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‘Vos pères’ ou ‘nos pères’: la question de l'appartenance ethnique dans le texte grec du livre des Actes du Codex Bezae (D 05)*

Published online by Cambridge University Press:  08 June 2012

Philip Maertens
Affiliation:
Urb. A. Duarte Lte 26, 8400-619 Parchal, Portugal. email: maertens.p@gmail.com
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Abstract

Building on the research done by E. J. Epp, B. D. Ehrman situates the origin of the ancestor of the text of Codex Bezae in an anti-Semitic milieu, which would explain the anti-Judaic tendencies of that text. This localisation of the ideological discourse in a specific milieu characterized by a negative stance toward the Jewish people on ethnic grounds seems to rest on the assumption that the text was produced by a non-Jewish Christian. The goal of the present contribution is to test this assumption as it relates to the text of the Acts of the Apostles in the Codex Bezae. With the aid of the concept of ethnicity, and especially the idea of common ancestry, we aim to discover how this text, compared to the text of Codex Vaticanus, depicts the relation of ethnic identity with the Jewish people. Contrary to what might be expected from Ehrman's suggestion, the text of Acts in Codex Bezae emphasizes the indicators of Jewish ethnic identity.

French abstract: À la suite des travaux de E. J. Epp, B. D. Ehrman situe l'origine de l'ancêtre du texte du Codex Bezae dans un milieu antisémite, ce qui expliquerait les tendances anti-judaïques de ce texte. Cette localisation du discours idéologique dans un milieu spécifique, caractérisé par une attitude négative envers le peuple juif pour des raisons ethniques, semble se fonder sur la supposition selon laquelle le texte a été produit par un chrétien d'origine non-juive. La présente contribution cherche à tester cette supposition pour le texte du livre des Actes tel qu'il se lit actuellement dans ce codex. A l'aide du concept de l'ethnicité, et en particulier l'idée d'une ascendance en commun, nous chercherons à répondre à la question de savoir comment ce texte, comparé à celui du Codex Vaticanus, se positionne envers le peuple juif. Contrairement à ce que la position de Ehrman suggère, le texte des Actes dans le Codex Bezae renforce les indicateurs de l'appartenance ethnique au peuple juif.

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Articles
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Copyright © Cambridge University Press 2012

1. Introduction

Au cours du siècle dernier, les spécialistes en critique textuelle se sont montrés de plus en plus sensibles à la question de l'articulation entre l'histoire de la transmission du texte du Nouveau Testament et l'histoire socio-culturelle et théologique du christianisme. Dans une contribution consacrée à la critique textuelle et l'exégèse, l'éminent spécialiste, Eldon J. Epp, se demande, par exemple, combien d'exégètes

stop to ask how the other readings in a given variation unit might disclose different socio-cultural contexts and various ancient interpretations of that text?Footnote 1

Au même moment, à l'occasion du colloque de Lunel consacré au Codex Bezae, le critique textuel Bart D. Ehrman se pose la question de savoir ‘how the social and theological contexts within which these scribes [i.e. ceux du deuxième siècle] worked affected these conscious changes’ du texte au cours de sa transmission.Footnote 2 Pour mieux illustrer l'approche à suivre pour répondre à cette question, il se tourne vers le texte du Codex Bezae dont le texte, suggère-t-il, était déjà en circulation au milieu du deuxième siècle, en tout cas à Rome.Footnote 3 Ses particularités textuelles se rapportent donc à des questions contemporaines, parmi lesquelles figure la question de la montée de l'anti-Judaïsme chrétien dont le texte du Codex Bezae rend témoignage, comme le propose l'œuvre séminal de Epp.Footnote 4

‘The end of the second century’, dit Ehrman, ‘was a time of vitriolic polemic by Christians against the Jews and all they stood for. This was an age when literary attacks by Christians against Jews qua Jews had become de rigeur [sic].’Footnote 5

Il y a, cependant, nous semble-t-il, une différence subtile mais importante entre les approches des deux chercheurs. Epp incite l'étudiant à découvrir les contextes qui se cachent derrière les leçons divergentes d'une unité de variation alors que Ehrman cherche à mieux connaître l'influence de ces contextes sur l'émergence des leçons. Epp part du texte vers le contexte; Ehrman évolue du contexte vers le texte. La direction suivie par Ehrman est visible dans la suite de sa contribution. Toutefois, il ne méconnaît pas l'importance de l'approche préconisée par Epp, comme le titre de son article en honneur de Bruce M. Metzger l'indique: c'est bien le texte qui est présenté comme une fenêtre sur le contexte et non le contexte comme une fenêtre sur le texte.Footnote 6 Cependant, dans sa contribution au colloque de Lunel, il nous semble que Ehrman s'incline à utiliser le contexte social et théologique pour éclairer des leçons du texte du deuxième siècle des évangiles.

A vrai dire, il n'est pas impossible que Ehrman appuie son analyse sur la supposition selon laquelle le texte du Codex Bezae émane d'un milieu d'origine pagano-chrétienne. Supposition qui, à notre avis, mérite d'être vérifiée. En effet, afin d'apprécier à sa juste valeur un discours critique, il importe de connaître la relation qu'entretient son auteur avec ses destinataires, plutôt que de déduire cette relation à partir de l'orientation critique du discours. Un même discours critique est perçue de façon différente par les destinataires s'ils partagent un sens d'appartenance avec son auteur ou non. Un discours qui brosse, par exemple, un tableau peu flatteur de la société belge sera perçu comme description exacte s'il provient d'un citoyen belge ou hostile s'il provient d'un étranger. La critique seule est insuffisante pour établir le lien qui éventuellement uni l'auteur et les destinataires.Footnote 7 C'est plutôt ce lien éventuel qui permet de mieux situer la critique et de comprendre comment celle-ci influence à son tour la relation entre l'auteur et ses destinataires.

Dans la suite de notre article, nous tenterons de mieux comprendre ce lien en testant, en quelque sorte, le présupposé sous-jacent à l'hypothèse de Ehrman à l'aide du concept de l'appartenance ethnique. Avant de nous tourner vers le texte du livre des Actes selon le Codex Bezae, nous dirons quelques mots relatifs à la notion de l'identité ethnique.Footnote 8

2. Identité ethnique

Quels sont les éléments fondamentaux de l'identité ethnique? Il nous semble qu'aussi bien les primordialistes que les instrumentalistes considèrent que l'identité ethnique est adscriptive, c'est-à-dire qu'elle s'acquiert à la naissance.Footnote 9 Le lien de sang, la croyance (vraie ou mythique) à une ascendance commune, ainsi qu'une histoire en commun, en seraient donc les caractéristiques principales. Dans le cas du peuple juif, l'on pense à la place que tiennent les patriarches et l'importance que reçoivent les textes fondateurs et qui retracent l'histoire des ancêtres. D'autres traits encore peuvent se révéler importants, comme l'unité linguistique dont fait preuve un groupe ou son occupation d'une espace géographique déterminée.

Puisqu'un des traits les plus importants de l'identité ethnique se trouve être la croyance en une ascendance en commun, nous nous proposer d'étudier de plus près comment cette idée est représentée dans le texte du livre des Actes selon le Codex Bezae.Footnote 10 Le terme qui exprime à notre avis le mieux la croyance à une ascendance commune, à savoir πατήρ, ‘père’, recevra toute notre attention. Comme il deviendra clair par la suite, le mot peut avoir plusieurs référents, ce qui rend nécessaire une sélection des versets où le terme πατήρ figure et où il renvoie à l'idée d'une ascendance commune. Cette idée est souvent exprimée par le terme au pluriel, accompagné par un pronom personnel (e.g. πατϵ́ρϵς ἡμῶν). Le pronom personnel montre comment la relation avec les pères est perçue; il est susceptible de fournir des renseignements utiles quant à la façon dont le texte se positionne par rapport aux ancêtres d'Israël, et donc par rapport au peuple juif.

Si le texte du Codex Bezae reflète un milieu anti-juif, nous pouvons nous attendre à ce qu'il fasse preuve d'une prise de distance dans sa relation aux pères et qu'il minimise l'appartenance ethnique. En d'autres termes, si Ehrman a raison, le texte du Codex Bezae aura tendance à employer moins souvent le pronom personnel de la première personne plurielle avec le terme πατϵ́ρϵς, traduisant ainsi la distinction ethnique sur le plan textuel. Si toutefois le contraire s'avère vrai, à savoir une utilisation plus fréquente du pronom de la première personne plurielle, alors, en dépit du ton hostile, le texte affirme la croyance en une ascendance commune avec le peuple juif. Le cas échéant, nous pourrions suggérer que le scribe serait un chrétien désireux de souligner le lien d'appartenance avec le peuple juif, voire un chrétien d'origine juive.

3. Les termes πατήρ et πατϵ́ρϵς dans le Codex Bezae

Notre enquête n'est pas inédite, puisque Epp a conduit une recherche sur les occurrences de οἱ πατϵ́ρϵς ἡμῶν/ὑμῶν.Footnote 11 Il en conclut que les deux textes, le texte B et le texte D, font preuve d'une conformité générale: quand les pères sont mentionnés de façon positive ou neutre, les textes lisent οἱ πατϵ́ρϵς ἡμῶν. Telle est la leçon pour la grande majorité des cas, à deux exceptions près qui se situent à la fin du discours d'Etienne. En Ac 7.51, les deux textes lisent οἱ πατϵ́ρϵς ὑμῶν—c'est-à-dire avec le pronom de la deuxième, au lieu de la première personne—ce qui témoigne, d'après Epp, d'un ‘Lucan bias against rebellious and unbelieving adherents of Judaism’.Footnote 12 La deuxième exception, en Ac 7.52, présente une différence entre le texte B et le texte D, puisque le premier lit οἱ πατϵ́ρϵς ὑμῶν. Epp invoque le témoignage de l'épître de Barnabé, où le contraste entre les Juifs et les Chrétiens se visualise par le couple ϵ̓κϵῖνοι / ἡμϵῖϛ, pour en conclure à un même emploi du mot ϵ̓κϵῖνοι en Ac 7.52 (D).

Il convient de souligner que l'étude de Epp ne se limite pas au seul texte du Codex Bezae. De même, s'il se propose de comparer le texte du type D avec le texte du Codex Vaticanus, il n'hésite pas à suivre d'autres témoins lorsque le texte de ce dernier ne reflète pas le texte neutre.Footnote 13 Cette attitude envers le Codex Bezae et le Codex Vaticanus se reflète dans le choix des versets retenus pour son analyse. Ainsi, dans son énumération de versets où apparaît la locution πατϵ́ρες ἡμῶν figure Ac 3.25. Or le Codex Vaticanus y lit πατϵ́ρες ὑμῶν. Il rejette aussi le témoignage du Codex Bezae pour Ac 7.45b, estimant que le pronom ὑμῶν est ‘obviously a scribal error; d h have ἡμῶν’.Footnote 14 D'autre part, la liste contient des références à des versets qui se situent dans des passages lacunaires du Codex Bezae.Footnote 15

La question se pose donc de savoir dans quelle mesure les conclusions auxquelles Epp aboutit sont valables lors d'une comparaison du Codex Vaticanus et du Codex Bezae, comme nous proposons de le faire.

Le terme ‘père’, en singulier ou en pluriel, apparaît 31 fois dans le Codex Bezae dont dix-neuf occurrences se réfèrent aux ancêtres d'Israël.Footnote 16 En prenant en compte les pronoms personnels, les dix-neuf occurrences peuvent se regrouper en trois ensembles: tout d'abord, il y a une occurrence qui n'est accompagnée d'aucun pronom personnel (Ac 7.19); ensuite, il y a deux occurrences qui sont accompagnées par le pronom ὑμῶν (Ac 7.45b, 51); finalement, il y a seize occurrences qui sont accompagnées par le pronom ἡμῶν (Ac 3.13; 3.22; 3.25; 5.30; 7.2.4.11.12.15.38.39.44.45; 13.17, 32; 15.10).

Dans le Codex Vaticanus, dans les passages en commun avec le Codex Bezae, le terme ‘père’, au singulier ou au pluriel, apparaît aussi 31 fois. Outre que le nombre des occurrences est la même, leur distribution suit de près celle des occurrences du Codex Bezae.Footnote 17 Tout comme dans le Codex Bezae, les dix-neuf occurrences qui se réfèrent aux ancêtres d'Israël peuvent être regroupées en trois ensembles, en prenant en compte les pronoms personnels. Ainsi, deux occurrences ne sont accompagnées d'aucun pronom (Ac 7.19; 13.22), trois sont accompagnées par le pronom ὑμῶν (3.25; 7.51, 52) tandis que les quatorze restantes sont accompagnées par le pronom ἡμῶν (3.13; 4.25; 5.30; 7.2, 11, 12, 15, 38, 39, 44, 45 (deux fois); 13.17; 15.10).

La liste qui suit, joint les données cueillies dans les deux textes.Footnote 18

3.13 τῶν πατϵ́ρων ἡμῶν

3.22 Μωϋσῆϛ μϵ̀ν εἶπϵν ] Μωϋσῆϛ μϵ̀ν ϵἶπϵν πρὸϛ τοὺϛ πατϵ́ραϛ ἡμῶν

3.25 τοὺϛ πατϵ́ραϛ ὑμῶν ] τοὺϛ πατϵ́ραϛ ἡμῶν

5.30 τῶν πατϵ́ρων ἡμῶν

7.2 τῷ πατρὶ ἡμῶν

7.4 κατοικϵῖτϵ ] κατοικϵῖτϵ καὶ οἱ πατϵ́ρϵς ἡμῶν

7.11 οἱ πατϵ́ρϵς ἡμῶν

7.12 τοὺς πατϵ́ρας ἡμῶν

7.15 οἱ πατϵ́ρϵς ἡμῶν

7.19 τοὺϛ πατϵ́ρας

7.38 τῶν πατϵ́ρων ἡμῶν

7.39 οἱ πατϵ́ρϵς ἡμῶν

7.44 τοῖς πατράσιν ἡμῶν

7.45 οἱ πατϵ́ρϵς ἡμῶν

7.45b τῶν πατϵ́ρων ἡμῶν ] τῶν πατϵ́ρων ὑμῶν

7.51 οἱ πατϵ́ρϵς ὑμῶν ] οἱ πατϵ́ρϵς

7.52 οἱ πατϵ́ρϵς ὑμῶν ] ϵ̓κϵῖνοι

13.17 τοὺς πατϵ́ρας ἡμῶν

13.32 τοὺς πατϵ́ρας ] τοὺς πατϵ́ρας ἡμῶν

15.10 οἱ πατϵ́ρϵς ἡμῶν

En dépit d'un nombre égal d'occurrences et une distribution similaire, on peut découvrir, en regardant de près, quelques différences qui ne sont pas dénuées d'intérêt. Si le terme figure autant de fois dans les deux manuscrits, ce n'est pas toujours dans les mêmes versets qu'il apparaît. Ainsi, le terme est présent en 7.52 dans le Codex Vaticanus et absent dans le Codex Bezae. Par contre, il figure en Ac 3.22 et 7.4 dans le Codex Bezae mais non dans le Codex Vaticanus. En outre, on peut constater une différence dans l'emploi du pronom qui peut l'accompagner. En Ac 3.25, le Codex Vaticanus emploie le pronom ὑμῶν tandis que le Codex Bezae lit ἡμῶν, alors qu'en Ac 7.45b, c'est la situation inverse qui se présente. En Ac 7.51, finalement, le mot πατϵ́ρϵς est accompagné du pronom ὑμῶν dans le Codex Vaticanus et d'aucun pronom dans le Codex Bezae. Bref, le Codex Vaticanus emploie trois fois le pronom ὑμῶν (Ac 3.25; 7.51, 52) et le Codex Bezae une seule fois (Ac 7.45b).

Ce survol des données permet une première conclusion. La comparaison avec le Codex Vaticanus indique que le Codex Bezae ne cherche pas à créer une distance plus grande avec les ancêtres d'Israël. Ceci va à l'encontre de ce que l'hypothèse de Ehrman suggère de découvrir. Le ton hostile s'accompagne du maintien de l'affirmation d'une affinité ethnique. Il y a même une légère tendance à affirmer davantage l'appartenance ethnique. En effet, des dix-neuf occurrences du terme πατϵ́ρϵς dans les deux manuscrits, seize sont accompagnées par le pronom ἡμῶν dans le Codex Bezae contre quatorze dans le Codex Vaticanus.

Il n'est peut-être pas inutile de regarder de plus près les versets contenant une référence aux ancêtres du peuple juif et qui présentent une différence entre le Codex Bezae et le Codex Vaticanus. Ces versets, au nombre de sept, peuvent se regrouper d'après des dénominateurs en commun. Deux d'entre eux, Ac 7.51 et 52 ont un ton très critique. Deux autres, Ac 7.4 et 45b, ont en commun une référence au pays promis par Dieu. Les quatre derniers versets (Ac 3.22,25 et Ac 13.32) se situent dans des contextes messianiques.

La première référence qui apparaît dans le livre des Actes (3.22) se situe dans le discours de Pierre prononcé au temple à la suite du récit de la guérison d'un boiteux. Le verset qui requiert notre attention s'insère dans la citation de la promesse messianique faite par Moïse (Dt 18.15).Footnote 19 La leçon du Codex Bezae spécifie que cette promesse s'adressait ‘à nos pères’, détail qui ne se trouve pas dans le Codex Vaticanus. Le Codex Bezae ainsi non seulement souligne le lien d'affinité avec le peuple juif, mais accentue encore le privilège particulier qui est d'être le destinataire des promesses messianiques.Footnote 20

Dans une même veine, et toujours dans un contexte de promesse messianique, nous rencontrons quelques chapitres plus loin, en Ac 13.32, une situation comparable dans laquelle le Codex Bezae se distingue du Codex Vaticanus par la présence du pronom dans l'expression τοὺς πατϵ́ρας ἡμῶν, employée par Paul.Footnote 21 A noter également que dans le verset du discours pétrinien (Ac 3.22), le Codex Bezae utilise la locution ‘nos frères’ alors que le Codex Vaticanus lit ‘nos frères’. Encore une fois, le codex de Cambridge pose le lien de sang commun avec le peuple juif.

Quelques versets plus loin, en Ac 3.25, le texte du Codex Bezae s'associe de nouveau au peuple juif dans le contexte significatif de l'établissement de l'alliance avec Dieu.Footnote 22 Du point de vue du texte de notre codex, l'alliance a été établie avec ‘τοὺς πατϵ́ρας ἡμῶν’, tandis que pour le Codex Vaticanus, elle a été établie avec ‘τοὺς πατϵ́ρας ὑμῶν’, suggérant ainsi une prise de distance d'avec le peuple bénéficiaire de l'Alliance.Footnote 23

Dans un autre registre, on ne peut négliger l'importance du lien à une terre qui constitue un des éléments importants, avec l'ascendance et l'histoire en commun, et, en ce qui concerne le peuple juif, l'alliance établie avec Dieu, pour la définition de ce que est le peuple. En Ac 7.4, notamment, là où le Codex Vaticanus se limite à affirmer que Abraham habita le pays que l'auditoire du discours d'Etienne habite à présent, le Codex Bezae observe que ‘οἱ πατϵ́ρϵς ἡμῶν’ y vivaient déjà.Footnote 24 Contrairement aux variantes précédentes, il n'est pas possible d'invoquer une mégarde de la part du scribe qui aurait aboutit à l'insertion des mots. Sa présence est délibérée. D'ailleurs, telle qu'elle se lit dans le Codex Bezae, la phrase est unique. La tradition manuscrite témoigne de trois formes sous lesquelles la phrase qui apparaît dans le Codex Bezae a été transmise:

καὶ οἱ πατϵ́ρϵς ἡμῶν οἱ πρὸ ἡμῶν: D d

καὶ οἱ πατϵ́ρϵς ὑμῶν οἱ πρὸ ὑμῶν: SyrH* mae 2138 1611 913 876 1765

καὶ οἱ πατϵ́ρϵς ὑμῶν: E e AugCiv Dei

Le Codex Bezae est le seul manuscrit dont le texte emploie le pronom de la première personne (ἡμῶν), les autres ayant le pronom de la deuxième personne (ὑμῶν). Ce qui impressionne, c'est l'unanimité des témoins majeurs du texte occidental autres que le Codex Bezae, à savoir les annotations critiques de la version syriaque harkléenne, le manuscrit copte G67 (mae dans l'apparat critique du Nestlé-Aland) et le Vieux Latin représenté par le texte d'Augustin (Civ. Dei 16.15).Footnote 25 Ces données textuelles ont été évaluées différemment par les critiques. Plusieurs auteurs, comme Clark, Barrett, Bruce ou encore Delebecque estiment que la leçon du Codex Bezae représente le texte ‘occidental’, alors que pour Boismard et Metzger, c'est le pronom ὑμῶν qui est ‘occidental’.Footnote 26 Il n'y a donc pas d'unanimité quant à la question de savoir si la forme qui apparaît dans le Codex Bezae est la forme du texte occidental ou non.

Cette divergence d'opinion reflète l'existence de deux scénarios possibles. D'après l'un, le pronom qui se lit dans le texte du Codex Bezae représenterait le texte occidental qui aurait été modifié dans les autres témoins. D'après l'autre scénario, c'est le pronom de la deuxième personne qui serait la leçon occidentale et c'est le scribe du Codex Bezae qui aurait introduit le changement en ἡμῶν. L'attestation du pronom de la deuxième personne dans des témoins indépendants constitue un argument contre l'adoption de la leçon du Codex Bezae comme la leçon occidentale. De plus, s'il n'est pas impossible que des scribes n'ayant pas d'attaches avec le peuple juif—comme c'est le cas pour Augustin, par exemple, et probablement pour Thomas de Harkel—aient modifié le pronom en un pronom de la deuxième personne, ceci nous paraît moins plausible qu'une modification de la part d'un seul scribe, à savoir le scribe du Codex Bezae.

Delebecque note que le texte qui se lit dans le Codex Bezae provient de l'histoire sainte et se destinait peut-être ‘à ceux qui en connaissent mal les détails’.Footnote 27 Plus qu'une simple référence à l'histoire du peuple juif, la leçon affirme avant tout que cette histoire est commune. Elle n'a pas comme objectif d'informer simplement les lecteurs du fait que les ancêtres du peuple juif ont vécu en Canaan. Son objectif, nous semble-t-il, est de souligner la continuité de leur établissement entre le temps d'Abraham et le moment présent (cf. le νῦν). Elle prend son importance lorsqu'on admet avec Schneider que le séjour est l'accomplissement de l'une des promesses faites à Abraham et qui se trouve formulée au verset 5: καὶ ϵ̓πηγγϵίλατο δοῦναι αὐτῷ ϵἰϛ κατάσχϵσιν αὐτὴν καὶ τῷ σπϵ́ρματι αὐτοῦ μϵτʼ αὐτόν.Footnote 28 La phrase du Codex Bezae, καὶ οἱ πατϵ́ρϵϛ ἡμῶν οἱ πρὸ ἡμῶν, suggère que la réalisation de cette promesse est une constante dans l'histoire du peuple juif. Elle ne s'accomplit pas seulement ‘maintenant’, elle s'est aussi réalisée pour les générations précédentes. L'établissement du peuple juif n'est pas un aléa de l'histoire, mais l'accomplissement de la promesse faite par Dieu lors de la vocation d'Abraham.

A première vue, les trois occurrences restantes—Ac 7.45b, 51, 52—semblent suggérer que le texte du Codex Bezae, comparé à celui du Codex Vaticanus, témoigne d'une prise de distance par rapport au peuple juif, remettant ainsi en question les indices cueillies jusqu'à présent et qui suggèrent plutôt l'idée d'une approximation. Cependant, l'analyse plus détaillée permet de penser que les trois occurrences ne s'opposent point à la tendance observée jusqu'à présent. Tout d'abord, il convient de remarquer que les trois versets en question se situent dans le discours attribué à Etienne (Ac 7.2–53). Il convient aussi de ne pas perdre de vue le fait que dans la grande majorité des cas, treize en tout, où le Codex Vaticanus lit ‘nos pères’, le Codex Bezae ne présente pas un texte différent. Cette situation se présente notamment à sept reprises dans le discours d'Etienne.Footnote 29 Qui plus est, au début du discours, le texte du Codex Bezae se présente, comme nous avons eu l'occasion de le mentionner, sous une forme qui renforce le lien entre Abraham, la terre promise, le peuple présent et les pères. En présence de ces éléments, nous nous proposons une analyse plus détaillée des trois occurrences.

La toute première se situe en Ac 7.45b où le texte du Codex Bezae contient l'expression ‘τῶν πατϵ́ρων ὑμῶν’ au lieu de la locution ‘τῶν πατϵ́ρων ἡμῶν’ qui se lit dans le Codex Vaticanus. Il est suggestif de lire la leçon du Codex Bezae comme un procédé rhétorique, le texte soulignant le fait que l'action de Dieu a été accomplie en faveur des ancêtres de l'auditoire. Quand un orateur emploie le pronom de la deuxième personne, il ne s'exclut pas nécessairement. Démosthène, par exemple, s'adressant à l'ϵ̓κκλησία athénienne, avait souvent recours à ce pronom. Ainsi dans la Troisième Philippique, il déclare: ‘τοῦτο δʼ ϵ̓στὶν ὅ τῶν ἀναλισκομϵ́νων χρημάτων τάντων Φίλιπποϛ ὠνϵῖται, αὐτὸϛ μϵ̀ν πολϵμϵῖν ὑμῖν, ὑϕʼ ὑμῶν δϵ̀ μὴ πολϵμϵῖσθαι’.Footnote 30 Personne, nous semble-t-il, prétendrait que Démosthène n'était pas un Athénien et que, à l'occasion d'un conflit armé avec Philippe de Macédoine, il ne serait qu'un observateur neutre. Aussi pouvons suggérer que, quand l'appartenance d'un orateur et de son auditoire au même groupe ethnique ne se questionne pas, l'emploi du pronom de la deuxième personne peut être une stratégie rhétorique d'après laquelle l'orateur s'efface afin de souligner les intérêts (positifs ou négatifs) du public. Le ‘vous’ lui parle plus directement que ne le ferait un ‘nous’.Footnote 31 La présence du terme ‘ὑμῶν’ se révèle insuffisante pour contester une identité ethnique en commun.

L'absence du pronom dans le texte du Codex Bezae au verset 51 peut être comprise, à notre avis, comme une autre technique oratoire dont l'objectif serait la diminution de la charge émotionnelle de l'accusation: au lieu d'affirmer, comme le fait le texte du Codex Vaticanus, que se sont ‘vos pères’, ici, ce sont simplement ‘les pères’. Telle généralisation atténue la différence avec le public et augmente le sentiment de solidarité, aboutissant au même résultat que celui des autres leçons vues jusqu'à présent. Le même objectif s'atteint au verset 52 où l'absence d'une référence explicite aux ancêtres et qui se trouve dans le Codex Vaticanus, affaiblit la teneur de l'accusation.

4. Conclusion

Les quelques textes que nous avons analysés dans ce chapitre conduisent à une image du scribe du Codex Bezae qui diffère de celle qui découle des recherches de Ehrman. Contrairement aux attentes suscitées par l'hypothèse de ce dernier, le texte du Codex témoigne d'une tendance à souligner l'affinité avec le peuple juif en tant que peuple. C'est ce que suggère tout d'abord le nombre plus élevé d'occurrences—comparé au Codex Vaticanus—de la locution ‘nos pères’ qui affirme la croyance en une ascendance en commun. Ensuite, il renforce l'identification avec le peuple juif à l'aide de leçons spécifiques relatives aux éléments importants de la construction de l'identité du peuple en tant que peuple. Plus spécifiquement cette identification se réalise à travers d'une affirmation d'une ascendance commune et d'une histoire en commun. En outre, le texte témoigne son attachement à la Terre promise, la Terre de son peuple. En d'autres termes, il se veut Juif. L'intégration de la figure de Moïse dans cette construction n'est pas sans importance lorsqu'on se souvient le rôle de Moïse et l'importance de son héritage, la Torah, dans l'histoire d'Israël. Ces conclusions, qui ne sont que d'hypothèses, invitent à chercher la production du texte des Actes tel qu'il figure dans le Codex Bezae dans un milieu qui valorisait l'appartenance au peuple juif.

Il serait certes facile d'invoquer, à l'encontre de l'importance donnée ici au rôle des pronoms, le problème de l'iotacisme. A partir du deuxième ou troisième siècle de notre ère, les lettres υ et η étaient prononcées comme la lettre ι, ce qui a conduit à une diversité des attestations des pronoms ἡμϵῖϛ et ὑμϵῖϛ dans les manuscrits.Footnote 32 Le problème de l'iotacisme est plus important pour la restauration du texte original que pour notre propos.Footnote 33 Nous ne cherchons pas à établir la leçon originale mais à savoir pourquoi le scribe a écrit tel ou tel pronom. Pourquoi, en entendant ‘ιμων’ a-t-il opté pour ἡμῶν ou ὑμῶν ?Footnote 34 Notre enquête suggère que le scribe du Codex Bezae associe les indicateurs d'ethnicité plus souvent avec le pronom de la première personne que le scribe du Codex Vaticanus. Consciemment ou non, il opère une identification avec les ancêtres du peuple juif ainsi qu'avec le pays et les promesses faites dans le passé, établissant de la sorte un lien entre lui et la nation juive.

References

1 Epp, E. J., ‘Textual Criticism in the Exegesis of the New Testament, with an Excursus on Canon’, Handbook to Exegesis of the New Testament (ed. Porter, S. E.; Leiden: Brill, 1997) 46Google Scholar.

2 Ehrman, B. D., ‘The Text of the Gospels at the End of the Second Century’, Codex Bezae: Studies from the Lunel Colloquium (ed. Parker, D. C. et Amphoux, C.-B.; Leiden: Brill, 1996) 97Google Scholar. La même suggestion se trouve formulée dans Ehrman, ‘The Text as Window: New Testament Manuscripts and the Social History of Early Christianity’, The Text of the New Testament in Contemporary Research: Essays on the Status Quaestionis. A Volume in Honor of Bruce M. Metzger (ed. Ehrman, B. D. et Holmes, M. W.; Grand Rapids: Eerdmans, 1995) 361–79Google Scholar.

3 Ehrman, ‘The Text of the Gospels at the End of the Second Century’, 111.

4 Epp, E. J., The Theological Tendency of Codex Bezae Cantabrigiensis in Acts (Cambridge: Cambridge University, 1966)Google Scholar. Bien entendu, et en dépit du titre de sa recherche, l'étude de Epp ne se limite pas au seul texte du Codex Bezae mais concerne l'ensemble du texte ‘occidental’. Voir notamment Epp, ‘Anti-Judaic Tendencies in the D-Text of Acts: Forty Years of Conversation’, The Book of Acts as Church History: Text, Textual Traditions and Ancient Interpretations/Apostelgeschichte als Kirchengeschichte: Text, Texttraditionen und antike Auslegungen (ed. Nicklas, T. and Tilly, M.; BZNW 120; Berlin/New York: de Gruyter, 2003) 111–46Google Scholar, repris dans Epp, E. J., Perspectives on New Testament Textual Criticism: Collected Essays, 1962–2004 (Leiden/Boston: Brill, 2005) 699739CrossRefGoogle Scholar et en particulier les pages 712–26 de cette dernière édition que nous avons suivie, où l'auteur éclaire mieux le titre, objectifs et méthodologie de sa recherche. (Nous aimerions remercier le lecteur anonyme qui nous a indiqué cette contribution de Epp.) Cependant, ses conclusions s'appliquent aussi au texte du Codex Bezae, comme en témoigne par exemple la citation suivante de la conclusion de sa thèse: ‘By applying to Codex Bezae a theological approach to textual criticism…a clear and unmistakable conclusion emerges: Codex Bezae in Acts, where it represents (as is often the case) the distinctive “Western” text, shows a decidedly heightened anti-Judaic attitude and sentiment’. Epp, The Theological Tendency, 165.

5 Ehrman, ‘The Text of the Gospels at the End of the Second Century’, 111.

6 Ehrman, ‘The Text as Window: New Testament Manuscripts and the Social History of Early Christianity’. L'auteur y affirme d'ailleurs, et avec raison, que ‘Only when we establish a social context for the alteration of the text can we make sense of the textual situation’ (110).

7 Il n'est peut-être pas inutile de rappeler l'existence de divers textes très critiques envers la société juive et écrits par des Juifs. Déjà à l'époque vétéro-testamentaire, les prophètes n'hésitent pas à proférer des paroles très dures à l'adresse d'Israël, de ses responsables ou de ses institutions (Exemple visant le peuple: Jr 32.30–31; les chefs: Mi 3.9–12; le culte: Is 1.11–13, Am 5.21–23). De même, certains textes retrouvés près de la mer Morte témoignent d'une attitude négative envers les Juifs qui ne sont pas membres de la communauté. Cette attitude se voit par exemple dans le Commentaire d'Habacuc (1QpHab) ou dans le Commentaire du Psaume 37 (4QpPs37). Ce dernier, qui montre les Esséniens et leur maître comme victimes d'une double hostilité, celle de Manassé et d'Ephraïm, évoque leur situation face aux Pharisiens et Sadducéens. Dans le Commentaire d'Habacuc, l'entrée des Romains dans Jérusalem (63 avant l'ère commune) est une punition divine de la persécution du Maître. Cf. Dupont-Sommer, A. et Philonenko, M., eds., La Bible. Les Ecrits Intertestamentaires (Paris: Gaillimard, 1987) xxxvixxxviiiGoogle Scholar. On retrouvera des idées similaires dans les milieux chrétiens lorsque la destruction de Jérusalem et du Temple sera interprétée comme une punition divine à cause du meurtre de Jacques ou à cause de la trahison de Jésus. Cf. Simon, M., Verus Israël. Etude sur les relations entre chrétiens et juifs dans l'Empire Romain (135–425) (Paris: Boccard, 1983 [1964]) 8990Google Scholar. Il y a également l'Evangile de Matthieu qui, écrit dans un milieu judéo-chrétien, tient un discours critique envers les Juifs. Ellis, E. E., The Making of the New Testament Documents (Leiden/Boston/Köln: Brill, 1999) 290Google Scholar. A en croire Mimouni, nous pourrions aussi invoquer l'exemple de l'Epître de Barnabé que cet auteur situe dans un milieu judéo-chrétien. Mimouni, S. C., Le judéo-christianisme. Essais historiques (Coll. Patrimoines, Paris: Cerf, 1998) 232–49Google Scholar et particulièrement les pages 240–3. Mais comme le rappelle M. D. Murray, ‘whether the author of the epistle was of Jewish or Gentile origin continues to be debated’. Murray, M. D., Playing a Jewish Game: Gentile Christian Judaizing in the First and Second Centuries CE (Studies in Christianity and Judaism/Études sur le christianisme et le judaïsme 13; Waterloo, ON: Wilfrid Laurier University, 2004) 49Google Scholar.

8 Depuis la remise en question du rapport entre la culture et l'ethnie par l'anthropologue norvégien Barth, dans l'introduction d'un ouvrage collectif, paru à la fin des années soixante, les études consacrées à l'ethnicité ont pris une telle expansion qu'il ne nous est pas possible ici ne serait-ce que de résumer l'état de la recherche. Barth, F., Ethnic Groups and Boundaries: The Social Organization of Culture Difference (Oslo: Scandinavian, 1969) 938Google Scholar. Comme introduction aux etudes dédiées aux questions d'ethnicité, on lira avec intérêt Thompson, R. H., Theories of Ethnicity: A Critical Appraisal (New York: Greenwood, 1989)Google Scholar; Jones, S., The Archaeology of Ethnicity. Constructing Identities in the Past and Present (London/New York: Routledge, 1997)Google Scholar; Eriksen, Th. H., ‘Ethnic Identity, National Identity and Intergroup Conflict: The Significance of Personal Experiences’, Social Identity, Intergroup Conflict and Conflict Reduction (ed. Ashmore, R. D. and Jussim, L., Wilder, D.; Oxford: Oxford University, 2001) 4270Google Scholar.

9 Brièvement posé, et avec toutes les risques que comportent les simplifications excessives, les primordialistes défendent l'idée que l'appartenance ethnique précède et génère l'expérience collective, tandis que pour les instrumentalistes l'identité ethnique résulte des choix effectués par le groupe. Pour une présentation plus approfondie, voir par exemple D. B. MacKay, ‘Ethnicity and Israelite Religion: The Anthropology of Social Boundaries in Judges’ (Thèse de doctorat non publiée, Université de Toronto, 1997) 38–61; Jones, The Archaeology of Ethnicity, 56–83. A noter aussi que d'après certains auteurs, l'approche primordialiste est en ascension parmi les chercheurs. Voir, par exemple, Vail, L., ‘Introduction: Ethnicity in Southern African History’, The Creation of Tribalism in Southern Africa (ed. Vail, L.; London/Berkeley: Currey, 1989)Google Scholar 5 et note 7. Lors de l'analyse de l'identité ethnique d'un groupe ou d'un acteur, il convient de tenir compte d'une autre distinction, à savoir celle entre le point de vue du chercheur et le point de vue des acteurs. Comme Gil-White l'a démontré, ces deux points de vue ne correspondent pas nécessairement. Si la tendance académique est d'adopter le point de vue instrumentaliste, les acteurs sont plutôt des primordialistes. Gil-White, F. J., ‘How thick is Blood? The Plot Thickens…: If Ethnic Actors Are Primordialists, What Remains of the Circumstantialist/Primordialist Controversy?’, Ethnic and Racial Studies 22.5 (1999) 789820CrossRefGoogle Scholar.

10 Afin de mettre en lumière le comportement du texte du Codex Bezae, nous le comparerons avec le texte du Codex Vaticanus, comme l'avait fait Epp. Ceci permettra de maintenir le dialogue avec les chercheurs qui s'appuient sur ses recherches. Sur les raisons qui ont poussé Epp a adopte cette approche, voir Epp, Theological Tendency, 35–7. Dans la suite de sa recherche, toutefois, l'auteur ne se limite pas à comparer les textes des deux manuscrits, mais compare plutôt le texte alexandrin avec le texte ‘occidental’. Inutile de dire que lors de la comparaison, nous ne tiendrons pas compte des passages dans le Codex Vaticanus pour lesquels le Codex Bezae est lacunaire (Ac 8.20–10.14; 21.2–10; 21.16–18; 22.10–20; 22.29–28.31).

11 Epp, The Theological Tendency, 95–6.

12 Epp, The Theological Tendency, 96.

13 Epp, The Theological Tendency, 36–7.

14 Epp, The Theological Tendency, 95. La raison invoquée par Epp pour ne pas tenir compte de la leçon du Codex Bezae en Ac 7.45b invite à s'interroger sur l'utilisation du concept d'erreur. Est considéré erreur tout ce qui s'écarte d'une règle, d'une norme. Ainsi, dans un texte, tout ce qui s'écarte des règles grammaticales ou orthographe sont des erreurs. Pouvons-nous qualifier d'erreur une variante qui ne va pas à l'encontre des règles grammaticales? Oui, si nous nous plaçons du point de vue du texte original. Tout écart dans les copies par rapport à ce texte sera une erreur. Non, si notre tâche consiste à comparer deux manuscrits ou deux traditions textuelles, comme le fait Epp et comme nous proposons de faire, afin de découvrir leurs tendances.

15 Ibid. Ac 22.14; 26.6; 28.5.

16 Des douze autres occurrences, trois désignent Dieu (Ac 1.4; 1.7; 2.33), deux se situent au début de discours (ἄνδρϵς ἀδϵλΦοὶ καὶ πατρϵς: Ac 7.2; 22.1) et dans sept cas, il s'agit du père ou des pères d'un personnage spécifique (Ac 7.4 [Abraham]; 7.14 [Joseph]; 7.20, 32 [Moïse]; 13.36 [David]; 16.1, 3 [Timothée]).

17 Ainsi, le terme est employé à trois reprises pour désigner Dieu (Ac 1.4; 1.7; 2.33), deux fois il débute un discours (ἄνδρϵς ἀδϵλΦοὶ καὶ πατρϵς: Ac 7.2; 22.1), dans sept cas, il s'agit du père ou des pères d'un personnage spécifique (Ac 7.4 (Abraham); 7.14 (Joseph); 7.20, 32 (Moïse); 13.36 (David); 16.1.3 (Timothée)). A noter encore que le Codex Vaticanus se réfère à une reprise à notre père David là où le Codex Bezae ne mentionne que David (4.25).

18 Comme il est de coutume, le symbole ‘]’ indique une différence entre les textes; son absence implique que les deux textes sont identiques. En cas de variation, la leçon du Codex Vaticanus précède celle du Codex Bezae.

19 L'interprétation dans un sens messianique de ce texte ne semble pas été courant dans le Judaïsme. Cf. Barrett, C. K., A Critical and Exegetical Commentary on The Acts of the Apostles in Two Volumes. Vol. 1. Preliminary Introduction and Commentary on Acts I–XIV (ICC; Edinburgh: T&T Clark, 1994) 208Google Scholar.

20 Cf. les remarques de Barrett, C. K., ‘Is there a Theological Tendency in Codex Bezae?’, Text and Interpretation: Studies in the New Testament Presented to Matthew Black (ed. Best, E., Wilson, R. McL.; Cambridge: Cambridge University, 1979) 25Google Scholar.

21 Peu de commentaires abordent la question textuelle de ce verset et réfèrent plutôt à la question du statut de Paul comme témoin qui découle d'une tension, vraie ou apparente, entre l'emploi du pronom ‘nous’ emphatique au début du verset 32 et la mention des témoins de la Résurrection au verset précédent. Cette question, qui engage la théologie lucanienne relatif au statut de témoin et d'apôtre, ainsi que la comparaison avec les écrits de Paul (e.g. Rm 1.1; 1 Co 1.1; 9.2), ne doit pas nous retenir ici: le débat est sans conséquences pour la question de l'identité ethnique. Parmi les auteurs qui signalent la présence de ἡμῶν, se trouvent Zahn et Barrett. Barrett, A Critical and Exegetical Commentary on The Acts of the Apostles, 645; Zahn, Th., Die Apostelgeschichte des Lucas. Zweite Hälfte Kap. 13–28 (Leipzig: A. Deichetsche Verlagsbuchhandlung, 1921) 441Google Scholar.

22 A noter que le texte du Codex Bezae débute par une irrégularité grammaticale en faisant suivre le pronom personnel de la deuxième personne plurielle (ὑμϵῖς) par un verbe à la troisième personne singulier (σται, ‘il sera’). Ropes, dans son édition du texte du Codex Vaticanus et du Codex Bezae a cru bon corriger cet anomalie en transcrivant ὑμϵῖς στϵ. Scrivener, par contre, ainsi qu'Amassari ont préféré maintenir la leçon originale. Ropes, J. H., The Text of Acts, dans The Beginnings of Christianity. Part I. The Acts of the Apostles, vol. 3 (ed. Jackson, F. J. Foakes et Lake, K.; London: MacMillan, 1926) 33Google Scholar; Scrivener, F. H., Bezae Codex Cantabrigiensis: Being an Exact Copy, in Ordinary Type, of the Celebrated Uncial Graeco-Latin Manuscript of the Four Gospels and Acts of the Apostles, Written early in the Sixth Century, and Presented to the University of Cambridge by Theodore Beza, A.D. 1581. Edited with a Critical Introduction, Annotations, and Facsimiles (Cambridge: Deighton, Bell, & Co., 1864) 338Google Scholar; Ammassari, A., Bezae Codex Cantabrigiensis. Copia esatta del manoscritto onciale greco-latino dei quattro Vangeli e degli Atti degli Apostoli scritto all'inizio del V secolo e presentato da Theodore Beza all'Università di Cambridge nel 1581 (Vatican: Libreria Editrice Vaticana, 1996) 738Google Scholar.

23 Rappelons que Epp était d'avis que la leçon du Codex Vaticanus n'est pas représentative du texte B. Voir supra et Epp, The Theological Tendency, 95.

24 Comparé au texte du Codex Vaticanus, le texte du Codex Bezae en Ac 7.4 présente plusieurs points d'intérêt du point de vue de la critique textuelle dont les plus importants, outre la variation du pronom personnel, sont la leçon μϵτῴκησϵν au lieu de μϵτῴκισϵν et κἀκϵῖ ἦν (crase pour καὶ κϵι ἦν) au lieu de κἀκϵῖθϵν. Ce dernier mot, qui est une crase pour καὶ κϵῖθϵν, peut être employé comme un adverbe de temps (e.g. Ac 13.21) ou comme un adverbe de lieu (e.g. Ac 14.26). En suivant une progression linéaire du discours d'Etienne, nous pensons qu'il est préférable de l'envisager comme un adverbe de lieu, puisqu'il se situe juste après l'indication du lieu de résidence d'Abraham (κατῴκησϵν ν Χαρράν). On trouvera des constructions comparables dans le Texte Standard en Ac 14.26 où κἀκϵῖθϵν est précédé par ϵἰς Ἀττάλϵιαν; Ac 16.12 où le mot est précédé par ϵἰς Ναν πόλιν ou encore en Ac 20.15 et 21.1 où il suit ϵἰς Μιτυλήνην et ϵἰς τὴν Ῥόδον respectivement. Sa fonction en Ac 7.4 serait donc d'indiquer le lieu d'où Dieu a conduit (μϵτῴκισϵν) Abraham et non d'indiquer le moment, précisé par μϵτὰ τὸ ἀποθανϵῖν τὸν πατρα αὐτοῦ. La différence entre le Codex Vaticanus et le Codex Bezae nous semble avant tout une différence d'accentuation. Si le Codex Vaticanus signale qu'Abraham partit de Harân pour la Terre promise, le Codex Bezae souligne qu'après le décès de son père, il y restait un temps indéterminé. Si le texte du Codex Vaticanus pourrait suggérer qu'Abraham ne voulait pas abandonner son père âgé, dans le Codex Bezae cette préoccupation disparaît pour faire place à une attente d'une manifestation de Dieu qui lui indiquera le pays où il doit se diriger. Dans le premier texte, le décès de son père permet à Abraham de continuer; dans le deuxième texte, l'ordre divin est valorisé.

25 Ajoutons que d'après Clark, Ephrem aurait connu un texte mentionnant les pères: ‘Coepit Stephanus repetere illis ab Abrahamo cum ceteris patriarchis’. Clark, A. C., The Acts of the Apostles: A Critical Edition with Introduction and Notes on Selected Passages (Oxford: Clarendon, 1933) 39Google Scholar, 294. (Pour le texte, voir Ropes, The Text of Acts, 402.) Toutefois, la phrase, qui n'est pas donnée en entier par Clark, se veut un résumé des premiers versets—jusqu'à Moïse—du discours d'Etienne (vv. 2–20). Ces versets englobent aussi l'histoire des patriarches Isaac, Jacob et Joseph et ses frères. Le choix même du mot ‘patriarchis’ donnerait à penser que le commentateur a en vue les versets 8–16 plutôt qu'une phrase comparable à celle qui se trouve dans le Codex Bezae ou chez les autres témoins à la fin du verset 4. Il serait d'ailleurs étonnant que le résumé retienne une référence aux ‘pères’ mais passe sous silence l'histoire d'Isaac, Jacob et ses douze fils.

26 Clark, The Acts of the Apostles, 38; Delebecque, E., Les Deux Actes des Apôtres (Paris: Gabalda, 1986) 54Google Scholar; Bruce, F. F., The Acts of the Apostles: The Greek Text with Introduction and Commentary (Grand Rapids: Eerdmans; Leicester: Apollos, 1990) 193Google Scholar; Barrett, The Acts of the Apostles, 343; Boismard, M.-E., Le texte occidental des Actes des Apôtres. Edition nouvelle entièrement refondue (Etudes Bibliques, Nouvelle Série 40, Paris: Gabalda, 2000) 131Google Scholar; Metzger, B. M., A Textual Commentary on the Greek New Testament: A Companion Volume to the United Bible Societies' Greek New Testament (London/New York: United Bible Societies, 3d ed. 1971) 343Google Scholar.

27 E. Delebecque, Les Deux Actes des Apôtres, 305.

28 Schneider, G., Die Apostelgeschichte. Erster Teil. Einleitung. Kommentar zu Kap. 1,1–8,40 (HTKNT 5; Freiburg/Basel/Wien: Herder, 1980) 454Google Scholar. Au lieu du καí, initial, le Codex Bezae utilise le mot ἀλλά, qui fait ressortir mieux la promesse.

29 Les versets en question sont: 11, 12, 15, 38, 39, 44 et 45. A noter en outre que les deux manuscrits mentionnent encore ‘notre père Abraham’ au verset 2.

30Et c'est précisément ce qu'au prix de tout cet argent Philippe achète: pouvoir mener la guerre contre vous, sans la subir de votrepart’. Démosthène, Troisième Philippique 9 (nous soulignons). Pour le texte grec, voir Sandys, J. E., Demosthenes: On the Peace, Second Philippic, On the Chersonesus and Third Philippic. With Introduction and Critical and Explanatory Notes (London: Macmillan, 1962) 58Google Scholar; pour la traduction française, voir Bouchet, C. et Carlier, P., Démosthène: Philippiques, Sur la Couronne. Eschine: Contre Ctésiphon (Paris: Flammarion, 2000) 158Google Scholar. On trouvera d'autres exemples dans son discours Sur les Affaires de Chersonnée, 1, 49, 60; Troisième Philippique 1, 18; Sur la paix 2, 5, 10.

31 Cette stratégie fonctionne d'autant mieux si le pronom de la deuxième personne pluriel suit et / ou précède le pronom de la première personne pluriel, comme c'est le cas par exemple dans le Troisième Philippique de Démosthène ou ici dans le Codex Bezae qui lit le pronom de la première personne encore au même verset.

32 Cf. Metzger, B. M. et Ehrman, B. D., The Text of the New Testament: Its Transmission, Corruption, and Restoration (New York/Oxford: Oxford University, 2005) 255–6Google Scholar; Vaganay, L., Initiation à la critique textuelle du Nouveau Testament (2d ed. entièrement revue et actualisée par C.-B. Amphoux; Paris: Cerf, 1968) 90Google Scholar; Scrivener, F. H. A., A Plain Introduction to the Criticism of the New Testament, vol. 1 (London: George Bell & Sons, 1894) 1011Google Scholar. D'après Thackeray, le changement de prononciation de u était devenue générale en 100 de notre ère tandis que l'évolution de celle de η a eu lieu entre 150 et 250 de notre ère. Thackeray, H., A Grammar of the Old Testament in Greek according to the Septuagint. Vol. 1. Introduction, Orthography and Accidence (Cambridge: Cambridge University, 1909) 85Google Scholar, 95.

33 Il pose cependant une limitation importante au résultat de notre enquête: sa conclusion ne s'applique qu'au texte du Codex Bezae et ne peut être appliquée à d'autres formes du texte du livre des Apôtres sans analyse préalable des pronoms.

34 Il convient peut-être de ne pas établir une distinction trop grande entre l'acte de copier un texte et celui de le reproduire sous dictée puisque, comme Vaganay et Amphoux suggèrent ‘l'acte de copie comporte en lui-même une phase de ‘dictée intérieure’’. L. Vaganay, C.-B. Amphoux, loc. cit.