Faute de marché, il se publie malheureusement trop peu d'ouvrages de qualité en français dans le domaine des relations internationales. C'est pourquoi le livre dirigé par Stéphane Roussel, qui met en scène une douzaine de spécialistes débattant des contours d'une hypothétique «culture stratégique canadienne» sous différents angles théoriques, mérite qu'on lui porte une attention particulière.
Le directeur de l'ouvrage part de l'idée qu'il existerait, «au Canada, un discours persistant et relativement cohérent, fondé sur les particularités historiques et géographiques du pays, reflétant un certain nombre de valeurs et d'intérêts dits «nationaux», qui guiderait la formulation des politiques de défense et le fonctionnement des institutions militaires» (9). Dans la foulée de ses travaux précédents, Roussel dégage les trois axes principaux de cette culture stratégique canadienne : le «royaume pacifique», l'«internationalisme» et «l'allié fidèle».
Le chapitre théorique, rédigé par Roussel et David Morin, se veut une exploration des vifs débats engendrés par la notion de culture de sécurité ou stratégique au cours des dernières décennies. Reprenant pour l'essentiel le récit offert par Alastair Iain Johnston autour des «trois générations» d'écrits à ce propos, les auteurs distinguent trois approches principales : contextualiste, instrumentaliste et causale. Bien que cette typologie ait le mérite d'exposer la diversité ontologique et épistémologique qui subsiste à ce jour parmi les utilisateurs du concept, il est un peu dommage que les auteurs se soient contentés de reprendre, à quelques virgules près, le cadre de Johnston, pourtant déjà vieux de quinze ans. Par exemple, le lecteur est certainement en droit de se demander si l'École de Copenhague, aujourd'hui dominante en Europe grâce à son concept de «sécurisation», ne forme pas une «quatrième génération» bien établie de travaux autour de la culture de sécurité.
Par ailleurs, dans les dernières années, de nombreux auteurs se sont réapproprié la notion de culture comme ensemble de pratiques sémiotiques, accentuant de ce fait son caractère processuel, contesté, stratégique et performatif. Ces développements théoriques essentiels sont malheureusement ignorés par Roussel et Morin. Dans le chapitre suivant, David Haglund fait pourtant bien référence à l'idée de William Sewell selon laquelle la culture est «la dimension sémantique des [pratiques] sociales» (48). Célébrant la nature contestée du concept de culture stratégique, Haglund propose de l'opérationnaliser à la fois comme contexte dans la formulation de la politique de défense et comme cognition dans la prise de décision.
Le chapitre de David Grondin cherche à mettre en évidence les rouages politiques du discours théorique sur la culture stratégique. Ce chapitre a l'avantage de pousser plus loin la réflexion théorique entamée par Roussel et Morin, notamment en saisissant mieux la portée constitutive de la culture stratégique en relations internationales. En mesurant toute la performativité des pratiques discursives de la culture stratégique, Grondin fait preuve d'une cohérence théorique à émuler. Cela dit, une fois le travail de déconstruction des écrits de Colin Gray complété, le lecteur est en droit de se demander quelle devrait maintenant être la prochaine étape dans l'analyse de la culture stratégique si tant est que la critique théorique ne saurait être une fin en soi. Aussi valable que soit l'idée qu'«écrire la culture stratégique, c'est écrire la culture de la stratégie d'un État», il n'en demeure pas moins utile – même (surtout?) à l'aune de l'éthique de responsabilité envers l'Autre qu'épouse Grondin – de poursuivre l'analyse empirique des techniques de production et des contextes sociopolitiques par et dans lesquels prennent forment les pratiques stratégiques.
C'est d'ailleurs un peu ce que fait le chapitre de Kim Richard Nossal, qui cherche non pas à définir «la» culture stratégique canadienne – un acte performatif difficile à justifier sur le plan épistémologique, comme le note Grondin – mais plutôt à restituer les débats politiques canadiens autour de la teneur exacte du «royaume» à protéger. Sur la base de documents primaires et secondaires, l'auteur retrace habilement l'évolution de la pensée stratégique au cours des décennies pour mieux souligner la contraction progressive de son domaine d'application,une tendance que semble confirmer l'opposition grandissante de l'opinion publique canadienne aux opérations militaires conduites en sol afghan.
Les chapitres de William Hogg et David Bland constituent des critiques tranchantes de l'internationalisme ambiant au Canada. Le premier auteur s'insurge contre la persistance «pathologique» du «fonctionnalisme» comme mode de pensée dominant chez les dirigeants du pays, cela en dépit de l'évolution de la «réalité mondiale». Le second, pour sa part, dénonce la fermeture des élites dirigeantes à la «planification rationnelle» qu'effectuent les militaires sur la base du «gros bon sens» (138). Aussi intéressante que soit la contribution d'auteurs réalistes au débat sur la culture stratégique, il est regrettable qu'ils n'aient pu prendre le recul nécessaire et constater que la realpolitik forme, elle aussi, un «ensemble cohérent de présupposés concernant l'usage de la force armée». Autrement dit, la proverbiale réalité qu'invoquent Hogg et Bland est le produit d'une culture stratégique mieux connue sous le vocable euphémisant de «réalisme».
Les chapitres de Michel Fortmann et Martin Larose puis de Roussel et Charles-Alexandre Théorêt sont parmi les plus intéressants du livre. Sur la base d'une analyse empirique fouillée, chacun révèle des aspects insoupçonnés de la culture stratégique au Canada. Tout d'abord, Fortmann et Larose démontrent que les idées mises de l'avant par Trudeau au lendemain de son accession au pouvoir à la fin des années soixante n'étaient pas particulièrement radicales, mais reflétaient plutôt l'air du temps au sein de l'intelligentsia. Puis, Roussel et Théorêt établissent qu'en dépit de ses objectifs de dissociation de l'expérience canadienne, le discours souverainiste québécois en matière de politique de défense s'aligne particulièrement bien sur la pensée dominante du Rest of Canada. Dans ces deux chapitres, le concept de culture stratégique est savamment opérationnalisé afin de déboulonner certaines idées reçues. À ce titre, l'analyse du plus récent énoncé de politique étrangère canadienne (2005) proposée par Justin Massie a également le mérite d'y relever d'intrigantes incohérences, à commencer par la célébration simultanée d'une vocation pacifiste et d'une histoire militaire riche en succès.
Pour terminer, le directeur de l'ouvrage risque quelques conclusions autour de la nature «postmoderne» du Canada (par exemple, le fait que sa pensée stratégique vise moins la défense du territoire national que la contribution à la responsabilité globale de protéger). S'il accepte l'idée que l'internationalisme forme le socle de la culture stratégique au Canada, Roussel ajoute néanmoins que des cultures de rechange existent, entrouvrant ainsi la porte à une vision plus fluide des influences intersubjectives sur la conduite de la politique de défense à Ottawa.
Il demeure néanmoins surprenant que l'une des conclusions principales du livre soit que la culture stratégique constitue «un obstacle au bon fonctionnement d'une méthode rationnelle de planification et de prise de décision» (Roussel, 217). Une limite importante du cadre théorique offert par Roussel et Morin et reprise par la plupart des auteurs plus loin dans l'ouvrage tient précisément à cette opposition réchauffée entrée culture et rationalité (21). Pour être utile, le concept de culture exige qu'on prenne la pleine mesure de la performativité de tout système de sens, performativité qui annule et dissout les distinctions infondées entre «perception» et «réalité», et entre «culture» et «rationalité». Puisque chaque culture crée ses propres conditions de réalité comme de rationalité, le rôle de l'observateur académique ne devrait pas être de s'élever «au-dessus» de la culture comme s'il s'agissait d'un biais irrationnel, mais bien d'en étudier, de l'intérieur, les techniques de production et les mécanismes de transmission. Plutôt que de surmonter un soi-disant obstacle perceptuel, donc, le véritable défi qui attend les tenants du concept est de comprendre comment différentes cultures stratégiques peuvent définir des modes de rationalité aussi variés, de par le monde comme à l'intérieur de nos propres frontières.
Au total, le principal mérite de cet ouvrage dirigé est d'être parvenu à structurer un dialogue productif entre des auteurs aux orientations théoriques souvent divergentes. Dans une discipline aussi sclérosée par l'atomisation paradigmatique que la science politique, une telle conversation, même inachevée, profitera aux chercheurs comme aux étudiants.