Introduction
Au sein de l’Organisation des États américains,Footnote 1 la Commission et la Cour interaméricaines des Droits de l’Homme (respectivement la Commission et la Cour, le Tribunal) sont les deux principaux organes chargés de veiller à la protection des droits de la personne dans les Amériques.Footnote 2 Ces instances sont habilitées à instruire des recours individuels intentés contre des États membres et portant sur des allégations de violations de la Convention américaine relative aux Droits de l’Homme Footnote 3 et d’autres instruments interaméricains applicables.Footnote 4 La présente chronique portera sur certaines décisions rendues par la Cour pendant l’année 2017.
Dans le cadre de cette période, la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme a émis deux avis consultatifs, dix jugements sur le fond, quatre décisions sur l’interprétation de jugements antérieurs, vingt-neuf décisions sur le suivi des mesures de réparation de même que vingt-deux décisions relatives à des mesures provisoires.Footnote 5 La Commission interaméricaine des Droits de l’Homme a, pour sa part, adopté cent-quatorze résolutions relatives à la recevabilité d’affaires, six relatives à l’irrecevabilité, cinq décisions entérinant une solution à l’amiable, trente-cinq décisions sur le fond et quarante-cinq décisions portant sur des mesures conservatoires.Footnote 6
Les deux instances ont abordé plusieurs thèmes d’actualité et d’importance particulière pour les Amériques, entre autres en ce qui a trait aux droits des minorités sexuelles, au droit à un environnement sain, aux droits économiques, sociaux et culturels, aux disparitions forcées, aux garanties d’indépendance et d’impartialité des commissions enquêtant sur les interventions policières, à la protection des femmes contre la violence, à la protection des défenseurs des droits humains contre la criminalisation, au droit à la présomption d’innocence et aux processus de justice transitionnelle.
Avis consultatif relatif à l’identité de genre ainsi qu’à l’égalité et la non-discrimination des couples de même sexe (2017), Avis consultatif OC-24/17, Cour IDH (Sér A) no 24
Durant l’année 2017, la Cour rendit un important avis consultatif concernant l’identité de genre et le droit à l’égalité et à la non-discrimination des couples de même sexe, questions particulièrement controversées dans les AmériquesFootnote 7 et faisant également l’objet de débats au Canada.Footnote 8 En effet, à la demande de l’État du Costa Rica, la Cour dut se prononcer, d’une part, sur la procédure de modification de nom adéquate pour les personnes changeant d’identité de genre à la lumière des droits au nom (art. 18), à la vie privée (art. 11) et à l’égalité devant la loi (art. 24). Elle se prononça, d’autre part, sur les droits patrimoniaux des couples de même sexe à la lumière des droits à la vie privée, à la famille (art. 17) et à l’égalité devant la loi.Footnote 9
Il convient de noter, dans un premier temps, que le Tribunal interaméricain fit état des divers concepts et de la terminologie pertinente qui, selon elle, ne font pas nécessairement consensus parmi les organismes nationaux et internationaux, ainsi que parmi les groupes de défense des droits des lesbiennes, gays, bisexuels, trans ou transgenre et intersexe (LGBTI)Footnote 10 et au sein du milieu académique.Footnote 11 La Cour aborda ensuite le contexte de violence et de discrimination subies par les membres de la communauté LGBTI dans toutes les régions du monde,Footnote 12 tant dans les sphères publique que privée, et affectant le plein et libre exercice de l’ensemble de leurs droits (aux para. 33 et s).
Rappelant la jurisprudence interaméricaine relative au principe d’égalité et de non-discrimination (aux para. 61 et s) et passant en revue les développements normatifs et jurisprudentiels au sein des systèmes universels, régionaux et nationaux de protection des droits humains, la Cour soutint que l’orientation sexuelle, de même que l’identité et l’expression de genre constituent des motifs de discrimination interdits aux termes de l’article 1.1 de la Convention américaine (aux para. 68 et s).Footnote 13 Le Tribunal interaméricain confirma par ailleurs sa position relative à la discrimination par perception, c’est-à-dire qu’une personne peut être victime de discrimination en raison de la perception que les autres entretiennent d’elle, sans que cette perception ne corresponde à la réalité ou à l’auto-identification de la personne au groupe perçu.Footnote 14 La discrimination par perception réduit la personne à la seule caractéristique qu’on lui impute et engendre, ce faisant, la violation de ses droits. Par conséquent, l’interdiction de discrimination fondée sur l’identité de genre comprend non seulement l’identité réelle ou auto-perçue, mais également l’identité perçue de manière externe, que cette perception corresponde ou non à la réalité (au para. 79).
Abordant la question du changement de nom, la Cour rappela que le droit à la protection de la vie privée couvre une série de facteurs en lien avec la dignité humaine, incluant notamment la capacité de développer sa propre personnalité, de choisir son identité et d’établir des relations avec d’autres personnes et le monde extérieur (aux para. 87 et s).Footnote 15 Aussi, l’affirmation de l’identité sexuelle et de genre constitue une manifestation de l’autonomie personnelle, intimement liée à l’exercice des droits à la liberté personnelle (art. 7.1) et à la vie privée, conférant la possibilité à tout être humain de choisir librement les options et les circonstances qui donnent un sens à son existence, conformément à ses propres convictions (au para. 93).Footnote 16 Ce faisant, pour la Cour, le sexe, le genre, ainsi que les identités, fonctions et attributs qui sont socialement construits sur les différences biologiques dérivées du sexe attribué à la naissance ne sont pas des composantes objectives et immuables menant à l’individualisation d’une personne. Au contraire, l’ensemble de ces caractéristiques dépendent de l’appréciation subjective de la personne elle-même et relèvent de la construction de l’identité de genre liée au libre développement de la personnalité et à l’autodétermination sexuelle (au para. 95). La reconnaissance de l’identité de genre par l’État devient un élément essentiel pour le respect et la mise en œuvre de plusieurs autres droits des personnes trans,Footnote 17 incluant la protection contre la violence, la torture et tout autre traitement inhumain, les droits à la santé, à l’éducation, au travail, au logement, à la sécurité sociale de même que les droits à la liberté d’expression et d’association (au para. 100).
Dans cette veine, le nom, étant un attribut de la personnalité, constitue une expression de l’individualité et contribue à l’affirmation d’une personne au sein de sa société ainsi que dans ses rapports avec l’État. Le droit au nom est, en ce sens, un droit fondamental inhérent à toute personne qui permet la reconnaissance de son existence par la société et l’État.Footnote 18 Il en résulte que le changement de nom, l’adéquation de l’image, la rectification de la mention du sexe dans les registres civils et sur les documents d’identité, conformément à l’identité de genre, sont des droits protégés aux termes des droits au nom (art. 18), à la reconnaissance de la personnalité juridique (art. 3) et à la liberté et la sécurité de la personne (art. 7 aux para. 102 et s).
Ainsi, les États doivent mettre en place une procédure de changement de nom (aux para. 117 et s), conformément à leur droit interne, selon les standards suivants : les procédures doivent (1) être axées sur l’adéquation intégrale de l’identité de genre auto-perçue; (2) être basées uniquement sur le consentement libre et informé de la personne, sans exiger des conditions, telles un certificat médical ou psychologique; (3) être confidentielles, rapides et, dans la mesure du possible, gratuites; (4) ne pas exiger une intervention chirurgicale ou hormonale. Les documents d’identité et les registres civils ne doivent pas refléter qu’il s’agit d’un changement. La Cour nota, de plus, que les procédures administratives ou notariales semblent être les plus appropriées pour se conformer à l’ensemble de ces critères, compte tenu du formalisme et des délais d’une procédure de nature judiciaire (aux para. 157 et s). Ces procédures devraient, par ailleurs, être accessibles aux personnes mineures, en tenant compte de plusieurs principes directeurs, et notamment le meilleur intérêt de l’enfant, la reconnaissance de son autonomie progressive et ses droits à la participation et à la liberté d’expression (aux para. 149 et s).
En ce qui a trait aux droits patrimoniaux des couples de même sexe, le Tribunal interaméricain réaffirma que l’absence de consensus à l’intérieur d’un État ne pouvait constituer une raison valable pour restreindre, voire nier, les droits des personnes appartenant aux minorités sexuelles et perpétuer, ce faisant, la discrimination historique et structurelle à leur encontreFootnote 19 (au para. 219). Les droits à la vie privée et à la protection de la famille (art. 17) protègent divers modèles familiauxFootnote 20 (au para. 174), qui ne sont pas limités à l’institution du mariageFootnote 21 (aux para. 178, 190). Une définition de la famille qui exclurait les couples de même sexe ne serait pas conforme au but et à l’objet de la CADH, lesquels garantissent la protection des droits fondamentaux de chacun, sans distinction aucuneFootnote 22 (au para. 189). Il incombe, ce faisant, aux États de reconnaitre l’existence de liens familiaux entre les couples de même sexe et de les protéger conformément aux exigences de la Convention (au para. 199).
Cette protection permet aux couples de même sexe d’avoir accès, en condition d’égalité avec les couples hétérosexuels, à tous les droits patrimoniaux qui découlent de l’existence de liens familiaux (au para. 199), incluant par exemple les bénéfices de la sécurité sociale et autres mesures de protection socialeFootnote 23 (au para. 196). La Cour nota par ailleurs qu’il n’existe pas d’objectif, qui soit nécessaire et proportionnel, justifiant une différence de traitement entre les couples de même sexe et les couples hétérosexuels quant à l’accès à l’institution du mariage civil (aux para. 220, 223). La vie au sein d’une société démocratique exige, d’une part, une coexistence pacifique entre les sphères séculière et religieuse (au para. 223). Elle exige, d’autre part, que tous aient accès à la même institution du mariage civil; la création d’une institution distincte pour les couples de même sexe, par opposition au mariage pour les couples hétérosexuels, aurait pour effet de les stigmatiser, de perpétuer les stéréotypes basés sur l’orientation sexuelle et par conséquent, la discrimination à leur encontre (au para. 224). Selon le Tribunal interaméricain, l’accès à l’institution du mariage pour les couples de même sexe est nécessaire pour reconnaitre la dignité de personnes appartenant à un groupe historiquement discriminé (au para. 225).
La Cour conclut en indiquant qu’il n’existait pas de formule unique dans la région relativement au régime juridique réglementant les liens patrimoniaux des couples de même sexe.Footnote 24 Elle soutint néanmoins que les États avaient le devoir de garantir l’accès à tout régime déjà existant, via notamment l’adoption de mesures législatives, judiciaires ou administratives visant à y inclure les couples de même sexe. Il est par ailleurs possible que des mesures transitoires soient adoptées dont le but est d’assurer la mise en place, de bonne foi, des réformes visant à assurer l’égalité devant la loi des couples de même sexe (au para. 228).
L’environnement et les droits humains (Obligations de l’État en relation avec l’environnement dans le contexte de la protection et de la garantie des droits à la vie et à l’intégrité personnelle – interprétation et portée des articles 4(1) et 5(1) de la CADH) (2017), Avis consultatif OC-23/17, Cour IDH (Sér A), no 23
Durant la même année, à la demande de l’État colombien, la Cour rendit un autre avis consultatif, qualifié d’historique par différents acteurs œuvrant dans le domaine de la protection de l’environnement.Footnote 25 S’il avait déjà commencé à discuter de la relation entre la protection de l’environnement et la mise en œuvre des droits humains dans sa jurisprudence antérieure,Footnote 26 le Tribunal interaméricain se prononça, pour la première fois, sur le contenu du droit à un environnement sain, protégé par les articles 11 du Protocole de San Salvador et 26 de la CADH (aux para. 56–57). Défini comme un droit autonome protégeant “les composantes de l’environnement, telles les forêts, les rivières, les mers et autres, comme des intérêts juridiques en eux-mêmes, même en l’absence de certitude ou de preuve concernant le risque [de la dégradation de l’environnement susceptible de porter atteinte aux droits] des personnes” (au para. 62),Footnote 27 le droit à un environnement a une dimension collective, représentant l’intérêt universel de protéger les générations présentes et futures, et une dimension individuelle, intimement liée à la réalisation des droits à la vie, à l’intégrité personnelle et à la santé (au para. 59).Footnote 28 Dans ce contexte, la Cour se prononça sur la portée des obligations étatiques quant à la protection des droits humains, notamment les droits à la vie et à l’intégrité personnelle (arts. 4 et 5), dans le contexte de dégradations et de dommages à l’environnement, incluant les dommages transfrontaliers.
Mis à part le fait que le Tribunal interaméricain démontra les liens indéniables entre le droit international de l’environnement et le droit international des droits humains, l’un des aspects les plus intéressants de l’avis aborde la question de la portée extraterritoriale des obligations incombant aux États aux termes de l’article 1.1 de la CADH en matière de protection de l’environnement. L’ensemble de ces obligations n’est pas limité aux seules activités se déroulant sur le territoire de l’État, sinon celles placées sous sa juridiction, susceptibles de causer des dommages environnementaux sur le territoire d’un autre État ou en zone internationale (aux para. 95, 131, 140). Dans cette veine, la Cour nota qu’il existait une tendance internationale visant à obliger les États à réguler les activités des entreprises enregistrées sous leur juridiction et déployant leurs activités à l’étranger (au para. 151). Elle reconnut également que “[d]ans le cas de dommages transfrontaliers, il est entendu qu’une personne relève de la juridiction de l’État d’origine [du dommage] lorsqu’il existe un lien de causalité entre le projet ou l’activité réalisée ou à réaliser sur son territoire et l’atteinte aux droits humains des personnes se trouvant en dehors de son territoire” (au para. 238).
Quant aux droits à la vie et à l’intégrité personnelle, les obligations positives l’État, et notamment l’obligation de prévention, emportent pour celui-ci, dans le cadre de la protection de l’environnement:
(1) l’obligation de prévention (aux para. 127 et s), soit la nécessité de prendre les mesures nécessaires pour prévenir les dommages environnementaux significatifs, c’est-à-dire susceptibles d’engendrer une violation des droits à la vie et à l’intégrité personnelle (au para. 140), selon le standard de la diligence due (au para. 142)..Ces mesures incluent le devoir d’adopter la réglementation nécessaire, de superviser la mise en œuvre de celle-ci et d’établir des mécanismes de reddition de comptes (aux para. 146 et s), de demander et d’approuver des études d’impact environnemental (aux para. 156 et s), d’établir un plan d’urgence et de mitiger les dommages, en cas de survenance de dommages à l’environnement (aux para. 170 et s).
(2) l’obligation d’agir conformément au principe de précaution, selon lequel l’État doit adopter les mesures efficaces pour prévenir un dommage grave ou irréversible, même en l’absence de certitude scientifique (aux para. 175 et s).
(3) l’obligation de coopérer (art. 26), c’est-à-dire qu’en cas de projet transfrontalier, les États ont une obligation de coopérer pour prévenir et le cas échéant, mitiger les dommages qui résulteraient des dommages environnementaux et plus particulièrement (aux para. 181 et s), le devoir de notifier les États potentiellement affectés (aux para. 187 et s), le devoir de consulter et de négocier de bonne foi avec les États potentiellement affectés (aux para. 197 et s) et le devoir d’échanger l’information (aux para. 206 et s).
La Cour conclut également qu’il existe des obligations procédurales visant à garantir les droits à la vie et à l’intégrité dans le contexte de la protection de l’environnement, et plus particulièrement,
(1) l’obligation de garantir l’accès à l’information publique, conformément à l’article 13 de la Convention américaine, de manière accessible, efficace et en temps utile, sans que la personne qui demande l’information ne doive démontrer un intérêt particulier (aux para. 213 et s).Footnote 29 En outre, dans le cadre de la protection de l’environnement, cette obligation implique non seulement la mise en place de mécanismes permettant aux individus de demander l’information, mais également la collecte et la diffusion active d’informations de la part de l’État.
(2) l’obligation d’assurer la participation publique des personnes dans la gestion des affaires publiques (art. 23.1), rendue possible, notamment par la mise en place d’un régime d’accès à information (aux para. 226 et s). Les mécanismes de participation du public relatifs aux questions environnementales comprennent, notamment les audiences publiques, la notification et la consultation, la participation aux processus de formulation et de mise en œuvre de politique publiques et de lois, ainsi que les mécanismes de contrôle judiciaire (au para. 232).
(3) l’obligation d’assurer l’accès à la justice (arts. 8 et 25), en cas de litige. Plus particulièrement, “[e]n vertu du principe de non-discrimination, les États doivent garantir l’accès à la justice aux personnes touchées par un dommage transfrontière provenant de leur territoire sans discrimination fondée sur la nationalité, la résidence ou le lieu du dommage” (au para. 239).Footnote 30
Cette décision est particulièrement intéressante, compte tenu des discussions entourant l’adoption d’un Pacte mondial pour l’environnement sous l’égide des Nations Unies visant à établir les grands principes de la gouvernance mondiale de l’environnement et dont l’article premier vise à garantir le droit à un environnement sain.Footnote 31 Aussi, la nécessité de réguler les activités des entreprises, notamment celles réalisées à l’étranger, au regard des droits humains est particulièrement d’actualité, notamment en ce qui concerne les entreprises enregistrées au Canada, compte tenu des nombreuses violations alléguées des droits engendrées par leurs activités.Footnote 32
Affaire Lagos del Campo (Pérou) (2017), Cour IDH (Sér C) no 340
Cette décision est sans aucun doute le jugement le plus controversé que la Cour ait adopté ces dernières années.Footnote 33 Cette affaire porte sur diverses violations entourant le congédiement d’un ouvrier péruvien qui, en plus de son poste comme plombier au sein d’une compagnie privée, remplissait la fonction de président d’élections au sein d’une communauté industrielle de l’entreprise.Footnote 34 En effet, à l’époque des faits, le secteur industriel péruvien était régi en partie par ces entités qui, composées de travailleurs et de membres de la direction d’une entreprise, prenaient part à diverses décisions relatives aux activités et au développement d’une entreprise industrielle (aux para. 37–45). En l’instance, la victime avait été congédiée à la suite de déclarations qu’elle avait faites dans un journal local relativement à des irrégularités qui auraient eu lieu lors d’une élection interne au sein de la communauté industrielle de l’entreprise en question (aux para. 47–50).
Dans un premier temps, le Tribunal interaméricain conclut que l’État avait failli à son obligation de protéger le droit à la liberté d’expression (art. 13) de la victime, de toute évidence sanctionnée pour avoir relaté des faits et exprimé une opinion dans le cadre d’une entrevue journalistique.Footnote 35 Ce faisant, la Cour considéra que, bien que le droit péruvien d’alors ait pu autoriser ce type de sanction dans le but de protéger l’honneur et la réputation de certains dirigeants de l’entreprise,Footnote 36 ce type de mesures restrictives était disproportionné par rapport à l’objectif recherché et violait, par conséquent, l’article 13 de la CADH (aux para. 89–132).Footnote 37 Ce faisant, il est intéressant de noter que le Tribunal interaméricain interpréta cette disposition à la lumière de la Recommandation 143 de l’Organisation internationale du Travail concernant les représentants des travailleurs,Footnote 38 qui prévoit que les représentants d’organisations de travailleurs doivent faire l’objet d’une protection accrue contre les sanctions adoptées en raison d’actions menées dans l’exercice de leurs activités de représentation (au para. 126). La Cour conclut également que cette violation résultait en partie de l’incapacité de la victime de faire respecter ses droits en ayant recours de manière effective aux tribunaux administratifs et judiciaires, en contravention de l’article 8 de la CADH (droits aux garanties judicaires).
Enfin, elle considéra que ces sanctions avaient également violé le droit à la liberté d’association (art. 16) de la victime, puisque les sanctions avaient comme conséquence d’empêcher la victime de poursuivre ses activités au sein de son association (aux para. 156–63).Footnote 39 Par ailleurs, sans que la Commission ou les représentants de la victime en aient fait la demande, le Tribunal interaméricain considéra que le congédiement de la victime enfreignait également son “droit à la stabilité d’emploi”Footnote 40 et que l’État était à nouveau responsable d’une violation de l’article 26 de la CADH. Ce faisant, le Tribunal interaméricain semble avoir renversé sa position antérieure quant à la “justiciabilité” des droits économiques, sociaux et culturels mentionnés à l’article 26 de la Convention.
En effet, rappelons que cette disposition prévoit que “[l]es États parties s’engagent, tant sur le plan intérieur que par la coopération internationale — notamment économique et technique — à prendre des mesures visant à assurer progressivement la pleine jouissance des droits qui découlent des normes économiques et sociales et de celles relatives à l’éducation, la science et la culture, énoncées dans la Charte de l’Organisation des États américains, réformée par le Protocole de Buenos Aires, ce, dans le cadre des ressources disponibles, et par l’adoption de dispositions législatives ou par tous autres moyens appropriés.” Or, dans sa décision Cinq retraités contre le Pérou,Footnote 41 la Cour avait refusé de conclure à une violation alléguée de l’article 26 parce que “[l]es droits économiques, sociaux et culturels ont à la fois une dimension individuelle et collective. Tout comme le Comité des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels, la Cour considère que leur développement progressif devrait être mesuré en fonction de la couverture croissante des droits économiques, sociaux et culturels en général ainsi que du droit à la sécurité sociale, et à une pension en particulier, de l’ensemble de la population, en tenant compte des impératifs de l’équité sociale ; et non pas en fonction des circonstances d’un groupe très limité de retraités, qui ne représentent pas nécessairement la situation d’ensemble.”Footnote 42
Cette décision avait alors fait couler beaucoup d’encre. Rappelons que plusieurs décisions postérieures de la Commission semblaient contredire la Cour sur ce pointFootnote 43 et que certains se demandaient si cette décision avait eu comme effet de fermer la porte à toute allégation future de violation de cette disposition.Footnote 44 Or, dans la présente affaire, la Cour renversa sa position et proposa une nouvelle interprétation de l’article 26. En effet, elle souligna que la Charte de l’Organisation des États Américains, aux articles 45(b) et (c), 46 et 34(g),Footnote 45 et la Déclaration, à l’article XIV, renvoient toutes deux au “droit au travail.” Se référant à son Avis consultatif n o10 de 1989 portant sur l’interprétation de la Déclaration,Footnote 46 le Tribunal interaméricain rappela que les dispositions de la Déclaration et de la Convention constituaient un prolongement des garanties prévues par la Charte, ratifiée par tous les États membres (au para. 143). Par ailleurs, elle nota que de nombreux instruments internationaux, entre autres le Protocole de San Salvador,Footnote 47 de même que la Convention 158 de l’Organisation internationale du Travail Footnote 48 sur le licenciement, contenaient des dispositions relatives au droit à la stabilité dans l’emploi, tout comme plusieurs normes de droit interne péruvien, dont la Constitution du Pérou (aux para. 143–48).
Ainsi, tenant compte de l’article 29 de la CADH relatif aux principes devant guider l’interprétation de la Convention, la Cour considéra qu’elle ne pouvait interpréter l’article 26 comme “autorisant un État partie, un groupement ou un individu à supprimer la jouissance et l’exercice des droits et libertés reconnus dans la présente Convention ou à les restreindre plus qu’il n’est prévu dans ladite Convention; restreignant la jouissance et l’exercice de tout droit ou de toute liberté reconnus par la législation d’un État partie ou dans une convention à laquelle cet État est partie; excluant d’autres droits et garanties inhérents à la personne humaine ou qui dérivent de la forme démocratique représentative de gouvernement; supprimant ou limitant les effets que peuvent avoir la Déclaration américaine des Droits et Devoirs de l’Homme et tous autres actes internationaux de même nature” (art. 29). Elle conclut donc que cette disposition devait inclure ici le droit à la stabilité d’emploi (au para. 146). En l’espèce, la Cour considéra que le congédiement de la victime, en tant que sanction arbitraire pour l’exercice de ses droits à la liberté d’expression et d’association, constituait ainsi une violation de l’article 26 de la CADH (aux para. 149–54).
Il est intéressant de constater que, ce faisant, le Tribunal interaméricain omit toute référence à l’Affaire des Cinq retraités mentionnée antérieurement et ne s’efforça pas d’en distinguer les faits ou le contexte, ni de justifier ce renversement en raison d’un changement significatif dans la société. Au contraire, la Cour reconnut explicitement qu’avec cette décision, le système interaméricain entrait dans une nouvelle ère jurisprudentielle.
Plusieurs considèreront sans doute que ce jugement, et en particulier l’argumentaire proposé par le Tribunal interaméricain, ne constituent pas l’approche opportune pour procéder à un changement jurisprudentiel d’une telle ampleur. Ce jugement, qui comporte deux dissidences importantes des juges Vio Grossi et Sierra Porto,Footnote 49 révèle de toute évidence une division au sein de la Cour sur la question de la justiciabilité des droits économiques, sociaux et culturels, puisque les positions contenues de part et d’autre avaient été exprimées par les même juges dans des décisions antérieures menant à des résultats contraires.Footnote 50 Il sera particulièrement intéressant de voir comment la doctrine et la jurisprudence future de la Commission et de la Cour traiteront cette décisionFootnote 51 et si, avec une Cour autrement composée, elle saura résister à l’épreuve du temps.
Affaire Favela Nova Brasilia (Brésil) (2017), Cour IDH (Sér C) no 333
Cette décision est particulièrement intéressante en ce qu’il s’agit, à notre connaissance, de la première décision interaméricaine concernant les standards relatifs aux commissions établies pour enquêter sur les actions des autorités policières. Les faits de cette affaire se déroulèrent dans un contexte de violence policière accrue au Brésil, notamment à l’encontre de groupes placés en situation de vulnérabilité. En l’espèce, deux incursions policières dans la Favela Nova Brasilia avaient résulté en l’exécution extra-judiciaire de 26 personnes et la perpétration de violences sexuelles à l’encontre de trois femmes, en 1994 et 1995. Des enquêtes furent ouvertes et une commission spéciale établie par le Gouverneur de l’État de Janeiro, dont l’enquête fut archivée en 2009 parce que les faits sous examen étaient désormais prescrits.Footnote 52
En plus de réitérer sa jurisprudence relative à l’obligation d’enquêter de manière diligente, sérieuse et effective concernant l’usage de la force par les agents étatiques occasionnant la privation de la vie,Footnote 53 la Cour établit les paramètres devant guider les organes responsables d’enquêtes sur les interventions policières. Les droits aux garanties judiciaires (art. 8) et à la protection judiciaire (art. 25), incluant les exigences d’indépendance et d’impartialité qui en découlent, régissent non seulement les actions du pouvoir judiciaire mais également celles de tout autre organe non judiciaire réalisant une enquête susceptible de mener à des accusations pénales (aux para. 183 et s).Footnote 54
Ce faisant, s’appuyant sur le Manuel des Nations Unies sur la prévention des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires Footnote 55 et les moyens d’enquêter sur ces exécutions, le Tribunal interaméricain estima qu’un des critères essentiels pour la création d’une commission responsable d’enquêter sur les actions policières résidait dans son indépendance vis-à-vis des fonctionnaires sous examen (au para. 186). De même, à la lumière de la jurisprudence européenne, la Cour soutint que l’indépendance d’une telle commission se mesure à l’aune de l’absence de lien institutionnel, hiérarchique ou matériel entre celle-ci et lesdits fonctionnaires, en tenant compte des circonstances du cas d’espèce. Certains critères sont susceptibles de nuire à l’indépendance de l’enquête, au nombre desquels figurent les suivants: (1) les enquêteurs sont potentiellement des suspects; (2) ils entretiennent une relation hiérarchique avec les accusés ou (3) ils sont des collègues de ceux-ci; (4) leur conduite dénote une absence d’indépendance, telle le défaut d’adopter certaines mesures nécessaires aux fins de faire la lumière sur les faits ou, le cas échéant, de sanctionner les responsables; (5) un poids trop grand est accordé aux témoignages des accusés; (6) il est omis de suivre certaines pistes d’enquête clairement nécessaires ou; (7) il y a preuve d’une inertie excessive (au para. 188). Si la Cour précisa que le degré d’indépendance et d’impartialité de la commission dépend des circonstances,Footnote 56 elle établit néanmoins certains critères devant guider un tribunal saisi de la question de déterminer si l’absence supposée d’indépendance eut un impact sur l’effectivité de l’enquête, au nombre desquels figurent la célérité du processus, l’évaluation de l’ensemble des mesures prises et la participation de la famille de la victime (au para. 190). En l’espèce, l’État fut déclaré responsable de la violation des droits aux garanties judiciaires et à la protection judiciaire des victimes et de leurs proches, notamment en ce que les enquêteurs responsables appartenaient au même corps policier qui avait planifié et mené les opérations dans la Favela Nova Brasilia (aux para. 198 et s).
L’absence de toute enquête relative aux allégations de violences sexuelles mena le Tribunal interaméricain à déclarer l’État responsable de la violation des droits des victimes de violences sexuelles aux garanties judiciaires et à la protection judiciaire, en lien avec les articles 1 (obligations de l’État), 6 (adoption de mesures pour prévenir la torture) et 8 (droit à un recours) de la Convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture (au para. 259). Réitérant sa jurisprudence constante à l’effet que la violence contre les femmes constitue une atteinte à la dignité humaine et une manifestation des relations de pouvoirs historiquement inégaux entre les hommes et les femmes (au para. 245), la Cour réaffirma que ce type de violence, et notamment les allégations de viol qui constitue une forme de torture,Footnote 57 doit faire l’objet d’une enquête ex officio, sérieuse et effective réalisée par des fonctionnaires formés en matière de violence à l’encontre des femmes, en plus d’intégrer une perspective de genre et de fournir une aide médicale et psychologique aux victimes (au para. 254).Footnote 58
Cette décision intéressera le juriste canadien qui suit les débats entourant notamment les commissions d’enquêtes établies entre autres pour faire la lumière sur les agissements de certains corps policiers, notamment dans leurs relations avec les peuples autochtones au Québec et au Canada.Footnote 59
Affaire Acosta (Nicaragua) (2017), Cour IDH (Sér C) no 334
Les faits, extrêmement complexes, de cette affaire illustrent de manière évidente le phénomène grandissant de la criminalisation des défenseurs des droits humains sur le continent des Amériques, c’est-à-dire le recours au pouvoir répressif de l’État pour neutraliser toute forme de défense des droits et de contestation sociale. En l’espèce, la victime, Madame Acosta, était une défenseure des droits de certains peuples autochtones, agissant à titre d’avocate dans plusieurs processus administratifs et judiciaires visant à faire reconnaitre les droits de ceux-ci à la possession et à l’usage de leurs terres. Dans ce contexte, le mari de la victime fut assassiné à son domicile, ce qui mena à l’ouverture d’une enquête au cours de laquelle deux personnes furent condamnées. Madame Acosta identifia d’autres personnes comme étant de potentiels auteurs intellectuels du crime, indiquant qu’elle avait intenté certains recours contre ceux-ci dans le cadre de la défense des droits des peuples autochtones qu’elle représentait.
En l’espèce, ces personnes témoignèrent devant le juge interne à l’effet qu’elles étaient innocentes, lui demandant plutôt d’inculper la victime comme complice du meurtre de son mari sur la base de leurs dépositions. Le magistrat suivit cette recommandation malgré les fortes protestations du Ministère public à l’effet qu’une telle inculpation était “irrégulière,” “illégale,” “arbitraire” et “juridiquement absurde.” Dans ce contexte, alors que la victime décida de déménager en raison de craintes pour sa sécurité, le juge d’instruction l’empêcha de témoigner depuis son nouveau lieu de résidence. Il exigea que celle-ci se présente devant lui, émettant un mandat d’arrêt à son encontre et jugeant que son avocat n’avait pas les pouvoirs nécessaires pour la représenter (aux para. 48 et s). La victime intenta plusieurs recours judiciaires pour faire casser la décision de lever les accusations contre les auteurs intellectuels potentiels, qui furent tous rejetés, principalement pour des motifs procéduraux.
Dans le cadre de son jugement, la Cour interaméricaine conclut que l’État avait failli à son obligation d’enquêter avec diligence les circonstances entourant la mort du mari de la victime, et plus particulièrement le mobile de son assassinat, compte tenu du travail de défense des droits de la victime. À l’objection de l’État selon laquelle la victime ne s’était pas identifiée comme une défenseure des droits humains lors de la phase initiale de l’enquête, la Cour rappela que le critère déterminant, en l’espèce, n’était pas celui de l’auto-identification de la victime mais bien celui de ses activités (au para. 139),Footnote 60 qui doivent pouvoir être réalisées librement et en toute sécurité (au para. 140). En ce sens, il eut fallu que le juge d’instruction supervisant l’enquête poursuive la piste d’enquête concernant les potentiels auteurs intellectuels du crime, d’autant plus que des liens entre ceux-ci et les auteurs matériels identifiés avaient été démontrés (au para. 148).
Au contraire, durant l’enquête, la victime connut divers obstacles qui l’empêchèrent de participer à l’enquête (aux para. 149 et s), menant à l’abandon sinon illégal, à tout le moins prématuré, des poursuites contre les auteurs intellectuels présumés malgré les représentations à l’effet contraire du Ministère public, qui considéra les décisions du pouvoir judiciaire (incluant la Cour Suprême de Justice) comme étant “illogiques” et démontrant “l’intention claire du juge de nier le droit d’appel” de Madame Acosta (aux para. 165 et s). De plus, à la suite de déclarations publiques du juge d’instruction à l’effet que Madame Acosta était certainement complice, plusieurs recours en récusation, présentés devant les instances administratives, disciplinaires et judiciaires, ne furent pas tranchés (au para. 173). L’État fut en ce sens déclaré responsable de la violation des droits aux garanties judiciaires (art. 8) et à la protection judiciaire (art. 25) de Madame Acosta, ayant failli à son obligation de garantir à Madame Acosta une justice impartiale (au para. 175) apte à pouvoir faire la lumière sur les circonstances entourant la mort de son mari dans des délais raisonnables (au para. 181) et niant son droit de participer aux procédures et d’être entendue (au para. 181).
Affaire Durand et autres (Équateur) (2017), Cour IDH (Sér C) no 332
Dans le cadre de ce jugement, la Cour interaméricaine eut à se pencher sur une affaire de disparition forcée ayant eu lieu à la frontière du Pérou et de l’Équateur à l’époque de la Guerre de l’Alto Cenepa, entre ces deux pays du 26 janvier au 28 février 1995. Il était allégué que la victime, un commerçant péruvien qui traversait constamment la frontière équatorienne pour importer et exporter des marchandises, avait disparu peu après être entrée en Équateur, quelques jours après le début de la guerre.
Bien que l’Équateur niât que la victime ait passé sa frontière à cette époque, l’État n’apporta aucune preuve à cet effet, hormis le fait qu’après la dernière sortie de la victime du territoire équatorien, aucune trace d’une nouvelle entrée en territoire équatorien n’apparaissait dans les registres migratoires de l’époque. La Cour fut plutôt convaincue par l’épouse de la victime qui indiqua que M. Durand l’avait avertie qu’il devait entrer à nouveau en Équateur pour régulariser son passeport et ses importations. De plus, il fut établi que la victime avait été vue par des témoins pour la dernière fois en Équateur, alors qu’il tentait de faire transiter des biens au poste frontière de Huaquillas en Équateur, puis dans un centre de détention équatorien dans les terres (aux para. 17–28).
La Cour conclut que M. Durand avait fait l’objet d’une disparition forcée au sens de la Convention interaméricaine sur la disparition forcée de personnes Footnote 61 et que l’État ne pouvait pas tout simplement invoquer l’absence de preuve de la détention de la victime pour rejeter ce type d’allégation de violation des droits (au para. 124). Il est intéressant de constater que, pour apprécier la situation, la Cour considéra les conclusions de la Commission de la Vérité de l’Équateur (aux para. 113 et s),Footnote 62 la seule entité équatorienne qui effectua une enquête en l’espèce et qui conclut à la disparition forcée de la victime.
De plus, conformément à sa pratique, le Tribunal interaméricain se référa au droit international humanitaire, applicable en situation de conflit armé (aux para. 98 et s), pour interpréter la Convention américaine de même que la portée des obligations contenues dans la Convention interaméricaine sur la disparition forcée de personnes, y compris leur nature coutumière. Ce faisant, la Cour rappela que les États ont l’obligation de tenir des registres pour toute forme de détention, y compris en situation de conflit armé ou lors de processus migratoires, ce qui n’avait pas été le cas en l’espèce.
En plus de conclure à une violation du droit à la liberté de la victime (art. 7), la Cour constata l’inefficacité des enquêtes menées par l’État pour faire la lumière sur cette affaire, en contravention du droit de la victime et de ses proches à la protection judiciaire (art. 25), aux garanties judiciaires (art. 8), de même qu’au droit à la vérité de ces derniers (aux para. 149–67). Notons que, ce faisant, le Tribunal interaméricain prit en considération les nombreuses communications du Groupe de travail des Nations Unies sur les disparitions forcées ou involontaires envoyées à l’État péruvien à l’époque, à propos de la disparition alléguée de M. Durand (au para. 150). De plus, la Cour considéra que les proches de M. Durand avaient également été victimes de la violation du droit à l’intégrité personnelle (art. 5), une atteinte à l’intégrité morale et psychologique étant présumée en de pareilles circonstances, en raison de l’angoisse générée par le refus des autorités de fournir des informations quant au sort de leur proche (aux para. 182 et s).
Il est regrettable que la Cour ait refusé de se prononcer sur l’inefficacité du recours en habeas corpus présenté par une ONG équatorienne pour protéger les droits de la victime au moment de sa disparition (au para. 84), parce que ce recours n’avait pas été présenté par les victimes (aux para. 171–72). En effet, le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires de l’ONU rappelait, dans son récent rapport thématique sur les disparitions forcées en contexte de migrations, que les familles de migrants disparus font face à d’importants obstacles dans leur quête de justice et de vérité, du fait de résider à l’extérieur de l’État de transit ou de destination où la disparition a lieu.Footnote 63
Soulignons enfin que le Tribunal interaméricain considéra que l’Équateur n’avait pas violé la CADH ou la CIDFP au chapitre de la qualification juridique du crime de disparition forcée en droit criminel équatorien, considérant que la législation nationale répondait aux exigences du droit international en la matière.
Affaire Vereda la Esperanza (Colombie) (2017), Cour IDH (Sér C) no 341
Cette décision aborde une série de disparitions forcées et d’exécutions extra-judiciaires effectuées en 1996, lors du conflit armé colombien, par un groupe paramilitaire d’autodéfense antiguérilla (Autodefensas Campesinas del Magdalena Medio (ACMM)) dans la localité de La Esperanza, département d’Antioquia, au nord-ouest du pays. Bien que l’État ait partiellement reconnu sa responsabilité en lien avec l’omission de prévenir, d’enquêter et de sanctionner ces crimes, il nia toute implication dans les activités des unités paramilitaires (aux para. 8 et s).
La Cour conclut cependant que celles-ci avaient été créées par les forces armées de Colombie dans le but de combattre la guérilla dans la région (aux para. 68 et s) et collaboraient étroitement avec celles-ci depuis une base militaire locale. Elle attribua les douze disparitions et les deux assassinats aux membres de l’ACMM et à certains éléments de l’armée colombienne. En effet, les paramilitaires avaient minimalement bénéficié de l’appui ou de l’acquiescence des forces armées lors de l’opération de 1996 à La Esperanza, ce qui permit d’attribuer les disparitions forcées et les exécutions extrajudiciaires à l’État (violations des arts. 3 (personnalité juridique), 4 (droit à la vie), 5 (intégrité personnelle) CADH et de l’art. 1 CIDFP) (aux para. 146 et s).Footnote 64 Cet aspect du jugement n’est pas sans rappeler l’Affaire de l’Opération Genesis où la collusion entre les forces armées et des groupes paramilitaires d’autodéfense antiguérilla avait été établie et résulté en l’attribution de la responsabilité à l’État colombien.Footnote 65 Notons cependant qu’en l’instance, le Tribunal interaméricain s’appuya en grande partie sur les travaux de la Juridiction spéciale pour la Paix (aux para. 71 et s) établie par la Loi Justice et Paix adoptée dans le processus de démobilisation des forces paramilitaires colombiennesFootnote 66 et ouvertement critiquée par de nombreuses organisations de défense des droits.Footnote 67 Rappelons que cette juridiction a le pouvoir d’accorder des peines réduites aux membres d’unités paramilitaires ayant commis des crimes mais fournissant certaines informations et collaborant aux enquêtes.
En l’espèce, la Cour eut à se pencher sur l’efficacité des travaux de cette juridiction spéciale. Dans un premier temps, la Cour considéra que les droits à la protection judiciaire (art. 25), aux garanties judiciaires (art. 8) et à la vérité des proches avaient été violés en raison des omissions et des retards occasionnés lors des enquêtes judiciaires ordinaires et de l’incapacité de la Juridiction spéciale de localiser ou d’établir le sort des disparus (aux para. 184–91, 219–21). Cependant, le Tribunal interaméricain se retint d’évaluer la méthode d’évaluation de la véracité des confessions obtenues des paramilitaires par la Juridiction (au para. 222). Elle refusa également d’agir à titre de quatrième instanceFootnote 68 et de déterminer, d’une part, si les actions de cette juridiction étaient conformes aux prérogatives établies par la Loi Justice et Paix (au para. 223) et, d’autre part, si les peines octroyées dans le cadre de ses décisions étaient proportionnelles aux crimes commis (au para. 224). Enfin, le Tribunal interaméricain refusa de conclure que les retards occasionnés par la Juridiction spéciale constituaient en l’espèce une violation des droits des victimes, compte tenu de la quantité et la complexité des cas à traiter (aux para. 191–204) et considérant que les victimes avaient pu participer adéquatement aux procédures internes (aux para. 214–18).
Cette décision, relative aux processus de démobilisation des anciens paramilitaires, fut rendue quelques mois avant l’élection à la présidence colombienne de Ivan Duque, ouvertement critique des accords de paix et des institutions qui en découlent.Footnote 69 Il sera par ailleurs intéressant de voir si et, le cas échéant, comment la Cour abordera les travaux futurs de la Juridiction spéciale, en particulier des nouvelles Salas de Justicia, chargées de juger des actions des membres de la guérilla FARC, démobilisés dans le cadre des récents accords de paix.Footnote 70
Affaire Zegarra Marín (Pérou) (2017), Cour IDH (Sér C) no 331
La Cour eut l’occasion de se pencher plus avant sur l’importance de la présomption d’innocence, dans le cadre cette affaire relative à la condamnation d’un fonctionnaire du ministère de l’immigration du Pérou pour divers crimes en lien avec l’émission de passeports. Le tribunal péruvien l’avait trouvé coupable en l’instance, parce que, face à aux accusations et témoignages de ses co-accusés, la victime alléguée n’avait pu amener des éléments de preuve pouvant démontrer son innocence complète.
Dans un premier temps, la Cour interaméricaine rappela que la présomption d’innocence (art. 8.2) doit être le fil directeur d’un procès criminel et doit limiter la subjectivité et la discrétion du juge dans l’appréciation de la preuve (celle-là devant être faite de façon rationnelle, objective et impartiale) (au para. 125). Une condamnation criminelle ne doit résulter que de la certitude de la responsabilité pénale de l’accusé, la preuve apportée par l’accusation ayant renversé en l’occurrence la présomption d’innocence (aux para. 123–24).
En l’espère la Cour considéra que le droit à la présomption d’innocence avait été violé puisque le fardeau de la preuve avait été attribué à l’accusé. En effet, le tribunal de première instance avait condamné la victime parce que celle-ci n’avait pas démontré son innocence à l’aide de preuves contredisant la version des co-accusés (aux para. 136–42). Selon le Tribunal interaméricain, les témoignages de ceux-ci auraient dû être considérés avec prudence, en tant qu’éléments de preuve indirecte pris dans leur contexte et soumis à une saine critique, pour en évaluer le sérieux, la précision et la concordance (au para. 130). Il est intéressant de constater à ce sujet que la Cour interaméricaine fut d’avis que les témoignages des co-accusés auraient dû être corroborés par d’autres éléments de preuve au lieu de servir de base à la condamnation (aux para. 134–35). Par ailleurs, la Cour interaméricaine fut d’avis que le tribunal de première instance avait négligé d’apprécier de nombreux éléments de preuve à sa disposition qui auraient pu disculper l’accusé (au para. 144).
Cependant, il est intéressant de constater qu’en l’espèce, la Cour semble avoir évalué la qualité de l’appréciation de la preuve par le juge de première instance, à la manière d’une instance d’appel, ce qui pourrait faire l’objet de critiques.Footnote 71 En effet, la Cour interaméricaine a rappelé plusieurs fois qu’elle ne pouvait agir comme un tribunal d’appel ou une quatrième instance, en conformité avec le principe de subsidiarité.Footnote 72
Cette décision est également importante en ce qui a trait au droit à un jugement motivé. Il est intéressant de constater que, bien que ce droit ne soit pas énoncé explicitement à l’article 8 de la CADH, la Cour interaméricaine a toujours considéréFootnote 73 — tout comme son homologue européenne — que ce droit constituait l’une des garanties judiciaires prévues par le “droit à ce que sa cause soit entendue avec les garanties voulues, dans un délai raisonnable, par un juge ou un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi antérieurement par la loi au premier paragraphe de cette disposition” (art. 8.1). Ce faisant, la Cour rappela qu’une condamnation doit fournir une justification claire, complète et logique qui — en plus de décrire le contenu de la preuve — explique son appréciation par le tribunal, en indiquant les raisons pour lesquelles celle-là apparaît fiable et suffisante pour renverser la présomption d’innocence (au para. 148). Or, en l’espèce, le tribunal de première instance avait condamné la victime sans fournir d’analyse ni d’information quant à son appréciation de la preuve (au para. 151). Le Tribunal interaméricain considéra que ce type de jugement contrevenait ainsi non seulement au droit à la présomption d’innocence mais également au droit de l’accusé de pouvoir porter sa condamnation en appel, une garantie judiciaire expressément prévue à l’article 8(2)(h) (au para. 155).
Conclusion
Encore une fois cette année, les instances interaméricaines ont développé des standards précis et détaillés relatifs à la protection des droits dans les Amériques. La Commission et la Cour interaméricaines sont particulièrement sensibles à la condition de vulnérabilité de certains groupes ou secteurs de la société nationale, ayant rendu un avis consultatif fort controversé, faut-il le rappeler, relatif à la protection des droits des membres de la communauté LGBTI.
Concernant la protection des groupes en situation de vulnérabilité, il convient de noter que la Cour interaméricaine a accepté le 15 mai 2018 la démission du Juge Roberto F Caldas en raison d’allégations de violence familiales faisant l’objet de procédures devant les tribunaux brésiliens. Dans son communiqué, la Cour a dénoncé tout type de violence à l’encontre des femmes, sans préjudice du droit à la présomption d’innocence du Juge Caldas, et rappelé la nécessité de mener une enquête sérieuse et diligente, dans le respect des droits aux garanties judiciaires et au procès équitable.Footnote 74
Aussi, il convient de noter que la Cour a décidé le 29 mai 2018 de ne pas donner suite à la demande d’avis consultatif concernant les procédures de destitution (ou impeachment) déposé par la Commission interaméricaine, soutenant, entre autres, que la jurisprudence interaméricaine contenait suffisamment d’indications quant aux garanties judiciaires, à la protection judiciaire et au principe de légalité applicables aux présidents démocratiquement et constitutionnellement élus. Ce faisant, elle a jugé préférable de ne pas se prononcer de manière abstraite, sinon au cas par cas,Footnote 75 considérant par ailleurs que trois plaintes concernant les procédures de destitution de Manuel Zelaya au Honduras, Fernando Lugo au Paraguay et de Dilma Roussef au Brésil étaient présentement à l’étude par la Commission interaméricaine.Footnote 76
Cette décision, de même que les développements devant la Commission interaméricaine, feront l’objet de la prochaine chronique, qui portera également sur des thèmes, tels que la protection des enfants contre les violences sexuelles et les adoptions illégales, la protection des défenseurs des droits humains et des journalistes et la défense du droit au territoire des peuples autochtones.