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Hannah Arendt et l'exclusion radicale contemporaine

Published online by Cambridge University Press:  09 October 2008

Catherine Ellyson*
Affiliation:
Université d'Ottawa
*
Catherine Ellyson, École d'études politiques, Université d'Ottawa, Ottawa (Ontario) K1N 6N5; celly085@uottawa.ca
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Abstract

Résumé. Prenant le contre-pied des critiques de l'œuvre d'Hannah Arendt lui reprochant de dépeindre des acteurs uniformes et superficiels et de promouvoir une sphère politique caractérisée par la vacuité, le présent article présente la pensée d'Arendt dans les termes d'une discussion continuelle sur le thème de la puissance et de l'impuissance, de la participation et de l'exclusion. De ce point de vue et malgré le mépris apparent de cette auteure pour la misère, l'article soutient qu'une préoccupation à l'égard de l'exclusion radicale est non seulement possible dans une perspective arendtienne, mais qu'elle est même requise.

Abstract. Contrasting with critics of Hannah Arendt who assume that the political actors she describes are uniform and superficial, and the political sphere she promotes, empty, this article presents Arendt's thinking as an ongoing discussion on power and powerlessness, on participation and exclusion. From this standpoint and in spite of the author's apparent despise for misery, this article contends that, from an arendtian perspective, a concern for contemporary radical exclusion is not only possible, but required.

Type
Research Article
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association 2008

La passion pour la distinction, le désir non seulement d'égaler ou de ressembler, mais d'exceller, sera toujours, après l'autoconservation, la source extraordinaire de l'action humaine (Arendt, Reference Arendt1963 : 63).

Devant l'une des formes d'exclusion et de misère les plus rudes, celle des sans-logis urbains, les idéaux de grandeur et d'excellence réactualisés dans la pensée d'Hannah Arendt peuvent sembler luxueux, chimériques et déconnectés de la réalité bien matérielle. Ainsi, la lecture de l'œuvre de cette auteure peut laisser l'impression d'une sphère politique célébrée en soi et pour l'émulation égoïste d'hommes exceptionnels et verbeux, préoccupés tout d'abord de leur propre immortalisation. Suivant une telle interprétation, la préservation de cette sphère se ferait au détriment des éléments moins exceptionnels d'une communauté ou, du moins, de ceux qu'on considère comme tels, et elle aurait pour condition de tenir à l'écart l'infection que constituent la misère et sa logique animale de soumission à la nécessité.

Prenant le contre-pied de cette interprétation,Footnote 1 nous tenterons de voir comment est surmontée, chez Arendt, l'antinomie apparente entre, d'une part, l'action politique excellente et grandiose et, d'autre part, une préoccupation fondamentale quant aux phénomènes d'exclusion radicale. Par exclusion radicale, il faut entendre une combinaison plus ou moins achevée des formes culturelle, politique, juridique, économique, sociale, voire même spatiale d'exclusion. Si la figure emblématique de cette exclusion est celle du musulman des camps de concentration nazis décrit par Giorgio Agamben (Reference Agamben1997 et Reference Agamben2003), une figure plus familière, soit celle du sans-logis urbain, sera en filigrane de toute la présente enquête.Footnote 2 Cette figure du sans-logis, même si elle ne sera plus explicitement nommée, demeurera néanmoins présente, confrontant sans cesse, pour la rendre plus riche, la pensée arendtienne.

Notre thèse est que la promotion de l'action politique excellente vise précisément chez Arendt à endiguer les phénomènes d'exclusion radicale; que cette intention, née d'une observation et d'une expérience de l'exclusion radicale, est non seulement originelle, mais qu'elle demeurera à la source même de tout son travail intellectuel. Pour étayer cette thèse, nous discuterons des critiques récurrentes à l'endroit de l'œuvre d'Arendt qui interdisent a priori une démarche comme la nôtre, ces critiques accusant les acteurs arendtiens de superficialité et sa sphère politique de vacuité. Nous présenterons ensuite cette pensée comme prise au milieu d'un enchevêtrement de variations sur le thème de l'exclusion, la rendant tout à coup apte à aborder les phénomènes contemporains d'exclusion radicale, notamment celui de l'itinérance.

1. Retour sur les critiques de la pensée arendtienne

Les critiques les plus fréquentes d'Arendt peuvent probablement être relativisées par la mise en relation des divers morceaux de sa pensée – soit principalement Les origines du totalitarisme – Eichmann à Jérusalem ( Reference Arendt2002), Essai sur la révolution ( Reference Arendt1965), La crise de la culture ( Reference Arendt1972) et La condition de l'homme moderne ( Reference Arendt1983) – et par l'appréhension de ces morceaux en termes d'une discussion continuelle sur le thème de la puissance et de l'impuissance, de la participation et de l'exclusion. La première de ces critiques consiste à déplorer l'homogénéité et la superficialité de l'acteur politique qu'elle met en scène, ce rôle étant réputé ne convenir qu'à une infime minorité, déconnectée des conditions réelles de vie de l'ensemble, et dont l'avantage a pour corollaire le désavantage de la majorité. La politique serait ainsi «l'affaire uniquement d'hommes sans soucis alimentaires ou vestimentaires et remplissant l'air de leurs mots dont l'importance est dirigée vers eux-mêmes», et la liberté, l'égalité et la justice se réduiraient à un amas de rhétorique (Ring, Reference Ring1991 : 448). Il semble particulièrement étonnant que parmi l'immense variété des héros politiques paradant successivement sur l'estrade de l'œuvre d'Arendt, on ne retienne la plupart du temps que le moins surprenant de tous, soit celui qui est présenté dans La condition de l'homme moderne. Il semble plutôt que ce héros ne soit qu'un héros parmi tant d'autres dans l'œuvre arendtienne et que chaque héros rende possible, par son exemple, son excellence et son combat contre la systématisation, l'apparition future d'autres acteurs et d'autres héros. Si, pour Arendt, «la liberté comme inhérente à l'action est illustrée le mieux par le concept machiavélien de virtù», qui correspond à «l'excellence avec laquelle l'homme répond aux occasions que le monde lui révèle sous la forme de la fortuna» (Reference Arendt1972 : 198), il devient absurde de croire que l'acteur politique, sa sphère de prédilection et ses actions demeurent identiques, quelles que soient les circonstances et ses propres particularités. Pour l'instant, il n'est pas important de retourner chez Machiavel pour découvrir le sens profond que prend la dialectique virtù/fortuna fondamentale chez lui; il importe simplement de voir comment Arendt en fait usage. Ici, la fortuna réfère non seulement aux circonstances changeantes du monde, mais aussi à l'unicité toute particulière de celui qui y fait face. Et en effet, il existe dans l'œuvre d'Arendt une multitude d'acteurs politiques émergeant selon le contexte et les caractéristiques de chacun. Dans Essai sur la révolution (Reference Arendt1965), Arendt discute de la transformation d'un océan d'incertitudes, fait de menaces naturelles et humaines, en un artifice politique constitué de promesses mutuelles, d'une stabilité humainement instituée, et de liberté pour les générations suivantes. Ce serait seulement dans un espace politique idéalement composé et perpétuellement restauré et augmenté que pourrait agir l'homme politique mis de l'avant dans La condition de l'homme moderne. Cependant, puisque la totale ouverture de cet espace et la liberté finale forment un horizon impossible à atteindre, il est fondamental pour Arendt que d'autres types d'acteurs existent et agissent simultanément contre la pétrification et la naturalisation des constructions politiques. Il faut rappeler ici que, pour l'auteure, l'importance de l'action politique est perpétuelle, étant donné que «l'automatisme est inhérent à tous les processus quelle qu'en soit l'origine, ce qui explique qu'aucun acte unique et aucun événement unique ne puisse jamais, une fois pour toutes, délivrer un homme, une nation ou l'humanité» (Reference Arendt1972 : 219). Ainsi, aux différents contextes et aux différentes unicités correspondent des acteurs politiques divers et aucunement réductibles à l'homme blanc et imbu de lui-même. Des exclus pratiquant la désobéissance civile jusqu'aux citoyens de tous les horizons réunis en conseils, de l'artiste exécutant des actions de la pensée jusqu'aux «femmes vêtues de noir défilant dans les rues de Budapest occupées et pleurant publiquement leurs morts» (Arendt, Reference Arendt2002 : 896), les héros politiques arendtiens sont loin d'être homogènes. La grandeur et l'excellence prendraient donc des formes toutes différentes selon la fortune, c'est-à-dire le contexte de l'action et les caractéristiques individuelles de l'acteur politique.

La seconde critique récurrente accuse l'œuvre d'Arendt de construire une sphère politique vidée de tout contenu. Cette critique a pour origine les distinctions strictes qu'opère l'auteure entre les sphères de la vie, soutenant que les préoccupations privées ne doivent pas entrer sur la place publique et que la politique ne doit se consacrer ni aux choses du social ni à celles du privé, mais uniquement à la liberté. Or, une sphère politique ainsi épurée semble exiger un repliement sur les préoccupations d'une minorité d'hommes excellents et avides de leurs propres paroles et paraît exclure forcément la majorité des autres. Nous voulons proposer ici que, loin de viser à promouvoir une politique séparant aussi radicalement les gouvernants des gouvernés, les distinctions arendtiennes doivent demeurer d'importance secondaire par rapport à leur objectif propre, à savoir le combat contre les deux dangers posés par le social. En plus d'être une sphère particulière, le social chez Arendt est constitué, de par son caractère essentiellement expansionniste, des logiques privées amenées telles quelles dans la sphère politique et des logiques politiques amenées telles quelles dans la sphère privée. Le premier danger posé par le social consiste donc en l'intrusion de la misère et de la nécessité sur la place publique, en cela qu'elles contraignent sans discussion, de manière tyrannique, alors que la politique ne peut jamais porter «sur les choses qui ne peuvent pas être autrement qu'elles ne le sont» (Aristote, 1994 : 303). Aussi, pour Arendt, la nécessité est illimitée parce qu'elle se cristallise et perdure, une fois que les besoins urgents du corps ont disparu, dans une logique incapable de transcender les intérêts privés, poussant les pauvres devenus riches dans une spirale d'abondance et de consommation sans fin (Reference Arendt1963 : 135). C'est pour cette raison que «la résolution des problèmes de pauvreté ne doit pas naître des idéaux de la pauvreté elle-même, mais bien de ceux issus de la fondation de la liberté» (Reference Arendt1963 : 134). Le deuxième danger du social que tente d'éviter Arendt est l'entrée de logiques politiques dans la sphère privée, celles-ci tendant à y détruire l'unicité des personnes avant même qu'elle n'ait pu exister sur la place publique. En effet, l'auteure considère que l'action ne peut être limitée que par le couple inséparable de la pluralité et de l'égalité, ce couple n'existant pas toujours dans la sphère privée, d'une part parce que l'autorité du parent guidant l'enfant vers le monde ne permet pas l'égalité, et d'autre part parce que le sanctuaire qu'est la maison serait violé par l'imposition de la pluralité en son sein. Il se peut ainsi que l'aide publique, s'accompagnant de nombreuses conditions et de normes (Hermer et Mosher : Reference Hermer and (dir.).2002), rende précaire la formation d'un contenu personnel sur lequel le citoyen puisse se baser pour agir de façon non superficielle sur la place publique. L'objectif principal d'Arendt en établissant ses distinctions aurait donc été de contrer la monopolisation des sphères de la vie par le social, de protéger d'une part le site d'émergence de la singularité qu'est le sanctuaire privé,Footnote 3 et de protéger d'autre part le site d'exposition et d'actualisation de cette singularité par les égaux qu'est la sphère politique. Assez logiquement, l'observation stricte de ces distinctions ne peut se faire au détriment de la formation de la singularité ni à celui de la liberté active qu'elles tentent précisément de promouvoir et de protéger. Dans une perspective arendtienne, deux éléments s'opposeraient à l'aide politique des plus défavorisés. D'abord, la nécessité, une fois entrée dans la sphère politique sous le poids de la compassion qu'inspire la misère, tend à se gonfler infiniment jusqu'à occuper tout l'espace, jusqu'à substituer l'administration à la politique, jusqu'à réduire la politique à la nature. Rappelons par ailleurs que l'auteure considère que

la pente naturelle est toujours celle du déclin et une société qui s'en remet aveuglément à la nécessité des lois qu'elle renferme elle-même ne peut que décliner constamment. […] Il est sûr que le monde édifié par les hommes et qui fonctionne en vertu des lois humaines, redeviendra une partie de la nature et s'en remettra à son destin catastrophique si l'homme décide de redevenir une partie de la nature (Reference Arendt1987 : 108–109).

Dans ce sens, toute substitution de l'administration à la politique comporte un risque considérable. Ensuite, la compassion, pervertie, se transforme en pitié et celle-ci contient, pour Arendt, un potentiel de cruauté plus grand que la cruauté elle-même (Reference Arendt1963 : 85). La pitié ne s'adresse plus à des citoyens, à des égaux, mais à des corps souffrants qu'il s'agit de soulager des douleurs corporelles. Cette inadéquation établie par Arendt entre la politique et la compassion ou la pitié, n'est cependant pas inacceptable d'un point de vue démocratique, car elle voit dans la solidarité une solution de rechange à la compassion. En effet,

C'est par solidarité qu'ils établissent, par délibération et dénués de toute passion, une communauté d'intérêt avec les opprimés et les exploités. L'intérêt commun serait alors la grandeur de l'homme, ou l'honneur de la race humaine ou la dignité de l'homme. […] Mais cette solidarité, bien qu'elle puisse émerger de la souffrance, n'est pas guidée par elle. […] Par comparaison à la pitié, la solidarité demeure fidèle aux idées – à la grandeur, ou l'honneur, ou la dignité – plutôt qu'à tout amour de l'homme (Arendt, Reference Arendt1963 : 84).

Le rejet arendtien de la compassion en politique n'équivaut donc pas à une indifférence face à la misère et à l'exclusion, seulement, il milite en faveur d'une considération politique des concitoyens, qu'ils soient riches ou pauvres, désintéressés ou nécessiteux. En effet, plaindre et répondre à la misère corporelle et à la superfluité aurait pour conséquence d'attester la présence d'hommes nus plutôt que de concitoyens. Or, Leonard Feldman rapporte que,

Comme le soutient Arendt, un des aspects fondamentaux de la condition dépourvue de droit de ceux qui ne sont “que des humains” est l'absence de toute responsabilité – la vie nue n'étant pas coupable, simplement superflue, et, pourtant, il est plus dangereux de faire partie d'une portion excessive, inutile de l'humanité que d'être un criminel mis en accusation, mais reconnu responsable au moins de ses actes (Reference Feldman2004 : 49).

Maintenant que nous avons vu qu'il existait, chez Arendt, une multiplicité de héros et que ses distinctions entre les sphères de la vie étaient secondaires par rapport à sa lutte contre la monopolisation par le social des sphères privée et publique, il faut discuter rapidement du contenu réel des discussions politiques qui sont supposées avoir lieu dans l'espace public. Nous voulons suggérer ici que la politique arendtienne ne peut être associée à un contenu fixe, si ce n'est le monde commun et la liberté, en raison de sa nature spécifiquement interruptive et de sa fonction de contestation perpétuelle de la systématisation et de la naturalisation des constructions humaines. Pour commencer, même les héros les plus purifiés chez Arendt, à savoir les êtres humains avides d'excellence présents sur la place publique, peuvent, sans contredire l'auteure le moindrement, discourir et agir sur les thèmes de l'environnement, de la citoyenneté, des libertés politiques, de l'urbanisme, des termes de l'engagement mutuel des participants et des relations extérieures. Aussi, il faut considérer que le contenu de la politique doit sans cesse dépendre du contexte et que, ultimement, si l'action est illimitée, imprévisible et excessive, il n'y a pas de raison pour qu'elle se laisse en tout temps limiter par une distinction stricte entre le public et le privé (Honig, Reference Honig1993 : 119). Cette position de Bonny Honig est controversée, mais elle demeure acceptable à condition d'exercer une extrême vigilance et de ne pas laisser l'action inchangée aller détruire de façon sociale les richesses du privé, ni les logiques privées aller détruire de façon sociale les richesses du politique. Arendt elle-même est pleinement consciente qu'il est des temps où la politique est forcée de devenir souterraine (Honig, Reference Honig and Honig1995 : 147), où l'espace de liberté peut se recréer seulement à partir de la sphère privée, à dix autour d'une table. Il faut alors réaliser que la pensée arendtienne est fondamentalement critique, le rôle le plus substantiel de la politique en étant un de «résistance mondaine et contingente à la systématisation du monde» (Honig, Reference Honig1993 : 116). Dans ce contexte, les distinctions opérées par Arendt ne servent qu'à souligner les deux dangers fondamentaux du social. Nous croyons fermement qu'un combat contre ces deux dangers, qui aboutirait à une meilleure redistribution dans une perspective de protection et d'augmentation de l'espace de liberté et de la singularité des acteurs, s'inscrirait parfaitement bien au cœur d'une politique d'inspiration arendtienne.

En revisitant les critiques d'Arendt les plus fréquentes, nous avons tenté de démontrer qu'il n'existait rien dans sa pensée qui interdise fondamentalement une analyse arendtienne de la misère la plus rude, en d'autres mots, de l'exclusion radicale. Il apparaît donc que les figures héroïques qu'elle met de l'avant sont plus variées qu'il ne semblait d'abord; que ses distinctions strictes des sphères de la vie étaient secondaires par rapport à leur objectif de protection des sites de formation et d'actualisation de la singularité et de la liberté; et qu'il restait pour la politique une variété considérable de thèmes de discussion et de lieux d'action. Aussi, nous avons vu que l'indifférence envers l'autre ne faisait pas partie de l'idéal politique arendtien et qu'au contraire une perspective solidaire, plutôt que compatissante, permettait d'approcher et de contester l'exclusion radicale. Nous tenterons à partir d'ici de démontrer que cette préoccupation à l'égard de l'exclusion radicale est non seulement possible dans une perspective arendtienne, mais qu'elle est aussi requise.

2. Hannah Arendt et l'exclusion

En présentant l'œuvre arendtienne comme une discussion continuelle sur les thèmes de la participation et de l'exclusion, de la puissance et de l'impuissance, nous soutiendrons qu'il est primordial, pour bien comprendre cette pensée, de superposer les deux récits d'exclusion progressive et d'impuissance grandissante présents chez Arendt. Le premier retrace les étapes de l'exclusion du Juif en particulier; le second raconte l'impuissance grandissante de l'homme moderne en général.

Le premier de ces récits, celui du Juif, comporte trois étapes : l'exclusion sociale, l'exclusion politique et juridique, puis l'exclusion radicale. L'étape initiale appose sur les individus composant un groupe négativement connoté l'étiquette du paria. Dans ces circonstances, le paria a trois options. Il peut tenter de s'effacer du monde de manière à être oublié ou bien opter plutôt pour l'assimilation individuelle, pour la dilution de sa spontanéité et de son unicité dans l'épaisseur normalisante et inégalitaire des nombreuses règles sociales. En plus de l'abandon de sa propre spécificité et de la vérité, qui doit désormais correspondre au moindre caprice de la société, l'ancien paria, maintenant parvenu, a l'obligation constante de maintenir et de renforcer son exceptionnalité en consolidant les stéréotypes excluant le groupe dont il est issu. De cette façon, le paria devient lui-même «l'accessoire supportant l'ordre social discriminatoire» (Arendt, Reference Arendt1974 : 224). Il doit être le même dans sa différence, la caricature gentille, pittoresque, inoffensive de l'Autre honni. Ce qui ressort ici, c'est la suspicion entretenue par Arendt quant à la sphère sociale, réunion déplorable et expansionniste des aspects purement privatifs du privé et des dangers du politique devenus illimités une fois retirées la pluralité et l'égalité, leurs seuls garde-fous possibles. Là-dessus, Hanna Fenichel-Pitkin fait une réflexion éclairante. Selon elle, Arendt tente de démontrer «que le problème social est un problème qui concerne l'acquisition d'un statut comme une exception» (Pitkin, Reference Pitkin and Honig1995 : 73). Il n'est donc plus question de droits, mais de privilèges accordés selon les règles inconstantes et arbitraires de la société. En somme, l'ascension individuelle du parvenu est basée sur l'exclusion et le mépris de la différence, détruisant insidieusement la diversité et donc fomentant de nombreuses pertes en monde. Footnote 4 La dernière option du paria nécessite une prise de conscience de l'arbitraire de l'exclusion sociale dont il est victime et une tentative de la démontrer, le paria conscient tentant d'interrompre la spirale vers l'exclusion radicale.

La deuxième étape de cette spirale est celle qui fait de citoyens socialement exclusFootnote 5 des non-citoyens soudainement dévêtus de leurs droits politiques et juridiques, devenant ainsi des apatrides. Deux éléments de la condition moderne font en sorte que la perte des droits dans un État équivaut à l'exclusion de l'humanité entière. D'abord, le fait que la Terre ait été entièrement divisée entre les États Nations prévient la fondation de tout nouvel artifice politique. Ensuite, la croyance généralisée que les droits humains, plutôt que de découler de la participation à un artifice politique, sont intrinsèques et naturels à l'homme, déresponsabilise les ensembles politiques envers les nouveaux apatrides, superflus, hors-la-loi. Comme le remarque très justement Richard J. Bernstein, «c'est son expérience et sa réflexion à propos de l'apatridie qui ont enseigné à Hannah Arendt ce que la politique signifiait et pourquoi il est si fondamental d'être citoyen d'un artifice politique afin de mener une vie pleinement humaine» (Reference Berstein2005 : 54).

Dans le cas des Juifs allemands, cette extirpation de leurs droits, doublée de l'impossibilité d'entrer dans un nouvel artifice politique et de l'insuffisance du système international quant à la prise en charge des personnes sans-droits, superflues, non réclamées, permit au régime nazi de disposer d'eux à sa convenance. Là-dessus, Arendt affirme «que le seul substitut concret à une patrie inexistante était le camp d'internement». De fait, ajoute-t-elle, «ce fut dès les années trente le seul pays que le monde eut à leur offrir» (Reference Arendt2002 : 583). Les camps qu'établirent les nazis, troisième et dernière escale de l'exclusion radicale des Juifs, furent les scènes funestes de la production d'environ six millions de cadavres. Cette production s'accompagna aussi de la transformation, à peine moins horrible, de la personne humaine, «qui consiste toujours en un mélange particulier de spontanéité et de conditionnement, en un être complètement conditionné dont on peut prévoir les réactions» (Arendt, Reference Arendt2002 : 856). Plus radicale encore, Arendt affirme que

l'objet des camps de concentration était de servir de laboratoire d'entraînement visant à réduire les individus à des faisceaux de réactions, c'est-à-dire à susciter des comportements semblables à ceux du chien de Pavlov, en éliminant de la psychologie humaine toute trace de spontanéité (Reference Arendt2002 : 858).

Il semble que l'horizon du camp soit celui d'un retour complet à la nécessité la plus nue et la plus dénuée de spontanéité.

À ce point-ci de notre argumentation, il peut sembler absurde d'en appeler avec Arendt à la valorisation de l'acte politique grandiose, à l'héroïsme et à son usage pour combattre l'exclusion radicale. En effet, proposer que l'exclusion sociale n'aurait pu se dégrader jusqu'à l'exclusion radicale si seulement les exclus avaient fait preuve d'excellence et de grandeur face aux possibilités offertes par le monde, par la fortuna, équivaudrait à charger ces mêmes exclus de l'entière responsabilité de leur sort. Si en tout temps cette possibilité d'exceller, de manière tout à fait située, cependant, demeure envisageable, une telle responsabilité n'en demeure pas moins partielle. C'est d'ailleurs ici que la superposition du récit de l'impuissance grandissante de l'homme moderne prend tout son sens. L'exclusion radicale s'insérant toujours dans un contexte particulier, le consentement silencieux des citoyens lors de l'ablation d'une portion considérable des membres de leurs communautés découle, pour Arendt, de l'extinction progressive de leur volonté et de leur capacité d'agir. Nous considérons que cette impuissance progressive est une forme d'exclusion en ce qu'elle détruit la possibilité d'accéder et d'agir dans une sphère authentiquement politique, transformant du même coup les droits en privilèges et réduisant l'étendue et la profondeur de l'expérience du monde, notamment celle de la liberté et de la pluralité.

L'impuissance progressive de l'homme moderne, en général, rendant possible l'exclusion radicale, évoque de façon troublante celle du parvenu. En effet, comme le fait remarquer Hanna Fenichel-Pitkin, «la conduite de parvenu peut être retrouvée dans toutes les formes de conformisme, de dénégation, de lâcheté» (Pitkin, Reference Pitkin and Honig1995 : 77) et, en ce sens, il constitue l'archétype de l'homme social, de l'homme moderne. Rappelons d'abord que, pris sous le poids de sa différence, le parvenu cherche à la fois à exacerber la différence du groupe dont il est issu et à se conformer lui-même à tous les caprices, à tout ce que la société qui l'accueille conditionnellement attend de lui. Ici, la différence devient une caricature, un préjugé qui ne demande absolument pas la rencontre et la confrontation de celui-ci à la réalité. Et la seule pluralité acceptable est celle, factice et soumise, qui renvoie exactement l'image que le spectateur veut voir. Il y aurait donc une destruction progressive de la spontanéité et une isolation plus grande, plus sûre des marginaux, des exclus de toute sorte.

Cette matrice de compréhension du social se double alors d'une autre qui ne réfère plus à la grande société, calquée par Arendt sur celle que décrit Marcel Proust dans À la recherche du temps perdu (Reference Arendt2002: 314–324), mais plutôt à la société de consommation bureaucratique qui émerge au vingtième siècle. Dans celle-ci, ce ne sont plus les caprices et les règles arbitraires de la grande société qui préviennent la spontanéité et l'exposition du point de vue inédit et original de chacun, mais plutôt le commandement «Croissez et multipliez dans lequel résonne la voix de la nature elle-même» (Arendt, Reference Arendt1983 : 153). C'est la nécessité qui s'insinue sur la place publique, transformant la politique en administration, assujettissant la réalisation de tout objectif politique à la croissance économique. Par définition, cette nécessité n'a pas besoin que les unicités viennent s'exposer et s'actualiser en public. Cela pose certains problèmes d'un point de vue arendtien. D'abord, la force de l'action politique est de moins en moins retenue par la pluralité et l'égalité qui constituent son seul garde-fou possible. L'autre problème est que dans la société de consommation, la vie plutôt que le monde devient le but de la politique, et par conséquent, la pluralité des perspectives sur le monde n'est plus considérée en tant que richesse ultime.

Sans créer de formules infaillibles, Arendt recense les caractéristiques de la société moderne : nécessité comme règle directrice de la politique, pluralité comme variable inessentielle de l'espace public envahi par la société et tentative de faire oublier et de fossiliser sa propre différence en écrasant et en exacerbant celle des autres. Elle en déduit une impuissance progressive dont les conséquences possibles ne doivent pas être ignorées. L'horizon ultime de la société, qui est la monopolisation des sphères politique et privée, détruisant l'espace politique et ses conditions de possibilité, est décrit d'une façon rappelant étonnamment celui des camps de concentration :

Pour mesurer la victoire de la société aux temps modernes, substituant d'abord le comportement à l'action et éventuellement la bureaucratie, il est bon de rappeler que sa science initiale, l'économie, qui n'instaure le comportement que dans le domaine privé relativement restreint qui la concerne, a finalement abouti à la prétention totale des sciences sociales qui, en tant que sciences du comportement, visent à réduire l'homme pris comme un tout, dans toutes ses activités, au niveau d'un animal conditionné à comportement prévisible (Arendt, Reference Arendt1983 : 84).

Pour Arendt, comme nous l'avons vu, la réussite ultime de la logique sociale consiste en un conditionnement intégral de l'être humain, en l'annihilation en lui de toute forme de spontanéité et en la transformation achevée de ce dernier en un robot administratif occupé uniquement, quoique avec compétence, de rationalité instrumentale.Footnote 5

Dans ce sens où l'homme intégralement social fonctionnerait à peu près de la même façon que le prisonnier comprimé du camp, Eichmann représente peut-être l'achèvement, au moins au sein d'un seul individu, du projet d'extinction de l'action. Il serait l'archétype de l'homme moderne impuissant. La rationalité purement instrumentale d'Eichmann est illustrée par le regret qu'il éprouve, en 1945, des belles années qu'il vient de passer : «je pressentais qu'il me faudrait vivre une vie individuelle, difficile, sans chef, que je ne recevrais plus de directives de qui que ce soit […], qu'aucune ordonnance appropriée ne serait là pour que je la consulte» (Arendt, Reference Arendt2002 : 1049). Cette incapacité totale de penser, de juger et d'agir de l'homme intégralement social rend possible le fonctionnement parfaitement rationnel d'une machine bureaucratique dont l'horizon ultime, le principe, est irrationnel. Ne nous méprenons cependant pas sur la position d'Arendt quant à cette idée d'extinction finale de la capacité d'action : elle n'y croit nullement. En effet, «l'essence du politique, c'est la liberté, [et] celle-ci refleurit même sous la chape de plomb du totalitarisme» (Lamoureux, Reference Lamoureux1994 : 82).

Dans notre tentative de démontrer comment la pensée politique d'Hannah Arendt était ancrée dans une volonté indépassable d'éviter pour l'avenir les phénomènes d'exclusion radicale, nous avons cherché à faire ressortir deux particularités de cette pensée qu'il faut maintenant discuter. La première particularité est que la pensée arendtienne est toujours d'abord défensive et ensuite constitutive, esthétique. Ce que cela veut dire, c'est que l'impulsion vers la politique vient chez elle de la menace posée par les éléments, les autres êtres humains ou la naturalisation des constructions humaines. Dans son livre On revolution, Arendt affirme que la fondation du corps politique américain (body politics) fut une manière de créer «la stabilité dans une mer d'incertitudes» (Reference Arendt1963 : 175), de pardonner et de promettre de façon à se protéger collectivement de la nature et des penchants menaçants des autres. Pour ce qui est du reste de son œuvre, il semble que l'injonction à l'action politique faite par Arendt et requérant pluralité et égalité ait constamment pour arrière-plan la menace d'une recrudescence du totalitarisme. Rapidement, cependant, cette motivation défensive se transforme en expérience constitutive et esthétique, à la fois de l'identité de l'acteur et du pouvoir inattendu qui émane des êtres humains réunis pour débattre et pour agir. C'est l'institution d'un espace de liberté depuis lequel on peut donner un sens purement humain à la vie mortelle et au monde. Dans ce sens qu'elle est à la fois défensive et constitutive, la pensée politique d'Arendt encourage à défendre et à augmenter, pour soi et pour les autres, l'artifice politique, non seulement parce qu'il est le seul capable de garantir des droits plutôt que des privilèges, mais aussi parce qu'il est le lieu de l'expérience la plus substantielle du monde. Ce caractère d'abord défensif et nécessaire de la politique arendtienne est souvent élagué par les commentateurs et lecteurs au profit du caractère esthétique et constitutif de sa politique. Si le premier caractère sans le second donne à la politique arendtienne une noirceur et une dureté exagérée, le second caractère sans le premier donne à sa politique une frivolité, un égoïsme et un détachement du monde loin de ce qu'elle envisage. On pourrait opposer à cette constatation l'idée d'une mutation de la pensée arendtienne à partir des années cinquante, celle-ci ayant abandonné peu à peu l'élément de nécessité qui mène à la politique, par exemple le combat contre le totalitarisme, au profit de l'élément constitutif et esthétique de sa politique. Ainsi, le souci concernant l'exclusion radicale à la base de sa pensée se serait dissous pour faire place à un aristocratisme dont le sens esthétique aurait fait oublier la gravité de tels phénomènes. Notre démarche a consisté jusqu'ici à démontrer que les deux aspects de la politique – nécessaire puis constitutif – et le même combat contre l'exclusion radicale se retrouvaient à la base de l'œuvre d'Arendt. Pour renforcer la validité de notre thèse, nous pouvons mentionner le travail de Kimberley Curtis qui, adoptant une démarche symétriquement opposée à la nôtre, en arrive à des conclusions très similaires. En effet, dans Our sense of the real : Aesthetic experience and arendtian politics (Curtis : Reference Curtis1999), l'auteure fait une relecture de l'œuvre d'Arendt à la lumière de The Life of the Mind (1978), son dernier ouvrage, et en vient à affirmer que même le caractère esthétique de la politique arendtienne oblige au souci de l'autre, à la responsabilité fondamentale par rapport à l'exclu radical.

Deuxièmement, il semble que, selon la compréhension arendtienne des dynamiques de l'exclusion, il y ait une relation d'interdépendance entre les divers niveaux et les différents types d'exclusion, de sorte que la soumission ou la contestation de ces logiques discriminatoires depuis n'importe quelle position du système se répercute dans un renforcement ou bien dans un affaiblissement de celui-ci. Cette interprétation d'Arendt est confirmée par l'idée selon laquelle «en politique, l'obéissance et le support ne font qu'un» (Reference Arendt1963 : 239). Ainsi, seule une communauté politique en désintégration, constituée de citoyens dont la volonté et la capacité d'action fut considérablement réduite pour une raison ou une autre, pouvait permettre qu'une portion considérable de ses membres, elle aussi incapable d'agir, soit contrainte de marcher vers la mort. Aussi, pour qu'un massacre d'une telle ampleur soit possible, il fallait d'une part l'existence de personnes et de fonctionnaires intégralement conditionnés et d'autre part la présence d'élites communautaires disposées, par l'expérience peut-être, à échanger la protection la plus fondamentale de millions de personnes contre des privilèges pour une poignée de Juifs éminents.Footnote 6 Il semble que, de part et d'autre, les droits se soient dégradés en privilèges et en exceptions, que l'espace de liberté et le monde commun se soient dissous pour tous. Et en un sens, cette dégradation est dangereuse pour chacun, même pour ceux qui sont momentanément et arbitrairement du bon côté de la clôture. En somme, s'il existe une telle interconnexion entre les différents types d'exclus et les divers niveaux d'exclusion, alors l'interruption de la systématisation, l'action surprenante et imprévue à tous les niveaux d'exclusion et de la part de tous les types d'exclus auraient pu avoir des conséquences bénéfiques pour l'ensemble de la communauté. Contextuelle et multiforme, l'excellence face aux occasions révélées par le monde serait le lot de tous : des parias et des parvenus devenant conscients, des exclus, des simples citoyens, des bureaucrates, sans lesquels les massacres et l'institutionnalisation de l'exclusion sont impossibles.

CONCLUSION : Vers une perspective arendtienne sur l'exclusion radicale contemporaine?

Pour désamorcer les critiques d'Arendt qui paraissaient interdire l'usage de sa pensée pour aborder les phénomènes contemporains d'exclusion radicale, nous avons d'abord démontré que le héros arendtien pouvait emprunter une multiplicité de figures, chacune dépendant du contexte et des particularités de celui ou de celle qui agit. Nous avons ensuite souligné la secondarité des distinctions arendtiennes entre les sphères de la vie par rapport à leur objectif, à savoir la protection des sites de formation de la singularité et d'actualisation de cette singularité par la liberté active. Une fois que notre démarche ne semblait plus tout à fait contradictoire quant à la pensée arendtienne, nous avons tenté de faire un pas de plus en soutenant que la préoccupation concernant l'exclusion radicale était non seulement possible dans le cadre d'une telle pensée, mais requise. Nous avons ainsi fait remarquer que la pensée politique arendtienne émergeait elle-même d'une nécessité vitale de combattre l'exclusion radicale et de l'éviter pour l'avenir. Et de même, partout dans cette œuvre, la menace d'une répétition du totalitarisme sert de contre-exemple, soulignant l'importance fondamentale de la politique, de la liberté active, de la pluralité, de l'égalité, de la pensée et du jugement. L'idée d'interdépendance entre les différents niveaux d'exclusion et d'impuissance vient plus encore démontrer la nécessité, dans une perspective arendtienne, d'aborder et de combattre les phénomènes d'exclusion radicale. En effet, l'artifice politique étant le seul capable d'accorder des droits plutôt que des privilèges et permettant l'expérience la plus substantielle du monde, celle de la liberté, de l'égalité et de la pluralité, sa désintégration touche et menace chacun des membres d'une communauté politique.

À la question, posée en introduction, des liens entre l'action excellente et grandiose et la préoccupation à l'égard des phénomènes d'exclusion radicale, plusieurs éléments de réponse peuvent être fournis ici. D'abord, il faut voir que cette action, étroitement reliée à l'idée de pouvoir chez Arendt, doit être politique. Or, le pouvoir émerge de l'action en concert et la politique doit se préoccuper du monde, qui n'est que l'ensemble des perspectives sur lui. L'exclusion radicale, pour sa part, représente une perte en monde réduisant le monde lui-même et, de ce fait, doit forcément être d'intérêt pour la politique, pour les actions grandioses. La pensée arendtienne pousserait donc à aborder l'exclusion radicale vécue par les itinérants urbains comme le symptôme de la désintégration de l'artifice politique duquel nous participons (de moins en moins). Cette désintégration, faite de nombreuses pertes en monde, réduirait non seulement le monde, mais menacerait également nos propres situations, témoignant d'une impuissance collective et d'un manque de solidarité inquiétants. Abondant dans le même sens que Feldman, une volonté d'inspiration arendtienne d'élargir et de sécuriser le monde devrait certainement passer par une préoccupation à l'égard de la situation des itinérants, non pas en termes de corporalités misérables, mais en termes de citoyenneté déficiente. Autrement dit, la perspective des sans-logis constitue aussi le monde et l'extinction et la destruction de cette perspective équivaut à une perte en monde. Et bien que cette perspective demeure le plus souvent muette, il n'est pas impossible que l'étincelle de la nouveauté vienne éventuellement de ces lieux déconsidérés. Cette possibilité, même improbable, qu'une action grandiose y prenne un jour racine constitue une raison suffisante, d'un point de vue arendtien, pour qu'on protège et considère cette perspective. Car avec la dissolution des points de vue dans la misère grandissante de l'itinérance, non seulement la profondeur de l'expérience esthétique du monde diminue, mais les droits des uns, et peut-être éventuellement les nôtres, se dégradent en privilèges. Est-ce que l'exigence d'une préoccupation concernant les phénomènes d'exclusion radicale, reliés jusqu'à un certain point à la misère, révèle une contradiction insurmontable de la pensée arendtienne ou dévoile-t-elle plutôt une porte ayant été ouverte par l'auteure, mais dont elle n'a pu franchir le seuil? Nous laisserons pour l'instant cette question en suspens…

Footnotes

1 L'idée que la pensée arendtienne était effectivement apte à aborder et à éviter les phénomènes d'exclusion radicale, même les plus contemporains, nous est venue d'un ouvrage de Leonard Feldman : Feldman, Leonard C. Reference Feldman2004. Citizens without shelter: Homelessness, democracy, and political exclusion. Ithaca : Cornell University Press. L'auteur y soutient entre autres qu'une perspective arendtienne serait plus à même de comprendre et d'améliorer la situation réelle des sans-logis que celle charitable cherchant à les prendre en charge.

2 Dans Agamben, Giorgio. Reference Agamben2003. Ce qui reste d'Auschwitz. Paris : Rivages, 65, le rapprochement entre le musulman des camps de concentration nazis et le sans-logis urbain est fait par l'auteur lui-même, utilisant pour ce faire une description dérangeante de Reiner Maria Rilke : «[…] Car il est bien clair que ce ne sont pas seulement des mendiants, ce sont des réprouvés; non, ce ne sont pas du tout des mendiants, il faut savoir faire la différence. Ce sont des déchets, des pelures d'hommes, que le destin a recrachés. Encore humides de la salive du destin, ils restent collés aux murs, aux réverbères, aux colonnes de publicité, ou bien ils s'écoulent lentement le long des rues, en laissant derrière eux leur trace longue et sale». Bien qu'une bonne partie de la littérature sur les sans-logis se contente de traiter des aspects économiques, pathologiques et sociaux de l'itinérance, certains théoriciens mettent l'emphase sur le caractère politique, juridique et spatial de cette forme d'exclusion, la dévoilant plus radicale. Voir entre autres Kathleen Arnold (Reference Arnold2004), Mike Davis (Reference Davis1991), Leonard Feldman (Reference Feldman2004), Samira Kawash (Reference Kawash1998), Jeremy Waldron (Reference Waldron1991).

3 Ici, il faut prendre conscience de la polysémie de la sphère privée dont parle Arendt, cette dernière faisant une distinction entre ses aspects purement privatifs, reliés plus particulièrement au travail, à la reproduction et à la soumission au cycle de la nécessité, et ses aspects non-privatifs, reliés à la formation et au maintien, en vue d'une sortie dans le monde, de l'unicité de chacun. C'est dans la sphère privée non-privative que l'importance d'une place à soi prend racine et même que les besoins du corps sont abordés avec compassion et douceur, sont valorisés puisque, comme le précise Arendt dans La condition de l'homme moderne, «pour les mortels, la vie facile des Dieux serait une vie sans vie» (Reference Arendt1983 : 169). Nous devons certes admettre que, pour Arendt, une vie passée entièrement dans l'obscurité du domaine privé représenterait en quelque sorte une non-existence, car c'est l'échange public avec les autres qui garantit notre propre réalité, comme elle le répète inlassablement. Or, d'un autre côté, une vie entière passée sous la lumière de l'espace public serait absolument superficielle, dépourvue de contenu autre qu'esthétique, et ce n'est certainement pas un tel espace public que préconise l'auteure pour sauver le monde commun et pour éviter l'émergence de l'exclusion radicale. Ainsi, c'est dans le domaine privé, dans la noirceur de la non-existence publique, que les êtres humains se singularisent, prérequis évident de toute pluralité véritable. C'est depuis cette obscurité que la pensée est possible et que l'amour partagé du monde se fonde, fournissant l'enthousiasme et le courage requis à l'exposition en public.

4 Cette expression de perte en monde est utilisée de façon convaincante dans Roviello, Anne-Marie, Reference Arendt1987, Sens commun et modernité chez Hannah Arendt, Bruxelles, Ousia, 31. L'auteure affirme : «avec chaque retrait personnel, le monde est amputé d'une portion de son humanité, il se produit une perte en monde».

5 Dans Berstein, Richard J. 2005. «Hannah Arendt on the stateless». Parallax, vol. 11, no 1, 49, l'auteur rapporte les propos d'Arendt quant à ce niveau ultime et schizophrénique de l'exclusion de l'homme moderne, qu'elle assimile aux mondes horrifiants de Franz Kafka : «La génération des années quarante et plus particulièrement ceux ayant profité de l'opportunité douteuse de vivre sous l'un des plus terribles régimes que l'histoire ait produit jusqu'à maintenant savent que la terreur de Kafka représente adéquatement la vraie nature de cette chose que l'on appelle bureaucratie – le remplacement du gouvernement par l'administration et de la loi par les décrets arbitraires. Nous savons que les constructions kafkaïennes n'étaient pas un simple cauchemar. […] Les supposées prophéties de Kafka n'étaient rien d'autre que la sobre analyse des structures latentes qui ont aujourd'hui été dévoilées».

6 Dans Arendt, Hannah. Reference Arendt2002. Les origines du totalitarisme – Eichmann à Jérusalem. Paris : Gallimard, 1132, l'auteure dénonce les conseils et les milices juives ayant échangé la plus élémentaire protection de millions de personnes contre l'évacuation des Juifs les plus éminents. Selon elle, les élites de ces communautés contribuèrent au succès de la solution finale adoptée par les nazis : «à Amsterdam comme à Varsovie, à Berlin comme à Budapest, on pouvait faire confiance aux responsables juifs pour dresser les listes des personnes et de leurs biens, pour obtenir, des déportés eux-mêmes, les fonds correspondant aux frais de déportation et d'extermination, pour recenser les appartements laissés vides, pour fournir des forces de police qui aidaient à l'arrestation des Juifs et les mettaient dans les trains, jusqu'à ce que, geste ultime, ils remettent dûment les fonds de la communauté juive aux nazis pour confiscation finale».

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