1. INTRODUCTION
Le présent article s'inscrit dans l'hypothèse de l'encadrement du discours initialement développée par Charolles (Reference Charolles1997), et réexaminée ultérieurement sous divers angles, suivant qu'il s'agissait d'explorer la spécificité de divers types d'encadrement (spatial, temporel, énonciatif, de domaine d'activité, etc.), le lien entre introducteurs de cadres et topiques (cf. Charolles, Reference Charolles2003; Prévost, Reference Prévost2003), ou encore la façon dont les cadres interagissent avec les relations de discours (cf. Le Draoulec et Péry-Woodley, Reference Le Draoulec and Péry-Woodley2005).
Dans l'hypothèse de Charolles (Reference Charolles1997), un ‘cadre de discours’ correspond au regroupement d'un certain nombre de propositions liées par le fait qu'elles doivent être interprétées relativement à un même critère, réalisé par une expression adverbiale détachée en tête de phrase. Ainsi, pour un encadrement en termes de prise en charge énonciative, une expression initiale telle que Selon X, . . . fournit un élément essentiel à l'interprétation de la proposition qui suit, mais aussi potentiellement de plusieurs autres propositions – dans la mesure où les expressions introductrices de cadres se caractérisent justement par leur capacité à étendre leur portée au-delà de leur phrase d'accueil.Footnote 2 Pour le cas auquel nous allons nous intéresser plus particulièrement – celui des cadres temporels et spatiaux – le critère d'encadrement est réalisé par des constituants temporels ou spatiaux tels que à cette époque / un jour / quelque temps plus tard / dans ce pays / pas très loin de là, etc.Footnote 3
D'inspiration fonctionnaliste (cf. Givon, Reference Givón1995; Thompson, Reference Thompson1985; Chafe, Reference Chafe1970), l'approche cadrative a vu, au fil de différents travaux, s'assouplir la conception initialement véridictionnelle du critère d'interprétation (ainsi qu'on le précisera en section 2). Une propriété essentielle de l'expression adverbiale à travers laquelle ce critère d'interprétation est réalisé, en revanche, demeure : il s'agit de sa position à l'initiale de phrase. Cette condition en termes de position rencontre les théories classiques sur le détachement, l'autonomie, l'absence d'intégration syntaxique des adverbiaux antéposés à la phrase (lesquels ouvrent un ‘monde’ dans lequel ce qui suit peut s’énoncer légitimement), par opposition avec l'intégration des adverbiaux en position médiane ou finale (lesquels ne font que fournir une spécification temporelle). Il existe ainsi un lien évident entre l'autonomie d'une expression, sa non-intégration syntaxique, et sa capacité à jouer un rôle discursif qui dépasse la frontière de phrase, en l'occurrence un rôle d'introducteur de cadre.Footnote 4
Une condition supplémentaire de l'encadrement est mise au jour par Fuchs et Fournier (Reference Fuchs and Fournier2003), à laquelle nous nous proposons ici de porter une attention toute particulière : la condition que constitue l'antéposition nécessaire du sujet (S) par rapport au verbe (V), à la suite d'un terme initial cadratif. C'est-à-dire que selon les auteures, seul l'ordre syntaxique XSV (où X est un terme à valeur de localisation temporelle ou spatiale) est compatible avec un rôle cadratif pour X : seul cet ordre en effet garantit le détachement (le plus souvent représenté par une virgule à l’écrit) et l'autonomie syntaxique de X. Dans les cas de postposition du sujet nominal par rapport au verbe (ordre XVS),Footnote 5 X n'est au contraire ‘jamais totalement indépendant de la relation prédicative (cf. l'absence de virgule) et n'a pas d'autonomie référentielle’, ce qui en fait selon les auteures un élément ‘intrinsèquement non cadratif’ (Fuchs et Fournier, Reference Fuchs and Fournier2003 : 91). Nous détaillerons ces aspects en section 3, et présenterons également des exceptions à la règle signalées par les auteures : exceptions qui cependant n'en sont pas vraiment, puisqu'il s'agit de cas où la compatibilité de l'ordre XVS avec un rôle cadratif n'est selon les auteures qu'une compatibilité de surface.
Notre propre objectif sera de réinterroger le lien possible entre encadrement et postposition du sujet, en nous appuyant sur un corpus riche en configurations pertinentes pour notre étude : le corpus de contes oraux rassemblé par Carruthers (Reference Carruthers2013).Footnote 6 C'est un corpus de ‘nouveaux’ contes : les ‘nouveaux’ conteurs/euses n'acquièrent pas leurs histoires par une tradition orale qui les transmet de génération en génération, mais plutôt à partir de diverses sources écrites qui fournissent la trame narrative. Le conte est ensuite adapté, travaillé et retravaillé pour créer une performance orale où le ‘texte’ du conte n'est jamais mémorisé et où chaque performance est une performance spontanée. Il s'agit, néanmoins, d'un genre qui est relativement conventionnalisé, avec l'emploi de formules, de répétitions ou de parallélismes (Guézennec, Reference Guézennec, Carruthers and McCusker2010). Dans ce corpus, l'on trouve un nombre non négligeable d'exemples de constituants temporels et(/ou) spatiaux suivis de l'ordre VS plutôt que SV. Nous faisons l'hypothèse que de tels constituants peuvent être regardés comme proprement cadratifs, lorsqu'ils apparaissent dans des sections stratégiques du conte. Nous défendrons cette hypothèse en section 4, qui sera le cœur de notre étude.
2. ENCADREMENT TEMPOREL : DU CRITÈRE VÉRIDICTIONNEL AU RÔLE STRUCTURAL
2.1 Encadrement temporel et narration
Comme nous le mentionnions en introduction, le critère d'interprétation fourni par une expression introductrice de cadre était initialement conçu en un sens strictement véridictionnel. En ce sens, les cadres pouvaient se rapprocher des ‘univers de discours’, ainsi définis par Martin (Reference Martin1983 : 37) : ‘l'ensemble des circonstances, souvent spécifiées sous forme d'adverbes de phrase, dans lesquelles la proposition peut être dite vraie’. Une telle conception, cependant, a progressivement évolué vers une conception plus souple, privilégiant le rôle d'organisation discursive lié à l'encadrement : rôle structural qui peut être préservé dans des cas où le critère véridictionnel devient flou voire inopérant, ainsi que le mettent en évidence Le Draoulec et Péry-Woodley (Reference Le Draoulec and Péry-Woodley2005) à propos du fonctionnement des cadres temporels dans des textes narratifs. Dans ce type de texte en effet, le fonctionnement cadratif en termes d'indexation temporelle se trouve concurrencé par l'avancement temporel associé à la relation de discours de Narration. C'est le cas, typiquement, dans un exemple tel que :
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(1) En 1933, il [Klaus Mann] fonda à Amsterdam la revue antinazie “Die Sammlung”. Il sillonna l'Europe pour mobiliser les intellectuels contre le fascisme, donna des conférences, écrivit des articles virulents contre le régime hitlérien, notamment dans le “Pariser Tageblatt”, journal des Allemands antinazis en France, et collabora au cabaret satirique dirigé par sa sœur Erika, “Die Pfeffermühle” (Le Moulin à Poivre). En 1938, il se rendit en Espagne pour faire des reportages sur la guerre civile; il prit parti pour les Républicains dans ses articles très polémiques. (Extrait d'un site historique, ‘La résistance allemande au nazisme’ – http://resistanceallemande.online.fr/ – cité par Le Draoulec et Péry-Woodley, Reference Le Draoulec and Péry-Woodley2005 : 46)
Dans cet exemple, l'organisation en cadres temporels – introduits par En 1933 puis En 1938 – est concurrencée par l'avancement de la référence temporelle, au fil des événements décrits dans la trame narrative. Ainsi les événements décrits après En 1933 (voyages de Klaus Mann à travers l'Europe, conférences, articles, activités de résistance) seraient difficiles à interpréter comme devant être proprement indexés par cette date : on n'interprète pas qu'ils se sont tous déroulés en 1933, mais qu'ils ont outrepassé progressivement cette date initiale, jusqu’à la date suivante de 1938. Les indications temporelles, ici, n'ont pas le rôle d'index au sens de critère sémantique commun à l'ensemble des propositions regroupées dans le cadre; elles fonctionnent plutôt comme des jalons, des moments clés sélectionnés comme tels par l'auteur. Elles gardent cependant le même potentiel à délimiter des blocs, des segments dans l'organisation discursive, lesquels peuvent être encore regardés, dans une version moins sémantique de l'encadrement (en suivant Le Draoulec et Péry-Woodley, Reference Le Draoulec and Péry-Woodley2005), comme des cadres. Dans une perspective de linguistique systémique fonctionnelle (cf. Halliday, Reference Halliday1967 et Reference Halliday1968), cette primauté accordée au rôle structural des cadres revient à dire que leur fonction ‘textuelle’ est susceptible de prendre le pas sur leur fonction ‘idéationnelle’.Footnote 7
2.2 Encadrement temporel dans les contes oraux
En s'appuyant sur l’étude citée ci-dessus de Le Draoulec et Péry-Woodley (Reference Le Draoulec and Péry-Woodley2005), Carruthers (Reference Carruthers2011) met en évidence que cette fonction structurale ou textuelle est primordiale dans le contexte d'un corpus de contes oraux, où les expressions introductrices de cadre liées au passage du temps (telles un jour,Footnote 8 un matin, le lendemain) sont statistiquement les plus fréquentes. Elle montre que ces éléments, indépendamment du caractère plus ou moins précis ou flou du critère véridictionnel qu'ils induisent, jouent un rôle fondamental dans l'organisation discursive de la narration, qu'il s'agisse d'introduire l'histoire, d'indiquer un changement de section ou de lancer des épisodes parallèles.Footnote 9 Elle montre également que ce rôle structural ne concerne pas seulement l'organisation de la narration, mais qu'il influe sur la mémorisation de la trame narrative par le conteur ou la conteuse, ainsi que sur la performance du conte dans un contexte oral spontané.Footnote 10 Il apparaît en particulier, dans l'analyse qu'elle propose de deux performances différentes du même conte par la même conteuse, que les expressions introductrices de cadre apparaissent aux mêmes endroits stratégiques dans la structure du conte.
Pour appréhender la variation des emplois cadratifs en fonction des différentes sections du conte, Carruthers (Reference Carruthers2011) fait appel à un modèle structural de la narration orale : le modèle de Labov et Waletzky (Reference Labov, Waletzky and Helm1967), formulé à l'origine pour l'analyse des narrations orales personnelles et spontanées, mais tout à fait applicable à la structure du conte oral. Nous présentons ici ce modèle dans ses grandes lignes, dans la mesure où il nous servira également pour notre étude des possibilités d'encadrement avec postposition du sujet. Labov et Waletzky (Reference Labov, Waletzky and Helm1967) subdivisent une narration orale en plusieurs sections :
[Abstract (what was this about ?)]
Orientation (who ? what ? when? where?)
Complicating Action (then what happened?)
Peak (what was the high point?)
Evaluation (so what?)
Resolution (what finally happened?)
[Coda (what is the relation to the present context?)]
Ces sections peuvent être de longueur variable. Le résumé (Abstract) et la coda ne sont pas toujours attestés. L'orientation constitue une section descriptive (longue ou courte) qui donne de l'information contextuelle, par exemple sur le lieu, le temps ou les personnages importants. La complication (Complicating action) est souvent (mais pas toujours) relativement longue par rapport aux autres sections, avec des sous-sections éventuelles : elle contient la plupart des événements qui forment la trame narrative de l'histoire, les derniers événements faisant partie de sa résolution. Le point culminant (Peak) et l’évaluation sont obligatoirement présents dans une histoire; ces deux sections sont fortement liées à la ‘racontabilité’ du conte, au sens où elles communiquent la raison pour laquelle l'histoire a été racontée.Footnote 11 La complication peut également contenir des sections d'orientation emboîtée; ce sont souvent des éléments de description contextuelle dans une section qui est dominée par la narration d’événements.
Dans la présente étude, nous nous intéresserons plus particulièrement aux sections de complication et d'orientation, où apparaissent les exemples susceptibles, selon nous, de soutenir une hypothèse alternative à celle de Fuchs et Fournier (Reference Fuchs and Fournier2003). Mais nous allons, auparavant, présenter leur hypothèse un peu plus précisément.
3. ENCADREMENT ET ORDRE XVS : L'ANALYSE SYNTAXIQUE DE FUCHS ET FOURNIER (Reference Fuchs and Fournier2003)
Rappelons tout d'abord que le problème de compatibilité entre fonctionnement cadratif et ordre XVS tient à l'absence d'autonomie syntaxique du terme initialisé X. Cette absence d'autonomie, cependant, admet une gradation : elle est plus ou moins vérifiée selon que X est un complément essentiel du verbe (régi par le verbe), ou bien un circonstant qui, sans être régi par le verbe, reste ‘appelé’ par lui. On va, en suivant Fuchs et Fournier (Reference Fuchs and Fournier2003), envisager successivement ces deux cas.
3.1 X est un complément régi
Les configurations où X est, dans les termes de Fuchs et Fournier (Reference Fuchs and Fournier2003 : 91), ‘un complément intraprédicatif, fortement régi, sous-catégorisé par V (c'est-à-dire participant de sa valence)’ sont des configurations privilégiées de l'ordre XVS, typiquement illustrées par des exemples tels que :
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(2) Dans cette maison naquit Victor Hugo (cf. Fuchs et Fournier, Reference Fuchs and Fournier2003 : 92)
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(3) Sous le pont Mirabeau coule la Seine (Ibid. : 92)
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(4) Dans les montagnes vivent d'autres communautés qui s'appellent Monilones (Ibid. : 88)
Dans ce type d'exemples, l'absence d'autonomie de X se manifeste à la fois par l'impossibilité de le supprimer, et de modifier à sa suite l'ordre VS en ordre SV.Footnote 12 Une telle absence d'autonomie va à l'encontre des propriétés d'un introducteur de cadre et suffit ainsi, selon Fuchs et Fournier (Reference Fuchs and Fournier2003), à exclure ces configurations du fonctionnement cadratif.
3.2 X est un circonstant
Dans d'autres cas, X est désigné par Fuchs et Fournier (Reference Fuchs and Fournier2003) comme ‘complément extraprédicatif’ au sens où il ne participe pas de la valence du verbe. Elles en donnent pour illustrations les deux exemples qui suivent :
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(5) À côté de nous consommaient des Arabes, réfugiés par paquets sur les banquettes et qui somnolaient (Céline, Voyage au bout de la nuit – cité par Fuchs et Fournier, Reference Fuchs and Fournier2003 : 94)
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(6) Le 22 décembre dernier, dans un hôpital de Nice, mourait plus discrètement qu'il n'a vécu André B., dit ‘Java’, qui fut l'un des héros du Journal du voleur. (Le Monde – cité par Fuchs et Fournier, Reference Fuchs and Fournier2003 : 94)
Dans ce type d'exemples, X est doté d'une plus grande autonomie par rapport à V que ce n'est le cas dans la configuration mentionnée plus haut : en l'occurrence, à côté de nous a une autonomie par rapport à consommaient, ou le 22 décembre dernier, dans un hôpital de Nice par rapport à mourait, dont sous le Pont Mirabeau par exemple, en (3), est dépourvu par rapport à coule. Cette relative autonomie rendrait d'ailleurs possible, ainsi que le notent Fuchs et Fournier (Reference Fuchs and Fournier2003 : 94) l'ordre XSV :
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(5′) À côté de nous, des Arabes consommaient
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(6′) Le 22 décembre dernier, dans un hôpital de Nice, André B., dit ‘Java’, mourait plus discrètement qu'il n'a vécu
L'argumentation de Fuchs et Fournier (Reference Fuchs and Fournier2003), cependant, vise à montrer que dans des exemples comme (5) ou (6), l'autonomie du X extraprédicatif est une autonomie réduite, du fait de la postposition du sujet. Dans une telle configuration en effet, selon les auteures, X occupe une ‘position de repère thématique’, qui le rend ‘nécessaire à la bonne formation’ de l’énoncé (p. 94). Ce rôle thématique de X est ce qui distingue nettement l'ordre XVS de l'ordre XSV, et donc (5) de (5′), ou (6) de (6′) : en (5′), ou (6′), X n'est plus le thème, mais un élément pleinement autonome par rapport à la relation prédicative qui suit et à laquelle il se contente de donner, précisément, un ‘cadre’.Footnote 13 Fuchs et Fournier soulignent également que dans leurs exemples (5) et (6), la présence d'un repère spatio-temporel, sans être absolument indispensable, est ‘appelée’ par le verbe : ‘bien que ne participant pas de la valence du verbe (consommer et mourir n'ont pas de complément prépositionnel dans leur valence), X est néanmoins appelé par le verbe, du fait notamment du temps imparfait, qui suppose un ancrage spatio-temporel’ (p. 94).
À cette analyse, on objectera d'abord que dans l’ ‘appel’ de X, le rôle de l'imparfait ne nous paraît pas plus déterminant dans le cas de l'ordre XVS (i.e. en (5) et (6)) que dans le cas de l'ordre XSV (i.e. en (5′) et (6)′). On précisera également que l'usage par Fuchs et Fournier (Reference Fuchs and Fournier2003) du terme ‘extraprédicatif’ nous pose problème, dans la mesure où il semble assimilé à l'absence de rection (ou ‘valence’), alors qu'il est plus communément utilisé (cf. Guimier, Reference Guimier1993) pour désigner des constituants nettement détachés : des constituants tels qu'en (5′) et (6′), à l'initiale de phrase et détachés du prédicat par des virgules. Avec l'ordre XVS justement, l'absence de détachement nous semble exclure la possibilité de parler d'extraprédicativité.Footnote 14 Ainsi, dans une analyse de configurations similaires avec ordre XVS, Borillo (Reference Borillo2006) écrit que X ‘a le statut de complément adjoint, externe à la structure argumentale du verbe même s'il reste intraprédicatif’ (p. 31). Nous retenons pour notre part le simple terme (également utilisé par Fuchs et Fournier (Reference Fuchs and Fournier2003)) de ‘circonstant’, en suivant Guimier (Reference Guimier1993) selon qui ‘un circonstant est un constituant satellite du verbe qui ne remplit aucune des fonctions sujet, attribut, complément essentiel, direct ou indirect’ (p. 15).Footnote 15 C'est-à-dire que la distinction qu’établissent Fuchs et Fournier (Reference Fuchs and Fournier2003), pour des séquences de type XVS, entre des X intra- et extraprédicatifs correspond à celle que nous établissons entre des X ‘compléments régis par le verbe’ (précédente section) ou ‘circonstants’ (présente section). Quelle que soit la façon dont on qualifie cette distinction, elle correspond à une gradation d'autonomie entre des X plus ou moins intégrés au prédicat. Et quelle que soit leur plus ou moins grande intégration au prédicat, tous ces X restent selon Fuchs et Fournier (Reference Fuchs and Fournier2003) suffisamment peu autonomes pour qu'on puisse les regarder comme ‘intrinsèquement non cadratifs’.
Dans le cas de ces X moins intégrés (non régis) dont il est question ici, Fuchs et Fournier (Reference Fuchs and Fournier2003) admettent cependant que la position théorique qu'elles défendent sur des exemples isolés peut se trouver confrontée à des exemples plus problématiques en discours. Ces exemples problématiques sont en particulier repérés par les auteures dans des extraits du journal Le Monde, et font l'objet d'analyses fines auxquelles nous renvoyons les lecteurs. Sans entrer dans les détails, nous nous bornerons à rapporter ici qu'il s'agit d'exemples où un X de type ‘circonstant’ (spatial ou temporel) entrant dans une construction XVS – et donc, selon les auteures, ‘intrinsèquement non cadratif’ – est ‘amené à jouer un rôle analogue à celui d'un introducteur de sous-cadre, par un effet de symétrie avec les énoncés qui le précèdent immédiatement dans le discours’ (p. 98). Dans ce cas de figure, le rôle cadratif (ou plus précisément sous-cadratif) de X n'est ainsi, selon les auteures, acquis qu'indirectement en discours, par une sorte de contamination induite par des introducteurs de cadre normalement constitués (i.e. associés à une construction XSV), dans le contexte gauche. Mais il ne s'agit jamais, dans l'analyse de Fuchs et Fournier, que de ce qu'on pourrait qualifier de ‘faux cadres’ ou ‘cadres apparents’, ainsi qu'en attestent les nombreuses précautions prises par les auteures, qu'on résumera à grands traits en ‘cela fonctionne pareil, cela y ressemble, mais cela n'en est pas’.
Cette question de ‘cadres apparents’ nous paraît en soi problématique, à propos d'une hypothèse – celle de l'encadrement – fondée sur un mode d'organisation discursive et sur des conditions régulières propres à le privilégier, plutôt que sur des définitions de ce qui serait ou non ‘intrinsèquement’ cadratif. Au lieu cependant d'engager le débat avec Fuchs et Fournier, nous préférons reconnaître que leur approche et la nôtre ne se situent pas dans la même perspective : alors que Fuchs et Fournier restent attachées à un point de vue syntaxique, notre perspective est davantage du côté de l'organisation du discours. De ce fait, leurs considérations sont plus ‘locales’, alors que les nôtres sont plus ‘globales’. Sans s'exclure tout à fait, les deux positions ne sont pas non plus tout à fait conciliables : plutôt que de chercher à les concilier à tout prix ou, au contraire, à prolonger entre elles une confrontation un peu stérile, nous nous efforcerons simplement de développer ce qui, de notre propre point de vue, permet d'argumenter en faveur d'une possibilité de rôle cadratif pour des X suivis de l'ordre VS.
Nous nous appuierons pour ce faire sur des exemples issus de notre corpus de contes, où l'ordre XVS est largement attesté, voire, en certains endroits, conventionnalisé, même s'il reste minoritaire relativement à l'ordre XSV. Tous les exemples sont tirés du French Oral Narrative Corpus (cf. note 6) et les éléments qui nous intéressent apparaissent en gras. Le corpus comprend l'enregistrement de tous les contes ainsi que leur transcription avec encodage stylistique et syntaxique.Footnote 16 Pour cet article, nous avons travaillé surtout sur les transcriptions mais lorsque des facteurs prosodiques nous semblaient pertinents pour l'interprétation syntaxique (notamment l'intonation et d’éventuelles pauses non marquées dans la transcription) nous avons réécouté les enregistrements afin de pouvoir prendre ces facteurs en compte dans notre analyse.
4. ENCADREMENT ET ORDRE XVS DANS DES SECTIONS STRATEGIQUES DU CONTE ORAL
Dans notre corpus de contes, l'ordre XVS est en particulier conventionnalisé dans ces endroits stratégiques que constituent le début d'orientation et la complication (qu'il s'agisse de l'orientation et de la complication de l'histoire principale, ou d'une histoire emboîtée).
En début d'orientation, il s'agit de constructions stéréotypées du type de ‘Dans tel pays, à telle époque, vivait. . .’, comme en (7) :
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(7) Pokou 1 / Gilles Bizouerne
il y a bien longtemps près du lac Enkam vivait une tribu paisible de nos frères la personne qui gouvernait ce village était une femme elle s'appelait Pokou cette guerrière était respectée par tous
On notera que ce type de construction stéréotypée, presque formulaire, apparaît tout de suite comme un marqueur du genre discursif ‘conte’, dont l'emploi de ‘formules’ (tant au début qu'au cours du déroulement de l'histoire) est un trait stylistique bien connu.Footnote 17
Dans la complication, les exemples en question sont des exemples du type de (8) ou (9) :
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(8) Taverne de Galway / Anaïs Boyer
un jour euh avait été organisée une grande partie de chasse on avait fait sonner les cors les chiens avaient aboyé une biche une biche légère élégante est sortie des forêts
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(9) Ounamir / Gilles Bizouerne
puis ils ont continué leur chemin ils sont rentrés dans leur maison et ils ont commencé à vivre. les jours se sont écoulés tranquillement les semaines sont passées naturellement et les mois sont arrivés tendrement un soir est venu le moment du grand Aïd un mo- mois après le Ramadan l'homme de la famille tourne le mouton vers la mosquée et l’égorge. alors Ounamir a pensé à sa mère il s'est demandé. . .
Dans les deux cas (i.e. en début d'orientation ou dans la complication), les constituants temporel et/ou spatial en position initiale jouent un rôle structural majeur, au sens où ils signalent, dans le premier cas, le lancement de l'orientation (cf. (7)), ou dans le second cas, le lancement de la complication (cf. (8)) ou d'une subdivision de celle-ci (cf. (9)). Dans le cas de la complication, ce sont de façon privilégiée des constituants temporels (un jour, un soir, ce matin-là, etc) qui servent à lancer et relancer l'action. En début d'orientation en revanche, ce sont aussi bien les lieu et/ou temps du conte qui sont introduits : des lieu et temps qui, cependant, ne sont pas nécessairement donnés sur le même plan, dans une même position initiale. Ainsi, alors qu'en (7), le rôle de X dans la séquence XVS est tenu par une association de deux constituants initiaux, l'un temporel (il y a bien longtemps), l'autre spatial (près du lac Enkam), ce n'est plus le cas dans l'exemple suivant, qui est une autre version du même conte, racontée par le même conteur:
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(10) Pokou 2 / Gilles Bizouerne
il y a pas longtemps j'ai eu la chance d'aller en Afrique pour quelques mois en Afrique du nord en Afrique de l'ouest ce soir je vais vous raconter une histoire qu'on m'a racontée là-bas pour rendre hommage à la personne qui me l'a racontée pour rendre hommage à l'histoire écoutez donc l'histoire d'une femme reine noire à jamais restera dans le cœur la mémoire du peuple Baoulé du peuple Baoulé il y a bien longtemps vivait au bord du lac Enkam une tribu paisible de nos frères la reine qui se nommait Pokou régnait en maître sur les habitants elle était généreuse et d'une splendide beauté
Dans cette seconde performance de Pokou, le conteur reprend les mêmes constituants spatial et temporel qu'en (7), mais avec cette fois uniquement le constituant temporel il y a bien longtemps en position initiale : en (10) au bord du lac Enkam apparaît en position de complément postverbal, et est donc dépourvu de rôle structural. Comme l'a déjà noté Carruthers (Reference Carruthers2011) (cf. section 1), les conteurs n'apprennent pas les contes par cœur, mais mémorisent les événements principaux de la trame narrative : mémorisation étayée en performance par l'emploi des constituants spatiaux et temporels en amorce des différentes sections et sous-sections du conte. Ce que montre cet exemple (10), c'est qu'il suffit, en début d'orientation, d'un seul élément spatial ou temporel (ici en l'occurrence, temporel) en position initiale pour que cette fonction structurale d'amorce soit déclenchée. L'exemple (10), par ailleurs, met clairement en évidence que ce n'est pas la propriété de ‘début de conte’ mais bien de ‘début d'orientation’ qui importe. En (10) en effet, l'orientation est précédée d'une contextualisation (visite du conteur en Afrique), puis d'une formule de mise en valeur et justification (raison pour laquelle le conteur raconte ce conte ce soir-là) : en (10) donc, plus distinctivement encore qu'en (7), le constituant temporel il y a bien longtemps est utile à marquer le début de l'orientation.
De ces premières observations, on retiendra le rôle structural fort des constituants initiaux spatiaux et temporels dans les configurations étudiées, en début de section (orientation ou complication) ou en cours de section (complication) : rôle structural qui, rappelons-le, est essentiel dans la définition des cadres de discours (cf. section 2). Ce rôle structural, par ailleurs, correspond parfaitement, malgré la postposition du sujet, au rôle des introducteurs de cadres examinés dans Carruthers (Reference Carruthers2011), avec en particulier une même fonction de signalisation et de mémorisation.
Pour continuer d'explorer cette similarité de fonctionnement avec des introducteurs de cadre, nous allons dans ce qui suit analyser de façon distincte les cas du début d'orientation ou de la complication. Dans les deux cas en effet, les problèmes se posent différemment. Dans des exemples comme (8) ou (9), le constituant temporel antéposé (un jour ou un soir) est clairement un circonstant. Dans l'exemple (7), l'analyse des deux constituants antéposés, l'un temporel (il y a bien longtemps), l'autre spatial (près du lac Enkam), est moins claire : doivent-ils être tous deux regardés comme des compléments régis du verbe vivre? Suivant Milner (Reference Milner1989), le constituant spatial dans une tribu vivait au bord du lac Enkam (et donc aussi bien dans au bord du lac Enkam vivait une tribu) serait à analyser comme un complément identificateur (i.e. appelé ou régi) du verbe vivre.Footnote 18 Pour le constituant temporel dans une tribu vivait il y a bien longtemps ou il y a bien longtemps vivait une tribu, notre analyse serait également qu'il s'agit d'un complément régi.Footnote 19 Mais dans le cas où constituants temporel et spatial sont employés conjointement, nous ne savons pas si l'analyse peut rester la même pour chacun d'eux (au sens où chacun serait régi), ou si l'un seulement doit être regardé comme régi, et l'autre comme circonstant. Dans l'hypothèse où un seul serait à analyser comme complément régi, nous aurions tendance à privilégier, pour cette fonction, le constituant spatial. Ces questions mériteraient d’être développées bien plus longuement; nous allons cependant nous passer de tels développements qui, pour notre entreprise, ne seraient pas particulièrement pertinents. Ce qui nous importe en effet c'est qu'en début d'orientation, l'un au moins des constituants antéposés doive être considéré comme régi. Et ce que nous aimerions montrer c'est que, quelle que soit l'autonomie (ou le peu d'autonomie) syntaxique des constituants antéposés suivis de l'ordre VS en début d'orientation ou dans la complication – qu'ils soient compléments régis ou circonstants – ils gardent un rôle d'encadrement comparable à celui d'un circonstant suivi de l'ordre SV. Nous commencerons par examiner le cas du début d'orientation, avant d'explorer celui de la complication.
4.1 Ordre XVS en début d'orientation
Dans nos exemples de début d'orientation, le ou les constituants initiaux sont prototypiquement suivis, comme nous l'indiquions plus haut, du verbe vivre. C'est le cas de figure largement prédominant, tel que représenté en (7) et (10) ci-dessus, ou encore en (11) ci-dessous :
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(11) Le Roi et le Misérable / Annie Kiss
alors dans un lointain pays il y a fort longtemps vivait un roi un roi très riche très puissant on disait qu'il était juste dans ses jugements généreux avec les pauvres
D'autres verbes cependant peuvent avoir, dans ce même type de configuration, un fonctionnement comparable à celui de vivre. C'est par exemple le cas du verbe être en (12), postposé au constituant spatial sur la branche d'un arbre:
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(12) Le Coq et le Renard / Isabelle Sauvage
et écoute-moi bien sur la branche d'un arbre était une sentinelle un vieux coq adroit et matois frère dit un renard adoucissant sa voix
Dans tous les cas répétons-le, avec être aussi bien que vivre, et qu'il y ait un seul ou deux constituants initiaux, le problème est le même : l'un au moins des constituants initiaux est, d'un point de vue proprement syntaxique, un complément régi, dépourvu d'autonomie et donc théoriquement rebelle au rôle d'encadrement discursif. Le second constituant initial éventuel (par exemple, il y a fort longtemps en (11)) peut être regardé, comme nous le disions plus haut, comme un circonstant (a priori donc plus autonome). Dans ce qui suit cependant, nous nous concentrerons sur le rôle des compléments régis, en nous appuyant sur des exemples comportant à chaque fois un seul constituant initial X. Car si nous parvenons à montrer qu'un constituant initial complément régi (X) suivi de l'ordre VS peut être cadratif, nous pourrons admettre qu’a fortiori, le second constituant initial circonstant (X’) l'est également.Footnote 20 Notre argument majeur en faveur du rôle cadratif de X en début d'orientation, c'est l'importance de son rôle structural soulignée plus haut en termes généraux. Nous nous appliquerons plus précisément ci-dessous à rassembler des éléments susceptibles de relativiser, d'un point de vue discursif, l'obstacle que serait censé constituer l'absence d'autonomie syntaxique de X.
4.1.1 Autonomie syntaxique versus autonomie discursive
Examinons l'exemple suivant :
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(13) La Chemise magique / Ralph Nataf
en Russie en Russie vivait une femme avec son fils et partout autour d'elle elle demandait elle aimait beaucoup son fils alors partout autour d'elle elle demandait vous avez un métier facile pour mon fils un métier facile pour mon fils vous n'auriez pas un métier facile pour mon fils un un un métier facile pour mon fils
Dans cet exemple, le constituant spatial en Russie est d'abord posé seul pour lancer la section d'orientation, avant d’être répété à l'initiale de la séquence d'ordre VS vivait une femme avec son fils. Cette première mention du constituant spatial, isolée prosodiquement par une pause,Footnote 21 va dans le sens de son détachement vis-à-vis du syntagme verbal qui suit. Or comme le soulignent Fuchs et Fournier (Reference Fuchs and Fournier2003) (cf. notre introduction), ce détachement est normalement incompatible avec l'ordre XVS, ainsi qu'en témoigne, à l’écrit, l'absence de virgule après X. Dans nos exemples de contes oraux, il n'est pas question de virgules : mais d'autres moyens y sont mis en œuvre, qui sont autant d'indices de segmentation discursive. La mise en exergue préliminaire, ici, de en Russie, nous semble faire partie de ces moyens. Ainsi détaché, tout en restant régi, le constituant spatial en Russie y gagne un statut particulier, et en particulier une autonomie vis-à-vis du syntagme verbal qui, si elle n'est pas syntaxique, est au moins discursive. Cette autonomie discursive est, selon nous, un argument supplémentaire en faveur du rôle cadratif du constituant spatial initial.
On soulignera par ailleurs que le détachement du constituant spatial ou temporel initial apparaît comme un procédé régulier de début d'orientation. On le retrouve par exemple en (14) :
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(14) Nouvelle de A. Allais / Muriel Bloch
c'est l'Ecosse hein [audience some laughter] c'est l'Ecosse le chaud le froid le vent si vous y êtes bien en Ecosse on peut y rester vous choisissez sinon on peut aller plus à l'ouest encore plus à l'ouest mais on peut rester en Ecosse si vous le sentez [audience some laughter] (eh) bien tenez à la même époque que Hare et Burke. à Paris. qui racontait cette histoire ? qui était friand de Hare et Burke un certain Alphonse Allais qui lui-même disait l’époque Eros n'en parlons plus [pause] [audience some laughter] oui mais enfin Boulevard Haussmann [audience; indecipherable] sur les grands boulevards vivaient Raoul et Marguerite et Raoul et Marguerite furent quand même très célèbres sur les grands boulevards. . .
Dans cet exemple, l'orientation n'apparaît pas tout à fait au début de l'enregistrement du conte : elle est précédée par un échange au cours duquel la conteuse s'adresse à l'assistance, et qui fait le lien avec le conte précédent (situé en Ecosse et concernant les personnages de Hare et Burke). Mais ce qui nous intéresse plus particulièrement, c'est qu’à la fin de cette section de transition, on retrouve en (14) une première mention de la localisation spatiale au moyen d'un syntagme nominal autonome, nettement détaché par une pause de la part de la conteuseFootnote 22 (pause qui donne lieu à un segment indéchiffrable de la part de quelqu'un dans l'assistance) : le syntagme nominal Boulevard Haussmann (dont on comprend qu'il a valeur de localisation spatiale). Là encore, comme en (13), cette première mention participe d'une mise en exergue de la localisation spatiale, laquelle est ici reprise sous la forme du syntagme prépositionnel englobant sur les grands boulevards, lui-même détaché prosodiquement par une deuxième pause,Footnote 23 avant d’être suivi de la séquence vivaient Raoul et Marguerite. Et là encore, on arguera qu'un tel procédé va dans le sens d'une autonomisation du terme de localisation, et donc d'une analyse en termes d'encadrement.Footnote 24
On finira sur ce point en signalant que le procédé admet des variantes, en particulier celle qui consiste à introduire, dans un ou plusieurs énoncé(s) séparé(s) préalables à l'orientation, le constituant temporel ou spatial qui sera repris dans celle-ci. C'est le cas dans les deux exemples suivants :
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(15) L'Héritier de l'Empereur /Annie Kiss
alors euh voilà ça s'est passé il y a fort longtemps en Chine à cette époque vivait un empereur qui n'avait pas d'enfants il avait eu plusieurs épouses pourtant mais aucune ne lui avait donné d'héritier
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(16) Nikorima / Annie Kiss
alors là tendez-moi bien vos oreilles écoutez le fil de mes paroles qui va vous emmener dans un village fortifié au sommet de l’île nous sommes en pays maori oui c'est un village fortifié et dans ce village vivent beaucoup de gens des femmes des vieillards des enfants et beaucoup de guerriers aussi or les guerriers maoris ils se ressemblent tous
Au lieu d’être préalablement posés (sous une même forme, ou une forme proche) comme des constituants isolés, les syntagmes à cette époque ou dans ce village sont ici annoncés dans une (plus ou moins longue) séquence introductive. En (15), la séquence ça s'est passé il y a fort longtemps en Chine pose un cadre à la fois temporel (il y a fort longtemps) et spatial (en Chine), dont seul l’élément temporel est repris en début d'orientation, via le syntagme anaphorique à cette époque: à cette époque vivait un empereur qui n'avait pas d'enfants. En (16), la conteuse commence par attirer l'attention de son public sur un village fortifié au sommet de l’île (un village dans lequel elle l’emmène, sur lequel elle insiste – oui c'est un village fortifié). Puis c'est là encore par un renvoi anaphorique au référent préalablement introduit (via le constituant spatial dans ce village) qu'est lancée la section d'orientation : dans ce village vivent beaucoup de gens. La formulation un peu ambiguë dont nous nous servons ci-dessus – ‘poser un cadre’ – ne suffit certes pas à assurer que le constituant anaphorique qui suit a, effectivement, une fonction d'encadrement spatial ou temporel. Nous pensons cependant que l'introduction séparée, préalable à la séquence XVS, d'un temps et/ou d'un lieu auquel X renvoie – signalant en même temps la clôture de cette introduction, et le lancement de l'orientation – contribue à renforcer le rôle structural de X, et donc sa potentialité cadrative.
4.1.2 Proximité avec des exemples d'ordre XSV
Un autre argument en faveur du rôle cadratif de X est le parallélisme de fonctionnement entre séquences d'ordre XVS ou d'ordre XSV. Examinons en ce sens l'exemple (17) :
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(17) Conte juif /Gilles Bizouerne
[music begins] dans ce pays lointain vivait un sultan qui régnait en maître sur sa région aux alentours de sa capitale un peuple vivait là dans la misère des immigrés juifs leurs maisons ressemblaient à des amas de tôle et de bois posés les uns sur les autres leur seule compagne était la pauvreté ils pouvaient travailler mais ils ne gagnaient pas d'argent ou peu [music ends] dans cette colonie vivait un vieil homme qui comptait dans sa famille cinq enfants il était porteur d'eau
Ce qui est frappant, dans cet exemple, c'est d'abord la juxtaposition des deux constructions XVS (dans ce pays lointain vivait un sultan qui. . .) et XSV (aux alentours de sa capitale un peuple vivait là dans la misère). La première construction relève du cas prototypique mentionné plus haut de postposition du sujet à la suite du verbe vivre. Dans la seconde, le basculement vers une antéposition du sujet correspond à ce que le verbe vivre est cette fois doté du complément (non effaçable) dans la misère:Footnote 25 la présence de ce complément essentiel a pour effet de redonner une autonomie syntaxique au constituant spatial initial (aux alentours de sa capitale), et d'interdire la postposition du sujet.Footnote 26 Dans cette seconde construction, donc, il s'agit clairement d'un cas classique d'encadrement. Et entre les deux constructions, le parallélisme de fonctionnement discursif nous semble s'imposer. On aurait du mal en effet à dire que aux alentours de sa capitale est ‘plus’ un introducteur de cadre que dans ce pays lointain, alors que dans ce pays lointain est dans la position la plus stratégique du tout début d'orientation, et que du point de vue de la granularité, ce que dénote aux alentours de sa capitale est une partie de ce que dénote dans ce pays lointain – ce qui fait du cadre introduit par aux alentours de sa capitale un sous-cadre du cadre introduit par dans ce pays lointain. En refusant, pour ce dernier cas, le statut de ‘cadre’, on se priverait de reconnaître la hiérarchie des cadres qui nous semble ici pourtant parfaitement structurer cet exemple.
On remarquera également la présence, dans ce même exemple (17), d'un troisième constituant spatial en position initiale (dans cette colonie), de nouveau suivi d'une séquence d'ordre VS (vivait un vieil homme qui. . .). Même si l'on ne se trouve plus, ici, en début d'orientation, on considérera qu'il s'agit d'un redémarrage de l'orientation – autrement dit, du début d'une seconde partie de l'orientation (où l'on passe d'une description générale de la vie des habitants aux spécificités de la vie du vieil homme). Ce nouveau début, d'ailleurs, est marqué par l'arrêt de l'accompagnement musical, lequel renforce le rôle structural du constituant spatial initial dans cette colonie. C'est-à-dire que là encore, clairement, on retrouve toutes les conditions de l'encadrement (ou sous-encadrement), aussi bien que dans les deux cas précédents.
4.2 Ordre XVS versus XSV dans la complication
Comme nous l'avons expliqué dans la Section 3.2 ci-dessus, selon Fuchs et Fournier (Reference Fuchs and Fournier2003), l'encadrement est impossible dans tous les contextes où le constituant spatio- temporel est suivi de l'ordre VS, du fait du manque d'autonomie de ce constituant, même s'il s'agit d'un circonstant (qui donc n'est pas régi par le verbe). Or dans la complication des contes, on trouve des cas de X circonstant suivi de l'ordre VS qui, tout en étant quantitativement minoritaires,Footnote 27 ressemblent fortement aux cas classiques d'encadrement traités dans Carruthers (Reference Carruthers2011), tant au niveau de l'autonomie du circonstant qu'au niveau de sa fonction discursive :
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(18) Taverne de Galway / Anaïs Boyer
raconte ton histoire et pour la cinquième nuit Brian a raconté dans le Kerry il y avait un jeune comte le comte de la vallée. il aimait beaucoup la chasse un jour euh avait été organisée une grande partie de chasse on avait fait sonner les cors les chiens avaient aboyé une biche une biche légère élégante est sortie des forêtsFootnote 28
L'exemple (18) représente le début d'une histoire emboîtée. Le conte intitulé ‘La Taverne de Galway’ est extrêmement long (de loin le plus long du corpus: 45 minutes) et est constitué de plusieurs contes emboîtés, chacun raconté par Brian au cours d'une série de soirées. Dans (18), comme dans la majorité des histoires emboîtées de ce conte, l'orientation est très courte : ‘dans le Kerry il y avait un jeune comte le comte de la vallée. il aimait beaucoup la chasse’.Footnote 29 Après l'orientation, c'est le syntagme un jour qui lance la complication de l'histoire. Comme l'avait remarqué Carruthers (Reference Carruthers2011), ce type de constituant temporel (marquant un moment du jour ou de la nuit, comme un matin ou le soir) est typiquement cadratif et est employé très fréquemment pour lancer la complication des contes. Mais dans (18), au lieu de trouver l'ordre typiquement associé à l'encadrement (ordre SV : une grande partie de chasse avait été organisée), c'est l'ordre VS qui est attesté (à savoir : avait été organisée une grande partie de chasse).
Dans les exemples (19) et (20) il s'agit du même phénomène que dans (18) :
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(19) Justice et Injustice / Elisabeth Calandry
on dit on dit qu'au tout début les rois étaient justes on dit que les rois étaient justes même si peut-être ils n'avaient pas beaucoup de pitié on dit qu'ensuite les rois ont évolué qu'ils ont changé ils se sont corrompus on dit on dit quele premier roi qui s'est corrompu c’était un roi de Perse Yazdadjird il s'appelait Yazdadjird était un roi puissant et peut-être parce qu'il était puissant l'orgueil l'avait gagné tant d'orgueil qu'il n’écoutait plus rien autouretYazdadjird ne craignait plus rienmême pas Dieu. autour de lui les gens avaient peur. autour de lui les gens baissaient la tête un jour devant le palais de Yazdadjird est arrivé un cheval un beau cheval. un cheval plus parfait que tout ce qu'on pouvait imaginer. le cheval trottait devant le palais
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(20) Conte merveilleux – Zahara / Florence Desnouveaux
Bonsoir par une nuit douce claire un jour est née une petite fille son père un grand homme quand il l'a vue il lui a donné pour nom Zahara
Dans le cas de (19), l'orientation est relativement longue. Après quelques généralités sur les rois, il s'agit d'une description du caractère du roi Yazdadjird suivie du lancement de la complication par le constituant temporel un jour, lui-même suivi de l'ordre VS (est arrivé un cheval).Footnote 30 Dans (20), il n'y a pas d'orientation du tout: on entre directement dans la complication de l'histoire avec deux constituants temporels associés (par une nuit douce claire et un jour),Footnote 31 suivis de l'ordre VS (est née une petite fille).
Notons également que dans ces exemples, les verbes qui sont antéposés au sujet sont des verbes qui sont fortement associés à la construction XVS. À la suite de Levin et Rappaport Hovav (Reference Levin and Rappaport Hovav1995), Cornish (Reference Cornish2001 et Reference Cornish, de Groot and Hengeveld2005) aussi bien que Marandin (Reference Marandin and Godard2003) soulignent la fréquence de cette construction XVS avec des verbes d’émergence, d'apparition ou de disparition comme sortir, arriver, venir, jaillir, surgir, apparaître, disparaître, naître, descendre, suivis d'un sujet en position de focus. Ce type de configuration favorable à la postposition du sujet est donc également particulièrement compatible avec une fonction discursive de ‘lancement de section’ puisqu'il permet au conteur / à la conteuse d'introduire un nouveau personnage ou un nouvel événement dans l'histoire.
Selon Fuchs et Fournier, dans des exemples avec ordre XVS tels que (18), (19) et (20) – même dans des cas, donc, où X est un circonstant clairement non-régi par le verbe –, X ‘ne peut jamais à lui seul introduire un cadre marquant une rupture par rapport au contexte antérieur’ (2003 : 107). Pourtant les exemples (18), (19) et (20) présentent effectivement des cadres dans ce sens-là, employant le même type de constituant temporel et avec la même fonction structurale (de lancer la complication après l'orientation) que les cadres analysés dans Carruthers (Reference Carruthers2011) avec l'ordre SV, comme en (21), (22) et (23) :
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(21) Conte Juif/ Gilles Bizouerne
[music begins] dans ce pays lointain vivait un sultan qui régnait en maître sur sa région aux alentours de sa capitale un peuple vivait là dans la misère. des immigrés juifs. leurs maisons ressemblaient à des amas de tôle et de bois posés les uns sur les autres leur seule compagne était la pauvreté ils pouvaient travailler mais ils ne gagnaient pas d'argent ou peu dans cette colonie vivait un vieil homme qui comptait dans sa famille cinq enfants il était porteur d'eau tôt le matin il partait tard le soir il revenait pour seule nourriture il rapportait une miche de pain coupée en six parts égales il en restait peu un matin désespéré de cette situation et de sa vie il a décidé de changer le cours des choses alors il est parti au marché
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(22) Le Fils du Roi et le Corbeau/ Evelyne Cévin
il était une fois un fils de roi qui voulait connaître le monde un matin il partit avec pour seule compagnie celle d'un serviteur fidèle et c’était (/ils étaient) à cheval. ils firent beaucoup de chemin ils traversèrent des villes des campagnes
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(23) Le Savetier du Caire/Anaïs Boyer
il y avait dans cette ville du Caire un savetier il y a pas si longtemps de ça il était pauvre oh il passait son temps à rapetasser toute la journée des des vieilles chaussures toutes éculées des chaussures de pauvres quoi il s'appelait Marouf vous le connaissez il était bien connu dans le souk euh chez ses voisins pour sa bonne humeur sa gentillesse toujours le sourire Marouf et il avait une femme une femme [sigh] enfin une femme euh [sigh] on pourrait dire que c’était un chef-d’œuvre de perfidie [audience some laughter] menteuse euh méchante euh atrabillaire acariâtre belliqueuse calamiteuse euh [audience some laughter] et et Marouf euh il tremblait devant elle il devait pas connaître l'histoire de ce bûcheron qui lui avait réussi à se débarrasser de sa femme en la jetant dans un puits à sa demande mais cette histoire se passait à Bagdad et Bagdad est loin du Caire [audience some laughter] ce matin-là Marouf s'apprêtait à partir pour le souk et sa femme lui a dit
Dans ces exemples, contrairement aux exemples avec l'ordre VS, il n'y a pas introduction d'un nouveau personnage. L'ordre SV favorise, au contraire, la présence d'un sujet anaphorique, qu'il soit pronominal (il en (21) et (22)) ou nominal (Marouf en (23)). Autrement dit, avec l'ordre SV, le référent du sujet n'est pas nouveau, mais maintenu dans la mémoire de l'interlocuteur. Cette différence, cependant, n'empêche pas le parallélisme entre les exemples de l'ordre SV (exemples (21), (22), (23)) et ceux de l'ordre VS (exemples (18), (19), (20)). Dans tous ces exemples, en effet, le type de constituant temporel en jeu, en combinaison avec sa fonction structurale très forte, semble favoriser une interprétation d'encadrement, que l'ordre soit SV ou VS (et donc, que le sujet soit anaphorique ou non), permettant ainsi de supplanter l'aspect non cadratif classiquement attaché à la postposition du sujet.
On trouve également des exemples d'encadrement avec un circonstant et l'ordre VS dans un deuxième contexte familier, à savoir, avec la fonction structurale de subdiviser la complication en mini-épisodes (voir Carruthers, Reference Carruthers2011), comme dans l'exemple (9) déjà mentionné en début de section 4:
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(9) Ounamir / Gilles Bizouerne
puis ils ont continué leur chemin ils sont rentrés dans leur maison et ils ont commencé à vivre. les jours se sont écoulés tranquillement les semaines sont passées naturellement et les mois sont arrivés tendrement un soir est venu le moment du grand Aïd un mo- mois après le Ramadan l'homme de la famille tourne le mouton vers la mosquée et l’égorge alors Ounamir a pensé à sa mère il s'est demandé
Dans cet exemple, on est en plein milieu de la complication de l'histoire et le constituant temporel un soir marque le début d'une nouvelle sous-section ou un nouvel épisode dans la trame narrative. Ce qui semble décisif dans cet exemple, comme en (21), (22) et (23), c'est surtout l'usage d'un constituant temporel typiquement cadratif (un soir) en combinaison avec sa fonction structurale très claire et parallèle aux exemples discutés dans Carruthers (Reference Carruthers2011). De la même façon en (24), où la complication est également longue, le constituant une ou deux heures plus tard lance un épisode où le géant sera protagoniste:
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(24) Le Corbeau et la Princesse / Evelyne Cévin
alors une ou deux heures plus tard est arrivé un géant il était encore plus grand que l'autre dis-donc. quand il a vu le petit bonhomme il s'en est saisi
L'exemple (25) est situé également au milieu d'une complication très longue où il y a quinze cadres / sous-sections (Carruthers, Reference Carruthers2011), dont la plupart sont introduits par un adverbial cadratif suivi de l'ordre SV. Mais un des introducteurs de cadre dans cette complication contient l'ordre VS :
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(25) Le Fils du Roi et le Corbeau / Evelyne Cévin
en entrant le serviteur confia à l'aubergiste le corbeau mort pour qu'il le prépare pour le dîner et puis ils s'installèrent dans un coin de la salle un peu comme ici pour se reposer se boire un coup manger quelques châtaignes en attendant le repas ce qu'ils ne savaient pas c'est que cette auberge était un repaire d'assassins de bandits qui ne pensaient qu’à tuer et dévaliser les voyageurs avec la nuit qui était arrivée vinrent douze brigands ils se mirent à table et avec eux il y avait l'aubergiste et puis la sorcière qui étaient là aussi.
Un troisième type d'usage de constituant temporel suivi de l'ordre VS correspond également aux exemples analysés dans Carruthers (Reference Carruthers2011) avec l'ordre SV : ‘frame introducers can frame parallel episodes’ (2011 : 498). Ce sont des exemples de sous-sections ou d’épisodes parallèles dans la complication du conte (normalement trois épisodes parallèles), chacun introduit par le même adverbial cadratif mais avec un développement différent pour l’évolution de l'histoire. Dans l'exemple (26), trois épisodes parallèles sont introduits par la même formule, à savoir le circonstant à deux heures très précises,Footnote 32 et dans chaque cas, ces épisodes (ou sous-cadres) sont situés au milieu de cadres très typiques introduits par des constituants temporels tels que le lendemain ou le troisième jour, etc. :
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(26) Le Corbeau et la Princesse / Evelyne Cévin
[yawning: oh ici je vais m'allonger un peu] [yawning: ça je ne dormirai pas] mais je vais m'allonger un petit peu et sitôt allongé sitôt endormi. alors à deux heures très précises arriva le carosse tiré par quatre chevaux blancs et dans le carosse le corbeau était triste car il savait que l'homme dormait. pourtant elle descendit elle essaya de le secouer mais en vain il dormait trop profondément et le corbeau repartit. le lendemain il se retrouva encore sur son tas d’écorces il (n’)était pas très loin de deux heures le soleil tapait encore plus fort et la vieille de nouveau arriva avec un verre d'eau si frais une petite gorgée ça n'engage à rien ce n'est qu'une goutte qu'il absorba ce jour-là mais cette goutte le rendit si lourd si lourd ah cette fois il ne s'allongea pas mais demeura assis même assis on peut dormir dans certains cas et il s'endormit aussitôt qu'il fut assis et à deux heures très précises arriva le carosse tiré par quatre chevaux roux et dans le carosse le corbeau était triste car il savait que l'homme dormait elle descendit le secoua mais en vain et le corbeau repartit. le troisième jour l'homme savait bien qu'il avait dormi il était absolument décidé à ne rien prendre rien boire rien manger et il était oh très près de deux heures sur son tas d’écorces. cette fois ce ne fut pas un verre d'eau que la vieille lui apporta mais un verre de vin ah le parfum du vin était su subtil si magnifique si merveilleux qu'il ne pût résister il s'en but une bonne lampeé et sitôt qu'il eut bu il s'effondra endormi alors à deux heures très précises arriva le carosse noir tiré par quatre chevaux noirs et dans le carosse noir tiré par quatre chevaux noirs le corbeau était triste car il savait que l'homme dormait. elle descendit du carosse ne chercha même pas à le secouer ni à le réveiller
Notons que dans les exemples (9), (24), (25) et (26), il s'agit également du même groupe de verbes d’émergence, d'apparition ou de disparition que dans les exemples (18), (19) et (20), notamment les verbes arriver et venir, lesquels sont fréquemment attestés avec l'ordre VS qui, à son tour, est parfaitement compatible avec une fonction discursive d'introduction d'un personnage ou d'un événement (voir plus haut).
On retiendra que les exemples (18) à (20) et (9) et (24) à (26) apparaissent comme des exemples clairs d'encadrement, employant le même type de constituant temporel et avec les mêmes fonctions structurales que (21), (22) et (23) et les autres exemples discutés dans Carruthers (Reference Carruthers2011). On précisera également que les circonstants temporels à l'initiale suivis de l'ordre VS peuvent fonctionner comme des cadratifs indépendamment des contraintes qui, selon Fuchs et Fournier (Reference Fuchs and Fournier2003), devraient accompagner ce genre d'usage. Nos exemples en effet sont loin de témoigner de façon systématique de cet effet de ‘symétrie’ dont on a vu qu'il est invoqué par Fuchs et Fournier (cf. notre section 3.2) : il peut y avoir (cf. exemple (26)) mais il n'y a pas nécessairement, dans le contexte environnant, de ‘vrais’ cadratifs (suivis de l'ordre SV) avec lesquels nos circonstants temporels pourraient entrer en résonance. L'encadrement avec ordre XVS apparaît plutôt selon nous comme une variante de l'encadrement : une variante qui est certes, comparativement, moins représentée que l'ordre XSV,Footnote 33 mais qui existe néanmoins.
5. CONCLUSION ET PERSPECTIVES
Notre conclusion consistera à souligner l'apport de notre corpus de contes à l’évolution du regard sur l'encadrement, et plus particulièrement à la relativisation du critère de l'autonomie syntaxique liée à une antéposition du sujet. De la même façon que la primauté accordée au rôle structural de l'encadrement permet, dans des textes narratifs, de minorer le critère véridictionnel, de même ce rôle structural semble pouvoir supplanter, à certains endroits stratégiques des contes oraux, la contrainte syntaxique d'un ordre XSV versus XVS (pour des X à caractère temporel ou spatial).
Il resterait cependant, pour prolonger notre étude, à explorer un certain nombre de pistes que nous n'avons pas pu aborder ici. Ainsi, alors que notre investigation est basée sur un corpus de contes oraux, les mêmes questions seraient à examiner dans un corpus écrit. Notre intuition est que nos conclusions sont liées surtout au genre ‘conte’ et qu'elles seraient éventuellement applicables à un corpus de contes écrits, mais ceci serait à vérifier par une analyse ultérieure. Quoi qu'il en soit, il est clair que ce type de construction XVS représente une oralité ‘anormale’, dans la mesure où on ne le trouve quasiment pas dans l'oral quotidien. Il s'agit donc d'un ‘oral de conte’, peut-être même d'un ‘oral de nouveau conte’,Footnote 34 mettant au jour de nouvelles formes de narration orale.
Par ailleurs, la question du détachement prosodique éventuel du constituant spatial ou temporel, que nous avons mentionnée à plusieurs reprises, serait à considérer plus attentivement. Un tel détachement, en effet, tendrait à rapprocher nos constructions orales des constructions écrites X, VS étudiées par Fuchs (Reference Fuchs, Sarda, Carter-Thomas, Fagard and Charolles2014), où X, constituant initial spatial ou temporel, est séparé de la séquence VS par une virgule. À propos de ces cas hors norme, ‘non-canoniques’,Footnote 35 qu'elle continue de regarder comme non cadratifs,Footnote 36 Fuchs évoque une possible évolution, récente, du français écrit courant. La question d'une évolution (en cours) du français, qui tendrait à autoriser – dans des contextes favorables tels celui de nos contes oraux – un rôle d'encadrement pour un élément initial détaché suivi de l'ordre VS, serait à poser;Footnote 37 on notera cependant que la mise en équivalence entre pause à l'oral et virgule à l’écrit reste très problématique.
Il faudrait également revenir sur, et tâcher de mieux caractériser, les éventuelles différences de fonctionnement entre constituants initiaux temporels et spatiaux (qu'ils soient ou non juxtaposés) en début d'orientation. Il faudrait, enfin, s'interroger sur ce que deviendrait notre analyse appliquée à des constructions d'ordre XVS dans des sections non stratégiques du conte. Ainsi, pour un exemple tel que (27) qui n'apparaît pas en début d'orientation, le faible rôle structural du double constituant temporel et spatial toujours près de lui nous amènerait à lui refuser un rôle d'encadrement:
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(27) Zobeida / Jacqueline Guillemin
le lendemain il s'est levé il s'est habillé il est allé au bazar et il a appris le métier de marchand de perles puis il a acheté une boutique il a vendu des perles il en a acheté il est devenu un marchand respectable et toujours près de lui vivait le singe qui partageait sa vie qui mangeait avec lui qui buvait avec lui qui dormait près de lui et un jour le singe lui a fait signe il voulait qu'Abu Mohammed lui apporte du papier
Mais dans quelle mesure l'ordre XVS (associé au faible rôle structural de X) serait-il ici en cause ? Avec un ordre XSV en effet – tel qu'on le trouverait, par exemple, dans toujours près de lui on voyait un singe qui partageait sa vie qui mangeait avec lui [. . .] –, le rôle cadratif de X nous apparaîtrait également peu assuré. C'est-à-dire que là encore, le critère syntaxique ne nous paraît pas déterminant, au regard du rôle (en l'occurrence, du manque de rôle) structural. Nous avons conscience cependant que la question, qui revient sans cesse, d'un équilibre entre critères syntaxiques et discursifs de l'encadrement, est restée tout au long de notre étude insuffisamment posée, insuffisamment explicitée. Dans les exemples auxquels nous nous sommes intéressées, la prédominance du rôle structural apparaissait assez clairement pour qu'on puisse trancher en faveur d'un rôle cadratif. Dans d'autres exemples, l'interaction des différents critères, la pondération à donner à chacun d'entre eux, seraient plus difficile à démêler, et à mesurer. Peut-être faudrait-il introduire, dans la définition de l'encadrement, une notion de continuum – du moins cadratif au plus cadratif – selon le nombre et l'importance des critères qui seraient ou non satisfaits. Peut-être, au contraire, cette notion de continuum ne ferait-elle qu'obscurcir, jusqu’à risquer de vider de son sens, l'hypothèse initiale de Charolles. Ces questions qui se posent à nous, au terme de notre étude, nous les laissons en suspens, appelant à une réflexion ultérieure.