L’analyse des noms collectifs humains (désormais NcollHum) fournit à Michelle Lecolle une occasion pour illustrer une position épistémologique forte : la langue ne peut être analysée en dehors de ses usages discursifs et sociaux. L’auteure propose en effet une approche « dynamique » des NcollHum, dans le sens où, d’une part, elle combine sémantique lexicale et faits discursifs et, d’autre part, prend en compte les évolutions sémantiques actuelles des NcollHum et l’émergence de certains items, comme par exemple minorités visibles, diversité, nébuleuse. L’étude porte sur les NcollHum codés lexicalement (foule, public, orchestre, etc.), sur les NcollHum indirects, c’est-à-dire dont le sens collectif humain émerge en discours (rassemblement, jeunesse, rue, etc.) et sur les Ncoll dont au moins une acception contient un trait /humain/ (groupe, réseau, cercle, etc.). Au total, 354 NcollHum sont répertoriés et fournis en annexes, dans une liste globale et selon leurs profils.
Trois parties structurent l’analyse. Dans la première, l’auteure délimite et caractérise la sous-catégorie des NcollHum, à partir d’une définition générale des noms collectifs (Chapitres 1 et 2). La méthodologie employée pour constituer le corpus d’étude est alors précisée (Chapitre 3), et les spécificités des NcollHum, définis comme « des noms d’entités formées d’une pluralité d’éléments humains de “même catégorie” -- c’est-à-dire similaires à certains égards, de manière plus ou moins lâche selon la signification du Ncoll » (62), sont mises au jour dans le quatrième chapitre.
La deuxième partie présente des propositions de caractérisation des NcollHum ainsi que des critères de classification de ces noms. Après un chapitre introductif sur les NcollHum lexicaux rappelant les typologies de Ncoll existantes (Chapitre 5), l’auteure explique sa démarche, qui ne vise pas à produire une typologie des NcollHum lexicaux, entreprise qu’elle considère « illusoire » (95). Elle expose au chapitre suivant différents profils (« Faire avec » : bataillon, association, « Être (comme) : aristocratie, racaille, opposition », « Être avec : assemblée, famille ») qui peuvent s’appliquer conjointement à un même NcollHum. À ces profils sont également associées des caractéristiques sémantiques saillantes permettant de regrouper certains noms : la relation partie / tout impliquant les groupes en tant que partie ou tout (cellule, fédération) et un critère sémantico-référentiel qui caractérise les NcollHum institutionnels (armée, Église). Sont également examinés des NcollHum qualifiés d’« attrape-tout » (134–145), les uns étant des « outils de pluralité » (foule, multitude), les autres des « outils de regroupement ». Ces derniers (mouvement, collectif, formation, classe 2, milieu 1, monde) « figurent en quelque sorte une coquille vide et accueillante pour différents éléments […] que le cotexte ou le contexte fournit » (142 ; le chiffre en indice indique l’acception concernée lorsque le mot est polysémique). Alors même que les noms généraux sont évoqués et que le terme de coquille est employé, on peut regretter que le lien entre ces noms et les shell nouns de Schmid (Reference Schmid2000) ne soit pas exploré plus avant. Outre la mise en évidence des propriétés et des différents profils, des analyses ponctuelles de NcollHum particuliers sont proposées (opposition, immigration, opinion (publique), collectivité, population, mouvance, mouvement, etc.) et un récapitulatif des critères retenus (149–150) permet d’appréhender la description de manière synthétique. L’auteure s’intéresse, dans le chapitre 7, aux NcollHum par « dérivation sémantique ». Partant d’un état de l’art sur l’ensemble des Ncoll, l’étude est ensuite resserrée sur les NcollHum. Les différents cas de dérivation sémantique envisagés ne sont cependant pas uniquement appliqués aux NcollHum indirects, qui acquerraient leur « polysignifiance » en discours, mais également, ce qui est plus inattendu, aux NcollHum lexicaux.
En se focalisant sur le discours et les aspects rhétoriques de leurs emplois, la troisième partie de l’ouvrage constitue un apport original dans l’étude des NcollHum – et des Ncoll en général. Le chapitre 8 traite des figures et effets de sens auxquels les NcollHum se prêtent : synecdoques, hyperbole, emphase, syllepse grammaticale du nombre, jeux et ambigüités sur le niveau de l’unité / de la pluralité. Les relations de « constituance » font l’objet du chapitre 9. Elles sont définies comme « des relations qui touchent l’être du groupe du point de vue de sa constitution : la relation d’appartenance (entre l’élément et le groupe) dans ses liens avec l’identité, et la relation de partition dans le groupe (relation partie / tout) et au-delà du groupe – touchant, dans ce cas, la question de l’altérité » (209). À partir des travaux de Catherine Fuchs, le chapitre 10 met en évidence les cas d’ambigüité, de surdétermination et d’indétermination auxquels peuvent donner lieu les NcollHum, selon leurs caractéristiques sémantiques. Ces analyses ainsi que les questions relatives à la constituance sont appliquées au chapitre 11 à une étude de cas qui concerne le vocabulaire politique, avec les lexèmes droite / gauche, centre et majorité / opposition. Enfin, le chapitre 12 expose les rapports existant entre nomination et prédication, les NcollHum présentant un caractère prédicatif et une valeur argumentative sous-jacente. La prédication (avec une valeur d’identification, de (re-)classification, de qualification) peut ainsi se faire par le biais d’une anaphore prédicative, d’une prédication seconde, d’emplois attributifs ou de prédications existentielles. Elle concerne préférentiellement certains profils de NcollHum (fonctionnels, évaluatifs, marquant l’identité), sans qu’il soit possible de clairement fixer les limites des NcollHum compatibles.
Les exemples qui servent l’analyse sont authentiques et proviennent pour la plupart de la presse (écrite – papier et en ligne, mais également orale) et de textes de sciences sociales. D’autres genres discursifs sont également convoqués pour les besoins de l’analyse (littérature, poésie, chanson). Le choix des sources principales est bien sûr en lien avec l’objet d’étude, les NcollHum étant justement utilisés pour catégoriser, qualifier ou évaluer les regroupements d’humains. Pour autant, la démarche proposée n’a pas vocation de mettre en lien faits linguistiques et genre discursif. Néanmoins, au-delà de son apport dans le cadre d’une sémantique lexicale et discursive, l’étude des NcollHum proposée par Michelle Lecolle peut également constituer une voie d’analyse des discours journalistique et politique.