Avec près de 40% du commerce mondial maritime qui transite par la Mer de Chine méridionale (MCM), on peut comprendre l'intérêt stratégique que représente cette mer. L'ensemble des pays de l'Asie du Sud-Est craint la Chine, qui désire contrôler cette mer à sa guise en la délimitant dans ses Zones économiques exclusives (ZEE). Eux-mêmes divergent sur l’étendue des eaux revendiquée, les pays du sud-est asiatique ne parviennent pas à donner une réponse cohérente devant la gourmandise chinoise. L'Association des États de l'Asie du Sud-Est (ASEAN) n'arrive pas non plus à arrimer les revendications et les demandes des pays membres. Sporadiquement, des confrontations ont cours et ce n'est pas demain la veille où les différents États parviendront à un accord global sur la protection et l'exploitation de la MCM. Ce livre dirigé par Mottet, Lasserre et Courmont explique les contentieux régionaux qui repoussent, du moins à court et moyen terme, toute résolution aux conflits maritimes en MCM. Comme ils le soulignent en conclusion, c'est à la Chine d'agir comme hégémon de la confrontation ou bien architecte d'une paix durable en MCM.
Sept chapitres composent cet ouvrage spécialisé pour un public averti et intéressé. Le premier chapitre de Frédéric Lasserre introduit le raisonnement chinois qui se cache derrière les revendications en mer. La fameuse ligne chinoise de neuf traits, en forme de « langue de bœuf », demeure d'une imprécision géographique évidente qu'elle ne peut constituer une base potentielle sur laquelle des discussions sérieuses peuvent déboucher sur un accord frontalier. La seule précision de cette ligne, c'est la réprobation qu'elle génère. Le jugement défavorable de la Cour permanente d'arbitrage de la Haye (CPA) en juillet 2016 envers la Chine n'a pas ralenti les ardeurs de Beijing, ni ceux des autres pays qui contestent les revendications chinoises en haute mer. Néanmoins, des mécanismes de coopération ont livré des ententes pour régler des problèmes bien identifiés et plusieurs pays de l'Asie du Sud-Est syntonisent davantage le cadre normatif de la CPA. Dans son chapitre, Keyuan Zou rappelle que des dispositifs pour protéger l'environnement et les réserves halieutiques ont été mis en place par l'ASEAN, et que la piraterie a également été ralentie sous des initiatives conjointes et des frontières maritimes en ZEE, notamment celles signées entre la Chine et la Vietnam. Malgré le fait que la Chine ne respecte pas la décision de la CPA, la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) génère un cadre normatif sur lequel les pays asiatiques peuvent se référer pour aplanir leur différence. Au troisième chapitre, Daniel Schaeffer explique que ce sont des raisons sécuritaires, notamment la présence américaine, qui poussent la Chine à revendiquer la presque totalité de la MCM.
Outre Singapour, qui maintient un accord de coopération en défense avec les États-Unis, la plupart des pays de l'ASEAN succombent de façon variable au bilatéralisme chinois enhardi par son poids économique et sa puissance navale. Malgré sa victoire auprès de la Chine à la CPA, les Philippines de Duterte se sont distancées des États-Unis, fragilisant ainsi la coalition du premier front du Pacifique visant à contenir la Chine dans son « lac » de la MCM. L'Indonésie est un autre pays qui considère un rapprochement avec Beijing comme souhaitable. Éric Frécon nous explique que l'intérêt national prime sur les considérations multilatérales de l'ASEAN que l'Indonésie ne désire pas mener. Fragilisant la capacité de l'ASEAN à opérer une politique cohérente envers les enjeux de la MCM, l'Indonésie demeure un frein à tout développement significatif en MCM. Au chapitre suivant, Barthélémy Courmont souligne le fait inusité de Taiwan, qui revendique sensiblement les mêmes îles ou récifs de la Chine continentale et conteste le verdict de la CPA en ce qui concerne l'illégitimité des revendications des « eaux historiques ». Taiwan utilise le contentieux de la MCM pour raffermir sa politique du « sud » visant à se rapprocher informellement de l'ASEAN, compte tenu de la sourdine diplomatique imposée par la Chine. L'avant-dernier chapitre d’Éric Mottet signale que, bien qu'ils soient importants, les secteurs des hydrocarbures et des ressources halieutiques ne représentent pas l'intérêt primordial de la Chine en MCM. C'est plutôt sa puissance souveraine qu'elle teste auprès des États-Unis et des États côtiers. Sans le dire directement, la politique chinoise en MCM suit un des trois piliers de la « pensée » Xi Jinping (dictature du parti, la défense et l'intégralité territoriale). Pour compléter le tableau, le dernier chapitre de Nathalie Fau aborde la mise en place de Zones communes de développement (ZCD) dans le golfe de Thaïlande pour pallier aux frictions en mer et assurer sa protection et son exploitation. Elle compare quatre ZCD dont deux sont des succès assurés par un haut degré de coopération (notamment pour la demande de la technologie et du savoir-faire de la Malaise dans le secteur des hydrocarbures) et suggère l'adoption de ces cadres normatifs pour la MCM.
Ce livre nous informe adroitement de la complexité des tensions en MCM et on comprend qu'une militarisation se poursuit malgré les accords d'exploitation et de protection. La Chine continue d'affirmer sa souveraineté en MCM et l'ASEAN est incapable d’émettre une politique commune, poussant ainsi les pays à agir selon leurs propres intérêts nationaux. Fortement intégrée aux économies locales, la Chine constitue le premier partenaire économique de la plupart des pays de l'ASEAN et la MCM est au cœur de ses échanges. Difficile pour ces pays de confronter la Chine. Bloquer la MCM (par conflit armé) ne mettrait pas seulement la région en désarroi mais aussi le reste de la planète. C'est pourquoi un chapitre sur les États-Unis et ses alliés en MCM (notamment le Vietnam) aurait été salutaire pour mieux cerner la « nouvelle guerre froide » du G2 en MCM. Seulement quelques pages sont consacrés aux États-Unis malgré le fait que la MCM constitue l’épicentre de son « pivot » asiatique et sa défense du Pacifique. Malgré l’ère Trump caractérisée par l'incohérence et l'imprévisibilité, les États-Unis continuent d'investir militairement dans cette région du monde, signalant que cette « nouvelle guerre froide » ne se réchauffera pas d'ici peu.