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Pierre Bourdieu. L'insoumission en héritage Sous la direction de Édouard Louis, Presses Universitaires de France, Paris, 2016, pp. 157.

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Pierre Bourdieu. L'insoumission en héritage Sous la direction de Édouard Louis, Presses Universitaires de France, Paris, 2016, pp. 157.

Published online by Cambridge University Press:  15 May 2019

Emanuel Guay*
Affiliation:
Université du Québec à Montréal
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Book Review/Recension
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association (l'Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique 2019 

À la fois un des auteurs les plus cités et les plus critiqués en sciences sociales, Pierre Bourdieu est un théoricien important et polémique, dont les réflexions sur la reproduction sociale, les rapports entre pratiques individuelles et dynamiques collectives ainsi que les différentes formes de domination stimulent encore aujourd'hui de nombreux débats en sociologie, en science politique et dans bien d'autres disciplines. L'ouvrage édité par Édouard Louis, qui paraît pour la première fois en 2013 et auquel s'ajoutent deux chapitres dans la seconde édition en 2016, se propose de montrer la postérité de l'analyse bourdieusienne, en identifiant au passage les contours d'une pratique sociologique et politique dont le principe directeur serait l'insoumission.

Louis ouvre l'ouvrage en proposant une réflexion à la croisée de la politique et de la biographie, l’œuvre de Bourdieu lui permettant de mettre en lumière les rapports qui unissent le personnel et le collectif. En racontant son passage d'un environnement familial marqué par le dénuement aux études supérieures à Paris, Louis note que les milieux défavorisés sont beaucoup plus vulnérables que les milieux aisés aux alternances partisanes et aux décisions politiques–une réduction de l'aide sociale affecte davantage le rythme de vie d'une famille démunie qu'une augmentation des impôts sur le revenu pour une famille riche. Ce rapport différencié à la politique, loin d’être anecdotique, constituerait en fait l'une des principales stratégies de distinction des classes dominantes vis-à-vis des classes dominées (11). Les deux chapitres suivants se concentrent chacun sur un ouvrage de Bourdieu. L’écrivaine Annie Ernaux offre ainsi une synthèse de La distinction, œuvre centrale dans laquelle Bourdieu affirme que les goûts et les modes de vie, plutôt que de renvoyer à des préférences individuelles, sont la marque d'un rapport spécifique au monde social, avec les inégalités de statut et de classe qui le composent (26–27). Le chapitre de l'historienne Arlette Farge, pour sa part, revient sur les controverses qui ont entouré la parution de La domination masculine, en prenant le parti de Bourdieu face aux nombreuses critiques qui ont été adressées à l'ouvrage (48–49).

Dans l'un des chapitres les plus remarquables de l'ouvrage, le philosophe Geoffroy de Lagasnerie présente l’œuvre de Bourdieu comme une théorie guerrière de la vie sociale, cette dernière se voyant dépeinte comme

une lutte désespérée pour la reconnaissance et l’accès à l’humanité. Les luttes sociales n’ont pas pour enjeu principal l’accès à des ressources, à des biens économiques, culturels ou sociaux rares. Car à travers, ou mieux, par l’intermédiaire de toutes ces formes de capitaux, ce qui est recherché, c’est le capital symbolique, c’est-à-dire la reconnaissance, le sentiment d’exister et de compter. (62)

Les chapitres du sociologue Frédéric Lebaron et de l’économiste Frédéric Lordon se concentrent ensuite sur la dimension économique du travail bourdieusien, en étudiant respectivement la lutte des classes et le capitalisme. Lebaron souligne que le cadre d'analyse bourdieusien permet d’élargir considérablement l'analyse des inégalités économiques entre groupes, en passant de la lutte des classes au sens strict à la lutte de classement, qui constitue une lutte beaucoup plus diffuse et prégnante dans l'espace social. La hiérarchie symbolique entre les groupes sociaux, constamment reproduite par les luttes de classement, peut toutefois être contrecarrée par des efforts d'unification symbolique des classes dominées, à travers des organisations et des mobilisations politiques (78–79). Lordon se propose, de son côté, d’approfondir la problématique bourdieusienne du consentement des groupes dominés à leur propre domination, en mobilisant le structuralisme des passions, un cadre théorique d'inspiration spinoziste que l’économiste a développé dans ses propres travaux (88).

L'intervention de Didier Éribon, sociologue et philosophe, se concentre sur la question du droit à la parole et du partage des voix–plus précisément, comment peut-on donner accès à la parole à ceux et celles qui ne parlent pas et qu'on n'entend pas, qui n'ont pas intégré les dispositions qui leur permettraient de prendre pleinement part à la discussion publique? Éribon nous invite alors à appliquer la méthode bourdieusienne, en identifiant d'une part les rouages cachés de la domination et en maintenant d'autre part une attention soutenue aux personnes exclues par ces mêmes rouages (118). Finalement, l’écrivain Pierre Bergounioux offre une esquisse biographique de Bourdieu, en montrant comment son œuvre et sa vie, marquées toutes deux par l'expérience de la domination sociale et de la relégation géographique, se répondaient mutuellement (152).

En réunissant des auteurs et autrices provenant de plusieurs champs et en abordant une multitude d'objets, l'ouvrage édité par Louis démontre bien l'ampleur et la richesse du propos bourdieusien, tout en constituant une référence utile pour aborder ce que nous pourrions appeler une nouvelle pensée critique française, animée notamment par Éribon, Lagasnerie et Louis. On reconnaît effectivement dans l’œuvre de ces trois auteurs une sensibilité partagée pour la formation et la reproduction des identités personnelles et collectives, ainsi que des inégalités de classe, de genre et de race, le rapport à soi et son interaction avec les verdicts sociaux, la centralité de notions telles que la honte et la violence symbolique pour comprendre l'expérience des personnes et des communautés marginalisées et ainsi de suite. En puisant à la fois dans Bourdieu, Foucault et les théories du genre, ces auteurs proposent une analyse combative du monde social qui, en mettant l'accent sur les effets durables et étendus des inégalités et de la domination, correspond bien aux prémisses et visées du projet bourdieusien.