Cet ouvrage se veut une célébration de deux carrières exceptionnelles d'économistes canadiennes du siècle dernier. D'abord, Sylvia Ostry, première femme statisticienne en chef à Statistique Canada et négociatrice commerciale de haut rang sous le gouvernement Mulroney. Ensuite, Kari Polanyi Levitt, figure marquante des théories du développement et militante pour les laissés-pour-compte de la mondialisation.
Pour résumer très brièvement, car les biographies sont déjà très courtes, Ostry se fait connaître dans les années cinquante et soixante par ses recherches sur le monde de l'emploi, notamment la participation des femmes. Pierre Elliot Trudeau la nomme à la tête de Statistique Canada en 1972, où elle procédera notamment à la centralisation des recherches quantitatives des différents ministères. De 1979 à 1983, elle dirige la branche économique et statistique de l'OCDE. Ses intérêts portent alors sur le commerce international, particulièrement l'OMC, où elle appuie le multilatéralisme et les institutions régulatrices internationales. Dans les années 80, sous Mulroney, elle représente le Canada dans les négociations pré-sommets des rencontres du G7. L'affaire tourne mal au G7 de Toronto de 1988 alors que la délégation canadienne lui fait des problèmes au sujet d'une tournure de phrase dans le communiqué final (p. 51). Elle quitte ses fonctions et poursuit finalement une carrière universitaire tout en étant invitée dans de prestigieux think tanks.
Fille de l'illustre Karl Polanyi, Kari Polanyi Levitt fuit l'horreur nazie à un jeune âge vers Londres où elle y entreprendra des études. Son père ayant été nommé à Columbia (New York) mais sa mère interdit de séjour aux États-Unis pour cause de sympathies communistes, la famille s'installe à Pickering en Ontario, en 1947. D'abord impliquée dans le militantisme syndical, elle entreprend des études supérieures en économie vers la fin des années 50. Son sujet de recherche récurrent est l'économie des Caraïbes, sous l'angle critique des rapports sociaux induits par leur passé colonial. Elle participe activement aux courants de la sociologie du développement, ainsi que du néo-marxisme, qui divise les États en centre et en périphérie. Au Canada, elle est près du Nouveau parti démocratique; d'ailleurs, son ouvrage le plus connu, Silent Surrender (1970), émane d'une proposition de plateforme au parti. On peut résumer succinctement sa position économique comme un anti-globalisme modéré. Elle dénonce l'étendue des multinationales qui s'accaparent des ressources locales, ainsi que le système économique mondialisé qui réduit le pouvoir des États de protéger leurs populations. Ayant été professeure à McGill de 1977 à 1992, elle est toujours active aujourd'hui et s'intéresse surtout à la financiarisation excessive de l'économie.
Un aspect un peu inattendu et rafraîchissant de l'ouvrage est que nous n'avons pas affaire à des biographies de femmes économistes. Le genre joue certes un rôle dans leur carrière, mais il n'est pas du tout central ici. On a droit à deux récits d'économistes intéressants en soi, on s'est abstenu d'en faire des icônes de la lutte des femmes. Le lecteur saura reconnaître par lui-même la difficulté d'accomplir de tels projets dans un monde d'hommes. D'ailleurs, nous faisons la rencontre d'une troisième femme exceptionnelle dans cet ouvrage : Ilona Duczynska, la mère de Polanyi Levitt, qui a côtoyé Lénine et est demeurée toute sa vie une communiste hors-normes honnie de Moscou.
La conclusion de l'ouvrage tente de rapprocher les deux femmes sous le couvert de l'« institutionnalisme » économique. Elles se rejoignent car elles croient toutes deux aux institutions, les organisations internationales de régulation du commerce pour Ostry, l'État régulateur pour Polanyi Levitt (p. 103–6). Mais ce point de comparaison est trop facile. Les deux économistes ont somme toute peu en commun. Ostry fait manifestement partie du courant dominant en science économique; même si les auteurs la qualifient de « keynésienne » à plusieurs reprises parce qu'elle accepte un rôle pour l'État, on peut très bien être keynésien modéré et faire partie de l'orthodoxie académique. Il en est tout autrement de Polanyi Levitt qui a passé sa vie à la marge de la discipline. Les institutions ne sont pas les mêmes dans chaque camp. Pour Ostry, elles sont le passage obligé d'une conception pragmatique de l'économie mondiale et aussi d'une pratique comme haut-fonctionnaire et négociatrice, alors que chez Polanyi Levitt, il faut prendre le terme dans un sens plus abstrait et structurel, instanciant des choses comme les classes sociales, l'histoire, l'organisation du travail, les formes de l'État, et ainsi de suite. Les auteurs soutiennent que toutes deux valorisent les institutions, mais dans le cas de la sociologie économique à laquelle souscrit Polanyi Levitt, les institutions extra-économiques existent qu'on le veuille ou non, il ne s'agit pas d'un objectif à atteindre.
Bien qu'il s'agisse de science économique, l'ouvrage adopte un style excluant tout jargon théorique. Les concepts sont soigneusement vulgarisés, et on a droit à de nombreux encadrés explicatifs. Les deux biographies nous apparaissent inégales toutefois. Celle d'Ostry est trop simplifiée et complaisante. On a parfois l'impression de lire une lettre de recommandation. La grande majorité des sources bibliographiques proviennent d'un festschrift de 2004 et d'une entrevue par un groupe qu'elle a déjà dirigée. Le texte sur Polanyi Levitt est mieux rédigé, on en apprend beaucoup sur l'économie du développement et ses principaux penseurs au passage. Les auteurs sont clairement plus à l'aise avec cette littérature.
Somme toute, malgré la brièveté des deux textes et le rapprochement douteux qu'on en fait, ces deux personnalités valent certainement la peine qu'on s'y intéresse.