1. Introduction
Au cours du siècle dernier, les spécialistes en critique textuelle se sont montrés de plus en plus sensibles à la question de l'articulation entre l'histoire de la transmission du texte du Nouveau Testament et l'histoire socio-culturelle et théologique du christianisme. Dans une contribution consacrée à la critique textuelle et l'exégèse, l'éminent spécialiste, Eldon J. Epp, se demande, par exemple, combien d'exégètes
stop to ask how the other readings in a given variation unit might disclose different socio-cultural contexts and various ancient interpretations of that text?Footnote 1
Au même moment, à l'occasion du colloque de Lunel consacré au Codex Bezae, le critique textuel Bart D. Ehrman se pose la question de savoir ‘how the social and theological contexts within which these scribes [i.e. ceux du deuxième siècle] worked affected these conscious changes’ du texte au cours de sa transmission.Footnote 2 Pour mieux illustrer l'approche à suivre pour répondre à cette question, il se tourne vers le texte du Codex Bezae dont le texte, suggère-t-il, était déjà en circulation au milieu du deuxième siècle, en tout cas à Rome.Footnote 3 Ses particularités textuelles se rapportent donc à des questions contemporaines, parmi lesquelles figure la question de la montée de l'anti-Judaïsme chrétien dont le texte du Codex Bezae rend témoignage, comme le propose l'œuvre séminal de Epp.Footnote 4
‘The end of the second century’, dit Ehrman, ‘was a time of vitriolic polemic by Christians against the Jews and all they stood for. This was an age when literary attacks by Christians against Jews qua Jews had become de rigeur [sic].’Footnote 5
Il y a, cependant, nous semble-t-il, une différence subtile mais importante entre les approches des deux chercheurs. Epp incite l'étudiant à découvrir les contextes qui se cachent derrière les leçons divergentes d'une unité de variation alors que Ehrman cherche à mieux connaître l'influence de ces contextes sur l'émergence des leçons. Epp part du texte vers le contexte; Ehrman évolue du contexte vers le texte. La direction suivie par Ehrman est visible dans la suite de sa contribution. Toutefois, il ne méconnaît pas l'importance de l'approche préconisée par Epp, comme le titre de son article en honneur de Bruce M. Metzger l'indique: c'est bien le texte qui est présenté comme une fenêtre sur le contexte et non le contexte comme une fenêtre sur le texte.Footnote 6 Cependant, dans sa contribution au colloque de Lunel, il nous semble que Ehrman s'incline à utiliser le contexte social et théologique pour éclairer des leçons du texte du deuxième siècle des évangiles.
A vrai dire, il n'est pas impossible que Ehrman appuie son analyse sur la supposition selon laquelle le texte du Codex Bezae émane d'un milieu d'origine pagano-chrétienne. Supposition qui, à notre avis, mérite d'être vérifiée. En effet, afin d'apprécier à sa juste valeur un discours critique, il importe de connaître la relation qu'entretient son auteur avec ses destinataires, plutôt que de déduire cette relation à partir de l'orientation critique du discours. Un même discours critique est perçue de façon différente par les destinataires s'ils partagent un sens d'appartenance avec son auteur ou non. Un discours qui brosse, par exemple, un tableau peu flatteur de la société belge sera perçu comme description exacte s'il provient d'un citoyen belge ou hostile s'il provient d'un étranger. La critique seule est insuffisante pour établir le lien qui éventuellement uni l'auteur et les destinataires.Footnote 7 C'est plutôt ce lien éventuel qui permet de mieux situer la critique et de comprendre comment celle-ci influence à son tour la relation entre l'auteur et ses destinataires.
Dans la suite de notre article, nous tenterons de mieux comprendre ce lien en testant, en quelque sorte, le présupposé sous-jacent à l'hypothèse de Ehrman à l'aide du concept de l'appartenance ethnique. Avant de nous tourner vers le texte du livre des Actes selon le Codex Bezae, nous dirons quelques mots relatifs à la notion de l'identité ethnique.Footnote 8
2. Identité ethnique
Quels sont les éléments fondamentaux de l'identité ethnique? Il nous semble qu'aussi bien les primordialistes que les instrumentalistes considèrent que l'identité ethnique est adscriptive, c'est-à-dire qu'elle s'acquiert à la naissance.Footnote 9 Le lien de sang, la croyance (vraie ou mythique) à une ascendance commune, ainsi qu'une histoire en commun, en seraient donc les caractéristiques principales. Dans le cas du peuple juif, l'on pense à la place que tiennent les patriarches et l'importance que reçoivent les textes fondateurs et qui retracent l'histoire des ancêtres. D'autres traits encore peuvent se révéler importants, comme l'unité linguistique dont fait preuve un groupe ou son occupation d'une espace géographique déterminée.
Puisqu'un des traits les plus importants de l'identité ethnique se trouve être la croyance en une ascendance en commun, nous nous proposer d'étudier de plus près comment cette idée est représentée dans le texte du livre des Actes selon le Codex Bezae.Footnote 10 Le terme qui exprime à notre avis le mieux la croyance à une ascendance commune, à savoir πατήρ, ‘père’, recevra toute notre attention. Comme il deviendra clair par la suite, le mot peut avoir plusieurs référents, ce qui rend nécessaire une sélection des versets où le terme πατήρ figure et où il renvoie à l'idée d'une ascendance commune. Cette idée est souvent exprimée par le terme au pluriel, accompagné par un pronom personnel (e.g. πατρϵς ἡμῶν). Le pronom personnel montre comment la relation avec les pères est perçue; il est susceptible de fournir des renseignements utiles quant à la façon dont le texte se positionne par rapport aux ancêtres d'Israël, et donc par rapport au peuple juif.
Si le texte du Codex Bezae reflète un milieu anti-juif, nous pouvons nous attendre à ce qu'il fasse preuve d'une prise de distance dans sa relation aux pères et qu'il minimise l'appartenance ethnique. En d'autres termes, si Ehrman a raison, le texte du Codex Bezae aura tendance à employer moins souvent le pronom personnel de la première personne plurielle avec le terme πατρϵς, traduisant ainsi la distinction ethnique sur le plan textuel. Si toutefois le contraire s'avère vrai, à savoir une utilisation plus fréquente du pronom de la première personne plurielle, alors, en dépit du ton hostile, le texte affirme la croyance en une ascendance commune avec le peuple juif. Le cas échéant, nous pourrions suggérer que le scribe serait un chrétien désireux de souligner le lien d'appartenance avec le peuple juif, voire un chrétien d'origine juive.
3. Les termes πατήρ et πατ
ρϵς dans le Codex Bezae
Notre enquête n'est pas inédite, puisque Epp a conduit une recherche sur les occurrences de οἱ πατρϵς ἡμῶν/ὑμῶν.Footnote 11 Il en conclut que les deux textes, le texte B et le texte D, font preuve d'une conformité générale: quand les pères sont mentionnés de façon positive ou neutre, les textes lisent οἱ πατ
ρϵς ἡμῶν. Telle est la leçon pour la grande majorité des cas, à deux exceptions près qui se situent à la fin du discours d'Etienne. En Ac 7.51, les deux textes lisent οἱ πατ
ρϵς ὑμῶν—c'est-à-dire avec le pronom de la deuxième, au lieu de la première personne—ce qui témoigne, d'après Epp, d'un ‘Lucan bias against rebellious and unbelieving adherents of Judaism’.Footnote 12 La deuxième exception, en Ac 7.52, présente une différence entre le texte B et le texte D, puisque le premier lit οἱ πατ
ρϵς ὑμῶν. Epp invoque le témoignage de l'épître de Barnabé, où le contraste entre les Juifs et les Chrétiens se visualise par le couple
κϵῖνοι / ἡμϵῖϛ, pour en conclure à un même emploi du mot
κϵῖνοι en Ac 7.52 (D).
Il convient de souligner que l'étude de Epp ne se limite pas au seul texte du Codex Bezae. De même, s'il se propose de comparer le texte du type D avec le texte du Codex Vaticanus, il n'hésite pas à suivre d'autres témoins lorsque le texte de ce dernier ne reflète pas le texte neutre.Footnote 13 Cette attitude envers le Codex Bezae et le Codex Vaticanus se reflète dans le choix des versets retenus pour son analyse. Ainsi, dans son énumération de versets où apparaît la locution πατρες ἡμῶν figure Ac 3.25. Or le Codex Vaticanus y lit πατ
ρες ὑμῶν. Il rejette aussi le témoignage du Codex Bezae pour Ac 7.45b, estimant que le pronom ὑμῶν est ‘obviously a scribal error; d h have ἡμῶν’.Footnote 14 D'autre part, la liste contient des références à des versets qui se situent dans des passages lacunaires du Codex Bezae.Footnote 15
La question se pose donc de savoir dans quelle mesure les conclusions auxquelles Epp aboutit sont valables lors d'une comparaison du Codex Vaticanus et du Codex Bezae, comme nous proposons de le faire.
Le terme ‘père’, en singulier ou en pluriel, apparaît 31 fois dans le Codex Bezae dont dix-neuf occurrences se réfèrent aux ancêtres d'Israël.Footnote 16 En prenant en compte les pronoms personnels, les dix-neuf occurrences peuvent se regrouper en trois ensembles: tout d'abord, il y a une occurrence qui n'est accompagnée d'aucun pronom personnel (Ac 7.19); ensuite, il y a deux occurrences qui sont accompagnées par le pronom ὑμῶν (Ac 7.45b, 51); finalement, il y a seize occurrences qui sont accompagnées par le pronom ἡμῶν (Ac 3.13; 3.22; 3.25; 5.30; 7.2.4.11.12.15.38.39.44.45; 13.17, 32; 15.10).
Dans le Codex Vaticanus, dans les passages en commun avec le Codex Bezae, le terme ‘père’, au singulier ou au pluriel, apparaît aussi 31 fois. Outre que le nombre des occurrences est la même, leur distribution suit de près celle des occurrences du Codex Bezae.Footnote 17 Tout comme dans le Codex Bezae, les dix-neuf occurrences qui se réfèrent aux ancêtres d'Israël peuvent être regroupées en trois ensembles, en prenant en compte les pronoms personnels. Ainsi, deux occurrences ne sont accompagnées d'aucun pronom (Ac 7.19; 13.22), trois sont accompagnées par le pronom ὑμῶν (3.25; 7.51, 52) tandis que les quatorze restantes sont accompagnées par le pronom ἡμῶν (3.13; 4.25; 5.30; 7.2, 11, 12, 15, 38, 39, 44, 45 (deux fois); 13.17; 15.10).
La liste qui suit, joint les données cueillies dans les deux textes.Footnote 18
3.13 τῶν πατρων ἡμῶν
3.22 Μωϋσῆϛ μν εἶπϵν ] Μωϋσῆϛ μ
ν ϵἶπϵν πρὸϛ τοὺϛ πατ
ραϛ ἡμῶν
3.25 τοὺϛ πατραϛ ὑμῶν ] τοὺϛ πατ
ραϛ ἡμῶν
5.30 τῶν πατρων ἡμῶν
7.2 τῷ πατρὶ ἡμῶν
7.4 κατοικϵῖτϵ ] κατοικϵῖτϵ καὶ οἱ πατρϵς ἡμῶν
7.11 οἱ πατρϵς ἡμῶν
7.12 τοὺς πατρας ἡμῶν
7.15 οἱ πατρϵς ἡμῶν
7.19 τοὺϛ πατρας
7.38 τῶν πατρων ἡμῶν
7.39 οἱ πατρϵς ἡμῶν
7.44 τοῖς πατράσιν ἡμῶν
7.45 οἱ πατρϵς ἡμῶν
7.45b τῶν πατρων ἡμῶν ] τῶν πατ
ρων ὑμῶν
7.51 οἱ πατρϵς ὑμῶν ] οἱ πατ
ρϵς
7.52 οἱ πατρϵς ὑμῶν ]
κϵῖνοι
13.17 τοὺς πατρας ἡμῶν
13.32 τοὺς πατρας ] τοὺς πατ
ρας ἡμῶν
15.10 οἱ πατρϵς ἡμῶν
En dépit d'un nombre égal d'occurrences et une distribution similaire, on peut découvrir, en regardant de près, quelques différences qui ne sont pas dénuées d'intérêt. Si le terme figure autant de fois dans les deux manuscrits, ce n'est pas toujours dans les mêmes versets qu'il apparaît. Ainsi, le terme est présent en 7.52 dans le Codex Vaticanus et absent dans le Codex Bezae. Par contre, il figure en Ac 3.22 et 7.4 dans le Codex Bezae mais non dans le Codex Vaticanus. En outre, on peut constater une différence dans l'emploi du pronom qui peut l'accompagner. En Ac 3.25, le Codex Vaticanus emploie le pronom ὑμῶν tandis que le Codex Bezae lit ἡμῶν, alors qu'en Ac 7.45b, c'est la situation inverse qui se présente. En Ac 7.51, finalement, le mot πατρϵς est accompagné du pronom ὑμῶν dans le Codex Vaticanus et d'aucun pronom dans le Codex Bezae. Bref, le Codex Vaticanus emploie trois fois le pronom ὑμῶν (Ac 3.25; 7.51, 52) et le Codex Bezae une seule fois (Ac 7.45b).
Ce survol des données permet une première conclusion. La comparaison avec le Codex Vaticanus indique que le Codex Bezae ne cherche pas à créer une distance plus grande avec les ancêtres d'Israël. Ceci va à l'encontre de ce que l'hypothèse de Ehrman suggère de découvrir. Le ton hostile s'accompagne du maintien de l'affirmation d'une affinité ethnique. Il y a même une légère tendance à affirmer davantage l'appartenance ethnique. En effet, des dix-neuf occurrences du terme πατρϵς dans les deux manuscrits, seize sont accompagnées par le pronom ἡμῶν dans le Codex Bezae contre quatorze dans le Codex Vaticanus.
Il n'est peut-être pas inutile de regarder de plus près les versets contenant une référence aux ancêtres du peuple juif et qui présentent une différence entre le Codex Bezae et le Codex Vaticanus. Ces versets, au nombre de sept, peuvent se regrouper d'après des dénominateurs en commun. Deux d'entre eux, Ac 7.51 et 52 ont un ton très critique. Deux autres, Ac 7.4 et 45b, ont en commun une référence au pays promis par Dieu. Les quatre derniers versets (Ac 3.22,25 et Ac 13.32) se situent dans des contextes messianiques.
La première référence qui apparaît dans le livre des Actes (3.22) se situe dans le discours de Pierre prononcé au temple à la suite du récit de la guérison d'un boiteux. Le verset qui requiert notre attention s'insère dans la citation de la promesse messianique faite par Moïse (Dt 18.15).Footnote 19 La leçon du Codex Bezae spécifie que cette promesse s'adressait ‘à nos pères’, détail qui ne se trouve pas dans le Codex Vaticanus. Le Codex Bezae ainsi non seulement souligne le lien d'affinité avec le peuple juif, mais accentue encore le privilège particulier qui est d'être le destinataire des promesses messianiques.Footnote 20
Dans une même veine, et toujours dans un contexte de promesse messianique, nous rencontrons quelques chapitres plus loin, en Ac 13.32, une situation comparable dans laquelle le Codex Bezae se distingue du Codex Vaticanus par la présence du pronom dans l'expression τοὺς πατρας ἡμῶν, employée par Paul.Footnote 21 A noter également que dans le verset du discours pétrinien (Ac 3.22), le Codex Bezae utilise la locution ‘nos frères’ alors que le Codex Vaticanus lit ‘nos frères’. Encore une fois, le codex de Cambridge pose le lien de sang commun avec le peuple juif.
Quelques versets plus loin, en Ac 3.25, le texte du Codex Bezae s'associe de nouveau au peuple juif dans le contexte significatif de l'établissement de l'alliance avec Dieu.Footnote 22 Du point de vue du texte de notre codex, l'alliance a été établie avec ‘τοὺς πατρας ἡμῶν’, tandis que pour le Codex Vaticanus, elle a été établie avec ‘τοὺς πατ
ρας ὑμῶν’, suggérant ainsi une prise de distance d'avec le peuple bénéficiaire de l'Alliance.Footnote 23
Dans un autre registre, on ne peut négliger l'importance du lien à une terre qui constitue un des éléments importants, avec l'ascendance et l'histoire en commun, et, en ce qui concerne le peuple juif, l'alliance établie avec Dieu, pour la définition de ce que est le peuple. En Ac 7.4, notamment, là où le Codex Vaticanus se limite à affirmer que Abraham habita le pays que l'auditoire du discours d'Etienne habite à présent, le Codex Bezae observe que ‘οἱ πατρϵς ἡμῶν’ y vivaient déjà.Footnote 24 Contrairement aux variantes précédentes, il n'est pas possible d'invoquer une mégarde de la part du scribe qui aurait aboutit à l'insertion des mots. Sa présence est délibérée. D'ailleurs, telle qu'elle se lit dans le Codex Bezae, la phrase est unique. La tradition manuscrite témoigne de trois formes sous lesquelles la phrase qui apparaît dans le Codex Bezae a été transmise:
καὶ οἱ πατρϵς ἡμῶν οἱ πρὸ ἡμῶν: D d
καὶ οἱ πατρϵς ὑμῶν οἱ πρὸ ὑμῶν: SyrH* mae 2138 1611 913 876 1765
καὶ οἱ πατρϵς ὑμῶν: E e AugCiv Dei
Le Codex Bezae est le seul manuscrit dont le texte emploie le pronom de la première personne (ἡμῶν), les autres ayant le pronom de la deuxième personne (ὑμῶν). Ce qui impressionne, c'est l'unanimité des témoins majeurs du texte occidental autres que le Codex Bezae, à savoir les annotations critiques de la version syriaque harkléenne, le manuscrit copte G67 (mae dans l'apparat critique du Nestlé-Aland) et le Vieux Latin représenté par le texte d'Augustin (Civ. Dei 16.15).Footnote 25 Ces données textuelles ont été évaluées différemment par les critiques. Plusieurs auteurs, comme Clark, Barrett, Bruce ou encore Delebecque estiment que la leçon du Codex Bezae représente le texte ‘occidental’, alors que pour Boismard et Metzger, c'est le pronom ὑμῶν qui est ‘occidental’.Footnote 26 Il n'y a donc pas d'unanimité quant à la question de savoir si la forme qui apparaît dans le Codex Bezae est la forme du texte occidental ou non.
Cette divergence d'opinion reflète l'existence de deux scénarios possibles. D'après l'un, le pronom qui se lit dans le texte du Codex Bezae représenterait le texte occidental qui aurait été modifié dans les autres témoins. D'après l'autre scénario, c'est le pronom de la deuxième personne qui serait la leçon occidentale et c'est le scribe du Codex Bezae qui aurait introduit le changement en ἡμῶν. L'attestation du pronom de la deuxième personne dans des témoins indépendants constitue un argument contre l'adoption de la leçon du Codex Bezae comme la leçon occidentale. De plus, s'il n'est pas impossible que des scribes n'ayant pas d'attaches avec le peuple juif—comme c'est le cas pour Augustin, par exemple, et probablement pour Thomas de Harkel—aient modifié le pronom en un pronom de la deuxième personne, ceci nous paraît moins plausible qu'une modification de la part d'un seul scribe, à savoir le scribe du Codex Bezae.
Delebecque note que le texte qui se lit dans le Codex Bezae provient de l'histoire sainte et se destinait peut-être ‘à ceux qui en connaissent mal les détails’.Footnote 27 Plus qu'une simple référence à l'histoire du peuple juif, la leçon affirme avant tout que cette histoire est commune. Elle n'a pas comme objectif d'informer simplement les lecteurs du fait que les ancêtres du peuple juif ont vécu en Canaan. Son objectif, nous semble-t-il, est de souligner la continuité de leur établissement entre le temps d'Abraham et le moment présent (cf. le νῦν). Elle prend son importance lorsqu'on admet avec Schneider que le séjour est l'accomplissement de l'une des promesses faites à Abraham et qui se trouve formulée au verset 5: καὶ πηγγϵίλατο δοῦναι αὐτῷ ϵἰϛ κατάσχϵσιν αὐτὴν καὶ τῷ σπ
ρματι αὐτοῦ μϵτʼ αὐτόν.Footnote 28 La phrase du Codex Bezae, καὶ οἱ πατ
ρϵϛ ἡμῶν οἱ πρὸ ἡμῶν, suggère que la réalisation de cette promesse est une constante dans l'histoire du peuple juif. Elle ne s'accomplit pas seulement ‘maintenant’, elle s'est aussi réalisée pour les générations précédentes. L'établissement du peuple juif n'est pas un aléa de l'histoire, mais l'accomplissement de la promesse faite par Dieu lors de la vocation d'Abraham.
A première vue, les trois occurrences restantes—Ac 7.45b, 51, 52—semblent suggérer que le texte du Codex Bezae, comparé à celui du Codex Vaticanus, témoigne d'une prise de distance par rapport au peuple juif, remettant ainsi en question les indices cueillies jusqu'à présent et qui suggèrent plutôt l'idée d'une approximation. Cependant, l'analyse plus détaillée permet de penser que les trois occurrences ne s'opposent point à la tendance observée jusqu'à présent. Tout d'abord, il convient de remarquer que les trois versets en question se situent dans le discours attribué à Etienne (Ac 7.2–53). Il convient aussi de ne pas perdre de vue le fait que dans la grande majorité des cas, treize en tout, où le Codex Vaticanus lit ‘nos pères’, le Codex Bezae ne présente pas un texte différent. Cette situation se présente notamment à sept reprises dans le discours d'Etienne.Footnote 29 Qui plus est, au début du discours, le texte du Codex Bezae se présente, comme nous avons eu l'occasion de le mentionner, sous une forme qui renforce le lien entre Abraham, la terre promise, le peuple présent et les pères. En présence de ces éléments, nous nous proposons une analyse plus détaillée des trois occurrences.
La toute première se situe en Ac 7.45b où le texte du Codex Bezae contient l'expression ‘τῶν πατρων ὑμῶν’ au lieu de la locution ‘τῶν πατ
ρων ἡμῶν’ qui se lit dans le Codex Vaticanus. Il est suggestif de lire la leçon du Codex Bezae comme un procédé rhétorique, le texte soulignant le fait que l'action de Dieu a été accomplie en faveur des ancêtres de l'auditoire. Quand un orateur emploie le pronom de la deuxième personne, il ne s'exclut pas nécessairement. Démosthène, par exemple, s'adressant à l'
κκλησία athénienne, avait souvent recours à ce pronom. Ainsi dans la Troisième Philippique, il déclare: ‘τοῦτο δʼ
στὶν ὅ τῶν ἀναλισκομ
νων χρημάτων τάντων Φίλιπποϛ ὠνϵῖται, αὐτὸϛ μ
ν πολϵμϵῖν ὑμῖν, ὑϕʼ ὑμῶν δ
μὴ πολϵμϵῖσθαι’.Footnote 30 Personne, nous semble-t-il, prétendrait que Démosthène n'était pas un Athénien et que, à l'occasion d'un conflit armé avec Philippe de Macédoine, il ne serait qu'un observateur neutre. Aussi pouvons suggérer que, quand l'appartenance d'un orateur et de son auditoire au même groupe ethnique ne se questionne pas, l'emploi du pronom de la deuxième personne peut être une stratégie rhétorique d'après laquelle l'orateur s'efface afin de souligner les intérêts (positifs ou négatifs) du public. Le ‘vous’ lui parle plus directement que ne le ferait un ‘nous’.Footnote 31 La présence du terme ‘ὑμῶν’ se révèle insuffisante pour contester une identité ethnique en commun.
L'absence du pronom dans le texte du Codex Bezae au verset 51 peut être comprise, à notre avis, comme une autre technique oratoire dont l'objectif serait la diminution de la charge émotionnelle de l'accusation: au lieu d'affirmer, comme le fait le texte du Codex Vaticanus, que se sont ‘vos pères’, ici, ce sont simplement ‘les pères’. Telle généralisation atténue la différence avec le public et augmente le sentiment de solidarité, aboutissant au même résultat que celui des autres leçons vues jusqu'à présent. Le même objectif s'atteint au verset 52 où l'absence d'une référence explicite aux ancêtres et qui se trouve dans le Codex Vaticanus, affaiblit la teneur de l'accusation.
4. Conclusion
Les quelques textes que nous avons analysés dans ce chapitre conduisent à une image du scribe du Codex Bezae qui diffère de celle qui découle des recherches de Ehrman. Contrairement aux attentes suscitées par l'hypothèse de ce dernier, le texte du Codex témoigne d'une tendance à souligner l'affinité avec le peuple juif en tant que peuple. C'est ce que suggère tout d'abord le nombre plus élevé d'occurrences—comparé au Codex Vaticanus—de la locution ‘nos pères’ qui affirme la croyance en une ascendance en commun. Ensuite, il renforce l'identification avec le peuple juif à l'aide de leçons spécifiques relatives aux éléments importants de la construction de l'identité du peuple en tant que peuple. Plus spécifiquement cette identification se réalise à travers d'une affirmation d'une ascendance commune et d'une histoire en commun. En outre, le texte témoigne son attachement à la Terre promise, la Terre de son peuple. En d'autres termes, il se veut Juif. L'intégration de la figure de Moïse dans cette construction n'est pas sans importance lorsqu'on se souvient le rôle de Moïse et l'importance de son héritage, la Torah, dans l'histoire d'Israël. Ces conclusions, qui ne sont que d'hypothèses, invitent à chercher la production du texte des Actes tel qu'il figure dans le Codex Bezae dans un milieu qui valorisait l'appartenance au peuple juif.
Il serait certes facile d'invoquer, à l'encontre de l'importance donnée ici au rôle des pronoms, le problème de l'iotacisme. A partir du deuxième ou troisième siècle de notre ère, les lettres υ et η étaient prononcées comme la lettre ι, ce qui a conduit à une diversité des attestations des pronoms ἡμϵῖϛ et ὑμϵῖϛ dans les manuscrits.Footnote 32 Le problème de l'iotacisme est plus important pour la restauration du texte original que pour notre propos.Footnote 33 Nous ne cherchons pas à établir la leçon originale mais à savoir pourquoi le scribe a écrit tel ou tel pronom. Pourquoi, en entendant ‘ιμων’ a-t-il opté pour ἡμῶν ou ὑμῶν ?Footnote 34 Notre enquête suggère que le scribe du Codex Bezae associe les indicateurs d'ethnicité plus souvent avec le pronom de la première personne que le scribe du Codex Vaticanus. Consciemment ou non, il opère une identification avec les ancêtres du peuple juif ainsi qu'avec le pays et les promesses faites dans le passé, établissant de la sorte un lien entre lui et la nation juive.