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L’épistémologieauPluriel - Claude Grignon et Claude Kordon, dir., Sciences de l'homme et sciences de la nature (Paris, La Maison des sciences de l'homme, 2009).

Published online by Cambridge University Press:  04 February 2010

Riccardo Viale*
Affiliation:
Fondazione Rosselli, Torino [riccardo.viale@fondazionerosselli.it].

Abstract

Type
Book Reviews
Copyright
Copyright © A.E.S. 2009

Au XXe siècle, la philosophie, ainsi que les plus importantes des sciences naturelles et sociales, ont été marquées par une aventure intellectuelle qui semblait devoir parvenir à son terme dans les années 1970. Il s'agissait de définir la démarcation entre le savoir scientifique et la non-science. Un siècle entier de réflexion épistémologique et logique et de confrontation avec les historiens de la science et les scientifiques sur la manière de caractériser un rationalisme méthodologique de type universel semblait se dissoudre dans la nébuleuse indistincte d'une connaissance fille de la contingence. Le relativisme remplaçait le principe de la démarcation entre la science et la non-science par celui de la continuité entre toutes les formes du savoir. Le programme rationaliste avait essayé de définir des critères à priori, de type analytique, pour justifier l'appellation de scientifique, mais il n'était pas parvenu à éviter les contradictions ni les tautologies. D'autre part, l'histoire même de la science présentait diverses discontinuités de type méthodologique qui ne pouvaient servir de fondement à la prétention universelle du principe de démarcation. La victoire du relativisme, décliné sur les différentes argumentations de type philosophique, historique et sociologique, semblait donc clore définitivement la page glorieuse de la philosophie de la science d'origine néopositiviste et « démarcationniste ». Depuis lors, cette philosophie de la science allait faire partie des livres d'histoire de la philosophie, mais n'inspirerait plus la recherche philosophique à venir. En définitive, il semblait s'agir d'un débat totalement interne à la philosophie, n'ayant donc qu'un intérêt général tout relatif. Nul ne se rendit alors compte des effets pervers d'une telle position sur différents aspects de la vie culturelle et sociale. Une épistémologie sociale fondée sur le principe de continuité allait remettre la primauté de la science officielle en question pour les décisions concernant les risques des nouvelles technologies, les priorités à attribuer aux financements pour la recherche scientifique, la suprématie de l'enseignement de la méthode scientifique dans les écoles et à l'université, la supériorité de la médecine scientifique par rapport aux médecines douces etc. Le relativisme allait alors pouvoir miner de l'intérieur l'identité épistémologique des disciplines scientifiques, notamment les plus vulnérables, comme les sciences sociales. Tous ces effets pervers se sont produits en réalité, et continuent de se manifester.

Cependant, depuis quelque temps, l'exigence de procéder à une reconsidération épistémologique de la spécificité de la science inspire à nouveau le travail d'un nombre croissant de chercheurs. Le livre Sciences de l'homme et sciences de la nature du sociologue Claude Grignon et du biologiste Claude Kordon (décédé en 2008), publié en 2009 à la Maison des sciences de l'homme de Paris, peut être considéré comme l'une des entreprises les plus réussies en ce sens. Cet ouvrage rassemble les interventions présentées lors du séminaire « Sciences de l'homme et sciences de la nature » qui s'est tenu entre 2003 et 2007 à la Maison des sciences de l'homme de Paris. En premier lieu, le livre prend nettement position en faveur de l'option démarcationniste. Toutes les disciplines scientifiques présentent des caractères spécifiques qui les distinguent de la non-science. Toutefois, ces caractères ne constituent pas une épistémologie universelle fondant une unité de la science. Bien au contraire, ils marquent des épistémologies régionales ou spécifiques. De ce point de vue, l'ouvrage est une mine de réflexions passionnantes sur chaque discipline, fournies par des scientifiques et experts des différents secteurs analysés. Cela va de la physique et des mathématiques à la musicologie en passant par la chimie, la cosmologie, la biologie, l'épidémiologie, l'archéologie, l'économie et la sociologie. Les disciplines se distinguent tout d'abord par leur ontologie et leur langage. En ce qui concerne l'ontologie, les sciences se sont traditionnellement réparties en trois catégories : sciences de l'ordre physico-chimique, sciences de l'ordre vivant et sciences de l'homme. L'ontologie des objets d'étude permet d'employer des langages différents. L'ontologie de la physique des particules permet d'utiliser un langage formel. En revanche, l'ontologie des faits individuels et agrégés de l'histoire de l'homme permet leur description dans le langage naturel. De ce point de vue, nous pouvons classer différemment les sciences en « nomothétiques déductives » et « historiques inductives ». La physique, en qualité de science nomothétique et déductive, part de la théorie pour déduire les faits. L'histoire, science inductive, part des faits pour bâtir des hypothèses. Toutefois, la physique n'est pas toujours uniquement déductive, de même que l'histoire n'est pas toujours inductive. Cette classification coupe transversalement la précédente. La cosmologie, par exemple, fait certes partie des sciences de l'ordre physico-chimique, mais elle présente pourtant des caractéristiques de type historique (l'histoire de l'univers). Alors que l'économétrie s'approche des sciences nomothétiques (ses lois ne tenant pas compte de l'histoire).

Ce qui distingue la première catégorie de la deuxième, c'est surtout la modalité employée pour affronter des concepts comme le temps, l'explication ou la causalité. Dans la physique, tout comme dans l'économétrie, les lois sont hors du temps, c'est-à-dire « déshistorisées ». En outre, en physique, il n'y a pas de causalité, car aucune asymétrie temporelle entre les événements n'est possible (caractéristique du rapport de cause à effet).

L' épistémologie des sciences nomothétiques rompt avec la notion d'irréversibilité du temps. L'idée de la loi universelle fait disparaître la dimension chronologique des phénomènes en établissant entre eux un rapport mathématique invariant. Explication et prévision deviennent une seule et même chose. À l'inverse, pour les sciences historiques, le temps est irréversible, il y a une asymétrie temporelle et donc une relation de causalité entre l'antécédent et le conséquent. L'explication vise à définir les rapports de causalité entre les phénomènes et à ouvrir la « boîte noire » des lois mathématiques et des régularités statistiques. Ces catégories possèdent elles aussi de nombreux métissages qui présentent les attributs des sciences nomothétiques mais aussi des sciences historiques. Il n'est que de penser à la cosmologie, qui est tout à la fois physique et historique. Elle a pour objectif d'établir l'histoire d'un ordre de la réalité physique représentée en langage mathématique. Ou, à l'opposé, songeons à une science comme l'économie, qui essaie de formaliser un ordre de réalité historique sous forme mathématique. Les modèles économétriques établissent un cas limite d'application de l'idéal nomothétique à la réalité historique. Bâtis sur le modèle des lois physiques universelles, ils sont « déshistorisés » et suppriment la dimension chronologique et historique des changements.

Repensons à la théorie d'Engel selon laquelle « la proportion des dépenses de nourriture diminue quand le revenu augmente ». Cette théorie est valable dans tous les lieux, indépendamment du contexte culturel et dans tous temps, dans le passé comme dans le futur, indépendamment de l'époque à laquelle on se réfère. Par exemple, si aujourd'hui nous revenions au prix des biens et au revenu d'il y a cent ans, la partie du budget dédiée à la nourriture redeviendrait celle d'il y a cent ans. « On réduit la variation à l'invariant, le changeant au constant, de même qu'on réduit le complexe au simple » (p. 268).

Une autre modalité de subdivision transversale des disciplines scientifiques concerne la récolte des données. Les « sciences expérimentales », comme la biologie moléculaire, génèrent les données de contrôle qui sont donc l'expression des limites des méthodologies expérimentales dont on dispose (par exemple les différentes puissances optiques des microscopes). Les « sciences d'observation » comme l'astronomie ou l'archéologie sont également limitées par les technologies d'observation, mais les données sont celles qui sont offertes par la nature ou par l'histoire, et aucune interférence humaine n'est possible.

On le voit, différentes épistémologies caractérisent chaque discipline. Cela est certainement lié à la variété des niveaux de réalité que l'on étudie. Cette relation n'est cependant pas exclusive. Un même niveau de réalité peut présenter des disciplines comportant différentes épistémologies. Il suffit de penser au niveau biologique analysé par une science nomothétique comme la biologie moléculaire et par une science historique comme la biologie évolutionniste. D'après les auteurs de l'ouvrage, cette spécificité épistémologique des disciplines scientifiques démontre l'impossibilité de soutenir des thèses réductionnistes. Il est impossible de simplifier les différents niveaux de la réalité d'après le seul point de vue physique et en fonction de son épistémologie propre.

C'est là que se pose le problème central que le livre tente d'affronter : sur quoi peut se fonder le principe de démarcation, si les épistémologies qui semblent afférentes aux diverses disciplines diffèrent et s'il ne semble donc pas exister d'unité épistémologique de la science qui la démarque par rapport à la non-science ? Telle est la tâche la plus ambitieuse que se fixe l'ouvrage. Les auteurs s'y consacrent en définissant le critère qui caractérise le plus la méthodologie du chercheur dans la pratique réelle de la science : la « falsification ». Le livre ne propose pas tant une nouvelle définition analytique du rapport entre falsificateurs potentiels, falsification et acceptabilité d'une hypothèse, mais il prend parti, de manière « militante » en faveur d'un principe reconnu dans la communauté scientifique. Du temps de Sir Karl Popper déjà, certains scientifiques comme Hans Adolf Krebs et John Eccles s'étaient déclarés en faveur du principe de falsification et contre toute tentative philosophique, historique et sociologique de l'enterrer. Ce même critère d'autre part, non pas de manière ingénue mais bien sophistiquée, avait trouvé le soutien empirique en l'analyse épistémologique menée par un groupe d'historiens sous la houlette du philosophe Larry Laudan, sur les principales découvertes scientifiques (A. Donovan, L. Laudan and R. Laudan, 1988, Scrutinizing Science: Empirical Studies of Scientific Change). Les chercheurs constatèrent que, contrairement à ce que soutenait la « nouvelle philosophie et sociologie de la science » et l'histoire kuhnienne, le passage d'une hypothèse à l'autre se fait progressivement à travers l'arme de la réfutation empirique et de la contradiction logique.

Chacun sait comment s'est terminée l'histoire. Le principe de falsification s'est effondré sous le poids de ses propres incohérences logico-épistémologiques et des soi-disant contre-exemples de l'histoire et de la « vie de laboratoire ». L'épistémologie sociale d'aujourd'hui s'en est trouvée orpheline d'une base rationnelle qui aurait pu fonder le critère de démarcation. Ce livre a très justement pour ambition d'ouvrir un nouveau chapitre. Back to the future!