Introduction
Dans Being Realistic about Reasons (Scanlon, Reference Scanlon2014), Thomas Scanlon défend ce qu’il appelle le fondamentalisme des raisons, qui s’appuie notamment sur une conception des raisons, déjà défendue par lui ailleurs (Scanlon, Reference Scanlon1998), comme notions primitives et fondamentales dans le domaine de la normativité. Plus précisément, il y défend les thèses selon lesquelles 1) les raisons sont les seuls éléments fondamentaux du domaine normatif et 2) les vérités concernant les raisons ne sont ni identiques ni réductibles à des vérités non normativesFootnote 1. La visée première de l’ouvrage est toutefois de répondre aux principales critiques adressées aux théories réalistes en métaéthique.
Pour ce faire, il recourt à la notion de domaines basiques. Dans la perspective qui est la sienne, nous dit-il, la science ne doit pas être considérée comme un domaine de savoir privilégié. D’autres domaines, les mathématiques et l’éthique notamment, sont eux aussi «basiques». Cela signifie que la valeur de vérité des propositions dans chacun de ces domaines (s’il n’y a pas de conflit avec celles d’un autre domaine) est déterminée à partir des critères qui lui sont propres. Et pour découvrir les vérités en ces domaines, nous explique Scanlon, il faut réfléchir de la bonne façon. Cela suppose d’abord de fournir une description générale du domaine en des termes qui appartiennent à ce domaine et à appliquer ensuite la méthode la plus pertinente pour l’objet. Dans le cas de l’éthique — et du domaine plus général des raisons pratiques —, il s’agit de la méthode de l’équilibre réfléchi.
Cette méthode comprend trois étapes. Il faut d’abord identifier un ensemble de jugements normatifs bien considérés, qui peuvent se situer à n’importe quel niveau de généralité. Il faut ensuite formuler des principes généraux visant à rendre compte de l’ensemble des jugements identifiés à la première étape. Ce que l’on cherche ainsi à découvrir est le genre de principes qui, si l’on tentait simplement de les appliquer à des actions ou à des situations particulières, nous mèneraient aux jugements énoncés à la première étape. Enfin, il faut gérer la probable divergence entre jugements et principes, en modifiant les premiers ou les seconds, par des allers et retours, jusqu’à l’atteinte de l’équilibre réfléchi. Cette méthode est considérée par Scanlon comme la meilleure (sinon la seule) pour réfléchir aux questions normatives, et plus spécifiquement pour découvrir nos raisons d’agir.
Son ambition est ainsi de sauver le réalisme normatif des écueils associés au réalisme non-naturaliste classique, qui postule l’existence de propriétés métaphysiques difficilement conciliables avec le monde naturel et qui soulève aussi la question de la connaissance d’un objet qui semble se situer hors de l’espace et du temps. Le type de réalisme normatif que défend Scanlon entraîne toutefois des coûts théoriques importants. D’un point de vue ontologique, d’abord, se pose la question de savoir quels critères permettent de déterminer si un domaine est basique. Pourquoi les mathématiques et l’éthique plutôt que l’astrologie et la théologie? Il n’est pas du tout clair que Scanlon soit en mesure de répondre à ces questions de manière satisfaisante. En dernière instance, le véritable problème pour Scanlon est que le simple recours à la notion de domaine ne suffit pas à justifier le réalisme à propos des raisons.
Le fondamentalisme des raisons ne permet pas non plus de relever l’un des principaux défis épistémologiques auxquels font face les positions réalistes en métaéthique, le défi de la fiabilité, qui consiste à expliquer la corrélation entre nos croyances normatives et les vérités normatives. Scanlon est d’avis que nous connaissons certaines vérités normatives. Cependant, on voit mal pourquoi le fait d’appliquer correctement la méthode de l’équilibre réfléchi conduirait à des jugements qui correspondent aux vérités indépendantes dont il postule l’existence.
Nous croyons que ces écueils pourraient être aisément évités s’il acceptait d’abandonner la thèse réaliste de l’indépendance par rapport à l’esprit des faits normatifs et qu’il adhérait plutôt au constructivisme des raisons. Scanlon se pose d’ailleurs la question de savoir s’il ne serait pas possible d’imaginer, à moindre coût métaphysique, une conception constructiviste des raisons d’agir. Il y répond par la négative. Après avoir rejeté assez rapidement le constructivisme dans sa version kantienne, il considère le constructivisme humien ou formel, qui lui semble à première vue un candidat plus crédible pour rendre compte de la vérité des raisons. Ce constructivisme ferait toutefois face, selon lui, à trois problèmes distincts. D’abord, notre réflexion à propos de nos raisons d’agir dépendrait de points de départs trop nombreux et disparates pour que l’on puisse à partir de là imaginer une conception constructiviste globale des raisons pratiques. Ensuite, le constructivisme soulèverait un sérieux problème d’indétermination : lorsqu’elle est entendue comme procédure de construction (plutôt que de découverte), la méthode de l’équilibre réfléchi permettrait de construire à peu près n’importe quoi. Enfin, le constructivisme ne permettrait pas de distinguer la procédure, par laquelle nous arrivons à des jugements vrais concernant les raisons, du sujet ou domaine que sont les raisons pratiques.
Dans cet article, nous chercherons à répondre à Scanlon, d’abord en exposant les deux coûts théoriques importants que doit assumer le fondamentalisme des raisons (sections 1 et 2), puis en soulignant que le constructivisme en est exempté (section 3). Nous étudierons ensuite les trois critiques qu’il formule à l’égard du constructivisme et nous soutiendrons qu’elles dépendent soit d’une mécompréhension du constructivisme formel, soit d’une pétition de principe en faveur du réalisme (sections 4 à 6). Mis à part la question de l’indépendance par rapport à l’esprit des faits normatifs, plusieurs des thèses défendues par Scanlon s’harmonisent plutôt bien avec le constructivisme des raisons. C’est pourquoi nous voudrions suggérer qu’il serait préférable, pour rendre compte de façon satisfaisante de la vérité des raisons d’agir, d’abandonner le fondamentalisme au profit du constructivisme formel.
1. Le fondamentalisme des raisons et le problème de la permissivité ontologique
Considérons d’abord les questions ontologiques. Plusieurs critiques ont fait remarquer que la manière dont Scanlon entend éviter les objections traditionnelles auxquelles sont confrontés les réalistes — notamment en faisant appel à la notion de «domaine» — est la source de nombreuses difficultés (Altehenger, Gaus et Menges, 2015; Clarke-Doane, Reference Clarke-Doane2017; Enoch et McPherson, 2017; Kelly et McGrath, 2010). L’une des plus importantes, selon nous, est que le recours aux domaines ne permet pas à lui seul de justifier le réalisme à propos des raisons. Sa position conduit à l’un des deux résultats suivants : admettre au sein de son ontologie tout un ensemble de domaines pour lesquels il semble que l’on ne souhaite pas être réaliste ou sauver le réalisme de manière ad hoc.
Avant d’expliquer pourquoi c’est le cas, revenons brièvement sur la notion de domaine telle que l’entend Scanlon. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la science, les mathématiques et le raisonnement pratique et moral, entre autres, doivent selon lui être considérés comme des domaines basiquesFootnote 2. Les énoncés dans chacun de ces domaines sont susceptibles d’être vrais ou faux et leur valeur de vérité est déterminée en fonction des critères du domaine en question, du moins lorsqu’il y a absence de conflit avec les énoncés des autres domaines. Plus formellement, il semble accepter la thèse suivante :
Vérité-Domaine : une proposition p est vraie si (i) il y a un domaine D1 tel que p est à propos de D1 et la vérité de p découle des critères de D1 et (ii) il n’y a pas de domaine D2 qui entre en conflit avec D1 (Enoch et McPherson, 2017, p. 3).
Scanlon n’édicte pas clairement les règles qui s’appliquent en cas de conflit entre deux domainesFootnote 3, mais tous les exemples qu’il propose vont dans le même sens : le domaine des sciences empiriques «l’emporte» sur des domaines tels que la sorcellerie ou l’astrologie. Les énoncés de ces deux domaines, puisqu’ils impliquent l’existence de pouvoirs qui défient les lois de la physique, ne sont pas justifiés. Or, le domaine des raisons pratiques n’implique aucun conflit de ce genre, soutient ScanlonFootnote 4. C’est la raison pour laquelle on peut s’en remettre entièrement aux critères internes de ce domaine lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui existe, quels énoncés sont vrais et ainsi de suite. Jusqu’ici, Vérité-Domaine semble donner les bons résultats : elle permet d’accepter le réalisme au sujet des raisons pratiques sans nous forcer par la même occasion à admettre l’existence des sorcières ni celle d’influences occultes des astres sur nos destins. Cependant, comme le remarquent à juste titre Thomas Kelly et Sarah McGrath (Kelly et McGrath, 2010, p. 343), Scanlon se facilite la vie en se concentrant sur de tels exemples.
Kelly et McGrath proposent d’examiner un cas plus difficile, soit celui de la «métaphysique transcendante». Pour un tenant de la métaphysique transcendante, les énoncés religieux — «Dieu existe», par exemple — n’ont pas la moindre conséquence observable sur le monde empirique (ibid.). A.J Ayer affirmait ainsi que «dans les religions sophistiquéesFootnote 5 […] la “personne” qui est censée contrôler le monde empirique n’y est pas elle-même située; elle est réputée être supérieure au monde empirique, et donc hors de celui-ci; et elle possède des pouvoirs super-empiriques» (Ayer, Reference Ayer2012, p. 116). Ayer, bien entendu, n’était pas lui-même un grand amateur de métaphysique transcendante. Il estimait, au contraire, que de tels énoncés sont dépourvus de signification. Cette conclusion s’appuyait toutefois sur des thèses positivistes qui n’ont plus cours aujourd’hui. Nous nous permettrons donc de supposer, comme le font Kelly et McGrath, que ce genre de discours est tout à fait intelligible. Si tel est bien le cas, il semble qu’il soit en principe possible de développer un ensemble d’énoncés religieux parfaitement cohérents qui, en raison de la nature même du sujet, n’implique aucun conflit avec les énoncés des sciences empiriques. Suivant Vérité-Domaine, nous aurions alors des raisons suffisantes de traiter ces énoncés comme vrais et donc de croire, entre autres, que Dieu existe.
Si ce sont sans doute là de bonnes nouvelles pour les théistes, nous y voyons plutôt une indication que Vérité-Domaine ne suffit pas à justifier le réalisme à propos d’un domaine, y compris celui des raisons pratiques. Notons que si accepter l’existence de Dieu sur cette base ne paraît pas suffisamment contre-intuitif à certains, on peut y substituer des elfes magiques ou quelque autre produit de notre imagination (Enoch et McPherson, 2017, p. 6). En effet, comme le remarquent Enoch et McPherson, tout autre domaine imaginable qui est régi par des critères cohérents et qui est complètement isolé causalement du monde empirique satisfait également Vérité-Domaine (ibid.).
Cela signifie que si Scanlon veut éviter d’admettre les entités décrites ci-dessus au sein de son ontologie tout en maintenant son engagement envers le réalisme à propos des raisons pratiques, il doit bonifier Vérité-Domaine d’une manière ou d’une autre. Les réalistes normatifs robustes ou classiques, il est important de le souligner, ne font pas face à ce genre de difficultés puisqu’ils proposent des conditions d’existence qui sont indépendantes des critères qui gouvernent les divers domaines. Le fait que Scanlon tienne à éviter les engagements ontologiques qu’encourent les réalistes robustes l’empêche toutefois d’opter pour ce genre de solution «métaphysique». Or il n’est pas du tout évident de trouver une solution de rechange.
Les réponses offertes par Scanlon aux critiques que nous venons d’évoquer l’illustrent assez bien. En effet, bien qu’il ait pris acte de ces critiques dans ses travaux les plus récents, aucun nouveau critère n’a été proposé jusqu’ici. Sa stratégie semble plutôt en être une d’évitement. En effet, il cherche le plus souvent à reformuler les cas problématiques de manière à ce qu’ils entrent en conflit avec le domaine empirique. En voici un bon exemple :
[…] l’idée des elfes en tant que créatures existant dans une «partie de l’univers isolée causalement» me paraît ambiguë. Cela donne l’impression que les elfes ont une localisation spatiale et d’autres propriétés qui les feraient appartenir au monde naturel. Cela soulève la question, au sein de ce domaine, de savoir si le monde possède une portion «causalement isolée» et de savoir quelles choses existent dans celle-ci. Donc l’hypothèse selon laquelle il y a de telles créatures semble être en conflit avec des énoncés plausibles à propos du monde naturel (Scanlon, Reference Scanlon2017, p. 20 note 24).
Peut-être Scanlon a-t-il raison au sujet de l’impression que peuvent donner les elfes. Après tout, ceux auxquels nous ont habitués les œuvres de fiction ont une localisation spatiale, une apparence humaine, des oreilles pointues et quantité d’autres propriétés qui appartiennent de toute évidence au monde naturel. On peut toutefois remplacer les elfes par des âmes, des esprits ou d’autres entités qui évoquent plus facilement l’immatérialité et ainsi lever l’ambiguïté que détecte Scanlon. Qu’en est-il alors?
Même lorsqu’il discute le cas moins farfelu du théisme, Scanlon se concentre sur la relation entre le domaine religieux et le domaine empirique et il évoque divers points de tension entre eux. Par exemple, les croyances religieuses impliquent le plus souvent des propositions normatives qu’il faudra réconcilier avec celles du domaine des raisons pratiques et, en outre, l’idée que l’on se fait de Dieu peut être incompatible avec la science. On peut concéder à Scanlon que les conceptions religieuses de la plupart des croyants ont ces caractéristiques. Cela ne répond toutefois aucunement au cas de la métaphysique transcendante que proposent Kelly et McGrathFootnote 6. Ces derniers sont bien conscients que leur exemple ne reflète sans doute pas les croyances religieuses ordinaires de leurs concitoyens, mais cela importe peu. En effet, la question, au risque de nous répéter, est de savoir s’il est possible en principe d’envisager un domaine religieux régi par des critères internes cohérents et qui n’ait aucune conséquence sur le monde empirique. Scanlon n’offre aucune raison de croire qu’une telle chose soit impossible et nous n’en voyons pas non plus.
Par conséquent, il semble qu’il doive toujours soit 1) accepter l’existence des domaines en question et des entités immatérielles qu’ils contiennent (Dieu, esprits, etc.) aux côtés du domaine des raisons pratiques, soit 2) nier leur existence tout en maintenant celle des raisons pratiques, ce qui, en l’absence d’un critère de démarcation plausible entre les deux cas, semble ad hoc. Aucune de ces options n’est particulièrement attrayante.
2. Le fondamentalisme des raisons et le défi de la fiabilité
Nous laissons maintenant de côté les questions ontologiques afin de nous concentrer sur les questions épistémologiques. Dans Being Realistic about Reasons, Scanlon suggère que la modestie de ses engagements sur le plan ontologique l’immunise largement contre les problèmes épistémologiques familiers auxquels font face les réalistes robustes. Si les faits concernant les raisons pratiques se situent hors de nous, dans le monde, alors la question se pose de savoir comment nous pouvons «entrer en contact» avec eux, ce qui invite toutes sortes de réponses réputées mystérieuses (par exemple, invoquer une faculté d’intuition) (Scanlon, Reference Scanlon2014, p. 86). Or, Scanlon estime avoir tari la source de ce genre d’inquiétudes en rejetant le réalisme robuste au profit d’une conception centrée sur les domaines et en décrivant les moyens tout à fait ordinaires par lesquels nous découvrons nos raisons pratiques. Plusieurs commentateurs ont fait remarquer que ce n’est pas le cas (Altehenger et al., Reference Altehenger, Gaus and Menges2015; Clarke-Doane, Reference Clarke-Doane2017; Enoch et McPherson, 2017). Il y a un défi, notamment, qui se pose autant pour Scanlon que pour tout autre réaliste non-naturaliste, soit le défi de la fiabilité Footnote 7.
Ce défi consiste, pour l’essentiel, à expliquer la corrélation entre nos croyances normatives, d’une part, et les faits normatifs, d’autre part. Sa force, n’en déplaise à Scanlon, ne dépend aucunement de la «localisation spatiale» des faits en question, ni d’une histoire causale particulière (Altehenger et al., Reference Altehenger, Gaus and Menges2015, p. 515). Elle provient tout simplement du fait que les réalistes non-naturalistes, qu’ils soient robustes ou décontractés, acceptent l’existence d’une corrélation entre des entités distinctes. Si cette corrélation devait s’avérer brute et inexplicable, la justification de nos croyances pourrait bien être minéeFootnote 8. Ce qui rend le défi particulièrement embêtant pour les réalistes est que, contrairement à d’autres défis épistémologiques similaires (Joyce, Reference Joyce2007; Street, Reference Street2006), il leur permet d’emblée de mobiliser toutes les ressources qu’offre leur position. Ils peuvent, en particulier, tenir pour acquis que nos croyances sont, dans l’ensemble (prima facie), justifiées et vraies. Si les réalistes ne parviennent pas à fournir une explication de leur fiabilité malgré toutes ces concessions, il y a certainement quelque chose qui ne va pas, soutiennent les critiques (Golub, Reference Golub2017).
Justin Clarke-Doane a développé ces dernières années une version particulièrement influente du défi de la fiabilité (Clarke-Doane, Reference Clarke-Doane2012, Reference Clarke-Doane and Shafer-Landau2015, Reference Clarke-Doane2014, Reference Clarke-Doane and Pataud2016, Reference Clarke-Doane2017). Selon lui, le seul moyen de remettre en cause la fiabilité de croyances qui sont prima facie justifiées et vraies est d’offrir des raisons de douter qu’elles sont sensibles («sensitive») ou sûres («safe»). Le premier principe en jeu — la sensibilité — renvoie à une forme de dépendance contrefactuelle des croyances par rapport aux faits. Les croyances dans un domaine donné sont sensibles si et seulement si, advenant le cas où les faits sont différents, les croyances à leur sujet diffèrent d’une manière correspondante. Le second principe — sûreté — stipule que des croyances sont sûres si et seulement si elles n’auraient pas facilement pu être fausses lorsque formées selon la même méthodeFootnote 9.
En supposant, comme le font souvent les réalistes non-naturalistes (y compris Scanlon), que les faits normatifs sont métaphysiquement nécessaires, la première condition — sensibilité — est trivialement satisfaite puisqu’il n’y a aucun monde possible où les faits normatifs sont différents. Admettons donc que nos croyances normatives sont sensibles. La question qui demeure est de savoir si, en prenant pour toile de fond les engagements théoriques de Scanlon, nous avons des raisons de douter que nos croyances normatives soient sûres. Autrement dit, aurions-nous facilement pu former des croyances normatives fausses en appliquant correctement la méthode de l’équilibre réfléchi?
La réponse de Scanlon est pour le moins surprenanteFootnote 10 : il admet sans détour que «le fait de parvenir à des croyances normatives correctes est en bonne partie une question de chance. Cela pourrait signifier qu’elles ne sont pas sûres au sens où l’entend Clarke-Doane. Mais c’est la vie», nous dit-il (Scanlon, Reference Scanlon2017, p. 14). Le problème avec cette réponse est que cela revient à admettre que nous ne possédons pas la connaissance dans le domaine de la normativité. En effet, comme le souligne Clarke-Doane, obtenir des preuves que nos croyances ne sont pas sûres constitue un exemple paradigmatique d’un «défaiteur déstabilisant» («undermining defeater»). Cela nous donne, autrement dit, des raisons d’abandonner nos croyances (sans toutefois nous donner des raisons d’adopter des croyances contraires). Il nous semble clair que le fait qu’une théorie implique que la formation de croyances normatives vraies soit dans une large mesure une question de chance représente un coût théorique important.
3. Fondamentalisme ou constructivisme des raisons?
Nous avons présenté deux coûts théoriques importants de la théorie de Scanlon. Or, il nous semble que ce sont deux coûts qu’une conception constructiviste permet aisément d’éviter. Les constructivistes n’ont pas, d’abord, à assumer le coût ontologique impliqué par le recours à la notion de domaine, qui ne sert en dernière instance qu’à justifier le réalisme normatif ou le fondamentalisme des raisons.
Quant au coût épistémologique associé au défi de la fiabilité, il semble là encore que les constructivistes peuvent l’éviter sans trop de difficulté. En effet, de leur point de vue, la corrélation qu’il s’agit d’expliquer est tout simplement due au fait que les vérités normatives sont une fonction (complexe) des points de départs évaluatifs des agents. Comme l’explique James Dreier de façon imagée,
[l]es constructivistes acceptent l’idée que les valeurs et nos valorisations ne peuvent pas être séparées; car si nos sensibilités étaient différentes, les valeurs le seraient aussi, le premier changement constituant l’autre tout comme un changement de chocolat change le soufflé et un changement d’éclairage change l’ambiance de la photo (Dreier, Reference Dreier2012, p. 269).
Comme toutes les analogies, celle-ci a ses limites. S’il est aisé de faire varier le chocolat dans une recette ou de modifier l’éclairage pour une photo, il n’en va pas de même des valeurs qui ont (nécessairement) une certaine stabilité. Changer nos «sensibilités» impliquerait dans bien des cas de modifier profondément nos pratiques éducatives, l’histoire de nos sociétés et celle de l’évolution de notre espèce. Quoi qu’il en soit, le point essentiel à retenir est qu’il existe un lien constitutif entre nos attitudes et les vérités normatives qui garantit une certaine adéquation entre nos croyances et les vérités normatives. Dès lors, appliquer correctement la méthode de l’équilibre réfléchi ne pourrait pas facilement conduire à former des croyances fausses. Nous n’avons fait qu’esquisser rapidement les grandes lignes de la réponse des constructivistes au défi épistémologique. Cela suffit toutefois pour marquer le contraste important avec la position de Scanlon et l’avantage dont jouit le constructivisme.
Scanlon reconnaît que le constructivisme est une position attrayante, qui a l’avantage de pouvoir «expliquer comment les jugements normatifs peuvent avoir une valeur de vérité qui est indépendante de nous, tout en offrant une base pour notre accès épistémologique à ces vérités et une explication de leur signification pratique pour nous» (Scanlon, Reference Scanlon2014, p. 91). Toutefois, la question que pose Scanlon est celle de savoir si le constructivisme peut rendre compte de la vérité des raisons d’agir en général. Une approche constructiviste pourrait-elle mener à la conclusion que P est une raison, de façon inconditionnelle?
Par exemple, nous dit Scanlon, la théorie de la justice de John Rawls n’a pas de difficulté à rendre compte de l’objectivité des jugements à propos de la justice — du fait que ces jugements sont indépendants de nous. Il faut toutefois entendre ici «objectivité» en un sens bien précis — et relativement faible —, que Scanlon nomme «indépendance par rapport au jugement» («judgment independance»). Les règles du jeu d’échec sont indépendantes de nous en ce sens : elles ne dépendent pas du désir ou des préférences des agents. Il y a des règles objectives à ce jeu, auxquelles adhère toute personne qui y joue (sans quoi, elle fait autre chose que de jouer aux échecs).
Mais l’indépendance du jugement ne représente qu’une forme assez faible d’objectivité, sur laquelle on ne peut fonder la vérité d’une raison. On ne peut pas dire d’une règle du jeu d’échecs qu’elle est vraie inconditionnellement. Elle demeure un construit social qui aurait pu être entièrement différent. Elle n’est donc pas objective en un sens plus fort, qui dépend de ce que Scanlon appelle «l’indépendance par rapport au choix» («choice-independence»). Le fait que la terre est ronde, par exemple, est objectif en ce sens plus fort : il ne dépend d’aucune façon de nous. Comme il l’explique,
[u]n sujet est indépendant de nous, et les jugements à propos de ce sujet sont aussi objectifs en un autre sens, si ces jugements sont «indépendants par rapport au jugement» et si, en plus, les critères pour évaluer de tels jugements ne dépendent pas de ce que nous, collectivement, avons fait, choisi ou adopté, et ne seraient pas différents si nous avions fait, choisi ou adopté autre chose (Scanlon, Reference Scanlon2014, p. 94).
Pour Rawls, donc, les principes de justice sont objectifs en tant qu’ils sont indépendants du jugement : ce sont des principes auxquels nous devrions adhérer si nous nous trouvions dans certaines conditions idéalisées. Ainsi, la question chez Rawls est de savoir quels principes de justice seront choisis par des citoyens d’une société libérale démocratique qui acceptent déjà un certain ensemble de conceptions normatives : une conception des personnes comme libres et égales et une conception de la société en tant que système équitable de coopération. Or, ces principes ne sont pas pour autant indépendants par rapport au choix : les conclusions normatives auxquelles Rawls arrive seraient tout autres si, par exemple, la position originelle était définie autrement, ou si, pour reprendre la citation de Scanlon, «nous avions fait, choisi ou adopté autre chose». Comme l’explique très justement Aaron James,
le raisonnement dans la position originelle n’a aucune autorité en tant que tel; cette position doit être fondée dans des jugements indépendants concernant quelles pratiques sociales existent et quels types d’agents y participent. En d’autres mots, même si certains principes, et non d’autres, étaient choisis à partir d’une certaine position originelle, il est possible que d’autres principes soient choisis à partir d’une position originelle différente, représentant les participants comme «libres et égaux» de façon différente. On a besoin d’une autre base pour déterminer quelle position originelle est garante d’autorité (James, Reference James2005, p. 282-283).
Cela n’est pas en soi un problème pour Rawls, qui ne cherche pas à défendre une théorie normative générale : il ne s’intéresse pas à l’ensemble des jugements normatifs ou des raisons d’agir, mais ne cherche qu’à déterminer à partir de quels principes de justice organiser les institutions de base d’une société démocratique et libérale. De ce point de vue, un principe de justice pour une société libérale démocratique devra être adopté s’il résiste à la procédure de construction, soit au test de la position originelle, qui présuppose déjà un ensemble de propositions ou de conceptions normatives. Scanlon défend une théorie similaire en ce qui concerne la morale. Sa théorie contractualiste accepte également l’idée selon laquelle la rectitude morale ou la vérité d’un jugement moral dépend des faits concernant les principes que les individus auraient raison d’accepter ou de rejeter dans des circonstances données (Scanlon, Reference Scanlon1998, p. 5). Il s’agit donc, tant en ce qui concerne la théorie morale contractualiste de Scanlon que la théorie de la justice de Rawls, de formes de constructivisme local ou restreint. L’objectif est d’évaluer un ensemble limité de propositions normatives à partir du point de vue de celui qui accepte un autre ensemble, prédéterminé, de propositions normatives. C’est d’ailleurs pourquoi Scanlon fait dépendre sa théorie morale constructiviste d’un réalisme à propos des raisons d’agir, ou comme il le dit, pourquoi il «fait dépendre la valeur de vérité et l’objectivité des jugements moraux de jugements pleinement normatifs à propos des raisons d’agir» (Scanlon, Reference Scanlon2014, p. 97).
La question qui intéresse Scanlon à propos du constructivisme est donc celle de savoir s’il est possible de défendre une conception constructiviste de la vérité de cet ensemble de propositions normatives plus fondamentales, soit du «domaine général des faits concernant des choses que les individus, dans diverses circonstances, ont plus de raison de vouloir avoir, ou éviter» (Scanlon, Reference Scanlon2014, p. 97). Pour poser la question autrement, peut-on imaginer une conception constructiviste des raisons d’agir globale — plutôt que locale — qui nous permettrait de répondre à la question de savoir ce que signifie pour tout jugement normatif d’être juste, vrai ou valideFootnote 11?
Si le constructivisme pouvait satisfaire cette ambition, alors il offrirait une réponse à la question de la vérité des raisons d’agir qui éviterait les deux coûts théoriques que doit assumer le fondamentalisme de Scanlon. Ce dernier ne croit toutefois pas que le constructivisme soit en mesure de satisfaire une telle ambition globale. En fait, il met en lumière trois problèmes du constructivisme qui font qu’à ses yeux une telle approche ne pourrait rendre compte, en dernière instance, de la vérité de nos raisons d’agir. Nous nous attarderons dans les prochaines sections à ces problèmes qu’il associe au constructivisme, pour nous demander si ses critiques atteignent bien leur cible.
4. Le problème des points de départ multiples
La forme la plus ambitieuse de constructivisme global et celle qui vient généralement en tête lorsqu’il est question de métaéthique est le constructivisme kantien, dont Christine Korsgaard est certainement la figure contemporaine emblématique (Korsgaard, Reference Korsgaard1996). Scanlon l’écarte toutefois rapidement.
Pour le dire simplement, le constructivisme kantien stipule qu’il existe des raisons que partageraient tous les agents simplement en vertu du fait qu’ils sont pourvus d’une rationalité pratique et qu’ils formulent des jugements normatifs. Tout agent rationnel devrait donc être en mesure de formuler des jugements normatifs vrais, inconditionnels, peu importe le contexte social ou culturel dans lequel il se trouve. S’il existe des réponses vraies ou objectives aux problèmes pratiques pour le constructiviste kantien, c’est parce qu’il y a agentivité pratique et une procédure correcte ou objective pour parvenir à ces réponses, et non pas parce qu’il existe des raisons d’agir ou des faits normatifs indépendants de l’agent. Ce n’est pas parce qu’un jugement moral est en adéquation avec un état du monde qu’il peut être dit vrai, mais parce qu’il est le produit de l’activité autonome de la raison pratique, dont l’impératif catégorique est le principe fondamental. Une telle conception constructiviste globale semble en mesure de rendre compte de la vérité des raisons d’agirFootnote 12. Si l’on en croit Scanlon, le constructivisme kantien serait toutefois voué à l’échec : en dernière instance, il n’y aurait selon lui aucun argument convaincant en faveur de la thèse selon laquelle nous devrions reconnaître le caractère contraignant de l’impératif catégorique simplement en vertu du fait que l’on se reconnaisse soi-même comme agent rationnel. Il n’en dit pas davantage, mais nous accepterons ce verdict aux fins de la discussion.
Une autre possibilité serait d’opter pour une conception constructiviste des raisons bien plus modeste, qui abandonnerait l’ambition kantienne de rendre compte de la signification pratique des raisons, pour reconnaître que l’autorité normative d’une raison n’a pas à être expliquée davantage. C’est d’ailleurs ainsi que nous concevons le plus souvent nos raisons d’agir. Si j’ai de bonnes raisons de me rendre à Paris, alors j’ai une raison de prendre l’avion pour m’y rendre. Si j’ai de bonnes raisons d’adopter le véganisme, alors j’ai également une raison de ne plus faire mes courses chez le boucher. Nous réfléchissons généralement ainsi. Nous valorisons différentes choses, et lorsque l’on se pose la question de nos raisons d’agir, nous tentons au fond de répondre à la question de savoir quelles raisons peuvent être «construites» à partir de cet ensemble de «valeurs». À chaque fois, cela nous permet de parvenir à des conclusions qui sont «localement»» vraies (Scanlon, Reference Scanlon2014, p. 101).
Mais, comme l’explique très justement Scanlon, on ne peut traduire cette version modeste en une conception globale des raisons pratiques. Comme il l’explique, «notre pensée à propos des raisons dépend de points de départ disparates et trop nombreux, qui ne sont pas construits à partir d’autres raisons» (Scanlon, Reference Scanlon2014, p. 101). Je mange un sandwich parce que j’ai faim, je suis en train d’écrire cet article parce que j’ai promis de le rendre avant vendredi, je veux terminer et publier ce texte parce que je considère que ce genre d’activité fait partie de mon travail. Voilà des sources bien différentes de raisons : la faim, une promesse, une interprétation de ce qu’exigent mes activités professionnelles. Afin de savoir si j’ai véritablement une raison de faire ceci ou cela, il est donc essentiel de mettre en lumière les conditions sous lesquelles une chose est une raison. Pour ce faire, nous dit-il, nous devons «penser soigneusement à ce qui nous semble être des raisons, considérer quels principes généraux pourraient expliquer ces raisons, quelles seraient les implications de ces principes, et considérer la plausibilité de ces implications» (Scanlon, Reference Scanlon2014, p. 102). C’est le rôle de la procédure d’équilibre réfléchi, par laquelle nous pouvons mettre en lumière les conditions sous lesquelles un fait est une raison. J’ai envie d’un burger, mais ai-je réellement une raison de manger un burger?
Cela n’est pas à première vue incompatible avec une conception constructiviste du domaine des raisons. D’ailleurs, le constructivisme formel ou humien, tel qu’il est défendu par Sharon Street, fonctionne exactement ainsi. Pour Street, le jugement normatif d’un agent est vrai s’il est cohérent avec l’ensemble de ses autres jugements, en équilibre réfléchiFootnote 13. De cette manière, parce que le point de vue pratique est défini de manière formelle, il n’y a pas de fondement normatif unique partagé nécessairement par tous les agents. Toute justification est dépendante du contenu du point de vue pratique de chaque agent, et ce contenu est lui-même soumis à la contingence (Street, Reference Street, Lenman and Shemmer2012, p. 51-52). Cette contingence fait évidemment problème pour Scanlon, mais c’est un problème qui ne peut être réduit à celui des points de départ multiples et qui doit en être distingué.
Le problème des points de départ multiples, pour Scanlon, vient de l’impossibilité de rendre compte de façon globale et systématique de «l’ensemble des éléments non-dérivés dans le domaine des raisons d’agir» (Scanlon, Reference Scanlon2014, p. 102), mais également de la difficulté de déterminer sous quelle condition un élément non-dérivé (d’une autre raison) devient une raison. Par exemple, une raison peut venir d’un plaisir. Mais tout plaisir ne se traduit pas nécessairement en une raison. Je trouve peut-être plaisant de manger de la viande, mais ça ne me donne pas nécessairement une raison de manger de la viande. Il est aisé de voir comment cela soulève une sérieuse difficulté pour une version trop modeste du constructivisme, qui n’offre aucune solution à ce problème. Or, justement, personne ne défend une version si pauvre du constructivisme. C’est même tout le projet du constructivisme formel ou humien d’offrir une réponse à la question de savoir ce qui fait un jugement normatif ou une raison d’agir, malgré la multiplicité et la pluralité des types de points de départ de tout jugement normatif.
La stratégie favorisée par le constructivisme formel implique toutefois que la procédure de ratification ait comme point de départ des raisons qui ne sont pas ratifiées, qui ne dépendent d’aucun autre jugement sur les raisons, et qui n’ont donc pas elles-mêmes d’explication constructiviste. C’est ce qui la rend foncièrement insatisfaisante pour Scanlon, selon qui on ne peut rendre compte de la vérité des raisons d’agir sans partir des bons points de départs. Un tel postulat est toutefois parfaitement incompatible avec le constructivisme formel, selon lequel le contenu des raisons d’agir d’un agent donné est fonction de points de départ évaluatifs qui lui sont donnés de façon contingente. Il n’existe rien de tel que de bons points de départ pour le constructivisme formel. Il n’existe que des jugements normatifs ou évaluatifs qui ont nécessairement été influencés et en bonne partie formés par l’éducation de l’agent, le milieu social et culturel dans lequel il a grandi et évolué, et par certains traits psychologiques, fruits notamment d’une longue évolution. C’est pourquoi Street affirme que la raison pratique n’engage à aucune valeur substantielle spécifique; la substance doit ultimement lui être fournie par l’ensemble particulier de valeurs avec lequel l’agent se trouve à vivre (Street, Reference Street2010, p. 370).
En prenant au sérieux l’aspect contingent du point de vue pratique de l’agent, le constructivisme formel semble donc offrir une réponse plus satisfaisante que le fondamentalisme de Scanlon au problème des points de départ multiples. En effet, lui non plus n’a d’autre choix que de reconnaître cette multiplicité et cette diversité de points de départ pour le jugement normatif. Il ne s’agit pas en soi d’un problème ontologique pour lui — il y a des faits qui sont des raisons et d’autres qui n’en sont pas —, mais cela représente un sérieux problème pour son épistémologie : comment s’assurer que la procédure qui mène à la découverte d’une raison prenne comme point de départ les bons jugements?
5. Le caractère indéterminé de la méthode de l’équilibre réfléchi
Il ne s’agit pas pour Scanlon de défendre la thèse du fondamentalisme des raisons de manière positive, mais plutôt à l’aide d’une stratégie négative, qui consiste à montrer comment elle échappe aux critiques traditionnellement adressées aux théories réalistes en métaéthique, dans leurs dimensions métaphysique, pratique et épistémologique. Dans ce dernier cas, le problème épistémologique auquel fait face un réaliste moral comme Scanlon, qui postule l’existence de vérités normatives irréductibles, est évidemment celui de savoir comment il est possible de connaître de telles vérités. C’est une objection classique adressée aux réalistes : comment connaître un objet qui semble se situer hors de l’espace et du temps?
Scanlon rejette d’abord cette idée selon laquelle les objets normatifs seraient entièrement hors de l’espace et du temps et considère qu’il est possible de découvrir les vérités normatives exactement de la même façon que l’on découvre les vérités mathématiques, c’est-à-dire en réfléchissant à notre objet de la bonne façon. La bonne façon de parvenir à des conclusions à propos de nos raisons d’agir n’est donc pas selon lui en exerçant une faculté particulière comme l’intuition, par exemple, mais par un processus de réflexion minutieux à propos du domaine en question. Cela suppose d’abord 1) de fournir une description générale du domaine en des termes qui appartiennent à ce domaine, et ensuite 2) d’appliquer la méthode de l’équilibre réfléchi. Ce recours à la méthode de l’équilibre réfléchi semble le rapprocher des constructivistes. Comme nous l’avons mentionné, selon Street, un jugement normatif est vrai pour un agent x s’il est en cohérence avec l’ensemble de ses autres jugements normatifs, en équilibre réfléchi (Street, Reference Street2010). Une différence importante est que chez les constructivistes, comme leur nom le suggère, la méthode de l’équilibre réfléchi est entendue comme une procédure de construction plutôt que comme une procédure de découverte des vérités normatives (à propos de nos raisons d’agir). Si l’on en croit Scanlon, l’interprétation constructiviste de l’équilibre réfléchi soulèverait ainsi un sérieux problème d’indétermination : on peut construire n’importe quoi. En fait, pour Scanlon, il est tout simplement inacceptable d’affirmer que si «p est une raison pour x de faire a» fait partie de l’ensemble des jugements évaluatifs en équilibre réfléchi, alors p est une raison pour x de faire a peu importe la manière dont x a suivi la procédure d’équilibre réfléchi (Scanlon, Reference Scanlon2014, p. 103).
Il y a en effet de nombreuses façons d’atteindre l’équilibre réfléchi. La procédure de construction (ou de découverte) dépend d’un certain nombre de décisions qui y mènent. La valeur du résultat ou de l’équilibre réfléchi, nous explique Scanlon, dépend donc de la qualité des décisions prises au cours de la procédure. Pour reprendre ses exemples, il peut s’agir de ce qui est identifié comme jugements bien considérés (dans la première étape de la procédure) ou encore des choix de modifications appliquées en cas de conflit entre jugements et principes (lors de la dernière étape).
Le problème ici est que Scanlon réduit le constructivisme à un procéduralisme strict, où la procédure serait identifiable à la nature du sujet des raisons pratiquesFootnote 14. Mais pour le constructivisme global bien compris, la procédure ne détermine pas directement les faits concernant les raisons d’agir : elle permet simplement d’organiser les points de départ multiples qui sont à la source du point de vue pratique de l’agent. Cette insistance sur la procédure est d’autant plus étonnante que la philosophe qu’il prend pour cible dans les passages qui viennent d’être évoqués, Sharon Street, est possiblement celle qui rejette le plus explicitement une caractérisation procédurale du constructivismeFootnote 15. La manière de caractériser le constructivisme qu’elle privilégie fait plutôt appel à la notion de point de vue pratique. Selon cette approche, les jugements corrects à propos des raisons sont ceux qui découlent, logiquement et instrumentalement, du point de vue pratique des agents. Il est vrai que la méthode de l’équilibre réfléchi est, selon plusieurs constructivistes, la procédure appropriée afin de déterminer cela. Cependant, il ne s’agit ultimement que d’une heuristique utile permettant de tirer au clair les implications du point de vue pratique (Street, Reference Street2010, p. 366) et non, comme le veut la caractérisation procédurale, de ce qui «détermine ou constitue les faits» (Lenman et Shemmer, 2012, p. 3)Footnote 16. En optant pour une caractérisation en fonction du point de vue pratique, il devient possible d’expliquer en quoi consiste le sujet des raisons pratiques sans que celui-ci ne se confonde avec la procédure de construction.
Suivant Scanlon, un sujet (ou un domaine), en général, est tout simplement ce sur quoi portent certains énoncésFootnote 17 et les jugements normatifs, en particulier, sont «des jugements à propos des raisons que nous avons pour ou contre le fait de poser diverses actions ou d’adopter diverses attitudes» (Scanlon, Reference Scanlon2017, p. 4). Acceptons, aux fins de la discussion, ces propositionsFootnote 18. Selon la caractérisation du constructivisme proposée ci-haut, le domaine des raisons pratiques correspond alors, pour l’essentiel, aux jugements à propos des raisons que nous avons de poser ou de ne pas poser certaines actions ou d’adopter ou non certaines attitudes qui découlent du point de vue pratique des agents (notons l’absence de référence à la procédure de construction privilégiée)Footnote 19. «Le fait que la maison soit en feu est une raison d’en sortir au plus vite», par exemple, est un jugement à propos de ce qui découle du point de vue d’agents qui, entre autres, accordent de la valeur à leur vie. Si les implications du point de vue pratique sont les mêmes pour tous les agents — comme c’est le cas chez les constructivistes kantiens et comme il est possible que ce le soit chez les constructivistes humiensFootnote 20 —, il pourrait n’y avoir aucune différence notable entre une description réaliste et une description constructiviste du contenu de l’ensemble des jugements vrais à propos des raisons pratiques. Autrement dit, le constructivisme humien n’implique pas que l’on puisse construire n’importe quoi en appliquant la méthode de l’équilibre réfléchi.
6. Le constructivisme n’est pas un réalisme
Les considérations relatives à la caractérisation en fonction du point de vue pratique présentées ci-haut permettent également de répondre au troisième problème que soulève Scanlon. Le problème en question est que le constructivisme ne permettrait pas de distinguer la procédure par laquelle nous arrivons à des jugements vrais concernant les raisons du sujet ou domaine que sont les raisons pratiques. Ainsi, selon lui, affirmer que «les vérités à propos des raisons sont les jugements à propos des raisons qui résulteraient d’une recherche de l’équilibre réfléchi menée de la bonne façon» n’apporte aucun éclaircissement sur la nature du sujet en question. Lorsque l’on cherche à déterminer si un jugement donné doit compter parmi nos jugements bien considérés, si l’on doit réviser un principe, etc., la question à se poser est celle de savoir s’il est correct et non celle de savoir s’il figurerait parmi nos jugements une fois atteint l’équilibre réfléchi (Scanlon, Reference Scanlon2014, p. 103). À notre avis, on peut difficilement y voir une objection au constructivisme, plutôt qu’une simple affirmation par Scanlon de ses penchants réalistes. De plus, son insistance sur la procédure de construction masque le fait que les constructivistes peuvent dire quelque chose d’informatif sur les raisons pratiques en tant que sujet.
En fait, en optant pour la caractérisation en fonction du point de vue pratique, il devient immédiatement évident que le sujet et la procédure sont bel et bien distincts. Comme nous l’avons expliqué dans la section précédente, le domaine des raisons pratiques est celui des jugements à propos des raisons pour ou contre le fait de poser certaines actions ou d’adopter certaines attitudes qui découlent du point de vue pratique des agents, et son contenu pourrait bien être le même que celui que l’on associerait à une description réaliste du sujet.
Il n’y a pas davantage de différence entre la conception de Scanlon et celle des constructivistes pour ce qui a trait à la manière de procéder afin de déterminer quelles sont nos raisons. En effet, Scanlon estime, à l’instar de plusieurs constructivistes, que la méthode de l’équilibre réfléchi est la meilleure façon de procéder en cette matière. Si l’on retient la caractérisation en fonction du point de vue pratique, le constructiviste qui délibère peut très bien se demander, tout comme le réaliste, si le jugement ou le principe qu’il considère est correct ou non sans se soucier de savoir s’il compterait parmi ses jugements une fois atteint l’équilibre réfléchi. Contrairement à Scanlon, nous ne sommes toutefois pas convaincus que le fait de se poser cette dernière question plutôt que la première soit vraiment problématique. Si la méthode en question est notre meilleur, voire notre seul guide vers la vérité à propos des raisons, pourquoi ne pas se demander si un jugement ou un principe donné résisterait à son application? Il est possible que Scanlon ne s’objecte pas au fait même de poser la seconde question, mais plutôt au fait que si l’on adopte la caractérisation procédurale, ce soit la seule question que l’on puisse se poser. Notre réponse à cette version de l’objection est essentiellement la même : en adoptant la caractérisation en fonction du point de vue pratique, on peut très bien se poser l’une ou l’autre des deux questionsFootnote 21.
En fait, la seule différence importante qui demeure entre la conception de Scanlon et la conception constructiviste du domaine des raisons pratiques est un désaccord relatif à la dépendance (ou à l’indépendance) des faits normatifs par rapport à la perspective des agents. Scanlon, puisqu’il est réaliste, estime que ces faits sont indépendants du point de vue des agents. Les constructivistes soutiennent le contraire, le rejet du réalisme étant l’un de leurs points de départ (Street, Reference Street and Shafer-Landau2008). Si c’est vraiment là la seule différence entre les deux approches, il ne reste plus que deux façons d’interpréter l’objection de Scanlon voulant que les constructivistes ne soient pas en mesure de rendre compte adéquatement du sujet des raisons pratiques. Selon la première, l’objection est une pétition de principe : on reproche aux constructivistes leur conception en présupposant la vérité du réalisme. En effet, ce n’est que si l’on suppose que les faits concernant les raisons pratiques sont indépendants du point de vue des agents que l’on peut comprendre pourquoi une conception du sujet qui lui est identique sauf sur ce point précis est inadéquate. Selon la seconde interprétation, cette dernière «objection» n’en est pas une : elle se réduit ultimement à une affirmation par Scanlon de sa préférence pour le réalisme. Si ce n’est que cela, on voit mal pourquoi les constructivistes devraient s’en préoccuper.
Conclusion
Dans cet article, nous avons tenté de démontrer que l’engagement de Scanlon envers le réalisme entraîne, quoi qu’il en dise, des coûts théoriques importants, des coûts que le constructivisme humien ou formel permet d’éviter assez aisément. Nous avons aussi considéré les trois principales objections que Scanlon soulève contre cette famille de constructivisme. Si les arguments que nous avons présentés sont justes, celles-ci sont loin d’être décisives. Enfin, mis à part la question de l’indépendance par rapport à l’esprit des faits normatifs, plusieurs des thèses qu’il défend s’harmonisent plutôt bien avec le constructivisme. Compte tenu de cela, nous estimons qu’à moins qu’il ait d’autres réticences envers cette approche, il y aurait de bonnes raisons, même dans la perspective de Scanlon, d’adopter un constructivisme global à propos des raisons d’agir.