L’articulation entre théorie et politique est sans conteste un défi incontournable pour tout intellectuel engagé : le juriste qui intervient dans l’espace public n’y échappe pas. Dans l’ouvrage Gustav Radbruch : Juriste de gauche sous la République de Weimar, Nathalie Le Bouëdec, germaniste et maître de conférences à l’Université de Bourgogne, explore cette tension entre les sphères de la théorie et de la politique en prenant pour exemple le juriste allemand Gustav Radbruch (1878–1949). L’auteure nous invite à découvrir en ce dernier l’archétype du juriste engagé à gauche sous la République de Weimar. L’auteur a porté son choix sur ce juriste dont l’identité plurielle ouvre sur trois dimensions : une réflexion théorique sur le droit, une appartenance politique sociale-démocrate qui se manifeste par une participation à la politique active et une présence dans l’espace public en tant qu’intellectuel. Nous ne sommes pas ici devant une biographie à proprement parler, mais plutôt face à une étude de cas qui constitue un point de départ afin de dresser un portrait plus global d’une certaine culture intellectuelle et politique sous Weimar.
L’ouvrage repose sur une double interrogation. La première s’intéresse à la cohérence entre le discours théorique du juriste philosophe du droit et son engagement politique social-démocrate. De ce point de vue, l’ouvrage démontre que le rapport complexe entre théorie et politique chez Radbruch est fonction du rôle qu’il joue (professeur, député, ministre ou intellectuel engagé) et dépasse une simple opposition entre les deux sphères. La seconde interrogation concerne la représentativité du cas spécifique pour déterminer ce que pouvait bien être un juriste de gauche sous la République. L’auteure, dans cet ouvrage, n’a pas la prétention d’identifier un discours juridique commun à tous les juristes de gauche sous Weimar. Néanmoins, ce sont les contours d’un discours juridique de gauche qu’elle parvient à mettre en exergue, et ce, malgré l’absence d’homogénéité au sein des juristes qui entrent dans cette grande catégorie.
Sur le plan méthodologique, une étude des discours est préconisée par l’auteure (pp. 11–12 et 105). Cette dernière est consciente de l’effort périlleux que représente un tel exercice analytique et rejette d’emblée toute forme d’« illusion rétrospective » (p. 3). Loin de se confiner à une simple étude textuelle, l’auteure prend soin en tout temps de placer l’analyse dans le contexte politique, philosophique et juridique des textes.
La première partie de l’ouvrage se divise en trois chapitres et s’intéresse au moment où Radbruch s’engage en politique. Le premier chapitre traite de ses premiers travaux avant l’avènement de la République en 1919. Il comporte des explications générales sur les débats du moment en philosophie du droit et sur le positionnement de Radbruch dans ceux-ci. On y apprend notamment que sa philosophie du droit est résolument relativiste et antipositiviste. Le second chapitre porte sur le « socialisme éthique » d’un Radbruch qui a adhéré aux thèses marxistes sans toutefois les embrasser complètement. L’auteure note que le trait commun aux juristes sociaux-démocrates est le rapport entre marxisme et une conception culturelle et éthique du socialisme (p. 70). Un troisième chapitre aborde le discours de Radbruch sur le droit à partir de 1919 qui se dessine dans la brochure Ihr Jungen Juristen, publiée la même année. Radbruch cherche dans ce texte à réconcilier droit et justice en sortant du positivisme et en conférant au droit une fonction sociale en phase avec la réalité qu’il entend régir (pp. 74 et 75). Dans ce chapitre, le lecteur constate que les domaines de la théorie et du politique tendent à se confondre dans les discours de Radbruch à l’aune de la République.
La seconde partie de l’ouvrage porte quant à elle sur l’engagement politique de Radbruch ainsi que sur sa conception du rôle de l’intellectuel dans la société. Dans le premier chapitre, qui aborde sa participation à la politique active en tant que député au Reichstag et ministre de la Justice, l’auteure rappelle que le parcours de Radbruch comporte différents niveaux et « [qu’]il faut prendre le temps de considérer les facteurs qui délimitaient le champ d’inscription de son discours et établir des critères pour évaluer la cohérence entre théorie et pratique » (p. 91). Après analyse, l’auteure conclut qu’il n’y a pas réellement de « rupture entre science et politique au niveau de son travail de parlementaire dans le domaine de la réforme du droit et de la justice » (p. 110). Par contre, l’expérience de ministre se révèle un échec sur le plan de la cohérence entre principes théoriques et convictions politiques: « [S]cience et politique n’étaient pour lui pas conciliables sur ce mode » (p. 152). Le deuxième chapitre concerne son engagement politique à la suite de son retrait de la politique active. Cette période est caractérisée par ses interventions ponctuelles dans l’espace public en tant qu’intellectuel. Dans la diversité de ces prises de position, Le Bouëdec note une grande cohérence entre l’engagement politique et la conception des exigences de l’intellectuel socialiste.
La théorie de l’État et de la démocratie de Radbruch est précisée dans la troisième partie de l’ouvrage. Dans un premier temps, les débats théoriques autour du positivisme, de la légitimité et des valeurs sont explicités dans le but de poursuivre l’enquête sur la cohérence interne de son discours et sur le rapport entre théorie et politique. Tout en se gardant de tirer des inférences politiques à partir des discours théoriques, l’auteure cite Radbruch pour souligner l’influence du contexte politique sur les discours théoriques des juristes : « Toute pensée sur le droit porte en elle les marques du climat historique dans lequel elle se forme » (p. 230). À la lumière des diverses postures théoriques adoptées par les juristes weimariens, l’auteure conclut que ce n’est pas sur ce plan que le juriste de gauche peut se définir. Les chapitres subséquents abordent la théorie de la démocratie de Radbruch, une théorie qui se situe par définition à l’intersection de son engagement politique en défense de la République et sa philosophie du droit.
Dans la dernière partie de l’ouvrage, l’auteure démontre que le droit social constitue le facteur principal de cohérence entre théorie et politique pour Radbruch et l’ensemble des juristes sociaux-démocrates. Après une mise en perspective du concept de droit social, l’auteure met en lumière la théorie du droit social de Radbruch, qui s’inscrit dans la continuité de ses réflexions antérieures, et qui repose sur les prémisses sociologiques et anthropologiques des phénomènes institutionnels régulés par le droit (p. 347). En revenant sur l’interrogation initiale relative à la représentativité du cas Radbruch, l’auteure affirme que les convergences entre les juristes sociaux-démocrates quant au droit social, ainsi que leur intérêt partagé pour la sociologie du droit, font du « socialisme juridique » l’élément central du concept de « juriste de gauche sous Weimar » (p. 420). Cependant, l’auteure souligne du même souffle qu’aucun discours ou méthodologie homogène sur le droit social ne se dégage pour autant dans ce segment de la communauté juridique allemande. C’est le thème même de droit social, plutôt que ses modalités particulières, qui attire une vaste adhésion des juristes sociaux-démocrates. Plus globalement, si la diversité est la caractéristique première de ce groupe de juristes, un haut degré de convergence entre ceux-ci existe sur le plan discursif. Par ailleurs, c’est en confrontant des adversaires communs et en se penchant sur des problématiques similaires que le profil du juriste de gauche se dessine dans l’horizon weimarien (p. 420).
Au final, le présent ouvrage est un exercice réussi en ce qu’il permet non seulement de découvrir la richesse de la pensée de Gustav Radbruch, mais aussi de plonger dans la culture juridico-politique d’un moment clé de l’Allemagne du XXe siècle. En répondant à ses interrogations de départ avec grande érudition, Le Bouëdec nous permet de comprendre le concept de « juriste de gauche sous Weimar » et nous imprègne de la culture juridique, philosophique et politique dans laquelle Radbruch a évolué. Il s’agit donc d’un ouvrage qui s’adresse essentiellement à un lectorat de germanistes et d’historiens du droit. La richesse des détails dont l’ouvrage recèle fait parfois en sorte que le propos de l’auteure s’éloigne de sa double interrogation sans, toutefois, la faire dévier de son objectif général de favoriser une plus grande connaissance de la culture de l’époque.