Depuis trois décennies, la gérontologie critique s’intéresse aux processus sociopolitiques qui façonnent les définitions et les significations du vieillissement (Phillipson, Reference Phillipson, Baars, Dannefer, Phillipson and Walker2006), dans l’objectif non pas de générer une vérité alternative (Katz, Reference Katz, Biggs, Hendricks and Lowenstein2003), mais plutôt de dégager ce que ces discours entraînent en termes d’inégalités sociales ou ce qu’ils impliquent pour ceux dont ils modulent les choix et les conditions de vie. Depuis l’essor de la discipline, les sujets la mobilisant ont bien sûr évolué. Si l’illumination de la dépendance politiquement structurée des aînés a représenté un apport majeur des gérontologues critiques dans les années 1980, des réalités telles que la globalisation économique, les métamorphoses conséquentes des États-nations, ainsi que la désinstitutionalisation des parcours de vie, requièrent maintenant une attention renouvelée à l’égard des expériences de vieillissement.
L’ouvrage Critical Perspective on Ageing Societies se propose de relever ce défi. Publié dans la foulée d’un congrès de la British Society of Gerontology tenu à l’Université de Keele en 2005, le livre réunit les contributions de chercheurs du Royaume-Uni et des États-Unis relativement aux enjeux récents en gérontologie critique. Dans leur chapitre introductif, les éditeurs Miriam Bernard et Thomas Scharf signalent que l’ensemble des auteurs du collectif partagent une triple préoccupation (p. 4) : d’abord, élargir l’approche critique en gérontologie sur les plans conceptuel, méthodologique et pratique; ensuite, réinventer le rôle et l’implication des aînés dans les projets de recherche; enfin, réitérer l’engagement de la gérontologie critique à travailler à l’émancipation des aînés par le biais d’un travail intellectuel « passionné ».
Le premier de ces objectifs, le développement disciplinaire, se traduit d’emblée par l’actualité des thèmes abordés dans l’ouvrage, notamment la re-médicalisation de la vieillesse et les versions néolibérales du phénomène de l’âgisme. Néanmoins, c’est par une volonté manifeste de lier la réflexion et l’action que se distingue particulièrement le recueil. On pourrait y voir l’occasion d’aplanir l’une des pierres d’achoppement nommées par Holstein et Minkler au chapitre 2: bien que le principe d’une théorie libératrice soit très largement valorisé dans les écrits se réclamant de la gérontologie critique, les moyens de passer de la parole aux gestes sont généralement beaucoup moins explicites (p. 22).
Plusieurs des auteurs de Critical Perspective on Ageing Societies ne se bornent pas à documenter les situations contemporaines susceptibles de précariser les conditions de vie des aînés; ils s’efforcent également de baliser des pratiques gérontologiques visant à les transformer. Cette perspective dialectique est explicite aux chapitres 3 et 9, dans lesquels Peter Townsend et Harry Moody, respectivement, déplorent les prétentions des gouvernements occidentaux de faire reposer sur des épaules privées la réponse aux besoins des citoyens. Afin de contrer cette tendance et d’éviter qu’elle affecte négativement les aînés, le premier auteur suggère d’adopter une charte des droits sociaux universalisant et protégeant la non ségrégation des aînés dans un contexte de services publics (p. 32–33); pour sa part, Moody conseille d’opposer à la logique néolibérale une vision inédite de la justice entre les générations, basée sur l’interdépendance simultanée de l’ensemble des groupes d’âge (p. 136–137). Au chapitre 8, Bill Bytheway et ses collaborateurs expliquent que de nouvelles interrogations sur la discrimination reliée à l’âge pourraient permettre de comprendre et de contrecarrer les mutations postmodernes du phénomène de l’âgisme (p. 105), décrites ailleurs comme une conséquence de la ré-institutionnalisation des activités de travail ou de quasi-travail comme vecteur de statut social pour les aînés (Biggs, Reference Biggs2001). Au chapitre 4, Robin Means dénonce les effets insidieux des politiques sociales faisant l’apologie du choix et de l’empowerment des aînés, notamment la spécialisation et la marchandisation à outrance des services médicaux; cette auteure conseille donc une réorganisation radicale des services sociaux et de santé, dans laquelle les premiers constitueraient une porte d’entrée facilitant l’accès aux seconds (p. 56).
En ce qui concerne le deuxième thème commun au collectif d’auteurs, la place qu’occupent ou que devraient occuper les aînés dans les études menées sur eux, Holstein et Minkler soulignent le puissant potentiel des approches participatives : celui de mener aux changements sociaux promis par la gérontologie critique (p.26). Ce constat s’inscrit dans un mouvement sociétal plus large, puisque, comme l’explique Mo Ray au chapitre 6, la vague participative traverse les politiques sociales d’un bon nombre de nations industrialisées désireuses d’améliorer l’efficience de leurs dépenses (p. 24). On présente l’implication des communautés dans l’organisation et la prestation des services comme une manière d’en combattre l’insularité, la dépersonnalisation et l’insensibilité. Cette stratégie est porteuse d’ambivalence cependant; pendant que certains lui concèdent la possibilité d’un véritable renouveau démocratique (Jenson & Saint-Martin, Reference Jenson and Saint-Martin2003), d’autres affirment qu’il ne s’agit rien d’autre qu’une forme inédite de régulation sociale (Cruikshank, Reference Cruikshank1999).
Dans l’ouvrage Critical Perspectives on Ageing Societies, deux chapitres portent sur des recherches dites participatives. Au chapitre 7, Johnson et ses collaborateurs mentionnent la collaboration d’aînés dans une étude visant à faire le suivi d’une recherche sur les résidences pour aînés menée en Angleterre en 1958-1959 (Townsend, Reference Townsend1981). Au chapitre 8, Bytheway et ses collaborateurs célèbrent l’inclusion d’aînés dans toutes les étapes de l’étude « Research on Age Discrimination » (RoAD). Dans les deux cas, la participation des aînés est vue comme unanimement positive et non problématique. Pourtant, au moins deux dimensions apparaissent contestables. D’une part, on peut se questionner sur la nature de la participation lorsqu’elle se limite pour les aînés à recueillir des données à partir d’outils conçus par d’autres, selon une logique qui leur est foncièrement exogène, comme dans l’étude de Johnson et collaborateurs (p.91). On parle alors d’une participation de type instrumental (Silverman, Reference Silverman2005), subordonnée aux tâches définies par l’équipe de recherche et passablement divergente d’une authentique redéfinition des rapports de pouvoir entre chercheurs et sujets. D’autre part, face à un enjeu aussi complexe, il est essentiel que les études réclamant un statut participatif avancent systématiquement une discussion sur les contradictions de ce genre de processus. Par exemple, le courant poststructuraliste envisage la recherche participative comme une forme de pouvoir qui diffère peu des autres formes scientifiques, en menant notamment à délégitimer les méthodes qui ne sont pas participatives et à construire des sujets de recherche disciplinés, participant correctement aux instances collaboratives (Kesby, Kindon, & Pain, Reference Kesby, Kindon, Pain, Kindon, Pain and Kesby2007).
Finalement, à l’égard du troisième grand thème de Critical Perspectives on Ageing Studies, c’est-à-dire la valorisation des gérontologues comme chercheurs solidaires, l’ouvrage s’illustre en communicant aux lecteurs l’enthousiasme de ses auteurs à l’égard des perspectives de transformation sociale, ainsi qu’en offrant des outils pour faciliter l’exercice d’un rôle critique. Par exemple, Holstein et Minkler invitent les gérontologues critiques à concevoir leurs recherches sous l’angle d’un « bricolage » méthodologique qui incorpore une pluralité de regards et qui accepte de prendre des risques, tant par rapport aux questions de recherche formulées que par rapport aux chemins empruntés pour y répondre (p. 22). Pour sa part, Mo Ray presse les chercheurs adoptant la voie participative de reconsidérer la nature de leurs rapports avec l’ensemble des acteurs de leurs travaux de recherche, incluant l’organisation qui les emploie et leurs bailleurs de fonds (p.86). À ce propos, l’approche narrative proposée par Ruth Ray au chapitre 5 semble prometteuse pour accompagner le cheminement identitaire de chercheurs critiques désireux de partager les pouvoirs, les responsabilités et les retombées de leurs travaux avec des co-chercheurs citoyens. En documentant les réécritures biographiques vécues par les uns et les autres au gré de la recherche, il deviendrait possible de revisiter et de réinventer les histoires que nous nous racontons au sujet du vieillissement (p. 70–71). Cet ancrage subjectif ne constitue-t-il pas, justement, le prélude de tout changement social durable?
En somme, l’ouvrage permet aux lecteurs - chercheurs, praticiens et étudiants familiers avec les thématiques gérontologiques - d’explorer une gamme diversifiée des questionnements qui absorbent présentement les gérontologues critiques tout en enracinant ses exposés dans l’histoire et les principes de la discipline. Surtout, il convie à une pratique responsable et politiquement engagée de la gérontologie critique en revisitant son principe fondateur : interpréter la construction sociale du vieillissement tout en renversant les injustices en émanant (Phillipson & Walker, Reference Phillipson, Walker and DiGregorio1987). En ce sens, l’ouverture faite à la participation des aînés dans les démarches de la gérontologie critique représente une invitation épistémologique et méthodologique tout autant qu’un appel à approfondir les questions éthiques capitales générées par une telle posture.