1. Introduction
Le De summa rerum (dorénavant DSR, dans A VI, 3, p. 455-588) Footnote 1 , ensemble de textes métaphysiques écrits par Leibniz entre décembre 1675 et décembre 1676, constitue un corpus assez déroutant. Les interprètes y retrouvent tantôt l’ébauche des positions de la maturité, tantôt au contraire y voient un moment d’élaboration doctrinale encore indéterminée, où les thèmes favoris de Leibniz reçoivent un traitement assez différent de ce qu’ils deviendront. Qu’il s’agisse de brouillons ne facilite ni l’interprétation des textes isolés, ni leur rapprochement, ce qui commande une certaine prudence interprétative. Or ces textes, écrits pour la plupart lors de la fin du séjour parisien de Leibniz, sont désormais tenus pour une étape essentielle de la genèse de la philosophie leibnizienne : s’y distinguent les ébauches parfois contradictoires de plusieurs systèmes, anticipant partiellement les travaux ultérieurs (Lærke, Reference Lærke2008a, p. 439-442; Parkinson, Reference Parkinson1986). Dans cet article, nous souhaitons déterminer quelles sont les thèses modales présentes dans ce corpus et quelques autres textes contemporains, le DSR étant considéré comme un moment charnière dans la constitution de la philosophie modale leibnizienne. Le problème principal est de savoir dans quelle mesure ces textes comportent en germe la défense de la contingence qui sera assumée ultérieurement. Plusieurs questions se posent. Le monde créé serait le plus parfait possible. Mais son existence est-elle absolument nécessaire ou faut-il aussi lui attribuer la contingence? Dieu choisit-il le meilleur en concevant diverses possibilités, dont il privilégie certaines au détriment des autres? La réponse est rendue plus difficile encore du fait des difficultés d’interprétation posées par les textes ultérieurs : si le comparé — le DSR — résiste à l’interprétation, c’est aussi par défaut d’un comparant clairement défini. En effet, si Leibniz, de 1677 à la fin de sa vie, a cherché à défendre explicitement la contingence du meilleur des mondes possibles, le sens à donner à cette défense est loin d’être clair : on reconnaît qu’il pourrait bien avoir évolué au cours du temps, connaissant des phases et des tentatives de solution diverses. Quelle que soit la solution envisagée, sa signification demeure très discutée. Selon certains, la contingence permettrait à Leibniz de penser la liberté du choix divin du meilleur (Curley, Reference Curley1976, p. 95-96; Rescher, Reference Rescher1979, p. 150-152); pour d’autres, l’essentiel serait de penser, par contraste avec d’autres mondes, la plus haute perfection du monde choisi (Mormino, Reference Mormino2011, p. 175-189; Adams, Reference Adams1994, p. 42). L’étude du DSR sur ces questions est donc à la fois cruciale pour la compréhension des écrits ultérieurs, et difficile, puisqu’elle conduit à opérer une comparaison avec des thèses dont la signification est ambiguë. Il est possible toutefois d’avancer prudemment une thèse : le corpus témoigne d’un nécessitarisme Footnote 2 qui le rattache davantage aux textes antérieurs, notamment la Confessio philosophi Footnote 3 (A VI, 3, p. 115-151, trad. CP), qu’aux écrits par lesquels Leibniz articule choix du meilleur monde et possibilité que le monde choisi soit autre. Nous défendrons cette interprétation en montrant que ces textes ne laissent pas de place à des possibles purs, et envisagerons les conséquences de cette absence sur la conception de la volonté divine et du choix du meilleur.
2. Défense de l’interprétation nécessitariste : l’irréalité des possibles
La philosophie modale du DSR a été étudiée notamment à partir de la question de la genèse de la confrontation entre Leibniz et Spinoza. Leibniz s’engage ici dans un dialogue avec Spinoza, dialogue qui paraît beaucoup moins conflictuel que dans les textes ultérieurs. La proximité thématique et terminologique va-t-elle de pair avec une proximité doctrinale et conceptuelle? C’est l’un des aspects du DSR à propos duquel la question du nécessitarisme se pose : en particulier, Leibniz veut-il se démarquer du nécessitarisme spinoziste, comme il cherchera explicitement à le faire dans ses textes ultérieurs? Nous essaierons de montrer que ce n’est pas le cas : Leibniz n’est pas préoccupé ici par la question de la contingence et veut seulement garantir que le monde créé soit le meilleur; le respect de cette exigence semble lui suffire à assurer la conformité à la tradition théologique, très importante à ses yeux. Souscrivant à la thèse défendue notamment par Mogens Lærke d’un «quasi-spinozisme» de Leibniz (Lærke, Reference Lærke2008a, p. 439-551), nous voudrions montrer que ces textes présentent un nécessitarisme strict. En effet, il est tentant de voir dans ce recueil la défense d’une contingence minimale, telle que Robert M. Adams a pu l’identifier (Adams, Reference Adams1994, p. 10-22) : Leibniz défendrait en 1676 une contingence pour laquelle suffirait la reconnaissance d’autres possibilités par soi, quand bien même il serait nécessaire que Dieu choisisse la série possible qui est objectivement la plus parfaite. La nécessité du monde actuel serait alors aussi bien la nécessité de la conséquence (il est nécessaire que si l’être le plus parfait existe, il choisisse le monde le plus parfait) que la nécessité du conséquent (le monde choisi est nécessaire) en vertu de la nécessité de l’antécédent, l’existence de l’être le plus parfait. L’affirmation d’une certaine réalité des possibles non choisis permettrait de — et suffirait à — conserver la contingence du monde actuel, souci que Leibniz aurait eu dans ces textes comme dans les textes ultérieurs (explicitement, à partir de 1677, et sans jamais abandonner cet élément, qui se retrouve dans les Essais de théodicée). Cette lecture se trouve défendue par Paul Rateau dans les pages de son livre La question du mal chez Leibniz consacrées à la période faisant suite à la Confessio philosophi de 1673 (Rateau, Reference Rateau2008, p. 137-212; Rateau, Reference Rateau2014). Rateau soutient qu’en 1673, à l’époque de la Confessio philosophi, Leibniz ne défend qu’une très faible version du possible et de la contingence, reposant sur la seule distinction entre la nécessité absolue, identifiée au fait d’avoir en soi-même sa raison d’être, et la nécessité hypothétique, identifiée au fait d’avoir sa raison d’être en autre chose. Une telle conception, selon Rateau, ne permet cependant pas de défendre une véritable contingence : Dieu étant posé, la série actuelle s’ensuit nécessairement, tandis qu’un possible alternatif ne pourrait exister que si Dieu était autre qu’il est. Cependant, Rateau soutient qu’au cours des années suivantes, notamment des années 1675-1676, Leibniz corrigerait en partie cette position, au point d’admettre dès cette époque des possibles en soi : «Dieu pouvait-il choisir une autre série que la meilleure? La contingence du monde est fondée sur l’existence d’autres séries de choses possibles en soi, mais non sur la contingence du choix divin de cette série plutôt qu’une autre» (Rateau, Reference Rateau2008, p. 205). Au contraire, selon Lærke, rien ne permet d’affirmer que Leibniz adopte dans le DSR la thèse selon laquelle les autres possibilités auraient une quelconque réalité : non seulement ces possibilités ne correspondent qu’à ce qui est logiquement non contradictoire, mais en outre (et en vertu même de cette absence de réalité), Leibniz n’étend pas jusqu’à eux l’omniscience divine : celle-ci porterait seulement sur l’actuel (Lærke, Reference Lærke2008a; Lærke, Reference Lærke2007). Nous allons plaider en faveur de cette deuxième interprétation. S’il y a bien d’autres possibles que ceux qui seront réalisés, ils ne sont que des fictions abstraites : leur reconnaissance comme possibles «concevables» n’implique pas leur inscription à l’inventaire ontologique. Ils n’ont d’existence que dans l’esprit qui les conçoit, quand et s’il les conçoit; ils ne sont pas des individus possibles. Surtout, ils ne sont pas tant mobilisés en faveur d’une défense de la contingence qu’en faveur d’une défense du choix du meilleur, par exclusion de certains possibles non contradictoires.
Il nous faut préciser quelle thèse ultérieure est ici rejetée : Mondadori a cherché à montrer que lorsqu’il reconnaissait un «pays des possibles», Leibniz conférait aux possibles un esse dans l’entendement divin, les rapprochant des possibles scotistes, dotés d’un esse secundum quid. Certes Leibniz ne souscrit pas aux conceptions qui rendraient les possibles indépendants de Dieu au point que si par impossible celui-ci n’existait pas, les possibles demeureraient. Il reconnaît toutefois que les possibles ont une réalité — et sont donc non réductibles à la creatrix essentia divine par laquelle Anselme ou d’Aquin pensent les possibles (Mondadori, Reference Mondadori2000 et 2014). Toutefois, dans les textes des années 1675-1676, nous pensons que Leibniz ne constitue pas les possibles en objets intentionnels de Dieu. Comme Mondadori le souligne, il y a en réalité deux questions à distinguer : premièrement, la question modale concernant les critères de la possibilité; deuxièmement, la question de la réalité des possibles. Selon nous, l’impossibilité à dégager les choses de leur inscription dans la série actuelle supprime dans le DSR le lien entre la reconnaissance de possibles per se et l’admission de la contingence. De plus, en raison de leur confusion, les possibles per se du DSR paraissent de mauvais candidats à constituer des objets intentionnels, ce qui s’ajoute au fait qu’aucun texte ne semble donner place à de tels possibles pensés par Dieu et déterminant son choix.
Défendre la thèse nécessitariste à l’encontre de la reconnaissance d’une contingence minimale implique de comprendre en quel sens Leibniz peut espérer une conciliation du nécessitarisme et de la théologie chrétienne : Leibniz en effet ne perd jamais de vue qu’il faut penser Dieu comme une personne. En février 1676 (De arcanis sublimium vel de summa rerum), il écrit :
Dieu n’est pas comme certains le représentent — quelque chose de métaphysique, d’imaginaire, incapable de pensée, de volonté ou d’action, de telle sorte que ce serait la même chose que si l’on disait que Dieu est la nature, le destin, la fortune, la nécessité, le monde; mais Dieu est plutôt une certaine substance, une personne, un esprit (A VI, 3, p. 474-475).
Souvent, en se basant sur ce texte, l’on insiste sur l’opposition entre la position de Leibniz et celle de Spinoza, et on y voit parfois même le signe d’une volonté leibnizienne de prendre ses distances avec les thèses spinozistes (Rateau, Reference Rateau2008, p. 204; Wilson, Reference Wilson1990, p. 69). En effet, l’attribution à Dieu d’une personnalité et le refus de Le réduire à la «nature, le destin, la fortune, la nécessité, le monde» montrent que Leibniz s’applique des exigences théologiques qui constitueront l’un des éléments centraux de sa critique ultérieure du nécessitarisme spinoziste. Pourtant, il n’est pas certain que Spinoza soit attaqué. En effet, Leibniz approuve ensuite l’exemple du théologien Vorstius Footnote 4 :
Les abstractions excessives de prétendus philosophes [...] furent la raison [causa] pour laquelle Vorstius, indigné par ces opinions chimériques et contraires à l’honneur divin, fit de Dieu [un être] corporel, inclus en un certain lieu, afin de montrer au contraire qu’il est une substance d’une certaine sorte et une personne. Il faut montrer que Dieu est une personne ou une substance intelligente (A VI, 3, p. 475).
D’après ce texte, il apparaît que l’attribution d’une corporéité à Dieu, loin de s’opposer à la reconnaissance de sa personnalité, paraît au contraire avoir été, aux yeux de certains, un moyen de la garantir. Sans attribuer à Leibniz une pleine compréhension du parallélisme spinoziste ou de la distinction des attributs (Lærke, Reference Lærke2008a, p. 477-500), cet aspect invite à nuancer l’idée d’une opposition : Leibniz peut trouver dans un aspect au moins du spinozisme (le fait que la substance divine soit, par l’un de ses attributs, une substance étendue), une solution séduisante aux risques de dépersonnalisation de Dieu.
Par ailleurs, est-il certain que Leibniz attribue à Spinoza la thèse selon laquelle Dieu n’aurait aucune pensée ni aucune volonté? Certes, Leibniz a d’abord pensé que Spinoza faisait de Dieu «non un esprit, mais la nature des choses» (A VI, 3, p. 269). Jusqu’à quel point Leibniz a-t-il pu réviser cette interprétation en février 1676? La fréquentation de l’ami de Spinoza, Ehrenfried Walther von Tschirnhaus, rencontré à Paris à l’automne 1675 (Kulstad, Reference Kulstad2014; Lærke, Reference Lærke2013, p. 3), a dû accroître sa connaissance du spinozisme. Il paraît donc improbable qu’en février 1676, Leibniz ait ignoré la présence d’un attribut pensée chez Spinoza Footnote 5 . Cependant, il a sans doute eu beaucoup de difficultés à comprendre cet aspect : Leibniz n’a probablement pas eu accès au manuscrit de l’Éthique Footnote 6 avant novembre 1676, date à laquelle il a l’occasion de consulter brièvement l’ouvrage chez Spinoza. Des notes prises alors par Leibniz comportent la mention selon laquelle l’entendement et la volonté relèvent de la nature naturée, non de la nature naturante (A VI, 3, p. 580; Lærke, Reference Lærke2008a, p. 489-490). Ce texte suggère que Leibniz a rectifié sa compréhension de l’Éthique quelques mois après avoir écrit le texte du De arcanis : jusqu’alors, il croyait probablement qu’entendement et volonté étaient pour Spinoza de l’ordre des attributs divins et constituaient la pensée, plutôt que des modes. On peut donc faire l’hypothèse que, dans le texte de février, Leibniz n’attribue pas à Spinoza une négation de la volonté et de l’intellection divines. Au contraire, Leibniz semble croire que Spinoza les considère comme des attributs divins.
Dès lors, on pourrait proposer une piste de lecture opposée : il suffit d’attribuer à Dieu une capacité à vouloir, à penser et à agir pour qu’il soit ipso facto une personne. Peut-être Leibniz voit-il dans la position spinoziste un risque de dépersonnalisation, mais cela n’est guère certain; et s’il insiste sur cette exigence de conformité à la tradition théologique, rien ne dit qu’il croie en l’incompatibilité de cette théologie avec un spinozisme révisé. Il se peut qu’il veuille au contraire mettre davantage l’accent sur ce qui, dans le spinozisme, lui permettrait d’attribuer à Dieu une personnalité. Cette reconnaissance doit toutefois s’accorder avec un nécessitarisme strict.
Pourquoi penser que Leibniz défend un tel nécessitarisme? Procédons à un rapide examen des textes centraux relatifs à cette question. Le premier texte à prendre en compte est celui du De Mente, de Deo, de Universo de décembre 1675. Il y est question du statut de ce «qui n’a pas été, n’est pas et ne sera pas» (A VI, 3, p. 464, trad. TLM, p. 18 Footnote 7 ). Il s’interroge ensuite sur la modalité des propositions vraies :
Cette proposition est nécessaire : «Tout ce qui sera, sera». Ce qui a été fait ne peut être défait. Il est impossible que Pierre n’ait pas été. Donc «Pierre a été» est nécessaire. Donc l’existence passée de Pierre est nécessaire. On démontrera de la même manière que la proposition : «le jugement dernier viendra» est nécessaire, mais il y a dans tout ceci quelque chose d’un jeu [sed in his est lusus] (ibid.).
Ce texte paraît affirmer un nécessitarisme s’étendant sans restriction aux choses futures comme aux choses passées. Leibniz reconnaît une nécessité du passé, fondée, de manière classique, sur son irrévocabilité, et du futur, excluant que d’autres possibles puissent être réalisés. Le présent n’est pas mentionné, sans doute parce qu’il va de soi que sa contingence ne pourrait être maintenue une fois rejetée celle du passé et de l’avenir. On pourrait considérer que «sed in his est lusus» manifeste une prise de distance à l’égard du caractère concluant de l’argument Footnote 8 , mais il est plus probable que Leibniz estime que cette conclusion va de soi et ne règle pas le véritable problème. Toutefois, il reste à déterminer si ce problème est celui de la création du meilleur ou celui de la contingence : les partisans de la deuxième interprétation peuvent objecter que ce passage ne dit rien de la nécessité en question, qui peut rester seulement ex hypothesi. Adams, par exemple, rapprochant ce texte d’un écrit de 1677, a jugé que Leibniz distinguait entre une nécessité absolue et une nécessité seulement ex hypothesi, distinction repensée par Leibniz à partir de la distinction entre une nécessité interne, réservée à Dieu, et une nécessité ex alterius hypothesi, insistant sur le lien nécessaire entre l’existence de deux êtres finis. Cette distinction n’éviterait pas la nécessité du conséquent, mais ouvrirait la voie à une reconnaissance de la contingence que les possibles per se serviront à penser peu de temps après (Adams, Reference Adams1994, p. 17).
Nous jugeons pertinent de nuancer ce dernier point. Le texte nous paraît nier la teneur de possibles par soi, de possibles non réalisés mais de statut comparable aux possibles composant le monde actuel. À nos yeux, les deux cas de figure renvoient surtout à deux manières d’être impossible. Le texte est en effet, avant la conclusion nécessitariste, précédé d’un passage distinguant d’abord, apparemment, deux types d’impossibilité : «La notion de l’impossible est double [impossibilis [est] duplex notio]» (A VI, 3, p. 464, trad. TLM, p. 18). L’une concerne «ce qui n’a pas d’essence», l’autre «ce qui n’a pas d’existence». Une telle distinction renvoie-t-elle à deux niveaux ontologiques, un niveau de l’existant et un niveau des essences non réalisées, des simples possibles, qui auraient une réalité malgré l’impossibilité d’exister (ex hypothesi)? Il semble que non. En effet, la même distinction devient ensuite celle d’une duplex origo impossibilitatis : la contradiction par essence (contradiction interne, telle que celle du mouvement le plus rapide) et une contradiction «par existence, ou par position». Cette thèse ressemble beaucoup à celle que Spinoza défend dans la première démonstration alternative d’Éthique I, proposition 11 lorsqu’il distingue deux raisons pour lesquelles une chose n’existe pas, ce qui revient à dire qu’elle est impossible (Spinoza, Opera, 2, p. 52-53); et il est bien question d’une double origine de l’impossibilité, non de deux origines de l’impossibilité. À plus forte raison, duplex origo nous met en droit de penser que l’impossibilité elle-même est d’un seul type : il n’y a qu’une impossibilité, l’impossibilité d’exister. Elle touche le contradictoire de même que ce qui est une essence qui «manque d’existence». Dès lors, ce à quoi il manque une raison d’exister, ce qui est «incompatible» avec Dieu, est tout simplement impossible. Certes, dans d’autres textes, Leibniz parle parfois de possibilia per se (par exemple A VI, 3, p. 582, trad. TLM, p. 29), et il est bien question ici de choses qui peuvent être «conçues» sans être réalisées. Mais cela ne nous dit rien sur une quelconque réalité de ces essences antérieurement à l’existence. Plus important : l’argument part de l’identification d’une double origine de l’impossibilité pour arriver à l’affirmation de la nécessité des propositions portant sur le passé comme le futur. Il paraît donc difficile de se servir de ce passage, qui s’oriente vers l’affirmation d’une nécessité des choses, pour affirmer que Leibniz cherche à y défendre une forme quelconque de contingence. Il s’agit plutôt d’affirmer la nécessité de l’existant, celle du plus parfait, via l’affirmation de l’impossibilité de ce qui n’existe pas.
Leibniz écrit : «[i]l faut voir si l’on peut démontrer qu’il y a des essences auxquelles manque l’existence. Afin que l’on ne dise pas que l’on ne peut rien concevoir qui ne doive être à un moment quelconque dans toute l’éternité» (A VI, 3, p. 464, trad. TLM, p. 18). Certes, Leibniz admet l’importance de déterminer si certaines essences ne sont pas réalisées. On peut toutefois contester que cette mention autorise à interpréter ces textes dans le sens de la position décrite par Adams. Le texte est assez ambigu : l’expression «[i]l faut voir si» suggère que Leibniz est favorable à la thèse selon laquelle il y a des essences qui ne seront pas réalisées, mais reporte sa démonstration à plus tard. Quant à la raison invoquée en faveur de l’importance de cette question («pour que personne ne dise [...]»), elle paraît certes compatible avec la défense de la possibilité per se, et donc de la défense de la contingence, mais elle le serait tout autant avec une défense de la thèse selon laquelle le monde créé est le meilleur, en ce que d’autres possibles moins parfaits sont exclus. En effet, si n’importe quoi devait exister à un moment du temps, alors — dans l’optique leibnizienne, où certaines essences sont plus parfaites que d’autres —, le monde le plus parfait possible n’existerait pas par différence avec d’autres mondes. De plus, cela signifierait aussi que la voie serait libre pour toutes sortes d’injustices, par exemple des hommes pieux damnés et des impies sauvés (A VI, 3, p. 581, trad. TLM, p. 29). Cela serait effectivement de nature à diminuer la bonté du Dieu leibnizien. Reconnaître des essences non réalisées permettrait ainsi de contraster le monde créé avec des ensembles de possibles moins harmoniques.
L’interprétation selon laquelle Leibniz admettrait de purs possibles dans le DSR pourrait-elle recevoir un appui d’un passage extrait du De arcanis (A VI, 3, p. 472-477)? De prime abord, le début du brouillon paraît, sur la question de la réalité des possibles, s’opposer complètement au De mente. En effet, Leibniz affirme qu’il tient pour principe «l’harmonie des choses, i.e. qu’existe autant d’essence qu’il est possible» (A VI, 3, p. 472). Le texte paraît ainsi attribuer une sorte de statut ontologique aux possibles, en les mettant en compétition les uns avec les autres Footnote 9 . L’existence de Dieu serait explicable par le même principe qui rend compte de son choix, ce principe d’harmonie qui conjoint le principe de raison et le principe du meilleur : la raison pour laquelle une chose existe est qu’elle est plus parfaite que les autres candidats dont l’existence n’est pas empêchée : «[c]’est pourquoi existe avant tous les autres l’être le plus parfait de tous» (A VI, 3, p. 472). Cependant, cette divergence avec le De mente n’est peut-être qu’apparente. Est-il question de donner un poids aux possibilités? Leibniz part seulement du principe selon lequel existe ce qui a le plus de réalité. En tant que tel, cela ne suffit pas à penser une sorte de compétition autonome entre des possibles. Cette compétition serait assez surprenante dans un texte qui par ailleurs met l’accent sur l’exigence théologique de faire de Dieu une personne, une substance douée d’intelligence, de volonté et d’action. Contre la tentation d’«ontologiser» le principe, d’en faire ce qui rend compte presque causalement de l’existence de Dieu et des choses, remarquons que Leibniz ne se satisfait pas de son invocation pour affirmer cette existence : une note ajoutée au texte propose un argument «cosmologique» cherchant à prouver que puisque des choses existent, il faut qu’il y ait un être nécessaire par soi qui les cause. Si l’on ne peut pas exclure que Leibniz, sans posséder encore une solution cohérente, teste des hypothèses diverses — ce dont témoigneraient les différentes strates d’écriture —, il semble toutefois que ces éléments disparates se retrouvent unifiés dans des textes ultérieurs, telles les différentes preuves de l’existence de Dieu de novembre. Leibniz cherchera alors à démontrer l’existence de Dieu par plusieurs tentatives, en prouvant la possibilité de l’être le plus parfait (A VI, 3, p. 572-579) et en traitant l’existence comme l’une des perfections. Cette solution, conforme au principe de l’harmonie des choses, paraît l’expliciter : si l’être le plus parfait existe, ce n’est pas seulement parce qu’il est le plus parfait et donc correspond au principe; au contraire, il existe et confirme le principe parce qu’il réunit toutes les perfections compatibles entre elles, simples et positives; être comportant toutes les perfections, il existe par soi. Et puisqu’il comporte tous les réquisits Footnote 10 , c’est-à-dire les conditions nécessaires des choses — il est «ultima ratio rerum» (A VI, 3, p. 587, trad. TLM, p. 30) —, une chose qui existe sans être la plus parfaite n’existe que par Dieu. Dès lors, contrairement à ce que le principe pourrait laisser entendre, il n’y a pas de tendance à exister intrinsèque aux possibles, qui les mettrait en compétition les uns avec les autres : c’est en tant qu’existe d’abord l’être le plus parfait que le principe d’harmonie se trouve vérifié ensuite par toutes les choses existantes. En outre, c’est en tant que l’être le plus parfait ne peut que comporter l’existence parmi ses perfections qu’il existerait. Certes Leibniz semble hésiter à compter l’existence parmi les perfections. Si c’est le cas dans certaines versions de la preuve de l’existence de Dieu (A VI, 3, p. 579), un autre texte, le Quod Ens Perfectissimum sit possibile, ne repose pas sur la reconnaissance de l’existence parmi les perfections, et paraît ainsi devoir recourir au principe de l’harmonie pour passer de la possibilité de l’être le plus parfait à son existence. Leibniz peut toutefois se contenter de reconnaître qu’en tant qu’elles ne s’empêchent pas les unes les autres, et ne peuvent exister par autre chose, les perfections existeront en étant causes de soi, si elles existent. Par ailleurs, Leibniz pose certes en principe l’existence de toutes choses à moins qu’elles en soient empêchées par leur incompatibilité avec ce qui a le plus de raison d’exister (A VI, 3, p. 472 et p. 582, trad. TLM, p. 29). D’une certaine manière, il faut surtout donner des raisons de non existence, plutôt que d’existence. Mais la caractérisation de Dieu comme ultima ratio rerum et totalité des réquisits donne à penser que cette inférence de la compatibilité à l’existence ne s’applique aux autres choses qu’après s’être appliquée à Dieu. On doit sans doute supposer une existence par soi, celle des perfections, mais d’elles seules.
Par conséquent, même si ces textes sont ambigus, il ne faut sans doute pas faire trop de cas de l’inscription de l’existence de Dieu sous le même principe que celui qui rend compte de la possibilité du «choix» entre des séries possibles. Il n’en demeure pas moins que ce principe, pour ce qui concerne la modalité, paraît supprimer tout élément de contingence. Ce qui est non nécessaire l’est, dans la note, en tant qu’il a sa raison d’être en autre chose, c’est-à-dire n’est pas l’être le plus parfait, mais existe par lui. Cela ne va pas de pair avec la reconnaissance d’une contingence pertinente dans une critique du nécessitarisme, mais seulement d’une distinction, non sans équivalent chez Spinoza, entre être nécessaire par soi et être nécessaire ex hypothesi.
Un autre aspect central de la discussion consiste à savoir si Dieu pense ou non les possibles non réalisés. Selon Lærke, la réponse est négative. Ohad Nachtomy a contesté cette lecture, affirmant que les possibles dépendaient toujours d’un être pensant (Lærke, Reference Lærke2008a, p. 547; Nachtomy, Reference Nachtomy2008; Lærke, Reference Lærke2008b). Si c’était le cas, dire qu’il y a des possibles non réalisés signifierait que Dieu pense d’autres possibles que ceux qu’il réalise, ce qui permettrait d’identifier la position défendue à la défense de la contingence par les possibilia per se.
Selon nous, Ohad Nachtomy échoue à donner des raisons de croire que pour Leibniz, n’importe quel possible, au sens du non contradictoire, serait pensé par Dieu. Son argument clé s’appuie sur un passage de la Confessio philosophi : Leibniz y identifie le possible, au sens du non contradictoire, à ce qui peut être conçu. Mais ce qui peut être conçu le serait en réalité toujours actuellement, selon Nachtomy, a minima par Dieu. Selon Leibniz, «est possible ce qui peut se concevoir, c’est-à-dire (pour ne pas employer le mot peut dans la définition du possible), ce qui est conçu clairement par un esprit attentif» (A VI, 3, p. 127, trad. CP, p. 55). Pour éviter de définir circulairement le possible par le fait de pouvoir être conçu, Leibniz recourt à une caractérisation en termes de conception de fait : être concevable, c’est être intelligé clairement par un esprit attentif. Nachtomy en infère qu’il doit y avoir un lien définitionnel entre le possible et le fait d’être conçu. Dieu étant omniscient, il paraît alors inconcevable qu’il ne pense pas tout ce qui est non contradictoire. Or, il semble que cette définition ne dise guère plus que : est possible, c’est-à-dire concevable, ce que quelqu’un d’attentif intellige clairement, quand il l’intellige. Rien ne montre que Leibniz en infère quoi que ce soit concernant la nécessité d’un esprit pensant les possibles. Il paraît donc impossible de tirer de ce texte un argument en faveur de la continuité de l’intellection des possibles. Les autres arguments de Nachtomy s’appuient sur le fait qu’il serait paradoxal qu’un Dieu omniscient ne conçoive pas les possibilités. Il nous semble toutefois que l’enjeu de la discussion est justement d’établir si les possibles sont quelque chose de réel, et donc si en ne pensant pas les possibles, Dieu serait privé de l’omniscience.
Proposons un autre argument, indépendant, lequel s’appuie sur un critère de la possibilité per se : le fait de pouvoir être conçu distinctement. Cette ligne argumentative ne dépend pas de l’argument reposant sur l’absence de pensée d’autres possibilités par Dieu : on pourrait à la rigueur admettre en Dieu la pensée d’autres «possibles», mais ce seraient des abstraits, dont le passage à l’existence est impossible en vertu de l’impossibilité d’une chaîne causale alternative. Toutefois, elle fournit un argument supplémentaire contre la pensée d’autres possibilités par Dieu : puisque rien ne garantit que ces possibles soient concevables clairement et distinctement, rien ne garantit que Dieu puisse les penser sans confusion; ainsi, étendre l’omniscience à ces possibles aurait, semble-t-il, un coût important : l’attribution à Dieu de pensées confuses.
Que signifie «choses possibles par soi»? Leibniz donne souvent le critère de la non contradiction — quand bien même il est contradictoire qu’elles soient choisies par Dieu, il ne serait pas contradictoire qu’elles existent si Dieu les choisissait Footnote 11 . À s’en tenir à ce critère, les possibilités mentionnées dans le DSR seraient effectivement les mêmes que les «possibilia per se» ultérieures. Dès lors, il semblerait que le DSR, en admettant d’autres possibilités, donnerait les moyens de reconnaître des possibles par soi. La question serait entièrement reportée sur celle de savoir dans quelle mesure Dieu conçoit ou non effectivement ces possibilités, et dans quelle mesure Leibniz envisage cette reconnaissance de possibilités pures comme un argument en faveur de la contingence du monde créé, ou seulement du choix du meilleur. Mais le critère devient apparemment plus précis : au début des années 1680, Leibniz identifie les purs possibles au non contradictoire, mais aussi à ce qui peut être perçu distinctement. Il affirme : «est possible, ce dont il y a quelque essence, ou réalité, ou ce qui peut être intelligé distinctement» (A VI, 4, p. 1447). Les choses possibles par soi sont telles dans la mesure où elles ne sont pas possibles en fonction d’autre chose, où elles n’ont pas besoin d’autre chose pour être conçues. Or si c’est le critère retenu, il est tout sauf certain qu’il y ait de tels possibles. Certes, Leibniz pourra écrire le 12 décembre 1676 que «tous les possibles ne peuvent pas exister par soi avec les autres» (A VI, 3, p. 581, trad. TLM, p. 29). Si ce texte correspond bien à une identification du possible per se au simple «non contradictoire», Leibniz ne défend toutefois ici qu’une conception faible de la possibilité per se : comme le note Lærke, rien ne montre que Leibniz défende une ontologie des possibles purs (Lærke, Reference Lærke2007, p. 13; Lærke, Reference Lærke2008a, p. 547). De plus, un texte écrit le même mois montre au contraire que le critère de la perception distincte ne peut être appliqué :
Une substance, ou un être complet, est pour moi ce qui seul enveloppe toutes les choses, ou pour la compréhension [intelligentiam] parfaite de quoi la compréhension de rien d’autre n’est requise. Ce n’est pas le cas d’une figure, car pour comprendre de quoi provient une figure de cette sorte, il faut recourir au mouvement. Tout être complet ne peut être produit que d’une seule manière; que des figures puissent être produites de différentes manières est une indication suffisante qu’elles ne sont pas des êtres complets (A VI, 3, p. 400).
Ainsi, ce qui est possible par soi mais ne peut exister n’est pas une substance possible, car il lui manque l’inscription causale dans la série actuelle. Ce n’est pas seulement, soulignons-le, son existence qui est exclue, mais aussi sa «compréhension complète». On pourrait certes contester que, dans le De libertate et necessitate du début des années 1680, «compréhension complète» et conception «distincte» sont synonymes (A VI, 4, p. 1477). Or, le début du texte de décembre 1676 fait bien référence à la distinction : «Il n’est pas étonnant que le nombre de tous les nombres, toutes les possibilités, toutes les relations ou réflexions ne soient pas intelligés distinctement; car ils sont imaginaires et n’ont rien qui leur correspond en réalité» (A VI, 3, p. 399).
Jusqu’ici, le texte dit seulement que certains concepts ne sont pas compris distinctement et mentionne des exemples courants chez Leibniz. Toutefois, il est intéressant que Leibniz place au milieu de cette liste «toutes les possibilités». Certes, ce texte implique peut-être que certaines possibilités sont distinctes. Mais s’il s’agit de celles qui sont réalisées, cela ne fait que confirmer notre interprétation. En outre, la possibilité n’est donc pas incompatible avec l’absence de distinction. Est-ce parce que Leibniz est moins exigeant dans ses critères définitionnels des pures possibilités garantissant la contingence? Il ne semble pas : quoiqu’il soit hésitant, Leibniz ajoute une phrase indiquant le contraire : «Peut-être ne sont purement intelligibles que ces choses qui peuvent être produites, c’est-à-dire qui ont été ou seront produites» (A VI, 3, p. 399-400).
Quand bien même certains possibles non réalisés pourraient être eux aussi distincts, Leibniz ne paraît guère persuadé que ce soit le cas. Le DSR ne présente donc pas une ontologie des purs possibles : ces possibles, quoique concevables, ne le sont pas distinctement. Ils sont des abstractions plutôt que des possibilités pleines et entières, qui existeraient si Dieu les choisissait.
Nous nous opposons donc sur ce point à l’interprétation de Rateau : bien qu’admettant que la Confessio philosophi présente un nécessitarisme strict, celui-ci pense qu’une évolution est repérable aux alentours du DSR (Rateau, Reference Rateau2008, p. 203-204). Il souligne que dans certains textes, Leibniz reconnaît différentes séries de possibles, exclues parce que moins parfaites, mais qui trouvent en autre chose leur raison d’exister ou de ne pas exister. Il s’appuie notamment sur la Communicata ex literis Domini Schulleri, où Leibniz affirme bien qu’on peut imaginer ou concevoir une autre série que l’actuelle (A VI, 3, p. 283). La série, actuelle ou non, est marquée par une nécessité hypothétique reliant ses constituants Footnote 12 , mais elle ne porte pas en elle-même sa raison d’être. Rateau en tire un argument en faveur de la reconnaissance de possibles par soi : à la différence de ce qui avait lieu dans la Confessio philosophi, les autres séries pourraient être conçues sans que leur existence impliquât la non existence de Dieu. Cette conclusion nous paraît discutable : s’il y a bien reconnaissance de différentes séries de possibles en 1676, rien ne permet de les mettre sur le même plan ontologique que la série actuelle, ni de leur accorder une autonomie qui ne serait pas celle d’abstractions. Au contraire, Leibniz ne pense pas la série actuelle indépendamment de l’être le plus parfait, et souscrit à une même symétrie concernant l’implication entre Dieu et les choses. En effet, dans la Meditatio de principio individui (A VI, 3, p. 490-491, trad. TLM, p. 20-21), Leibniz souscrit à un axiome proche de l’axiome 4 d’Éthique I (Opera, 2, p. 46) : la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe (Di Bella, Reference Di Bella2002). Tout existant enveloppe sa cause, une cause existante. Comme Leibniz le souligne lui-même, cet axiome implique que d’une connaissance parfaite de l’effet, on pourrait découvrir sa cause. Ainsi, l’effet porte la marque de sa cause, il est singularisé par elle. C’est à cette condition qu’il sera possible de donner d’une chose une définition réelle, c’est-à-dire une définition génétique. Dans la Meditatio, Leibniz affronte un problème : cet axiome implique que l’on puisse, pour toute réalité, identifier le processus causal qui l’a générée Footnote 13 . Mais que se passe-t-il lorsque l’on envisage des figures mathématiques? Puisqu’il est possible de produire deux carrés identiques par leur dimension, l’un à partir de deux rectangles, l’autre à partir de deux triangles, la même chose — le carré — paraît ne pas être individué par sa cause, ne pas l’envelopper. Leibniz conclut alors que si l’on veut éviter que les deux carrés soient seulement des abstraits, puisqu’on ne peut, pour ces êtres, trouver de différence intrinsèque, il faudrait lier chacun des carrés à un esprit, lequel conserverait la trace de la production de chacune des deux figures. Ce texte nous renseigne donc sur une condition nécessaire à ce que les choses ne soient pas des abstractions : elles doivent pouvoir garder, de manière intrinsèque ou extrinsèque, une marque de leur production causale.
Ainsi, pour que les séries possibles soient sur le même plan ontologique que l’actuelle, et non de simples abstractions, il faut que les choses dont elles sont constituées portent la trace de leur causation. On pourrait a priori penser que cela ne pose pas de problème : il suffit de reconnaître une cause possible différente de la cause réellement mise en œuvre. Cependant, le modèle causal du DSR s’appuie sur la notion de réquisits, permettant de penser l’articulation entre l’essence des choses et leur existence : Leibniz, loin de distinguer fermement les deux plans, pense au contraire les réquisits comme constituant l’essence des choses Footnote 14 tout comme leurs conditions nécessaires et suffisantes d’existence. Les réquisits d’une chose sont les conditions nécessaires à son existence. Si ce qui existe rend présent l’intégralité des réquisits d’une chose, alors il y a une raison suffisante de cette chose. Il est alors nécessaire que la chose existe. À l’inverse, si un réquisit manque, il est impossible que la chose existe. Leibniz souligne en outre que les réquisits d’un être se trouvent en autre chose (A VI, 3, p. 587, trad. TLM, p. 30) Footnote 15 , et donc que les êtres produits par la présence de tous les réquisits sont conçus par autre chose. Cela semble rejoindre parfaitement les considérations de la Communicata sur le fait que les possibles de la série trouvent leur raison d’être en autre chose. Cependant cela va aussi à l’encontre de l’admission de possibles purs qui remplissent cette condition de ne pas être des abstractions. En effet, nous l’avons dit, les possibles purs d’une série doivent avoir chacun une cause possible. Si l’on applique le modèle de la raison ou cause pleine conçue comme présence de tous les réquisits, il faudrait que la série envisagée trouve une cause première possible qui soit différente de la cause actuelle. Mais la cause première, l’être le plus parfait — Dieu — est un être nécessaire à la fois dans sa nature et son existence. Et c’est par son essence qu’il est aussi cause première. En effet, ultima ratio rerum, Dieu est considéré comme contenant tous les réquisits des choses (A VI, 3, p. 587, trad. TLM, p. 30) ainsi que comme la cause de toutes les choses existantes — comme l’indique le Quod Ens Perfectissimum sit possibile à propos du fait que les choses ne se distinguent pas les unes des autres en tant que substances, mais comme des modes :
[...] On peut le démontrer facilement du fait que, de toutes ces choses qui sont différentes radicalement, l’une peut être comprise [intelligi] parfaitement sans l’autre, c’est-à-dire, tous les réquisits de l’une peuvent être compris sans que soient compris les réquisits de l’autre. Mais dans le cas des choses, il n’en va pas ainsi; car puisque la raison dernière des choses est unique, et contient par elle-même l’agrégat de tous les réquisits, de toutes les choses, il est évident que les réquisits de toutes les choses sont les mêmes. Donc il en est de même pour leur essence, puisqu’une essence est l’agrégat de tous les réquisits premiers (A VI, 3, p. 573).
Dès lors, penser des possibles purs qui ne soient pas des abstractions implique de concevoir qu’une autre cause première est possible : à savoir que Dieu pourrait être autrement. Ceci étant exclu de par la nécessité reconnue à Dieu, nécessairement les possibilités alternatives envisagées par Leibniz ne peuvent être que des abstractions, et non de pures possibilités situées sur le même plan que la série actuelle. Il est donc faux que les séries possibles soient considérées comme autonomes par rapport à l’acte de leur réalisation : dire qu’elles ont besoin d’une raison suffisante qui soit extérieure à elles ne fait pas signe vers une autonomie des séries, mais plutôt vers l’impossibilité de leur réalisation abstraction faite de l’existence de Dieu Footnote 16 .
3. La causa sui et l’agere in se ipsum : quel contenu donner à la volonté divine?
Cette première conclusion nous laisse devant un autre problème : même en admettant que toute l’essence n’est pas réalisée, la volonté ne peut pas être caractérisée principalement en référence à des possibles entre lesquels elle arbitrerait; et pourtant, Leibniz insiste sur le rôle de la volonté divine, recourant à plusieurs reprises à la notion de «choix» (par exemple A VI, 3, p. 466, p. 472 et p. 568). Quelle place donner alors à la reconnaissance d’une volonté divine si elle n’est pas définie principalement par le fait d’arbitrer entre des possibles contingents? Dans cette section, nous proposerons, comme ébauche de réponse, de mettre l’accent sur l’agir divin, un élément dont Paul Rateau reconnaît l’importance, quoiqu’il lui donne une place secondaire (Rateau, Reference Rateau2008, p. 206) Footnote 17 . Une telle réponse permet de préciser quelle place peut avoir dans ces textes la cause de soi, syntagme dont Leibniz fait usage à plusieurs reprises dans le DSR. Sur ce point, l’utilisation du terme emprunté à Spinoza paraît moins distante et malheureuse qu’on a pu le dire.
En un sens, il y a bien pour Leibniz une reconnaissance d’autres possibles, à savoir le non contradictoire, et d’un «choix» volontaire; mais il faut selon nous concilier la reconnaissance d’une volonté avec l’irréalité de possibles alternatifs objets du choix divin, et donc avec l’absence d’une contingence. Un choix paraît supposer une alternative. Daniel Garber, pour sa part, soutient l’interprétation nécessitariste, mais considère que le choix est celui du meilleur, par exclusion de possibilités moins parfaites (Garber, Reference Garber2009, p. 236). Bien que nous soyons d’accord sur ce point, le terme de «choix» demeure étonnant, s’il va de pair avec une absence de prise en considération d’alternatives. Non pensées par Dieu, et possibles au seul sens de «non contradictoires», les possibilités en question ne sont pas des objets de choix. Le choix serait tout au plus une qualification extrinsèque, une manière de décrire la nécessité divine du point de vue d’une situation contrefactuelle : Dieu produit nécessairement le plus parfait tout en l’intelligeant, mais on peut comparer cela à ce qui se passerait s’il était moins parfait — et donc si son entendement était moins parfait.
Toutefois, on peut se demander dans quel sens il y a alors encore une reconnaissance de la personnalité divine et en quoi elle reposerait sur la volonté, et non seulement sur le fait que Dieu intellige ce qu’il produit nécessairement. N’aurait-on pas une nécessité intelligente (plutôt qu’un nécessitarisme aveugle), mais non une volonté? C’est ici que Leibniz peut recourir à l’agir divin, en particulier sur soi. Le concept d’action sur soi aura une postérité importante chez Leibniz, en particulier dans le développement de la dynamique, mais il est présent très tôt dans sa pensée, où il désigne le mode d’être de l’esprit, par différence d’avec les corps. L’agir sur soi permet de penser la liberté des esprits, dans une reprise assumée d’un thème aquinien : la liberté se comprend comme puissance de se déterminer ou d’agir sur soi-même (Fichant, Reference Fichant1995, p. 73). L’actio in se ipsum permet donc de penser la liberté en tant qu’elle requiert une activité de l’esprit, à la fois spontanée et intelligente. Dans le DSR, en liant la liberté divine à son activité de penser et de réfléchir, Leibniz peut ainsi donner des caractéristiques de l’action libre qui ne tiennent pas directement à la pluralité des objets de choix. Ainsi, Dieu peut être considéré comme libre, c’est-à-dire non soumis à un fatum, quand bien même son action est nécessaire et dépend en dernière instance de sa nature. Le concept de causa sui, en offrant la possibilité d’envisager ce lien entre la nature divine et son activité, donne ainsi sens à la personnalité divine. Si ce thème paraît plus présent au début du recueil, son occurrence dans le De existentia atteste du fait que Leibniz l’a gardé à l’esprit. Or, explicitement (au début du moins, par deux fois), Leibniz ancre l’agir sur soi dans la nature même de Dieu, à travers l’utilisation, surprenante sous sa plume, du syntagme causa sui. (A VI, 3, p. 465 et p. 474). Pour notre propos, il importe peu de savoir si l’aséité reconnue à Dieu est négative, l’être par soi n’ayant pas de cause, ou positive, et constitue une véritable «cause de soi». Il semble cependant que là où, relativement à la question de l’aséité, Vincent Carraud voit — peut-être à raison — une «formule malheureuse» (Carraud, Reference Carraud2002, p. 469), on peut au moins comprendre la fonction que joue, en aval, cette causa sui dans le DSR : ce que Leibniz affirme explicitement dans le De mente, c’est que Dieu «intellige, parce qu’il agit sur soi-même; or il agit sur soi-même, parce qu’il est cause de soi» (A VI, 3, p. 465, trad. TLM, p. 20, trad. modifiée). L’intellection est donc subordonnée à un «agir», et l’agir est inscrit dans un dynamisme de Dieu procédant de sa propre nature d’être par soi. Par ailleurs, dans le De veritatibus, de mente, de Deo, de universo, Leibniz identifie la volonté de Dieu à la volonté d’un intellectus boni : «[...] l’esprit sera créé par Dieu, puisqu’il existera et demeurera par la volonté de Dieu, c’est-à-dire, [par la volonté] d’un bon entendement [a Dei voluntate, id est, intellectus boni]. Car exister [esse] c’est seulement être intelligé comme bon» (A VI, 3, p. 512).
Leibniz ne donne pas d’explication sur ce qui caractériserait une contribution de la volonté, au point qu’elle paraît se réduire à l’activité de l’entendement lui-même. Dès lors, si l’agir sur soi rend raison de l’intellection divine, et que l’entendement détermine intégralement la volonté, il semble que l’agir sur soi rende raison aussi bien de l’attribution d’un entendement que d’une volonté à Dieu, et que les deux actes ou facultés se confondent. La volonté peut donc recevoir un sens abstraction faite de toute relation à des possibilités qu’elle exclurait au moyen de l’intellection. Il lui suffit d’être assimilée à une suite de l’intellection, laquelle s’inscrit dans l’agir divin.
Une telle lecture peut être maintenue concernant le De existentia : est dit exister ce qui est intelligé «le meilleur [...], c’est-à-dire comme le plus harmonique» (A VI, 3, p. 588, trad. TLM, p. 30). Leibniz ne cherche guère à distinguer ce qui relève de l’entendement et ce qui relève de la volonté. Il écrivait un peu plus haut : «agere in seipsum, sive cogitare». On pourrait penser que la conception causasuiste a disparu, tandis que l’agir sur soi, plutôt qu’il rend raison de l’intellection, se confond désormais avec la pensée elle-même. Or, de fait, le terme pour désigner la pensée a changé : il ne s’agit plus de l’intellection, mais plutôt de la «cogitatio», terme plus large qui désigne sans doute davantage la pensée comme faculté de jugement et de raisonnement plutôt que la seule intellection. Dès lors, on peut de nouveau se demander si l’agir sur soi, quoique confondu avec la «cogitatio», ne rend pas raison indistinctement de l’action volontaire comme de l’intellection, sans forcément préciser clairement que la volonté viendrait au terme du jugement.
Cette interprétation est compatible avec l’orientation «intellectualiste» de Leibniz : l’intellection serait un préalable à la volition et à la production du meilleur. Il nous semble donc possible de relier notre lecture du DSR à la manière dont Rateau interprète le statut de la volonté dans la Confessio philosophi, soit passive eu égard à l’entendement (Rateau, Reference Rateau2008, p. 155-161; en particulier p. 157). Dans le DSR, la pensée, envisagée à partir de l’agir sur soi, est déterminante et déterminée, agir et pâtir : «il faut démontrer rigoureusement qu’il sent qu’il agit en lui-même, car rien n’est plus admirable : que le même agisse et pâtisse par lui-même» (A VI, 3, p. 475). Les premiers textes du DSR concilient donc l’option de la Confessio philosophi avec la réévaluation du rôle de la volonté que souligne Rateau : «[l]e rôle de la volonté est réévalué, afin d’éviter la figure du Dieu-Destin ou du Deus mechanicus» (Rateau, Reference Rateau2008, p. 206). Notons toutefois que les derniers textes du recueil tendent à effacer le thème de la passivité, de l’affection : «[l]a pensée est sens de soi» (A VI, 3, p. 588, trad. TLM, p. 31). Nous ne sommes donc pas tenus de nier que l’entendement détermine la volonté : la volonté reste comprise à partir de l’agir sur soi qui rend compte à la fois de l’intellection et de la volition (l’entendement fournissant pour ainsi dire à la volition son objet).
On peut remarquer cependant que la volonté ne diffère guère de l’entendement, tandis que celui-ci est pensé en termes d’action comme de passion, et d’une action qui trouve sa source dans une causalité par soi. En un sens, la volition et l’intellection se confondent au point que c’est par le même agir que l’un et l’autre sont reconnus à Dieu. Dès lors, il est tentant de penser que l’entendement n’est pas tant ce qui détermine la volonté que la volonté elle-même, ou son résultat — volonté elle-même non distinguée de l’agir sur soi. Faute de possibles alternatifs, l’entendement semble ne devenir lui-même qu’un mode de l’activité divine, plutôt que la médiation principale entre la nature de Dieu et la volonté : la volonté ne paraît ainsi guère s’appuyer sur l’entendement; étant ici requise afin de penser le caractère libre de Dieu à l’égard de la nécessité, elle se résorbe dans cet agir divin, au point qu’il est tentant de les identifier et de leur donner la priorité sur l’entendement. L’intellection, dernière étape de l’agir sur soi, serait produite par la volonté (que celle-ci soit la première étape de l’agir sur soi ou cet agir en totalité), Dieu étant ainsi rendu conscient de son propre agir. Dans quelle mesure ne pourrait-on pas franchir ce pas et identifier la volonté et l’agir sur soi? Cette position paraît cohérente avec l’orientation du recueil, mais Leibniz ne l’aura jamais adoptée explicitement, les écrits ultérieurs refusant sans ambiguïté cette option. On peut aussi faire une objection majeure à cette interprétation : elle provient des notes de Leibniz sur trois lettres de Spinoza à Oldenburg, notes écrites au cours de l’année 1676 (deuxième moitié d’octobre). À propos de la lettre 75 (Opera, 4, p. 311-312), Leibniz corrige les thèses spinozistes : il reproche à Spinoza de penser que tout découle de la nature de Dieu «sans intervention de la volonté» (A VI, 3, p. 364). En effet, Spinoza y affirme qu’il ne soumet pas Dieu au destin en faisant suivre ses opérations de sa seule nature, et ce, en invoquant l’exemple suivant : on ne pense pas que l’opération par laquelle Dieu s’intellige lui-même, bien que découlant de la nature de Dieu, soit le signe d’une soumission de Dieu à un quelconque fatum. Bien au contraire, il s’agit d’une condition de l’action. Dans ce cadre, le reproche leibnizien semble consister à dire que l’exemple est «inadapté [non... appositum] parce que cela [l’intellection] se produit [fit] avant [citra] l’intervention de la volonté» (ibid.) Footnote 18 . Autrement dit, Leibniz paraît dire que l’exemple ne prouve rien puisqu’il est notoire que la volonté vient après l’opération de l’entendement : dès lors que Dieu intellige avant de réaliser ses autres opérations, il n’est plus soumis à un fatum mais est l’agent des opérations en question. Leibniz semble donc admettre que la volonté intervient après l’opération d’intellection de soi. Dès lors, l’hypothèse d’un écart assumé par rapport à un modèle donnant la priorité à l’entendement paraît improbable Footnote 19 .
4. Conclusion
Les difficultés propres aux textes du DSR et à leur statut de brouillon peuvent inciter à les relire à la lumière de thèses ultérieures, plus claires et plus élaborées. Toutefois, il nous semble dangereux d’envisager la genèse de la métaphysique leibnizienne sous l’angle d’un développement continu et linéaire vers les positions de la maturité. Selon nous, pour ce qui touche à la philosophie modale, les textes du DSR se caractérisent par le fait qu’ils constituent la dernière étape avant un basculement vers une opposition plus marquée à Spinoza et vers une défense de la contingence du monde. Ils ne reconnaissent de possibles purs que pour autant qu’ils permettent de penser l’exclusion de réalités moralement choquantes ou incompatibles avec le plus harmonique, et de garantir ainsi l’existence du meilleur. Ils ne sont ni des objets de l’intellection divine, ni par conséquent de véritables objets de choix. Leibniz pense bien des possibles non réalisés, mais ils ne sont que des abstractions opérées par l’esprit à partir de l’existant, entièrement déterminé. La série qui constitue le monde est la seule qui puisse être produite à moins de supposer un Dieu différent, ce qui est impossible. Mais il ne s’agit pas seulement d’une impossibilité laissant subsister la possibilité intrinsèque d’autres séries, puisque celles-ci ne seraient distinctement concevables qu’en supposant un Dieu différent. Il nous semble aussi douteux que la pensée divine s’étende à d’autres possibles que ceux qui sont réalisés, l’ont été ou le seront. En tout cas, la connaissance de l’intégralité du non contradictoire ne paraît pas être une condition du choix divin. Il est alors nécessaire de repenser le sens donné à la volonté et au choix divins. S’il est douteux que Leibniz ait envisagé d’identifier la volonté de Dieu à son agir sur soi, il semble bien qu’il ait cherché à repenser le rôle de la volonté à partir de cet agir inscrit dans la causa sui, et non seulement relativement aux possibles exclus de l’existence. Le choix se comprendrait à partir de la réunion de trois éléments : a parte possibilium, par l’exclusion des possibles incompatibles avec la bonté et la sagesse reconnues à Dieu; a parte Dei, par le fait que Dieu intellige ce qu’il produit au lieu de produire par une nécessité aveugle; et en dernier lieu par la volonté, comprise à partir de l’agir sur soi. Le DSR serait alors une tentative, poussée jusqu’à la limite, de concilier nécessitarisme et philosophie «chrétienne», plutôt qu’une nouvelle étape dans un cheminement linéaire menant aux possibles per se. Si le concept d’agir sur soi devient si important, c’est parce qu’il permet de comprendre en quel sens Dieu et le monde peuvent être nécessaires, sans que cette nécessité s’identifie à un fatum comparable à la nécessité spinoziste dont, à partir d’octobre 1676, Leibniz se distancie de plus en plus. Suivra cependant une rupture nette, laquelle consistera à défendre la contingence du monde actuel.
Remerciements :
Nous tenons à remercier Mogens Lærke pour son aide et ses conseils, Daniel Garber, qui a organisé à Princeton le colloque où nous avons présenté une première ébauche de ce travail, ainsi que Gabriel Alban-Zapata pour sa relecture attentive.