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Quand les images prennent position. L'œil de l'histoire, 1, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, collection «Paradoxe», Paris, 2009, 268 pages - Survivance des lucioles, Georges Didi-Huberman, Éditions de Minuit, collection «Paradoxe», Paris, 2009, 141 pages

Published online by Cambridge University Press:  28 September 2010

Simon Labrecque
Affiliation:
Université de Victoria
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Abstract

Type
Reviews / Recensions
Copyright
Copyright © Canadian Political Science Association 2010

Dans ces deux ouvrages, le philosophe et historien de l'art Georges Didi-Huberman poursuit ses recherches sur les images en étudiant leurs modes d'articulation au savoir et à la création de possibles politiques. En pensant les relations entre pratiques artistiques et pensées politiques en termes de politiques de l'imagination, il rend compte de la multiplicité des temporalités et des forces chaque fois mises en jeu dans la politisation des images. Ensemble, et bien qu'ils tracent deux chemins distincts, ces livres constituent à ce jour l'incursion la plus systématique de l'auteur dans le champ de la pensée politique. Celui-ci ne s'avance toutefois pas seul sur ce terrain potentiellement miné, mais accompagné de penseurs sur lesquels il a déjà beaucoup écrit. En effet, les références à Walter Benjamin et à l'historien de l'art Aby Warburg rythment le diptyque, qui s'inscrit également dans le sillage des recherches de Hannah Arendt et de Jacques Rancière sur l'imagination politique.

Dans Quand les images prennent position, l'auteur étudie les montages photographiques et textuels réalisés en exil par le poète et dramaturge allemand Bertolt Brecht, à la veille de la Seconde Guerre mondiale et pendant la guerre. Il procède à une analyse minutieuse des «livres d'images» que sont le Journal de travail et l'ABC de la guerre, dont plusieurs planches sont reproduites. Ces livres sont resitués dans la réflexion générale menée par Brecht entre 1933 et 1955 sur la guerre moderne, ainsi que dans le contexte historique des discussions sur la technique du montage qui ont marqué l'entre-deux-guerres. Contre les interprétations du montage comme symptôme du déclin et du délitement de la civilisation occidentale, Brecht, Benjamin, Warbug et d'autres virent dans cette technique un moyen de renouveler la lecture des images et d'ouvrir des perspectives artistico-politiques inédites. Devant la fragmentation d'un monde peinant à se remettre de la Première Guerre mondiale, la fragmentation et la manipulation des images pouvaient remettre en jeu l'histoire et rendre possible une nouvelle prise sur le monde. «L'art selon Brecht démonte et remonte l'histoire pour en montrer la teneur politique» (112). Puisqu'il s'agit de montrer, d'exposer et de faire voir, l'art est de l'ordre d'une pédagogie politique. En ce sens, les six chapitres de l'ouvrage s'articulent aux différents gestes requis par le montage comme moyen de connaissance et d'enseignement par les images : exposer la guerre, observer l'étrangeté, démonter l'ordre, remontrer la politique, remonter l'histoire et s'exposer aux images.

L'étude des «livres d'images», souvent négligés dans les recherches sur le corpus brechtien, permet à l'auteur de complexifier l'interprétation admise du rapport qui se noue entre art et politique chez Brecht. Ainsi, il montre que la pédagogie politique du montage peut fonctionner de plusieurs façons. La contribution principale de l'ouvrage réside dans le développement d'une distinction entre deux modes de politisation et d'articulation des images au savoir : prendre parti et prendre position. La prise de parti repose sur une conception téléologique de l'histoire et s'inscrit dans la temporalité de la décision : «[elle] a pour elle une certitude spéculative capable de faire cesser la question et donc de commander l'action» (182). Pour Brecht, prendre parti était nécessaire pour lutter contre l'aliénation, l'exploitation et la domination rendues visibles par les analyses marxistes. Par l'art, il s'agissait alors de montrer les rapports sociaux rendant possibles les images elles-mêmes en provoquant un effet de distanciation face aux images dites banales de l'actualité journalistique. Cet argumentaire reprend les interprétations courantes du théâtre épique et de la poésie de Brecht.

La prise de position, quant à elle, est nécessairement partielle, incertaine, voire naïve. Elle s'inscrit dans les multiples temporalités du jeu, aucun savoir n'étant véritablement assuré grâce et face aux images puisque leur lecture est faite d'interruptions, de césures, d'expérimentations. Ici, l'illumination profane et l'ivresse de Benjamin servent de contre-exemples au sérieux de Brecht. Dans la recherche contemporaine, la prise de position renvoie aux pratiques artistiques dites micropolitiques, qui se rapprochent plutôt de la conception de la pédagogie comme égalité des intelligences développée par Jacques Rancière. Toutefois, si la distinction entre prise de parti et prise de position peut être illustrée en opposant Brecht et Benjamin, Didi-Huberman montre bien que des tensions et des mouvements entre les deux modes de politisation des images traversent déjà le travail de Brecht. L'ABC de la guerre, en particulier, dans lequel chaque page présente un montage d'images et une épigramme, ne peut donner lieu qu'à des prises de position : le message et le programme y cèdent le pas au jeu et à l'imagination comprise comme faculté politique. Prendre position, c'est en fait ce que font toujours déjà les images elles-mêmes, et prendre les images au sérieux, c'est éviter de les fixer, de les immobiliser dans une prise de parti.

Le style de Survivance des lucioles est plus près du genre de l'essai. L'auteur propose de penser les implications de la figure des lucioles utilisée par le cinéaste et écrivain italien Pier Paolo Pasolini comme métaphore des contre-pouvoirs et de la résistance politique.

Avec Pasolini, Didi-Huberman distingue deux régimes de luminosité, la Grande Lumière (luce) et les petites lueurs, ou lucioles (lucciole). Cette distinction provient du vingt-sixième chant de l'Enfer de Dante, où le poète observe la huitième bolge et y décèle une constellation de petites flammes semblables à des vers luisants. Ces faibles lueurs, enfouies loin de la Lumière glorieuse régnant au Paradis, ce sont les âmes errantes des «conseillers perfides» de Florence et d'ailleurs. Dans une lettre écrite en 1941, le jeune Pasolini reprend l'image des lucciole et explique que l'Italie fasciste est le lieu d'une inversion de l'ordre décrit par Dante : les «conseillers perfides» règnent sous la luce aveuglante des projecteurs mussoliniens et la Résistance est contrainte à n'être qu'une constellation de lueurs évanescentes. Avec la défaite des forces de l'Axe, les lucioles deviendront un puissant symbole d'espoir politique pour le cinéaste.

En 1975, cependant, alors qu'il répudie sa Trilogie de la vie et travaille sur Salo : Les 120 jours de Sodome, quelques mois avant d'être assassiné, Pasolini publie un article acerbe dans lequel il annonce la disparition des lucioles. Partant du fait que les lucioles véritables auraient quitté Rome en raison de la destruction de leur habitat et de la multiplication des sources lumineuses, il affirme qu'un nouveau fascisme, plus insidieux et plus viral que le premier, s'est introduit dans la société italienne à partir du milieu des années soixante. Ce nouveau fascisme, qui n'est pas sans évoquer à la fois la société spectaculaire décrite par Guy Debord en 1967 et les microfascismes présentés par Gilles Deleuze et Félix Guattari en 1972, aurait engendré la disparition des lucioles métaphoriques, c'est-à-dire de la multiplicité de sous-cultures locales qui faisaient la diversité constitutive de l'Italie, même sous Mussolini. Pour Pasolini, cette disparition sans appel signale la fin de l'espoir politique.

Didi-Huberman associe la Grande Lumière aux pensées politiques formulées en termes d'horizon, d'eschatologie et de rédemption (Heidegger, certes, mais surtout Agamben, via Schmitt, Debord et le dernier Pasolini), et les lucioles à celles qui sont formulées en termes d'images, de constellations et de survivances (Benjamin, Warburg et le jeune Pasolini, et aussi Bataille, Arendt, Deleuze et Rancière). Contre le désespoir politique découlant des pensées de l'horizon comme leur conclusion logique, l'auteur souligne les ressources de la pensée par images pour «organiser le pessimisme» (101–102), selon l'injonction de Benjamin. Il remet en question non seulement les implications, mais aussi la validité du diagnostic pasolinien en affirmant que si les lueurs des lucioles semblent certes avoir décliné, elles n'ont pas, à proprement parler, disparu. À partir des travaux de Benjamin et Warburg, l'auteur montre que déclin n'égale pas disparition puisque des survivances persistent sans cesse et que de nouvelles forces émergent dans ce qui semble disparaître. Pasolini aurait tout simplement renoncé à chercher les lucioles après les avoir trouvées une première fois, alors que, filant la métaphore entomologique, l'auteur rappelle qu'une particularité des lucioles est de sans cesse échapper aux regards tentant de les fixer.

Dans le même sens, si «le cours de l'expérience a chuté», comme l'a énoncé Benjamin, l'expérience n'a pas disparu, contrairement à ce qu'Agamben a pu affirmer. En concluant du déclin à la disparition, Agamben n'arrive pas, ou plus, à penser le jeu incessant des pouvoirs et contre-pouvoirs. Il reste aveuglé par la Grande Lumière de la gloire du règne et de l'acclamation, quelque part entre saint Paul et Carl Schmitt. Tentant de contrer son interprétation de Benjamin par un «retour» à Benjamin, Didi-Huberman avance que «L'urgence politique et esthétique, en période de ‘catastrophe’ [ne consiste] pas à tirer les conséquences logiques du déclin jusqu'à son horizon de mort, mais à trouver les ressources inattendues de ce déclin au creux des images qui s'y meuvent encore, telles des lucioles ou des astres isolés» (106). À quoi pourraient ressembler ces lucioles aujourd'hui? Dans la dernière section du livre, Didi-Huberman utilise l'exemple d'images filmées par l'artiste Laura Waddington dans un camp de la Croix-Rouge, à partir duquel des réfugiés afghans ou irakiens tentaient de traverser la Manche pour aller en Angleterre, la nuit. En rendant compte des différents «états de lumières» traversant le film, l'auteur laisse entrevoir que les lucioles et les images-lucioles, ces «parcelles d'humanité» (135) que le film réussit à faire apparaître, ne sont jamais très loin, bien qu'elles restent également infixables, fragiles et fuyantes.

Dans chaque ouvrage, Didi-Huberman propose une distinction politologique principale : entre prise de parti et prise de position, et entre pensées en termes d'horizon et pensées en termes d'images. Dans les deux cas, l'auteur opte pour le second terme, moins stable, plus incertain – mais aussi, pour cela même, plus porteur – que le premier. La prise de position et les pensées en termes d'images, toutes deux développées à partir de la multiplicité des temporalités et des lisibilités exposée par les recherches de Benjamin sur l'image dialectique, l'expérience et l'imagination, et par celles de Warburg sur la mémoire et les survivances, se rapportent l'une à l'autre. Cependant, l'auteur ne systématise pas ces relations; plutôt, il prend position et pense en termes d'images, redoublant sa première approche du champ politique en mobilisant d'autres termes, en manipulant d'autres images. La rédaction rapprochée des deux ouvrages rend aisé le passage d'un ouvrage à l'autre, bien que chacun présente ses difficultés propres. Par ailleurs, notons que l'auteur accorde beaucoup plus de crédit aux prises de parti de Brecht, qu'il explique avec maints détails, qu'à la pensée en termes d'horizon d'Agamben, qui peut frôler la caricature.

Le premier livre contribue à la littérature déjà abondante sur la relation entre l'art et la politique chez Brecht par la qualité de l'analyse proposée des «livres d'images». Toutefois, son apport le plus substantiel réside plutôt dans la mise en jeu des recherches de Benjamin, en particulier dans le dernier chapitre, qui présente une étude détaillée et originale sur «la position de l'enfant» dans son œuvre. Le second livre contribue également à la réflexion sur la pertinence contemporaine de Benjamin. Ce livre est plus surprenant que le premier, voire rafraîchissant, précisément parce qu'il porte un regard presque naïf sur l'une des questions qui semblent parfois s'être immobilisées dans le champ de la pensée politique (les articulations pouvoir / contre-pouvoirs, spectacularisation / résistances, binarité / multiplicités et espoir / désespoir politique, entre autres). Bien que l'argumentaire soit inégal, l'ouvrage met brillamment en jeu «la fraternité des métaphores» décrite par Godard. La portée de ce livre dépasse celle du premier du fait de l'actualité des pensées formulées en termes d'horizon et du désespoir politique qui leur est associé. En ce sens, Survivance des lucioles pourrait aisément constituer un ouvrage introductif, certes imagé, aux questions structurant un pan important de la pensée politique contemporaine préoccupée par l'émancipation et les politiques de l'imagination.