception naïve du progrès qu’on impute trop souvent à la philosophie des Lumières, conception suivant laquelle ce progrès s’effectuerait par un effacement permanent du passé. Comme l’a noté Paolo Casini, l’une des lignes de force de la recomposition diderotienne du propos de Brucker tient justement à ce qu’il ne reconduit pas la dichotomie entre éclectisme ancien et éclectisme moderne. Diderot, au contraire, isole ce qu’on pourrait appeler une composante pérenne qui traverse toute l’histoire de l’éclectisme et qui rend possible l’utilisation de cette dernière comme un réservoir d’exemples tout à fait aptes à susciter l’émulation chez des lecteurs modernes.
Il va pourtant de soi que cette philosophie traversant le temps ne saurait avoir un contenu dogmatique stable, puisque c’est précisément l’adhésion à un contenu résultant du travail de la raison d’un autre qui est problématisée par l’éclectisme. L’histoire de l’éclectisme ancien telle que Diderot la raconte est en fait traversée de deux motifs fondamentaux : 1) la relation ambiguë qu’entretiennent philosophie et religion; 2) la relation privilégiée de l’éclectisme avec l’enthousiasme et les risques qui en découlent. Au fond, les philosophes éclectiques sont ceux qui louvoient entre ces deux écueils que sont l’esprit sectaire qui relève de la soumission et l’enthousiasme de l’invention qui relève de l’orgueil.
3.2.1. Philosophie et religion, éclectisme et sectarisme
En tout état de cause, ce qui est en jeu est la relation toute particulière que l’éclectique diderotien entretient avec le monde de la pensée. Étant admis que les connaissances sont dans une relation de dépendance avec l’expérience et sa structuration dans une conceptualité héritée de la tradition, toute production de l’esprit en vient à être comprise comme une interprétation de la nature où s’exprime un point de vue sur le monde — point de vue qui est par définition limité, et dont la valeur de connaissance ne peut être confirmée qu’après-coup par ceux qui l’examinent. Un êthos «demi-sceptique», pourrait-on dire, caractérise l’éclectique : sceptique, il l’est à l’égard de toutes les productions singulières de la raison, mais sans jamais remettre en cause le fait que la raison peut en droit prétendre à la vérité. Ce pourquoi, donc, l’éclectique est honnête hommeFootnote 27 et conciliant. Il est le philosophe exemplaire, celui qui fréquente l’Allée des Marronniers dans la Promenade du sceptique Footnote 28, celui que décrit l’article «Philosophe» de l’Encyclopédie :
Le philosophe forme ses principes sur une infinité d’observations particulières. Le peuple adopte le principe sans penser aux observations qui l’ont produit : il croit que la maxime existe pour ainsi dire par elle-même; mais le philosophe prend la maxime dès sa source; il en examine l’origine; il en connaît la propre valeur, & n’en fait que l’usage qui lui convient.
Notre philosophe ne se croit pas en exil dans ce monde; il ne croit point être en pays ennemi; il veut jouir en sage économe des biens que la nature lui offre; il veut trouver du plaisir avec les autres : & pour en trouver, il en faut faire : ainsi il cherche à convenir à ceux avec qui le hasard ou son choix le font vivre; & il trouve en même temps ce qui lui convient : c’est un honnête homme qui veut plaire & se rendre utileFootnote 29.
Commence donc à se profiler l’image de l’éclectisme comme vérité de la philosophie même : l’éclectique est le philosophe par excellence, justement parce que le sectaire, alors même qu’il prétend rassembler, est voué à diviser les êtres humains, et qu’au contraire, penser librement revient à jouir de la pensée libre d’autrui. L’éclectisme est pour ainsi dire l’attitude qui émerge lorsque devient inévitable le constat qu’on ne peut forcer tous les esprits à entrer sous un même point de vue. C’est l’histoire même qui le montre :
L’Éclectisme qui avait été la philosophie des bons esprits depuis la naissance du monde, ne forma une secte & n’eut un nom que vers la fin du second siècle & le commencement du troisième. La seule raison qu’on en puisse apporter; c’est que jusqu’alors les sectes s’étaient, pour ainsi dire, succédées ou souffertes, & que l’Éclectisme ne pouvait guère sortir que de leur conflit : ce qui arriva, lorsque la religion chrétienne commença à les alarmer toutes par la rapidité de ses progrès, & à les révolter par une intolérance qui n’avait point encore d’exemple. Jusqu’alors on avait été pyrrhonien, sceptique, cynique, stoïcien, platonicien, épicurien, sans conséquence. Quelle sensation ne dut point produire au milieu de ces tranquilles philosophes, une nouvelle école qui établissait pour premier principe, qu’hors de son sein il n’y avait ni probité dans ce monde, ni salut dans l’autre; parce que sa morale était la seule véritable morale, & que son Dieu était le seul vrai Dieu! Le soulèvement des prêtres, du peuple, & des philosophes, aurait été général, sans un petit nombre d’hommes froids, tels qu’il s’en trouve toujours dans les sociétés; qui demeurent longtemps spectateurs indifférents, qui écoutent, qui pèsent, qui n’appartiennent à aucun parti, & qui finissent par se faire un système conciliateur, auquel ils se flattent que le grand nombre reviendraFootnote 30.
L’introduction du christianisme parmi les écoles philosophiques de l’Antiquité illustre le fait que Diderot cherche à ne distinguer religion et philosophie que dans la perspective de la disposition d’esprit qui conditionne les actes de croyance qu’elles engagent. Religion et philosophie ont pour objet un domaine qui est le même : la «véritable morale» en tant qu’elle prend racine dans une conception plus générale des constituants de la nature. Seulement voilà : toute philosophie s’accommode de la diversité des écoles, parce que toute philosophie reconnaît la finitude de la raison humaine et, conséquemment, de ses productions, alors que la religion, en se fondant dans l’irrationnel, peut revendiquer l’exclusivité de la vérité. Mais l’histoire de l’irruption du christianisme n’est pas tant présentée par Diderot comme critique de la religion en elle-même, que comme critique d’une attitude (il s’agit bien d’un êthos) de pensée qui peut très bien s’infiltrer jusque dans le sein de la philosophie. Il s’agit alors de faire valoir l’éclectisme comme une disposition recommandable à toute personne voulant se destiner à la philosophie. L’éclectisme est cette manière de considérer que la vérité est toujours à venir, que toutes les tentatives faites jusqu’ici sont là pour nous le rappeler. Elles insufflent (ou devraient le faire) le désir de vérité, plus qu’elles n’irriguent de vérités ceux qui en héritent. Dès lors, les mœurs du philosophe doivent ressembler à quelque chose de l’ordre d’une morale et d’une politique par provision — exactement au sens où Descartes, dans le Discours de la méthode, affirmait s’être donné des règles de conduite en attendant que la vérité n’éclaire enfin l’entendement sur les devoirs qui nous incombentFootnote 31. Éthique et politique philosophiques recommandent donc la liberté de penser et de s’exprimer non parce qu’on aurait désespéré de parvenir à une entente, mais parce que c’est là le seul moyen de promouvoir l’engagement de tous envers son inlassable recherche.
L’éclectisme est l’effort permanent de l’esprit humain pour se dégager de sa finitude actuelle.
3.2.2. Enthousiastes et éclectiques
Si l’esprit sectaire est à proscrire, l’article «Éclectisme» insiste également lourdement sur la question de l’enthousiasme. Là où le sectarisme est présenté comme soumission radicale de l’esprit à la pensée d’autrui, et donc annihilation de soi-même, l’enthousiasme au contraire apparaît comme un dérivé de solipsisme… dont on peut reconnaître un usage créateur, mais qui peut facilement connaître des débordements dans le domaine de la philosophie s’il est sans contrepoids :
J’observerai ici en passant, qu’il est impossible en Poésie, en Peinture, en Éloquence, en Musique, de rien produire de sublime sans enthousiasme. L’enthousiasme est un mouvement violent de l’âme, par lequel nous sommes transportés au milieu des objets que nous avons à représenter; alors nous voyons une scène entière se passer dans notre imagination, comme si elle était hors de nous : elle y est en effet, car tant que dure cette illusion, tous les êtres présents sont anéantis, & nos idées sont réalisées à leur place : ce ne sont que nos idées que nous apercevons, cependant nos mains touchent des corps, nos yeux volent des êtres animés, nos oreilles entendent des voix. Si cet état n’est pas de la folie, il en est bien voisin. Voilà la raison pour laquelle il faut un très-grand sens pour balancer l’enthousiasme. L’enthousiasme n’entraîne que quand les esprits ont été préparés & soumis par la force de la raison; c’est un principe que les Poètes ne doivent jamais perdre de vue dans leurs fictions, & que les hommes éloquents ont toujours observé dans leurs mouvements oratoiresFootnote 32.
Comme l’a dûment noté Jacques Proust, cette apologie de l’enthousiasme fait une part importante à la nécessité de tempérer sa violence par un «très grand sens». C’est dire à quel point «l’intuition du génie n’a de valeur que si elle est le prolongement, l’effort ultime de la raison, et non la négation de la raison»Footnote 33. Surtout, c’est dire à quel point la génialité est un état proche de la folie, s’il n’y a pas, à un moment où à un autre, retour à l’expérience pour validation de ce qui est saisi dans un moment d’enthousiasmeFootnote 34. Or, le plus important dans ce commentaire de Proust est peut-être qu’il permet de rendre compte du fait que connaissance intuitive — enthousiaste — et connaissance rationnelle ne sont pas mises dans un rapport d’opposition. La connaissance intuitive est montrée comme un cas de la connaissance rationnelle, exactement comme dans le cas illustré par l’article «Beau», où la connaissance par sentiment est définie comme usage rapide et facile de la raisonFootnote 35, et non comme un usage d’une autre faculté.
On pourra dire alors que l’enthousiaste est dangereux lorsque, plutôt que de retourner à l’expérience pour faire l’épreuve de ce qu’il a saisi, il est emporté par sa «vision» au point que nulle objection de l’expérience ni de l’expérience d’autrui ne parvienne à l’en faire revenir. Ce qu’introduit la question de l’enthousiasme n’est donc pas une distinction entre modes de production de connaissances nouvelles, mais entre attitudes à l’égard de ces inventions et, conséquemment, entre savoirs et pseudo-savoirs. Diderot pousse ainsi beaucoup plus loin la lettre de Brucker, puisqu’il tend à associer pensée magique et croyance religieuse, en les rapportant à une même disposition d’esprit : refus de tenir compte de l’expérience d’autrui, refus d’une constitution collective de la raison.
On voit par là comment l’article «Éclectisme» a pu apparaître comme un manifeste : refus du sectarisme, refus d’une philosophie où chaque philosophe prétend repartir de zéro et reconstruire à lui seul la totalité du système de la nature. «Éclectisme» peut apparaître comme l’autre nom du philosophe des Lumières — mais on aurait pourtant tort de le réduire à sa manifestation moderne d’encyclopédiste engagé…
4. Éclectisme descriptif : la sagesse des siècles et le travail de l’histoire
Comme on commence peut-être à l’apercevoir, le fait de puiser dans l’histoire ancienne de l’éclectisme est déjà une illustration que la liaison de la philosophie moderne à l’éclectisme ne tient pas à une simple philosophie téléologique de l’histoire qui donnerait aux philosophes modernes le privilège d’avoir enfin trouvé le fin mot de ce qu’il en est de la bonne méthode en philosophie. De fait, l’éclectisme n’est pas seulement un programme; c’est aussi, à n’en pas douter, un simple modus operandi de toute philosophie que l’article se donne pour mandat de réfléchir, élevant ainsi le discours historique au rang d’un savoir réflexif où se donnent à lire les mécanismes qui président à la formation des productions de l’esprit — histoire dans la droite ligne de Fontenelle pour les sciences ou de Montesquieu pour les lois. On trouve par exemple chez Diderot ce constat, dès l’ouverture de l’article, que chaque chef de secte philosophique est un éclectique. Il faut prendre au sérieux cette thèse, et la tenir pour une affirmation structurante de cet article, dont il découle que la philosophie ne peut pas être autre chose qu’éclectique. Il faut entendre par là qu’elle ne peut pas être autre chose que travail sur un matériau transmis, recomposition d’un héritage, ajustement et mise à jour d’un savoir toujours en train de se constituer. La thèse de l’article «Éclectisme» fait écho à ce qu’une foule d’autres textes de Diderot affirment : que la quête de la vérité n’est pas terminée, que la nature et l’histoire humaine ne sont pas épuisées, si bien qu’il est périlleux de vouloir en arrêter la marcheFootnote 36.
4.1. La sagesse des siècles
Il importe de ne pas négliger ceci : l’article de Diderot tire une partie de son contenu de l’avant-propos de Brucker, dans lequel l’éclectisme est présenté comme raison de faire de l’histoire de la philosophie. Dans le prolongement des humanistes, Brucker valorise le travail d’érudition qui permet d’exercer le jugement et de préserver, après avoir séparé le bon grain de l’ivraie, ce qui mérite de l’être. De la même manière, il importe de voir que les arguments de Diderot favorisent autant l’usage débridé de la critique rationnelle de la tradition que l’utilité d’un retour sur l’histoire de l’esprit humain. C’est que, de cette histoire, lorsqu’elle devient vraiment réflexive, on peut dégager des principes généraux qui en expliquent la trajectoire.
Une première caractéristique de cette histoire, dans sa version diderotienne, est que même si elle s’appuie sur une critique de l’érudition et de l’attachement au passé des «antiquaires», on y trouve une certaine valorisation du dialogue avec les anciens. Celui-ci semble avoir une sorte de fécondité en propre, notamment en ce qui a trait à l’émulation de l’êthos où s’enracine la liberté de penser, mais aussi parce qu’on s’aperçoit que des découvertes modernes avaient été anticipées par les anciens — si bien qu’il semble légitime de produire des versions actualisées de thèses développées dans des contextes philosophiques différents, manière de donner de la consistance à des intuitions qui demeuraient, pour ainsi dire, en attente, ou encore de renouer avec des traditions intellectuelles et d’inscrire son travail dans une filiation. L’article «Éclectisme» peut ainsi apparaître comme une justification par l’exemple du travail que Diderot accomplit dans les articles d’histoire de la philosophie pour l’Encyclopédie. Mais plus encore qu’une justification de sa propre pratique, Diderot semble en fait ici simplement décrire ce que la (bonne) philosophie a toujours fait, c’est-à-dire mettre en dialogue ce qui est reçu de la tradition et l’expérience du présent.
Une seconde caractéristique de la version diderotienne de l’histoire de la philosophie est la place importante qu’il accorde à Bacon, ainsi que l’accent qu’il met sur la dimension collective de la marche de l’esprit humain. L’histoire de la philosophie a sa place dans l’Encyclopédie du simple fait que, comme le rappelait déjà le Prospectus, repris dans le Discours préliminaire, un seul esprit ne saurait prétendre savoir tout ce qu’il y a à savoir :
L’expérience journalière n’apprend que trop combien il est difficile à un Auteur de traiter profondément de la Science ou de l’Art dont il a fait toute sa vie une étude particulière; il ne faut donc pas être surpris qu’un homme ait échoué dans le projet de traiter de toutes les Sciences et de tous les Arts. Ce qui doit étonner, c’est qu’un homme ait été assez hardi et assez borné pour le tenter seul. Celui qui s’annonce pour savoir tout, montre seulement qu’il ignore les limites de l’esprit humain. Nous avons inféré de-là que pour soutenir un poids aussi grand que celui que nous avions à porter, il était nécessaire de le partagerFootnote 37.
Or, là où le Prospectus prend appui sur cette nécessité d’un partage qui justifie la formation d’une société de gens de lettres à titre d’auteur de l’Encyclopédie, l’article «Éclectisme» ouvre le caractère collectif de l’entreprise d’accroissement des connaissances à toute l’histoire, c’est-à-dire qu’il met de l’avant l’idée qu’il n’y a de philosophie que s’il y a commerce des idées. Si un quelconque progrès de l’esprit humain était possible — et rien ne garantit qu’il le soit — il faudrait qu’il soit le fruit d’un effort collectif. Il n’est sûrement pas fortuit que cet article soit rédigé à la même période que d’autres réflexions primordiales sur cette question, que Diderot a insérées dans l’article «Encyclopédie», quelques pages plus loin dans le même volume :
En effet, le but d’une Encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre; d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous; afin que les travaux des siècles passés n’aient pas été des travaux inutiles pour les siècles qui succéderont; que nos neveux, devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux, et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humainFootnote 38.
De fait, l’Encyclopédie n’aurait aucun sens si elle ne s’appuyait sur une quelconque pensée de l’utilité d’une préservation d’un état des connaissances. Le temps de l’Encyclopédie n’est pas le présent. Comme le remarque Donald Kelley,
[i]f modern Eclecticism took its point of departure from the liberation of scholars from dependency on one sectarian view, it also bound them in a sense of tradition, since one of its premises was the belief that truth was the product not of individual but of collective effortFootnote 39.
À tout prendre, ces deux caractéristiques donnent à l’éclectisme un statut qui n’est plus celui d’un programme critique mettant la modernité sur un piédestal et lui conférant le droit de rejeter tout héritage au nom d’une raison parvenue à une autonomie radicale : au contraire, même, l’éclectisme montre le caractère toujours ancré de la raison, toujours, donc, historiquement situé. Cela devient particulièrement saillant dans les paragraphes qui concluent la très courte section de l’article consacrée à l’éclectisme moderne. Là, en effet, Diderot est amené à s’interroger sur les raisons expliquant la lenteur du progrès de cette forme d’éclectisme. Il en isole deux groupesFootnote 40 : le premier tient à la manière de laisser le passé agir sur le présent, le second à celle de concevoir l’action du présent sur l’avenir.
4.1.1. La fécondation du présent
Un regard rétrospectif sur la marche de l’esprit, sur ce que Diderot nomme «la route que suit naturellement l’esprit humain dans ses progrès»Footnote 41, montre qu’il y va d’un cycle vital allant de l’enfance à la virilité :
L’esprit humain a son enfance et sa virilité : plût au ciel qu’il n’eût pas aussi son déclin, sa vieillesse & sa caducité. L’érudition, la littérature, les langues, les antiquités, les beaux-arts, sont les occupations de ses premières années et de son adolescence; la Philosophie ne peut être que l’occupation de sa virilité, et la consolation ou le chagrin de sa vieillesse : cela dépend de l’emploi du temps et du caractère; or l’espèce humaine a le sien; et elle aperçoit très-bien dans son histoire générale les intervalles vides, et ceux qui sont remplis de transactions qui l’honorent ou qui l’humilientFootnote 42.
Diderot reconduit, on le voit, une métaphore, qui est aussi un lieu commun, assimilant le progrès de l’esprit humain à la vie d’un individu. Pourtant, la formulation est beaucoup moins riante que chez certains de ses illustres prédécesseurs — Fontenelle, par exempleFootnote 43. Pour Diderot, en effet, si la philosophie est l’apanage de la virilité de l’esprit humain, on ne peut que souhaiter qu’il ne connaisse pas de vieillesse, auquel cas elle ne sera plus que sa consolation ou son chagrin, selon, semble-t-il, qu’on regarde les vides et les pleins et, parmi ces derniers, ceux dont il peut être fier, et ceux dont il devrait avoir honte. Ce qui frappe, ici, est au fond une présentation de l’histoire qui est beaucoup moins linéaire que ce que l’on pourrait attendre. Pour Brucker, par exemple, les humanistes étaient des éclectiques, les initiateurs de l’éclectisme moderne, alors que, pour Diderot, leur dévouement pour l’Antiquité freinait le déploiement de leur esprit critique. Durement traités, par exemple, les syncrétistes («[Cette secte] a peu fait pour le progrès de la philosophie»Footnote 44) sont en fait présentés dans l’article «Éclectisme» comme les descendants modernes de l’humanisme. Ainsi, loin de voir dans ce retour vers l’Antiquité les origines d’un renouveau de l’éclectisme, Diderot y décèle un risque pour l’esprit de s’accrocher à des systèmes anciens — ce qui forme la première cause de ralentissement de sa marche.
En revanche, et cela doit être relevé, il ne s’agit pas de condamner toute forme d’intérêt pour l’Antiquité, sans quoi la notion même d’éclectisme serait sans signification. C’est qu’il faut pouvoir trouver le type de lecture qu’exigent les philosophies du passé pour féconder la pensée au présent. Il faut pouvoir montrer que de tout temps les philosophies ont fait l’objet de démembrements productifs et de réinterprétations créatrices. Il faut montrer que la philosophie est toujours le renouvellement d’un donné : la philosophie moderne ne naît pas d’une étude de la nature faisant table rase du passé — et Descartes lui-même, qui a pourtant mis en scène ce recommencement de la philosophie sur de nouvelles bases, est intégré par le Diderot historien, à la suite de Brucker, à la collection des éclectiques. C’est dire combien, précisément, l’art de l’éclectique consiste aussi à ne pas se laisser piéger par les effets de mise en scène qui conditionnent tout nouvel établissement d’une philosophie…
Un exemple significatif d’une telle démarche pourrait être trouvé dans l’article «Épicuréisme», où Diderot, par une prosopopée, fait dire à Épicure ce qui sert à fonder une tradition matérialiste dont les modernes apparaissent comme un prolongement. On assiste alors à une démonstration par l’exemple que certaines des hypothèses épicuriennes, qui n’ont pas trouvé d’échos pendant plusieurs siècles, ont pu être ravivées par des lectures modernes. On découvre qu’il y a une histoire de l’épicurisme, de sa survivance en dépit de la répression dont il a fait l’objet. On découvre, enfin, que certaines des parties de cette philosophie deviennent plus plausibles dans le contexte moderne (Diderot cite la disparition des «formes plastiques» comme un facteur de renouvellement de la pertinence de l’épicurismeFootnote 45), ce qui a le mérite d’expliquer à la fois pourquoi elles ne pouvaient pas être crues et pourquoi il fallait les garder comme des avenues possibles tant que leur absolue impossibilité n’avait pas été démontrée. Il faut, donc, entretenir une présence encyclopédique sur toutes les avenues qui ont été explorées, parce que toutes sont des voies dont on pourrait trouver un jour une raison de reprendre le cours.
4.1.2. La collection des esprits
De fait, il y aurait un risque énorme à laisser la sagesse des siècles tomber dans l’oubli. C’est pourquoi l’éclectique, aussi affranchi de l’autorité du passé soit-il, admettra volontiers la nécessité d’un livre qui a tous les airs de l’Encyclopédie. Au terme d’un développement expliquant qu’un philosophe avait rencontré après un long effort de réflexion une conclusion qu’il aurait pu trouver dans Aristote s’il avait pu le lire, Diderot écrit :
Si ces rencontres des Modernes avec les Anciens, des Poètes tant anciens que modernes, avec les Philosophes, et des Poètes et des Philosophes entre eux, sont déjà si fréquentes, combien les exemples n’en seraient-ils pas encore plus communs, si nous n’avions perdu aucune des productions de l’antiquité, ou s’il y avait en quelque endroit du monde un livre magique qu’on pût toujours consulter, et où toutes les pensées des hommes allassent se graver au moment où elles existent dans l’entendementFootnote 46?
Certes, l’Encyclopédie n’a pas cette capacité «magique» d’enregistrer toutes les pensées des êtres humains au moment où elles apparaissent dans leur entendement, mais l’image fait voir clairement ce qui est en jeu. L’universalité de la raison humaine étant posée, il faut penser que chaque tête part du point où sa culture est parvenue et en poursuit la marche. Si, donc, cette culture n’est pas transmise, alors le point de départ de chaque individu n’est pas le résultat de ceux qui l’ont précédé, et il n’y a pas de progrès possible. Mieux, il y a même un risque de croire à sa propre supériorité parce qu’on croit nouveau tout ce qu’on invente, ne sachant pas que cela a déjà été vu. Si bien que Diderot poursuit dans le paragraphe suivant :
C’est que les hommes d’un siècle ne diffèrent guère des hommes d’un autre siècle, que les mêmes circonstances amènent presque nécessairement les mêmes découvertes, et que ceux qui nous ont précédé avoient vu beaucoup plus de choses, que nous n’avons généralement de disposition à le croireFootnote 47.
Éclectisme et encyclopédisme ont donc fortement partie liée, puisque le second est en quelque sorte une condition de possibilité du premier. L’encyclopédisme est ce qui permet au penseur libre d’entrer dans une conversation de plain-pied avec virtuellement tous ceux qui l’ont précédé, de voir, de la sorte, ses hypothèses confirmées ou infirmées par l’expérience commune d’une société de gens de lettres qui incarne autant que faire se peut l’état du savoirFootnote 48. Par ailleurs, il rend aussi possible un dialogue avec les états passés du savoir qui sont consignés dans l’histoire de la philosophie, où se donne à voir la trajectoire qui a mené jusqu’au présent et des trajectoires alternatives qui n’ont toujours pas été reprises. On ne saurait mieux définir le caractère collectif de la raison : l’esprit humain n’est pas ici un sujet unique de l’histoire, mais un système d’interrelations dont l’histoire est l’actualisation, un système d’interrelations qui n’acquiert de réalité que s’il s’incarne matériellement dans des objets comme l’Encyclopédie, et dont la dissolution est toujours possible. L’éclectisme n’a de sens que parce que l’aventure de la raison est celle de cette mise en commun de l’expérience et de la pensée qui est son effet.
4.2. Le travail de l’histoire
L’égalité apparente des Anciens et des Modernes, le cyclisme qui pourrait sembler vouer à une pente fatale la marche de l’esprit ne doivent pas éclipser l’unicité de toutes les situations historiques. Si l’article «Éclectisme»a pu faire l’objet d’une lecture programmatique, c’est non pas au sens où s’y exprimerait un vœu pieux de la part de l’encyclopédiste. La toute fin de l’article montre au contraire que la libertas philosophandi est en passe de devenir l’esprit du siècle et que cela constitue un moment historique sans précédent. L’Encyclopédie est donc un livre de son temps, qui participe par sa constitution même à la mise en place d’un éclectisme généralisé : là où les formes anciennes de sociabilité et d’organisation politique favorisaient la dissémination du savoir sous la forme du sectarisme, l’Encyclopédie est d’un temps où s’établissent les conditions propices à l’accroissement de la communication des savoirs et à leur mise en relation. Mais dire cela, c’est en même temps dire que l’éclectisme aura toujours ses conditions d’exercice soumises aux aléas des «causes morales», c’est-à-dire à la diffusion de la pensée, à son incarnation dans les mœurs et dans les rapports politiques.
4.2.1. L’esprit du temps
L’éclectisme moderne, en effet, n’a pas seulement été retardé par un trop grand respect des philosophes eux-mêmes pour les Anciens. Le second groupe de causes évoqué par Diderot pour expliquer ce qui freine ou détourne la marche de l’esprit humain a directement à voir avec ce qu’on pourrait appeler des facteurs sociopolitiques — c’est-à-dire avec les mœurs —, ce qui permet de passer de l’êthos individuel à celui des collectivités. L’argument de Diderot semble être ici que l’exercice de la philosophie est toujours imprégné d’un certain «esprit du temps». Ainsi, s’il est vrai que les balbutiements de l’éclectisme moderne sont perceptibles chez les Bruno, Cardan ou Campanella, ceux-ci semblent plus enclins à glisser vers des formes syncrétiques d’enthousiasme — mais cela est de leur temps, exactement comme, au temps de PlotinFootnote 49 et de Porphyre, les éclectiques apparaissent emportés avec la même ardeur que leurs adversaires chrétiens :
Il m’a semblé que l’enthousiasme était une maladie épidémique particulière à ces temps, qui n’avait pas entièrement épargné les hommes les plus respectables par leurs talents, leurs connaissances, leur état, et leurs mœursFootnote 50.
On saisit par là l’importance d’adopter un plan de description diachronique de l’esprit humain, de manière à montrer son insertion dans un système global d’institutions et de rapports qui lui donne un mode de fonctionnement hétéronome. L’éclectisme, même dans ce qu’il a eu de pérenne, est toujours en un sens singularisé par la période dans laquelle il s’inscrit, si bien que ceux mêmes qui en jettent les bases sont le plus souvent des éclectiques imparfaits. C’est qu’on est toujours de son temps.
Chaque siècle a son genre et son espèce de grands hommesFootnote 51.
L’éclectisme moderne, par exemple, n’a pas pu se développer comme il aurait dû à cause des disputes religieuses qui ont gangrené le travail de l’esprit, de l’intolérance superstitieuse qui a forcé les génies au silence ou à la dissimulation, de l’indigence qui oblige les esprits à suivre des voies contre leur nature, des récompenses mal placées qui les détournent de leurs projets, ou de l’indifférence des gouvernements pour l’éclat et l’utilité des arts. Mais on aurait tort de croire que c’est là le dernier mot de cette histoire.
Effectivement, l’historien de la philosophie, le véritable éclectique, doit pouvoir, pour sa part, rompre avec son présent, se dégager des effets de mode, discriminer, même, dans la pensée des autres esprits, ce qui leur appartient en propre et ce qui est un effet de l’esprit de leur temps. Ce qui est pérenne, dès lors, dans l’êthos de l’éclectique à titre d’exigence individuelle, l’exercice d’une pensée libre, est transfiguré par l’historien en motif politique. Le philosophe éclectique, en effet, est replacé dans une tradition de contre-pouvoir : toujours inactuel parce que dialoguant avec une humanité qui déborde le cadre spatial et temporel du présent, il n’adhère pas aux sectes de ses contemporains, ni donc aux dispositifs politiques qu’elles légitiment. L’éclectique préfigure par son êthos ce qui pourrait être un êthos des modernes, non au sens de ce qui est déjà advenu avec la philosophie moderne, mais au sens de ce qu’elle recèle comme possible.
4.2.2. L’éclectisme à venir
L’histoire de l’éclectisme est donc bien plus que l’histoire d’un courant de pensée : elle forme le lieu d’une réflexion sur le passé et l’avenir des savoirs. Elle montre, d’abord, que tous les savoirs sont constitués en commun et, conséquemment, que le petit nombre d’éclectiques dont l’histoire peut citer l’exemple incarne la vérité de la philosophie en tant qu’activité visant l’émancipation. Mais elle montre, aussi, comment chaque philosophe éclectique incarne ce que cela signifie d’une manière toujours singulière — parce que dépendante des circonstances. De ce point de vue, on peut dire que les éclectiques des siècles passés font voir en creux, dans l’imperfection même de leur démarche, ce que doit être l’éclectisme à venir.
Or, loin de constituer une apologie de l’esprit critique solitaire rompant avec ses prédécesseurs, l’article de Diderot suggère un dispositif de liaison permettant d’assurer la propagation de l’esprit de l’éclectisme, non plus comme une philosophie, mais comme une disposition générale de tous à l’égard des savoirs. Comme une manière de penser leur production et leur circulation.
Jusqu’à présent on n’a guère appliqué l’Éclectisme qu’à des matières de Philosophie; mais il n’est pas difficile de prévoir à la fermentation des esprits, qu’il va devenir plus général… Je ne crois pas, peut-être même n’est-il pas à souhaiter, que ses premiers effets soient rapides… J’invite les Philosophes à s’en méfier; s’ils sont prudents, ils se résoudront à devenir disciples en beaucoup de genres, avant que de vouloir être maîtres; ils hasarderont quelques conjectures, avant que de poser des principes… Mais tandis que la lumière qui fait effort en tous sens, pénétrera de toutes parts, et que l’esprit du siècle avancera la révolution qu’il a commencée, les arts mécaniques s’arrêteront où ils en sont, si le gouvernement dédaigne de s’intéresser à leurs progrès d’une manière plus utile. Ne serait-il pas à souhaiter qu’ils eussent leur académie? les inventions dont nous sommes en possession, se perfectionneraient; la communication des lumières en ferait nécessairement naître de nouvelles, et recouvrer d’anciennes qui se sont perdues… De quel avantage ne serait-il pas pour ceux qui se destineraient à la même carrière, d’y entrer avec toute l’expérience de ceux qui n’en sortent qu’après y avoir blanchi? Mais faute de l’établissement que je propose, toutes ces observations sont perdues, toute cette expérience s’évanouit, les siècles s’écoulent, le monde vieillit, et les arts mécaniques restent toujours enfantsFootnote 52.
Cet extrait a la vertu de montrer comment aux causes politiques des retardements de la marche de l’esprit humain, il n’y a de réponse que politique, laquelle est laissée comme en suspens à la fin du paragraphe : il existe un risque historique, vécu à chaque génération, que tout disparaisse, risque que l’Encyclopédie voudrait conjurer, alors qu’on cherche à la mettre à l’index.
5. Conclusion
Il a été vu dans ce qui précède comment l’article «Éclectisme» définit un programme philosophique mais, encore plus, comment il s’efforce de présenter une théorie générale des mécanismes qui président à la marche de l’esprit humain. Diderot dégage en somme le programme de la philosophie moderne d’une simple ressaisie consciente de ce qui s’opérait déjà dans l’histoire de la philosophie (tous les chefs de sectes ayant été éclectiques…). On peut le résumer ainsi : il faut faire de l’histoire de la philosophie pour apprendre à penser au contact des autres philosophes, pour valider ou invalider nos propres réflexions. Il faut laisser à cette histoire de la philosophie une trace de nos réflexions pour permettre à autrui de faire de même. En ce sens, il ne s’agit pas d’un programme révolutionnaire, mais d’une généralisation d’un processus naturel déjà à l’œuvre.
À l’idée folle d’un livre magique où toutes pensées seraient consignées répond une autre folie qui consiste à essayer de prendre acte du fait que l’histoire de l’esprit humain, loin d’être celle d’une abstraction substantialisée, est l’aventure de l’espèce humaine entière, des individus qui la forment, de leur dispersion et de leur rassemblement. Au principe même de l’éclectisme se trouve ce qu’on pourrait appeler une conception radicalement perspectiviste qui confère à chaque point de vue sur l’univers une valeur absolue en termes de production de connaissances.
Dans toute la suite des individus de l’espèce humaine qui ont existé et qui existeront, il est impossible qu’il y en ait deux qui se ressemblent parfaitement; d’où il s’ensuit pour ceux qui savent raisonner, que toutes les fois qu’une découverte utile attachée à la différence spécifique qui distinguait tel individu de tous les autres, et qui le constituait tel, ou n’aura point été faite, ou n’aura point été publiée, elle ne se fera plus; c’est autant de perdu pour le progrès des Sciences et des Arts, et pour le bonheur et la gloire de l’espèceFootnote 53.
C’est dire à quel point l’éclectique, qui n’est ici rien d’autre qu’une incarnation du philosophe des Lumières, loin d’être un penseur du progrès de la raison d’un individu abstrait pour qui le passé pèserait de tout son poids, doit considérer au contraire que c’est tout ce qui, du passé, est resté dans le silence qui alourdit sa marche. Comme c’est souvent le cas avec des avant-gardes, il ne s’agit pas de disqualifier le passé, mais de le récrire au nom de ceux qu’on pourrait oublier. De même, il faut aujourd’hui récrire l’éclectisme diderotien pour ne pas le laisser disparaître.