Les métropoles est-africaines font l'objet d'une attention croissante de la part des sciences sociales. Après le numéro spécial de la revue Azania consacré à l'expérience urbaine en Afrique de l'Est, les livres publiés par l'Institut Français de Recherche Afrique sur Nairobi et Dar es Salaam, voici un nouvel ouvrage collectif où historiens et anthropologues tentent de remettre en perspective l'évolution de la principale ville tanzanienne. Il s'agit là de la publication des onze communications les plus tranchantes d'un colloque qui s'est tenu en 2002 à Dar es Salaam. La plupart des contributeurs sont de jeunes chercheurs ayant effectué leur travail de thèse dans les années 1990 ou 2000 sur l'un des aspects de l'histoire de la ville.
Les éditeurs ont pris grand soin de ne pas laisser le lecteur seul face à onze communications juxtaposées. L'ouvrage est divisé en deux grandes parties. La première est consacrée à la gestion coloniale de l'urbanisation et la seconde aux différents aspects de la culture de cette ville. Elles sont introduites par quelques lignes soulignant leur cohérence et leur apport. Une introduction générale remet en perspective l'ouvrage au sein de l'historiographie du fait urbain en Afrique et souligne son apport à l'histoire de la Tanzanie, des villes africaines et de la participation africaine à la globalisation. Selon Brennan et Burton, trois thèmes se dégagent du livre: l'importance de la période coloniale dans l'organisation spatiale et ses conséquences sociales jusqu'à aujourd'hui; le rôle de Dar es Salaam dans la formation de la conscience nationale; la ville en tant qu'arène privilégiée des luttes sociales. Par ailleurs, l'introduction souligne elle-même honnêtement les lacunes de l'ouvrage, notamment la faible prise en compte du rôle du fait religieux.
Dans la première contribution, Brennan et Burton effectuent un survol de l'histoire d'une ville qui a désormais près de 150 ans, à l'aide de l'ensemble de la bibliographie existante, y compris les travaux allemands et français. Cette trentaine de pages constitue l'introduction la plus solide au passé de Dar es Salaam, même si le découpage chronologique adopté oblige les auteurs à revenir à maintes reprises sur les mêmes thèmes. Malgré ce défaut, ce chapitre met à nu le squelette et le système nerveux de l'organisme urbain. Pour la chair, le lecteur doit se reporter aux chapitres suivants. Il ressort de la lecture de ce chapitre que Dar es Salaam a toujours été une ville ouverte au monde. Ce fut même la raison de sa création par le sultan omanais de Zanzibar et de son choix en tant que capitale par les Allemands en 1891. Si cette vocation fut partiellement mise entre parenthèses par la période ujamaa des années 1970, elle fut réactualisée par l'ère du mageuzi à partir de 1985, pour le meilleur et pour le pire. Aujourd'hui, comme au début du vingtième siècle, les inégalités sociales sont criantes, même si les possibilités d'ascension sociale ne sont plus limitées par des barrières raciales.
La première partie compte cinq contributions et porte sur différents aspects de la gestion de l'espace urbain et de ses habitants par la puissance coloniale. Elle montre à l'envie que l'Etat n'était pas une puissance omnipotente gérant la ville comme elle l'entendait. Plusieurs faiblesses sont relevées par les auteurs. L'ensemble des articles s'accordent sur le sous-dimensionnement de l'administration en terme de ressources financières et humaines par rapport à ses ambitions. Le cas de la police, analysé par A. Burton, ou celui de la politique forestière péri-urbaine, étudiée par T. Sunseri, sont de ce point de vue très frappants. Une autre faiblesse était la fainéantise analytique des fonctionnaires. Plutôt que de rechercher les multiples causes d'un phénomène (comme le sous-équipement des quartiers africains étudié par J. Kironde), ces derniers recouraient souvent à des explications raciales, comme la paresse atavique des Africains. La concurrence entre les services et les différents échelons hiérarchiques constituait une autre entrave à l'action publique. J. Willis explique que l'établissement d'un monopole de vente d'alcool aux Africains au milieu des années 1930 échoua en grande partie à cause de divergences sur le dossier entre Londres, l'administration centrale, celle du district, et la municipalité. J. Brennan montre que ces affrontements institutionnels se soldaient le plus souvent par la victoire du service appuyant le groupe le plus élevé dans la hiérarchie raciale: dans l'entre-deux-guerres, les Indiens purent ainsi s'installer dans Kariakoo, un quartier réservé en théorie aux Africains. Au total, l'appareil colonial se révèle souvent contradictoire, peu capable d'aider la population africaine même lorsqu'il le désire, fréquemment vexant à l'encontre de cette dernière, mais tout compte fait peu amène de la contrôler étroitement. Ces manières venaient nourrir le mécontentement africain et différentes formes de contestation de l'ordre colonial.
La seconde partie s'intéresse à différentes trajectoires culturelles propres à l'ancienne capitale de la Tanzanie. Souvent minutieuse, elle redonne vie aux passions urbaines pour le sport ou la musique et dépeint les mécanismes présidant à l'évolution de ces dernières. La précision de l'approche de ces cinq articles permet de rendre hommage à différents acteurs des mutations culturelles sans tomber dans l'anecdotique. L'événement, à la fois révélateur et déclencheur, est toujours mis en perspective dans un cadre plus large de manière convaincante. Ces contributions montrent également la complexité des liens que le domaine culturel entretient avec le politique, le social, et l'économique, même si les relations avec cette dernière sphère apparaissent comme peu approfondies. Sans que les auteurs ne le soulignent toujours de manière assez explicite, leurs analyses permettent de constater la permanence des logiques culturelles swahilies sur la longue durée. En ce sens, le lecteur trouvera que ces contributions font écho à différents travaux, notamment ceux de T. Ranger et de J. Glassmann. Le monde culturel de la métropole tanzanienne se caractérise, il y a un siècle comme aujourd'hui, par sa capacité à assimiler des influences extérieures, tanzaniennes ou étrangères. W. Graebner, A. Perullo, et S. Hill montrent ainsi comment des genres musicaux ruraux, européens, arabes, congolais, et américains furent intégrés jusqu'à devenir des sons caractéristiques de l'ancienne capitale, permettant d'animer ses nombreuses soirées et fêtes. A. Ivaska s'intéresse à de jeunes urbaines qui surent, au tournant des années 1960–70, faire respecter cette tradition d'ouverture. En recourant aux concepts politiques dominant de l'époque, elles purent imposer en justice leur droit à porter des mini-jupes dans l'espace public alors que de nombreux jeunes hommes en voie de déclassement économique et social tentaient par différents moyens de leur interdire. T. Tsuruta, qui s'intéresse aux deux clubs de football de la ville, et W. Graebner, qui dresse un panorama de la scène musicale sur le siècle, mettent en évidence la permanence de cadres associatifs entourant ces activités. Les clubs constituaient un lieu majeur de sociabilité, facilitant l'intégration des migrants arrivant en ville, mais ils étaient également un lieu d'affirmation d'un ‘nous’ ethnique ou social se transformant parfois en champ de bataille. A cet égard, l'absence de structures associatives autour du principal genre musical en vogue auprès des jeunes, le rap, montre la profondeur des évolutions socioculturelles de Bongoland.