L’étude d'Anaïs Wion, une thèse d'histoire dans une version remaniée portant sur le XVIIe siècle, période de grands changements historiques, est une proposition forte qui tente de désenclaver le champ des ‘études éthiopiennes’ d'approches plus classiques. Pendant longtemps les recherches historiques sur le royaume chrétien éthiopien se sont appuyées sur une production textuelle considérable – comparée à celle de ses voisins du continent – usant ici et là de quelques traditions orales recueillies qui pourraient servir ou non de ‘béquilles’ au développement de la trame historique déployée. Le pari de l'auteure est tout autre. Il s'agit pour elle de prendre l'ensemble de la documentation au sérieux et de ne rien négliger. Tout d'abord, ce qu'elle appelle la ‘mémoire’ visible à travers le paysage, les bâtiments et les images (chapitre I). Ensuite, une ‘transmission oralisée de l'histoire, ou afä tarik’ recueillie à Qoma Fasilädäs (chapitre II) lors d'un voyage en 1999, retranscrite et traduite en français en annexe (pp. 347–432) est un ensemble d'une grande valeur, inédit et précieux pour l'ensemble de l’étude. Loin d’être un bloc parallèle déconnecté il est, pour Wion, une ressource dont elle exploite même les éléments les plus ténus, les plus subtils tout au long de son enquête. Je souscris à mon tour à la recommandation qu'elle donne au lecteur au début du chapitre II (p. 73) de lire la traduction des interviews, présentée en annexe, avant de poursuivre les chapitres de l'ouvrage. Puis, les sources écrites sont mobilisées (waqf, gult et l'acte de fondation) et leur analyse permet de jeter ‘les bases d'une compréhension solide des enjeux de l'histoire de Qoma Fasilädäs’ (chapitre III).
À partir de cet ensemble documentaire hétéroclite, d'une analyse de ces espaces et des acteurs situés, l'auteure engage à faire un pas de côté et à regarder l'histoire de ce XVIIe siècle éthiopien non plus seulement à l'aune d'une historiographie dictée par le pouvoir, mais aussi à partir de l'histoire de la fondation du monastère de Qoma Fasilädäs auquel est étroitement associé le nom de la reine Wäld Sä'ala (chapitres IV–VI). L’éclairage spécifique sur l'itinéraire de cette femme permet à l'auteure d'entrer au cœur de la politique des rois et de revisiter celle-ci. Tout d'abord celle de Susneyos (1607–32), puis celle de Fasilädäs (1632–67). En tant qu’épouse du roi Susneyos, leur alliance fut déterminante dans la mise en place de ce dernier sur le trône. Car si le règne de Susneyos fut une malédiction, à posteriori, à cause de son adhésion au catholicisme par le biais des jésuites (présents et influents auprès d'une élite entourant le pouvoir royal dans ce premier tiers du XVIIe siècle), il n'en demeure pas moins que la puissance de Qoma Fasilädäs et que la ‘mémoire de sa fondation sont empêtrées dans la mémoire de Susneyos et du catholicisme’. Ce que donne à lire cette documentation c'est le rôle fondamental que joua la région du Wäläqa comme base territoriale dans son accession au pouvoir, attachement que Susneyos ne négligea pas pendant la durée de son règne. Quant à son successeur, Fasilädäs, l'auteure à travers l'enquête menée à partir de Qoma Fasilädäs, revient et souligne à quel point la question de la succession se fit dans un climat de grande tension avec son frère Gälawdéwos ‘écarté du pouvoir, assassiné ou exilé’, ce que l'histoire officielle n'a pas souhaité conserver. Par ailleurs, Wion permet de revisiter cette période du roi Fasilädäs, présenté jusqu’à présent comme le champion de la restauration de la foi éthiopienne après avoir expulsé les jésuites, en 1632. En fait, une analyse fine des documents produits à Qoma Fasilädäs engage à complexifier cette lecture binaire proposée par l'historiographie officielle. Le champ des possibles n’était pas aussi refermé que ce que les sources officielles de la royauté éthiopienne ont donné à lire. Enfin, l’étude repose bon nombre d'interrogations à propos de la mise en place, à cette époque, des réseaux dogmatiques onctionnistes (qebat) et unionistes (tewahdo), abordée jusqu’à maintenant comme des identités stables et de manière téléologique, et de réfléchir plutôt sur quelles furent les parts d'opposition, de complémentarité, d’échanges entre ces deux réseaux et de leur intégration à la stratégie politique des souverains.
Bien loin de n’être qu'une histoire ‘locale’ qui s'opposerait à une histoire du royaume chrétien, elle est tout autre chose. Au contraire, elle montre ‘que le monde est au village’ et qu’à partir de cet espace situé, la lecture de la situation historique est certainement plus complexe que ce que les textes produits dans l'entourage du pouvoir royal ont eu tendance à présenter. L’étude de Wion est et restera un jalon et une démonstration puissante de la manière dont on peut réécrire l'histoire de ce XVIIe siècle du royaume chrétien éthiopien.