Je vais tenter dans ce texte de défendre une version particulière de la position que Sharon Street a appelée le «constructivisme humien», que j’interprète comme une variante contextualiste du constructivisme. Sans pouvoir proposer des démonstrations complètes, j’esquisserai pourquoi je considère que le constructivisme contextualiste est préférable à la fois au réalisme moral et au constructivisme kantien sur le plan de la compréhension du statut ontologique des valeurs morales. J’avancerai toutefois que le constructivisme humien, après avoir accepté de reconnaître le rôle des pressions de l’évolution dans l’émergence de la moralité humaine, doit maintenant préciser le rôle de l’intersubjectivité historique dans l’évolution subséquente de la morale. J’entendrai «intersubjectivité historique» comme désignant les pratiques intentionnelles collectives en vertu desquelles les croyances et les valeurs se sédimentent dans l’histoire, en mettant particulièrement l’accent sur l’expression du désaccord moral et sur les luttes sociales et politiques menées par des agents se considérant victimes d’injustices. Je suis conscient que plusieurs métaéthiciens penseront ici que je dissous, comme d’autres, la métaéthique dans l’éthique normative (Dworkin, Reference Dworkin1996). Ce n’est pas le cas. L’amendement que je proposerai au constructivisme humien ne nous offre aucune réponse aux questions éthiques substantielles auxquelles nous sommes confrontés. Il ne nous permet pas de solutionner nos énigmes morales ou d’arbitrer les désaccords moraux qui sont le propre des sociétés démocratiques. Le développement de la dimension contextualiste du constructivisme humien peut au mieux bonifier notre compréhension de la constitution ontologique de la morale humaine. C’est l’ajout d’un module cohérentiste au constructivisme humien qui nous permet de réfléchir à la justification des jugements moraux et de proposer des réponses faillibles mais argumentées à nos perplexités morales.
Après avoir précisé comment je concevrai le rapport entre l’ontologie et l’épistémologie morales, je contrasterai dans les deux sections suivantes le constructivisme kantien (le rationalisme procédural) et le constructivisme humien. J’expliquerai ensuite pourquoi je considère que l’intégration d’un volet cohérentiste au constructivisme humien permet d’atténuer les craintes concernant le caractère potentiellement non-cognitiviste des théories métaéthiques contextualistes. Dans la section «Moralité et évolution», je rappellerai brièvement pourquoi plusieurs considèrent aujourd’hui que des pressions issues de l’évolution biologique des êtres humains ont favorisé l’émergence de règles morales et pourquoi ce lien entre morale et évolution pose un défi sérieux au réalisme moral. Je proposerai ensuite que le constructivisme humien doit maintenant, après avoir reconnu le rôle des pressions de l’évolution, assumer encore davantage sa dimension contextualiste et préciser le rôle de l’intersubjectivité historique et des pratiques sociales dans la constitution de la morale. Dans la dernière section du texte, j’indiquerai pourquoi l’idée souvent récupérée par les réalistes moraux d’un «espace des raisons morales» indépendant, à certains égards, de l’esprit humain est compatible avec le constructivisme humien.
1. Ontologie et épistémologie morales
Je m’appuierai dans ce texte sur une distinction assez ferme entre deux sous-champs de la métaéthique, à savoir l’ontologie morale et l’épistémologie morale. L’ontologie morale se penche sur la nature de la morale et sur son mode d’existence. Laissant de côté ici une analyse des propriétés des jugements moraux en tant, par exemple, que «raisons d’agir», je me pencherai sur la question de l’existence de la morale; l’«existence» étant ici comprise comme ce qui émerge ou apparaît dans un domaine ou champ particulier de la réalité (Gabriel, Reference Gabriel2014, p. 95). L’épistémologie morale porte pour sa part sur le statut épistémique des énoncés moraux, sur la question de savoir s’ils sont susceptibles d’être vrais ou faux ou, dans une perspective déflationniste, s’il est possible d’évaluer leur raisonnabilité et de les comparer et hiérarchiser. Une des implications de cette distinction est qu’il faille résister à l’idée, véhiculée par certains réalistes, que «réalisme» et «cognitivisme» sont pratiquement synonymes en métaéthique. Une théorie cognitiviste affirme que les énoncés moraux peuvent contenir un contenu cognitif, qu’ils sont susceptibles d’être vrais ou faux. À ce titre, le réalisme et le constructivisme — pensons au constructivisme kantien — peuvent être cognitivistes. La frontière entre l’ontologie et l’épistémologie morales est à plusieurs autres égards poreuse — si des faits moraux existent au même titre que les faits révélés par les sciences de la nature, cela nous invite à penser qu’une théorie correspondantiste de la vérité morale s’impose —, mais une distinction entre ces deux domaines demeure nécessaire pour comprendre où se situe le désaccord entre le réalisme et les théories constructivistes cognitivistes.
La distinction la plus philosophiquement substantielle entre le réalisme et le constructivisme concerne donc le statut ontologique de la morale. Pour les fins de mon argumentaire, le marqueur de distinction le plus décisif entre les deux positions est le rapport établi entre la moralité et l’esprit humain. Le réaliste soutient qu’il existe des faits moraux indépendants de notre esprit, et conséquemment, que les vérités morales sont indépendantes de l’esprit humain, c’est-à-dire des attitudes et des croyances des agents par rapport à ces vérités. Les valeurs ou principes moraux s’inscrivent dans une dimension de la réalité qui n’est pas constituée par les états mentaux des êtres humains (Jacobs, Reference Jacobs2008, p. 9). Le réalisme soutient qu’il existe des faits moraux, naturels ou non, qui existent indépendamment des croyances des agents et qui permettent d’évaluer la validité des jugements moraux (Miller, Reference Miller2003, p. 4; Ogien, Reference Ogien1999). Le constructiviste nie cette indépendance en avançant qu’il n’existe pas de faits moraux indépendants de l’esprit humain et que les principes ou jugements moraux vrais ou dont il faut reconnaître l’autorité sont produits, d’une façon ou d’une autre, par l’esprit humain, c’est-à-dire qu’ils sont issus des intentions, attitudes, délibérations ou pratiques des agents.
La thèse que je défendrai est constructiviste en ce sens que je soutiendrai que les principes moraux dont nous devons reconnaître l’autorité sont issus, de façon partielle mais irréductible, des pratiques intentionnelles humaines. Si, comme le veut le réalisme scientifique, des faits indépendants de l’esprit existent bel et bien — les particules élémentaires, les plaques tectoniques et les astres qui font partie du système solaire ne dépendent pas de nos attitudes et de nos croyances à leur égard —, je soutiendrai que les valeurs dépendent au moins en partie de nos attitudes, croyances et actions. Comme on peut penser que les structures mathématiques, contrairement aux atomes et aux gênes, sont imaginées par l’esprit humain pour mieux comprendre une réalité qui ne les contient pas d’emblée, on peut penser de façon plausible que les valeurs morales sont le fruit de l’interaction entre des agents grégaires devant résoudre des défis inhérents à la coordination des actions et à la coopération sociale. Dans une conception métaphysique générale de la réalité, je considère que les principes et les jugements moraux s’approchent davantage des faits institutionnels sociaux théorisés par exemple par John Searle (Reference Searle2011) que des faits naturels dévoilés par les sciences de la nature. Les valeurs, l’argent, le droit positif, les tournois de soccer et les 5 à 7 existent, mais dépendent des intentions et des croyances des agents. Les faits institutionnels, pour Searle, sont des «faits objectifs» dont l’objectivité dépend toutefois de l’accord ou de l’acceptation implicite ou explicite d’êtres humains (2011, p. 10).
Un débat persiste au sujet de l’identité théorique du constructivisme et de son appartenance ou non au champ de la métaéthique (Bagnoli, Reference Bagnoli and Zalta2017; Turmel et Rocheleau-Houle, Reference Turmel and Rocheleau-Houle2016). Sans entrer dans les arcanes de cette réflexion, je considérerai qu’une position constructiviste est une théorie éthique normative si elle soutient que l’application correcte d’une procédure délibérative particulière mène à la vérité morale ou nous permet d’évaluer la validité ou la raisonnabilité des jugements ou principes moraux (Bagnoli, Reference Bagnoli and Zalta2017, part. 6). L’impératif catégorique kantien, la position originelle rawlsienne, le contractualisme moral de Thomas Scanlon et l’éthique de la discussion habermasienne sont toutes des positions constructivistes se situant dans le champ de la théorie éthique normative (Habermas, Reference Habermas1991; Kant, Reference Kant and Delbos1992 [1785]; Rawls, Reference Rawls1971; Scanlon, Reference Scanlon2000). Ces théories peuvent être agnostiques sur le plan de la nature ontologique de la morale ou de la normativité en général (Rawls, Reference Rawls and Audard1995 [1993]) ou se combiner avec d’autres théories proprement métaéthiques. Si Jürgen Habermas demeure un constructiviste au niveau métaéthique en fondant la vérité morale sur ce qu’il considère être les présupposés normatifs inhérents à l’interlocution ou à l’«agir communicationnel», Scanlon défend une thèse réaliste au sujet de l’existence des raisons normatives en général (Habermas, Reference Habermas, Ferry and Schlegel1987; Scanlon, Reference Scanlon2014)Footnote 1.
2. Le rationalisme procédural
Un constructiviste croit que la moralité est au moins partiellementFootnote 2 dépendante des états mentaux et en particulier de la rationalité pratique des agents humains. L’approche dominante au sein de la famille des thèses constructivistes est celle du rationalisme procédural, le plus souvent d’inspiration kantienne. Les principes et jugements moraux sont vus comme le résultat de l’exercice correct de nos facultés rationnelles, en particulier celles constitutives de la raison pratique. Contrairement aux thèses réalistes, le constructivisme soutient que nous n’avons pas accès à des critères substantiels indépendants des procédures réflexives déployées par les agents rationnels. Dans les termes de John Rawls, «[m]oral objectivity is to be understood in terms of a suitably constructed social point of view that all can accept. Apart from the procedure of constructing the principles of justice, there are no moral facts» (Rawls, Reference Rawls1980, p. 519; voir aussi Darwall, Gibbard et Railton, Reference Darwall, Gibbard and Railton1992).
Dans la plupart des cas, les constructivistes s’inspirent de l’une des trois formulations de l’impératif catégorique kantien pour proposer une procédure, une maxime ou une expérience de pensée qui permet d’établir quelles sont les obligations morales des agents ou de fonder en raison un jugement moral particulier (Habermas, Reference Habermas1991; O’Neill, Reference O’Neill1989). Les procédures ou expériences de pensée servent généralement à favoriser la production de jugements moraux impartiaux, comme lorsque je me demande si je peux souhaiter que la maxime de mon action devienne une loi universelle ou soit adoptée par tous. La position originelle de Rawls en est aussi un exemple, puisque la contrainte épistémique du voile d’ignorance empêche les agents de choisir des principes de justice qui les favoriseront une fois le voile levéFootnote 3. De son côté, Scanlon soutient qu’une action est moralement mauvaise ou injuste si elle est contredite par un principe que personne ne peut raisonnablement rejeter (Scanlon, Reference Scanlon, Sen and Williams1982).
Ce qui motive généralement les constructivistes à rejeter le réalisme est l’inconfort métaphysique quant au statut des faits moraux qui, au même titre que les molécules de l’eau et de l’air, existeraient même s’ils n’étaient perçus ou pensés par aucun esprit humain. Les réalistes acceptent que la moralité évolue — ne serait-ce que d’un point de vue empirique — en lien avec les désirs, intentions, croyances et actions des êtres humains, mais ajoutent que des vérités morales indépendantes sont néanmoins inscrites d’une façon ou d’une autre dans le monde. Un réaliste pourrait affirmer, par exemple, que l’émergence d’une norme robuste d’autonomie individuelle dans la modernité n’était pas contingente. Selon ce point de vue, les Anciens, qui évaluaient autrement le rapport entre les revendications morales découlant respectivement des individus, des traditions et des décisions collectives, faisaient simplement fausse route. Nos prédécesseurs ont mis du temps à découvrir la supériorité de l’individualisme moral, comme ils ont mis du temps à découvrir l’héliocentrisme et la structure chimique de l’eau.
Ceux qui persistent à voir ces faits moraux indépendants comme métaphysiquement mystérieux pourraient aussi se montrer dubitatifs devant la confiance placée par les constructivistes kantiens dans les procédures délibératives découlant de la rationalité pratique. Il est facile d’accepter que les procédures imaginées par les kantiens sont des heuristiques puissantes et indispensables pour raisonner sur ce qu’il faut faire, sur ce que l’on doit à autrui et sur les fondements du vivre-ensemble. Mais est-il pour autant plausible de soutenir que c’est en tant que résultats d’une procédure délibérative que les valeurs existent? Au mieux, il est possible d’affirmer que le succès à des tests d’universalisation peut nous aider à valider des principes moraux comme l’égalité, la liberté ou la dignité ayant déjà émergé dans des contextes historiques particuliers. En outre, le constructivisme procédural semble souffrir, comme cela a été de nombreuses fois remarqué depuis la critique hégélienne du «vain formalisme» de l’impératif catégorique kantien, du problème de l’indétermination indue. Lorsqu’il s’agit de réfléchir à notre agir ou à la résolution de désaccords avec autrui, le principe selon lequel mon jugement doit pouvoir être endossé par autrui ne fait que déplacer le problème à un niveau d’abstraction plus élevé (Maclure, Reference Maclure2006). Dans les cas plus complexes ou controversés — pensons par exemple à l’avortement —, il est souvent possible pour les tenants des positions concurrentes de soutenir que leurs raisons sont universalisables ou qu’elles devraient pouvoir être acceptées par toute personne raisonnable.
3. Le constructivisme humien
C’est pour ce genre de raisons que ce que Sharon Street a appelé le «constructivisme humien» s’impose depuis quelques années comme un point de ralliement pour ceux qui ont des réserves sérieuses tant au sujet du réalisme moral que du constructivisme kantien, sans être prêts pour autant à accepter une thèse non-cognitiviste ou une théorie de l’erreur comme celle de J.L. Mackie. En plus d’avoir formulé des critiques sérieuses à l’endroit du réalisme (2006, 2016), Street a élaboré une position constructiviste alternative soutenant que lorsque l’on réfléchit au fondement de la morale, il faut partir du point de vue des créatures évaluatrices que nous sommes déjà, c’est-à-dire du fait que nous sommes des agents qui employons des concepts éthiques dans notre appréhension du monde. Le concept clé de sa théorie est celui du «point de vue pratique» :
the practical point of view is the point of view occupied by any creature who takes at least some things in the world to be good or bad, better or worse, required or optional, worthy or worthless, and so on — the standpoint of a being who judges, whether at a reflective or unreflective level, that some things call for, demand, or provide reasons for others (2010, p. 366).
Elle offre ensuite une formulation humienne plutôt que kantienne du point de vue pratique. Sa théorie est humienne entre autres parce que, contrairement aux conceptions épurées et idéalisées de la raison pratique, elle prend la contingence et le contexte au sérieux, en ce sens qu’elle part de la constitution psychologique contingente des agents et de leurs croyances et engagements axiologiques concrets à un moment donné. Street n’est pas tourmentée par l’apparente indisponibilité d’un point de vue transcendantal ou impersonnelFootnote 4. Si l’on trouve de la valeur dans un univers régulé par les lois de la nature qui n’en contient pas d’emblée, c’est que la valeur est une construction de notre attitude, qui est devenue une seconde nature, à évaluer les états de fait. Un état du monde ou une action sont jugés bien ou mal, ou meilleurs ou pires à la lumière de nos autres évaluations déjà en place. Les agents moraux n’ont pas accès à un point de vue antérieur ou dégagé de toutes évaluationsFootnote 5. Comme la tradition phénoménologique l’a enseigné, les personnes que nous sommes s’inscrivent toujours déjà dans un monde vécu empli de significations et de normes sur la base desquelles elles peuvent devenir des agents moraux capables d’évaluer les états de fait et la désirabilité des mondes possibles qui s’ouvrent à eux (Taylor, Reference Taylor1977).
Comme nous le verrons, l’acceptation de la contingence et de l’historicité ne nous force pas à conclure comme Rudolf Carnap le voulait que les jugements moraux sont dénués de tout contenu cognitif. Les vérités normatives découlent, selon le constructivisme humien, de la constitution substantielle du point de vue pratique. Dans le langage de Rawls, les vérités normatives sont les jugements moraux «bien pesés», à tous les niveaux de généralité, qui sont largement acceptés dans un contexte moral donné. Toujours selon Street :
[n]ormative truth consists in what is entailed from within the practical point of view. The subject matter of ethics is the subject matter of what follows from within the standpoint of creatures who are already taking this, that, or the other thing to be valuable. In response to the question «What is value?» constructivism answers that value is a «construction» of the attitude of valuing. What is it, in other words, for something to be valuable? It is for that thing’s value to be entailed from within the point of view of a creature who is already valuing things (Street, Reference Street2010, p. 367).
Les agents, lorsque l’on renonce à attribuer un rôle fondateur à des expériences de pensée dans lesquelles les facultés rationnelles ou les contextes sont idéalisés, héritent toujours d’évaluations morales qui s’imposent objectivement à eux (Hunyadi, Reference Hunyadi2008; Moody-Adams, Reference Moody-Adams2002). Personne ne peut unilatéralement, sur la simple base de sa volonté, nous faire renoncer au principe de l’égale dignité des êtres humains ou au jugement selon lequel la maltraitance des enfants est inacceptable. Une personne peut bien entendu refuser de voir ses semblables comme des égaux ou maltraiter ses enfants, mais il se trouvera par le fait même à violer des normes à la fois sociales et légales et à en subir les conséquences. Contrairement aux lois de la physique, qui sont indifférentes à nos inconforts et protestations jusqu’au jour où de nouveaux faits pertinents à propos de l’univers sont découverts, les normes morales objectives peuvent être contestées et modifiées si les critiques sont suffisamment nombreuses et convaincantes. Cette malléabilité relative ne devrait pas nous faire douter pour autant de la robustesse de plusieurs normes morales, en particulier celles qui sont également des règles de droit. Il est difficile d’imaginer comment nous pourrions abandonner, du moins dans un avenir prévisible, le principe d’égalité formelle de tous les individus ou le jugement suivant lequel l’esclavage est une abomination morale. L’idée ici n’est pas de dire qu’il est difficile d’imaginer comment des sociétés hiérarchiques pourraient renaître de leurs cendres dans les régimes démocratiques imparfaits dans lesquels nous vivons — pensons par exemple au scénario selon lequel une caste d’individus «améliorés» ou «augmentés» grâce à l’ingénierie génétique et à l’intelligence artificielle prendraient le pouvoir et s’octroieraient des privilèges semblables à ceux de la noblesse dans l’Ancien régime —, mais plutôt qu’il est difficile d’imaginer comment l’abandon du droit fondamental à l’égalité pourrait venir d’ailleurs que d’un coup de force. J’aborderai plus bas pourquoi le contextualisme inhérent au constructivisme humien n’est pas, contrairement par exemple au néo-pragmatisme de Richard Rorty (Reference Rorty1989), un simple majoritarisme démocratiqueFootnote 6.
Pour Street, les vérités normatives découlent ainsi du point de vue pratique d’agents historiquement situés. Cela étant, le constructivisme humien souffrirait aussi d’une indétermination indue s’il en restait là. Il s’agirait d’une position soutenant que ce n’est pas parce que les vérités morales sont contingentes et contextuelles qu’elles ne sont pas normativement robustes. Comme souligné plus haut, il est difficile de nier l’objectivité et l’autorité d’un principe comme celui de l’égale dignité des êtres humains ou d’une proposition plus spécifique comme celle voulant que la maltraitance des enfants soit moralement inacceptable. Cela dit, le constructivisme humien doit aussi, pour être une théorie satisfaisante, offrir une méthode pour répondre à ce que Rawls appelait, en 1951, nos «perplexités morales», à savoir les dilemmes et controverses au sujet de la moralité des actions individuelles et des décisions collectives (Rawls, Reference Rawls1951).
4. Constructivisme et cohérentisme
À ce stade, Street se tourne vers le cohérentisme, en restant toutefois avare de détails au sujet de son fonctionnement spécifique et de ses vertus (Street, Reference Street and Shafer-Landau2016, p. 306-307). Or, une exposition plus précise du fonctionnement d’une approche cohérentiste comme celle de l’«équilibre réfléchi» proposée par Rawls et son extension au domaine de la moralité des actions et des normes permet de répondre de façon plus satisfaisante aux préoccupations de ceux qui rejettent le constructivisme humien car ce dernier ne serait au final qu’une forme de relativisme moral.
La propriété distinctive principale du cohérentisme est qu’il rejette la prémisse selon laquelle une croyance morale justifiée doive être dérivée d’une croyance non inférentielle, donc d’un axiome ou d’un principe premier dont la validité ne dépend pas de sa relation avec d’autres croyances, car il est vrai en lui-même. Le cohérentisme considère que la vérité dépend de la compatibilité entre nos jugements à tous les niveaux de généralité et du soutien qu’ils se procurent mutuellement. Une proposition morale est ainsi vue comme justifiée lorsqu’elle s’arrime correctement aux autres propositions morales en lesquelles nous avons confiance et sa validité dépend de la solidité ou de la robustesse de la chaîne de relations logiques dans laquelle elle s’insère, comme le veut l’image quinienne d’une toile des croyances. La force d’une approche cohérentiste est qu’elle nous offre une heuristique pouvant nous permettre d’élaborer une position rationnellement justifiée lorsque nous sommes confrontés à un désaccord moral complexe sans avoir à invoquer des notions au statut insondable comme des faits moraux indépendants de l’esprit humain logés dans un ordre distinct de la réalité ou à en remettre à une procédure idéalisée repoussant le désaccord à un niveau de généralité plus élevé.
Considérons le cas de la controverse au sujet du cas complexe et délicat de l’acceptabilité morale de l’aide à mourir. Plutôt que de s’en tenir simplement à des inférences assez peu serrées à partir de principes moraux abstraits comme l’autonomie morale et la prépondérance du droit à la vieFootnote 7, le cohérentisme nous invite à raisonner à partir de l’ensemble des jugements moraux pertinents à tous les niveaux de généralité. D’abord, le droit à l’autonomie des personnes a progressé de façon importante dans les dernières décennies; pensons aux droits des femmes mariées ou aux droits des enfants considérés comme des «mineurs matures». Le paternalisme est aussi plus difficile à justifier dans le contexte des soins de santé offerts aux patients. En outre, le droit des personnes capables de discernement à refuser des traitements, même si ces derniers sont essentiels à leur survie, est maintenant fermement établi. La critique justifiée de l’acharnement thérapeutique suggère que le «droit à la vie» n’est pas prépondérant par rapport aux autres droits fondamentaux, ou du moins que ce droit ne doit pas être interprété comme permettant aux professionnels de la santé d’ignorer la volonté du patient au sujet des soins qui lui sont administrés. Enfin, le fait que la pratique de la sédation palliative, qui consiste à plonger volontairement des patients en phase terminale dans un coma pour une durée déterminée afin de les soulager de leurs douleurs, soit largement acceptée doit aussi être pris en considération dans une évaluation cohérentiste de l’acceptabilité morale de l’aide à mourirFootnote 8. Je ne peux exposer l’argument en entier ici, mais il m’apparaît évident qu’une mise en relation des jugements moraux bien pesés à différents niveaux de généralité — droit à l’autonomie morale et critique du paternalisme, droit de se laisser mourir en refusant des traitements, pratique de la sédation palliative — plaident fortement en faveur de la légalisation de l’aide à mourir. Dans un contexte moral où l’on considère que les personnes sont des agents devant découvrir ou construire leur conception de la vie bonne (et de la «bonne mort»), que ce droit à l’autonomie inclut la possibilité de choisir de refuser des traitements essentiels à la survie et qu’il est acceptable d’altérer fortement les états de conscience des patients afin de les soulager de leurs souffrances qui ne peuvent être contrôlées autrement, il paraît incohérent de refuser à des personnes cognitivement compétentes et souffrant de maladies graves et incurables le droit à une aide à mourir. De plus, il apparaît difficile de construire une démonstration dont la force serait équivalente ou supérieure à partir de jugements bien pesés concurrents, comme par exemple le risque de la pente savonneuse ou l’irrationalité alléguée des décisions des personnes mourantes.
Le but n’est pas ici de régler la question de l’acceptabilité morale de l’aide à mourir, mais plutôt de donner un exemple de ce à quoi peut ressembler un raisonnement cohérentiste. En bref, les jugements bien assurés à tous les niveaux de généralité servent de prémisses dans le raisonnement moral et permettent d’offrir des réponses justifiées, bien que faillibles, à nos perplexités morales. Une approche cohérentiste comme celle de l’équilibre réfléchi est ni plus ni moins qu’une heuristique nous permettant de clarifier nos énigmes morales et, dans certains cas, d’y répondre de façon transparente et argumentée (Maclure, Reference Maclure, Giroux and Karmis2012). C’est pourquoi je considère que des auteurs comme Anthony Appiah et Joseph Heath sous-estiment sa valeur (Appiah, Reference Appiah2008, p. 109-110; Heath, Reference Heath2012). Cela étant, il s’agit incontestablement d’une méthode faillible. Des erreurs peuvent être commises dans la tentative de tisser ensemble les différents jugements bien pesés et de les formaliser dans une théorie générale. De façon plus importante, il arrive souvent que l’on puisse raisonnablement inférer plus d’un jugement à partir des principes ou des autres jugements en lesquels nous avons confiance. En d’autres termes, le projet de l’équilibre réfléchi demeure aussi dans certains cas victime du problème de l’indétermination pour nous permettre de résoudre de façon décisive un désaccord moral ou politique donné (Maclure, Reference Maclure, Giroux and Karmis2012). Par exemple, s’il me semble clair que la meilleure interprétation des principes d’égalité, d’équité et de liberté de conscience nous mène à la conclusion que des pratiques d’accommodement permettant à des personnes de respecter leurs convictions de conscience sont, dans certaines situations, moralement justifiées, cette position n’est l’objet d’un consensus ni dans l’opinion publique ni en philosophie politique. Enfin, comme nous le verrons avec le cas fictif d’un «Caligula parfaitement cohérent», il est possible de construire un système logiquement cohérent sur la base de croyances morales fausses ou abjectes.
En somme, le constructivisme humien affirme que la valeur est produite par l’attitude des êtres humains à considérer que les éléments constitutifs de leur réalité sont plus ou moins bons, justes, désirables, et ainsi de suite. De ce point de vue, le raisonnement moral ne dépend pas de faits moraux indépendants de l’esprit ni d’une procédure délibérative abstraite inspirée du test d’universalisation kantien, mais plutôt des évaluations morales fortes et assurées d’agents situés historiquement. L’ajout d’un module cohérentiste au constructivisme humien offre pour sa part une approche faillible mais structurée pour répondre aux questionnements et conflits moraux auxquels nous sommes confrontés.
Toutefois, l’une des limites du cohérentisme est qu’il demeure largement silencieux sur le plan de la genèse de la moralité, et plus particulièrement au sujet de l’émergence des principes moraux abstraits qui font partie des évaluations morales fortes et assurées des agents dans un contexte donné. Si le réaliste moral nous dit que le principe de l’égale dignité des êtres humains est un fait moral universel et indépendant et que le constructiviste kantien soutient qu’il est produit par une procédure délibérative idéale, que défend le constructiviste humien? La théorie de Street m’apparaît, sur ce point, incomplète.
5. Moralité et évolution
Reconnaissons d’abord que Street fait partie de ceux qui croient, à juste titre, qu’une théorie métaéthique satisfaisante doit être capable d’expliquer quel est le lien entre la moralité et la théorie darwinienne de l’évolution. Street, comme un nombre grandissant de théoriciens, pense que les pressions issues de l’évolution biologique des êtres humains ont joué un rôle décisif dans l’émergence de la moralité (Greene, Reference Greene2013; Joyce, Reference Joyce2006; Kitcher, Reference Kitcher2011; Street, Reference Street2006; Waal, Macedo et Ober, Reference Waal, Macedo and Ober2006). Des normes morales comme l’importance de prendre soin des enfants ou l’équité dans la distribution des charges et des bénéfices de la vie communautaire auraient conféré un avantage évolutif aux membres des groupes concernés en favorisant la survie des nouvelles générations et la coopération entre les membres du groupe. Le cas échéant, nous devrions conclure ou bien que certaines normes morales ne sont pas indépendantes des attitudes évaluatives des êtres humains, ou bien qu’il y a une coïncidence étonnante entre les faits moraux indépendants et les normes morales qui semblent issues de pressions liées à l’évolution, soit celles ayant favorisé la sélection des membres de certains groupesFootnote 9. Street — considérant que les réalistes ne sont pas parvenus à expliquer pourquoi les forces de l’évolution auraient fait émerger des normes morales qui correspondraient à des faits moraux indépendants — affirme qu’il est plus rigoureux et scientifiquement vraisemblable de penser que l’émergence de la morale soit inextricablement liée aux attitudes évaluatives des êtres humains, d’où son adhésion au constructivisme.
Je suis d’accord avec Street sur ce point. L’hypothèse voulant que les premiers rudiments de la moralité aient émergé afin de régler des problèmes pratiques liés aux difficultés de la coopération au sein des groupes, dont le problème classique de la «tragédie des biens communs» et du resquillage (freeriding), m’apparaît fortement vraisemblable (Greene, Reference Greene2013). La tragédie des biens communs est que, d’un côté, tous les membres d’une communauté sortent gagnants s’ils font tous leur part pour entretenir ou maintenir l’accès aux biens communs et, de l’autre côté, chaque membre individuel a intérêt à profiter des bénéfices de la coopération sans s’acquitter des tâches permettant d’avoir accès à un bien collectif donné. Dans ce contexte, l’émergence de règles morales et de sanctions formelles ou informelles pour ceux qui ne les respectent pas permet une coopération sociale plus étendue et efficace. Le cas échéant, il faut voir la moralité comme indissociablement liée, comme le soutient l’anthropologue évolutionniste Michael Tomasello, à l’«intentionnalité partagée», c’est-à-dire à la capacité des êtres humains grégaires à formuler des intentions et des engagements communs dans le cadre d’activités coopérativesFootnote 10. Comme je l’ai souligné, la moralité devrait ainsi être rangée du côté des faits institutionnels sociaux théorisés par Searle plutôt que du côté des faits indépendants de l’esprit découverts ou postulés par les sciences de la nature. Je suis loin de pouvoir proposer une démonstration complète ici, mais la théorie la moins métaphysiquement rocambolesque voit les premières règles morales comme une série de réponses adaptatives aux défis du vivre-ensemble en contexte de rareté des ressources et d’intérêts parfois divergents entre les membres des groupesFootnote 11.
Cela étant dit, penser que les pressions issues de la sélection naturelle ont encouragé l’émergence de règles morales n’implique pas que l’on doive réduire la moralité à sa capacité à favoriser la coopération sociale au sein des groupes restreints. Comme Joshua Greene le souligne, l’apparition de règles pro-sociales au sein de communautés est allée de pair avec une distinction claire entre le «nous» et les «autres» et avec l’adoption de normes et pratiques différentes, souvent hostiles, à l’égard des membres des autres groupes. Bien que la propension à établir une distinction normativement significative entre le nous et les autres demeure (souvent tragiquement) présente aujourd’hui, la moralité a pu graduellement se détacher de sa fonction de régulation des comportements au sein de petits groupes pour s’étendre et inclure un nombre toujours plus grand de sujets y compris, aujourd’hui, de plus en plus, les animaux non humainsFootnote 12 (Singer, Reference Singer2011).
Le rôle des pressions de l’évolution dans l’émergence de la moralité ne nous procure donc pas une théorie ontologique complète. Si, pour reprendre l’image de Greene, ces pressions ont fourni l’échafaudage ayant rendu possible l’édification de la moralité humaine, le développement subséquent des facultés cognitives et de la conscience morale ont permis de se débarrasser de cet échafaudage. La moralité apparaît maintenant comme plus indépendante et tournée vers la justification et l’institutionnalisation de principes plus altruistes ou du moins plus impartiaux qui ont pour fonction de déterminer comment nous devons traiter autrui à la lumière de sa valeur intrinsèque.
Street, après avoir affirmé qu’une perspective évolutionniste au sujet de la morale posait un défi beaucoup plus grand aux réalistes qu’aux constructivistes, demeure silencieuse quant à l’évolution subséquente de la morale. Quelles sont les étapes qui séparent les pressions de l’évolution qui ont donné naissance aux premières règles morales de la constitution du point de vue pratique des agents à différents moments de l’histoire humaine? Comment, par exemple, s’imposent les «vérités normatives» qui découlent du point de vue pratique pour nous, contemporains?
Notons à ce stade que la théorie cohérentiste ne nous est d’aucun secours. Sur le plan de la constitution de la morale, c’est aller trop vite que d’affirmer que toutes les croyances justifiées sont inférentielles. S’il est aisé d’accepter qu’un jugement pratique cohérent et justifié à propos de l’aide à mourir soit inférentiel, il est plus difficile de soutenir que les principes moraux les plus abstraits, qui jouent un rôle essentiel dans une approche comme celle de l’équilibre réfléchi, sont également inférentiels. De quels jugements découlent des principes comme la dignité humaine, l’égalité, l’équité, la liberté ou l’autonomie morale? L’autorité normative de ces principes ne semble à première vue pas dérivée de leur compatibilité et de leur adéquation avec nos jugements bien pesés se situant à un niveau de généralité plus bas. La valeur de ces principes semble intrinsèque. On pourrait penser que ces principes formalisent ou réduisent à leur essence commune une large série de jugements moraux spécifiques — l’esclavage, la persécution religieuse et la discrimination contre les personnes LGBT sont injustes —, mais cela impliquerait que les jugements spécifiques s’imposent en premier au sein des contextes moraux, sans s’appuyer sur des principes moraux généraux. Mary Wollstonecraft et Martin Luther King auraient-ils pu démontrer avec autant de force l’iniquité inhérente aux façons dont les femmes et les Noirs étaient traités sans avoir recours à des idéaux abstraits issus respectivement de la philosophie des Lumières et de l’imaginaire social américain? Il est certes fréquent que l’on révise notre interprétation des concepts moraux abstraits en fonction de l’évolution du contexte social — par exemple lorsque l’on arrive à la conclusion que le droit à l’égalité requiert un traitement différencié pour certaines catégories de personnes (l’«accommodement raisonnable») ou que le droit à l’autonomie exige que l’aide à mourir soit légalisée —, mais cela ne signifie pas que les principes abstraits ne sont que des formalisations a posteriori.
De plus, le cohérentisme moral soutient que la validité de jugements moraux individuels dépend du soutien mutuel que se confèrent l’ensemble des croyances constitutives d’un système donné. Or, si l’on accepte la thèse selon laquelle l’espace des raisons morales est pluriel, c’est-à-dire constitué par une série de principes moraux irréductibles les uns aux autres, il faut aussi accepter qu’il puisse y avoir des conflits entre nos engagements moraux les plus abstraits et aussi entre les jugements plus spécifiques qui en découlent. Par exemple, la conception standard de l’équité — «à chacun son dû» — peut entrer en tension avec un devoir de solidarité envers les personnes dans le besoin qui pourraient être au moins en partie responsables de leur sort. L’idéal voulant que chacun puisse choisir sa conception de ce qu’est une vie réussie permet à certains d’adhérer à des croyances incompatibles avec le principe de l’égalité morale des personnes. La méthode de l’équilibre réfléchi ne peut mener à l’élimination de tous les conflits au sein de notre contexte moral. Son but est plutôt de nous permettre d’identifier les réponses à nos perplexités morales qui sont les plus cohérentes à la lumière d’un sous-ensemble de nos jugements bien pesés tout en portant le moins atteinte possible aux autres principes et jugements moraux auxquels nous tenons également.
Bref, le cohérentisme ne nous dit ainsi rien sur l’émergence des principes moraux abstraits qui sont les évaluations morales les plus générales et fondamentales des agents dans un contexte donné. Le constructivisme défendu par Street, pour sa part, accepte la thèse voulant que les pressions de l’évolution soient à l’origine de certaines pratiques proto-morales comme les sacrifices que font les parents pour assurer la survie et la maturation de leur descendance ou la mise en place de règles favorisant la coopération au sein des groupes. Rawls, sur ses questions, adopte une «méthode de l’évitement», c’est-à-dire une posture agnostique au sujet des questions de nature métaphysique (Rawls, Reference Rawls and Audard1995 [1993], p. 375). Il se tourne plutôt vers une forme de contextualisme moral en vertu de laquelle il extrait de la culture politique des démocraties libérales des conceptions normatives de la personne et de la société qui seront prises en considération dans l’élaboration de sa théorie de la justiceFootnote 13. Comme Ophélie Desmons l’a montré de façon convaincante, Rawls s’appuie sur une herméneutique de la culture démocratique pour élaborer les fondements et les paramètres du libéralisme politique et de sa théorie «la justice comme équité» (Desmons, Reference Desmons2013). Dans la dernière partie de ce texte, je tiendrai pour acquis que la retenue métaphysique rawlsienne est justifiée uniquement dans le contexte d’une théorie de la raison publique et soutiendrai que le constructivisme humien doit être historicisé davantageFootnote 14. Le but est d’arriver à une position ontologique cohérente et plausible au sujet de l’émergence des normes morales et de la constitution du point de vue pratique.
6. L’historicité dans le constructivisme humien
Comme nous l’avons vu, si Street nous encourage à accepter qu’il y a de la contingence et du mouvement au fondement même de la morale, sa caractérisation du point de vue à partir duquel la morale est construite demeure formelle et plutôt schématique. Cela fait en sorte qu’il y a un hiatus entre, d’une part, sa réflexion sur le rapport entre la théorie de l’évolution et la morale et, d’autre part, sa caractérisation formelle du point de vue pratique. Ce hiatus peut être comblé par ce que l’on peut appeler l’intersubjectivité historique. L’intersubjectivité historique est faite des différentes formes d’intentionnalité collective thématisées entre autres par Searle et Tomasello, soit la capacité pour les êtres humains de formuler collectivement des intentions et de nouer des engagements dans le but de favoriser la réalisation de leurs intérêts communs. Dans une perspective hégélienne déflationniste, l’objectivité des raisons d’agir est vue comme découlant de l’intersubjectivité historique et des pratiques sociales établiesFootnote 15. Comme Kate Manne l’a résumé, cette tradition de pensée considère qu’au moins un sous-ensemble de nos raisons d’agir découle des pratiques sociales auxquelles nous participons plutôt que de faits objectifs indépendants ou des désirs individuels des agents (2013; voir aussi Laden, Reference Laden2012). C’est la position qu’elle appelle «l’intersubjectivisme»Footnote 16 :
Such a view may be understood as a form of intersubjectivism — one which identifies the social practice, specifically, as generating the practical reasons in question. So, a proponent of (what I’ll thus call) a practice-based view about a certain type of reason will claim that these reasons arise directly from facts about what we do, or about what one does, as a participant in certain sorts of collective practices, joint enterprises, or particular social relationships. These practices [...] are not supposed to be objectively given to us, but nor are they supposed to be a matter of individual decision-making or choice. Rather, they will generally be the historical products of a process of collective negotiation and collaboration that is entirely man-made, but not by any one man or woman (Manne, Reference Manne and Shafer-Landau2013, p. 51-52).
L’hypothèse plus spécifique que je veux esquisser est qu’une fois l’élan initial donné par les pressions de l’évolution, le développement continu de la morale est intimement lié à l’intersubjectivité historique, constituée non seulement par la délibération pratique, mais aussi par la praxis, par la multitude de luttes humaines menées au nom de la justice et du besoin de reconnaissance (Honneth, Reference Honneth2000; Taylor, Reference Taylor and Gutmann1994). Le fait dont il faut soupeser les implications dans la perspective du constructivisme humien et de l’intersubjectivisme est que l’expression du désaccord, la résistance aux injustices ressenties et la revendication de droits sont généralement nécessaires pour que de nouveaux principes et jugements moraux se sédimentent dans un contexte social donné et recomposent le sens moral commun.
Considérons l’exemple du statut des peuples autochtones au Canada et en particulier l’enjeu des pensionnatsFootnote 17. Rares sont ceux aujourd’hui qui pensent que de forcer les enfants autochtones à quitter leur communauté pour les scolariser dans des pensionnats catholiques ou protestants sans qu’ils soient autorisés à revoir les membres de leur famille pendant l’année scolaire et à parler leur langue d’origine était une politique moralement acceptable. Quelque chose a changé dans la toile de nos évaluations morales depuis les années 1960. Comment expliquer cette transformation? Il n’est probablement pas possible de démontrer que les théories réalistes et constructivistes kantiennes ne peuvent pas expliquer ce changement, mais une conception matérialisteFootnote 18 du monde social révèle assurément que ce processus de révision de nos évaluations morales a été précédé par les luttes pour la reconnaissance et les pratiques de résistance déployées par les peuples autochtones (Alfred, Reference Alfred1995; Tully, Reference Tully2008). Ce n’est pas parce que les Canadiens ont spontanément vu la lumière morale ou déployé une procédure délibérative abstraite que nous avons (lentement et modestement) progressé sur le plan de la reconnaissance des droits des peuples autochtones. Il demeure possible pour un réaliste ou un constructiviste kantien d’affirmer que les justifications lockéennes ou autres de la subordination politique des autochtones dans le «Nouveau Monde» étaient en porte-à-faux avec une réalité morale indépendante ou émanaient d’un processus délibératif incorrect, mais il me semble plus parcimonieux de se rabattre sur ce que la sociologie et l’histoire nous apprennent : les pratiques matérielles d’opposition et de lutte sont nécessaires à la transformation des contextes moraux et à la sédimentation dans ces contextes de nouveaux principes et jugements. Ces luttes ne peuvent se passer d’idées et d’arguments, mais ces idées et arguments sont souvent pensés, développés et révisés dans le contexte de pratiques sociales et en particulier de luttes politiques (Taylor, Reference Taylor2004)Footnote 19. S’il était dans l’ordre naturel des choses pour les Grecs de l’Antiquité de voir les étrangers comme des barbares pouvant être traités comme des esclaves après une victoire militaire (Platon, La République, Livre 4) et de voir les femmes comme insuffisamment rationnelles pour participer aux affaires de la cité (Aristote, Politique, Livre 1, chap. 5), nous pouvons raisonnablement penser que les pratiques de résistance et de revendication se sont avérées un vecteur indispensable de ces transformations morales.
Une raison additionnelle de penser que l’expression du désaccord, l’opposition et la résistance sont nécessaires, en plus de la réflexion et de la délibération, au changement moral, est que toute perspective humienne plutôt que kantienne doit prendre en considération les limites et les vices de la rationalité humaine telle qu’elle est véritablement mise en œuvre par les agents et non pas idéalisée par le philosophe. Il est maintenant bien établi que nous souffrons à différents degrés de biais cognitifs qui nous font en outre rationaliser les avantages inéquitables dont nous bénéficions et défendre le statu quo lorsque ce dernier sert nos intérêts (Kahneman, Reference Kahneman2011; Stanovich, Reference Stanovich2011). Comme l’écrit Michele Moody-Adams en réponse à une thèse du réaliste moral Nicholas Sturgeon sur l’injustice de l’esclavage, «une capacité moralement coupable» à ignorer la souffrance d’autrui a été essentielle à la persistance de l’esclavage : «The persistence of slavery in the New World, I contend, should be attributed not to a presumed failure to perceive a moral property of ‘wrongess,’ but to a widespread and morally culpable capacity to ignore willingly the suffering of human beings» (Moody-Adams, Reference Moody-Adams2002, p. 98). Il semble ainsi raisonnable de penser que l’opposition et la contestation sont généralement nécessaires à la transformation de nos évaluations morales. Si cela est vrai, cela implique que l’on peut affirmer que la réalité morale ou l’ordre des raisons morales n’est pas, du moins dans la mesure où nous pouvons appréhender cette réalité sans postuler l’existence de facultés mentales mystérieuses, indépendant des attitudes évaluatives humaines et en particulier de leur conception de la justice, de leurs délibérations et de leur capacité à s’opposer aux injustices perçues.
7. L’espace des raisons morales
Je voudrais maintenant, avant de conclure, expliquer brièvement pourquoi le constructivisme historicisé est compatible avec l’une des thèses réalistes non-naturalistes les plus attrayantes, à savoir la perspective selon laquelle nous nous mouvons toujours à l’intérieur d’un «espace des raisons» morales qui nous précède et dont il faut reconnaître l’autorité normativeFootnote 20. Charles Larmore écrit, par exemple, qu’il «existe un ordre normatif auquel la pensée est appelée à répondre, un ordre objectif de raisons dont nous ne sommes pas nous-mêmes l’auteur, mais dont il nous convient de reconnaître (et non d’instituer) l’autorité» (Larmore, Reference Larmore2004, p. 46).
Il est vrai que cet espace des raisons qui nous précède est doté d’une certaine indépendance en ce sens que nous ne pouvons le modifier simplement parce que nous le désirons. Les prémisses du raisonnement moral — par exemple, «les êtres humains méritent à priori d’être respectés et traités avec le même égard par le pouvoir public peu importe leurs caractéristiques identitaires» — sont souvent dotées d’une objectivité robuste et les règles du raisonnement logique nous forcent fréquemment à accepter des inférences qui deviennent autant de jugements moraux bien pesés qui s’imposent à nous — «l’esclavage est injuste». Ces inférences sont en effet davantage des «réponses» de l’esprit humain que des «constructions».
Cela ne nous permet toutefois pas de croire que l’espace des raisons morales est complètement indépendant de nos attitudes et de nos pratiques de la même façon que l’est la réalité physique extérieure, et qu’il n’est nullement le résultat de l’intentionnalité collective, de la délibération et des pratiques concrètes de résistance et de lutte. L’expérience historique suggère plutôt que l’ordre des raisons morales est malléable, au moins à la marge, et toujours en évolution parce que corrélé aux attitudes humaines, mais d’une façon nettement plus lente et modeste que ce que prétendent les constructivistes radicaux, dont les théoriciens non-cognitivistes s’inspirant des approches généalogiques ou déconstructionnistes. Rien dans la théorie de l’espace des raisons ne démontre que les vérités morales sont inscrites dans un ordre distinct de la réalité ou découlent logiquement et immédiatement de propriétés naturelles ou non naturelles. Elle suggère seulement qu’une fois en place dans un imaginaire social donné, l’espace des raisons est largement découvert plutôt que construit. Le constructivisme contextualiste est parfaitement capable d’accommoder cette conclusion (Hunyadi, Reference Hunyadi2008; Moody-Adams, Reference Moody-Adams2002), bien que cela implique sans doute de rompre avec l’individualisme méthodologique de Street et de développer la notion d’un «point de vue pratique collectif», hétérogène, qui contient les ressources normatives permettant la critique des normes sociales jugées injustes par certains. En contrepartie, les réalistes doivent se demander pourquoi l’autorité de certaines raisons morales, eu égard par exemple à ce qu’exige véritablement de traiter les Autochtones comme des égaux, n’est pas reconnue dans un contexte donné et le devient plus tard.
Toutefois, il faut admettre à ce stade, comme je viens d’y faire allusion, que l’individualisme méthodologique de Street contribue au scepticisme quant à l’objectivité de la morale au sein du constructivisme humienFootnote 21. Street n’a pas tort de penser que les agents ont un point de vue pratique individuel dont la substance est leur structure d’évaluations morales. Cela ne nous autorise cependant pas à négliger l’aspect collectif et institutionnel de la morale. Un «Caligula idéalement cohérent»Footnote 22 est concevable, mais fortement improbable, car les agents sont toujours insérés dans un contexte moral qui les dépasse, fait de normes dont l’autorité s’impose à eux. Un agent peut bien sûr ne pas respecter ces règles, mais cela ne modifie pas pour autant la normativité établie et il doit généralement assumer les conséquences de cette décisionFootnote 23. Ces règles deviennent des raisons pro tanto d’agir en conformité avec le contenu normatif qu’elles énoncent. Un tiers facteur comme la maladie mentale ou un trouble de la personnalité est d’ailleurs nécessaire pour expliquer comment une personne peut devenir un Caligula parfaitement cohérent. Il est vrai que le constructivisme contextualiste n’offre aucune ressource pour critiquer une société moralement homogène composée uniquement de «Caligula cohérents», mais les sociétés qui nous préoccupent sont moralement hétérogènes, soit des sociétés dans lesquelles il est généralement possible de trouver les ressources morales pour critiquer les institutions injustes. L’intersubjectivisme est un correctif nécessaire au constructivisme humien, du moins lorsqu’il s’agit de penser la moralité comme un sous-ensemble des raisons d’agir des êtres humains.
8. Conclusion. La morale comme accomplissement collectif
J’ai soutenu que le constructivisme humien est la théorie la plus parcimonieuse et prometteuse sur le plan de l’ontologie morale. Le constructivisme humien doit toutefois à mon avis clarifier le rôle du cohérentisme dans son économie générale et développer le type de contextualisme qui lui est inhérent. J’ai suggéré qu’après avoir reconnu le rôle des pressions de l’évolution sur le développement de pratiques proto-morales, il doit maintenant reconnaître explicitement la contribution de l’intersubjectivité historique et, plus précisément, des pratiques de résistance et de revendication des agents qui s’opposent à des normes qu’ils considèrent injustes au sein de leur contexte moral. De ce point de vue, la morale ne constitue pas un ordre indépendant de la réalité et n’est pas produite par une procédure délibérative idéale. Elle doit plutôt être vue comme une construction intersubjective permanente et, surtout, un accomplissement collectif toujours précaire. L’approfondissement de la thèse proposée ici exigera d’ailleurs une réflexion sur le statut de la notion de «progrès moral» en ontologie moraleFootnote 24.
Rien dans ce que j’ai avancé ne constitue une réfutation en bonne et due forme du réalisme moral et du constructivisme kantien. J’ai toutefois le sentiment que le constructivisme contextualiste résiste mieux au rasoir d’Occam que ses concurrents et est plus facilement compatible avec les faits révélés par les sciences naturelles et sociales.
Remerciements :
Des versions antérieures de ce texte ont été présentées au International Center for Philosophy de l’Université de Bonn, au congrès annuel de la Société de philosophie du Québec et aux cinquièmes journées de métaéthique à l’Université de Lausanne. Je remercie tous les participants à ces événements pour leurs commentaires, ainsi que Patrick Turmel, Ophélie Desmons, Hugo Tremblay, Félix Aubé Beaudoin, François Côté-Vaillancourt et Markus Gabriel pour les discussions soutenues sur les enjeux abordés dans ce texte. Je remercie également les deux évaluateurs de la revue pour leurs remarques éclairantes, ainsi que Hugo Tremblay pour son travail d’édition.