Introduction
Bien que la résurgence, aux États-Unis, de politiques protectionnistes visant notamment le Canada ait l'apparence d'une rupture avec la libéralisation des décennies précédentes, elle ne représente que le plus récent cycle d’évolution du « système américain », dominé par un certain niveau de protectionnisme depuis 1789 et plus encore depuis la Guerre civile de 1861–1865 (Greenfeld, Reference Greenfeld2001 : 414; Irwin, Reference Irwin2017 : 221). La réimposition de tarifs à l'importation sur l'acier et l'aluminium canadiens —justifiée par une clause de « sécurité nationale » datant du Trade Expansion Act de 1962Footnote 1— de même que la renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) plus largement s'inscrivent donc dans la foulée d'une évolution des rapports commerciaux entre les deux pays profondément imprégnés par les mutations du nationalisme économique américain.
Entre les périodes de libéralisation commerciale instituées par les Traités de réciprocité de 1854 et 1935 (Goldenberg, Reference Goldenberg1936; Kottman, Reference Kottman1965; Latulippe, Reference Latulippe1976; Officer et Smith, Reference Officer and Smith.1968), puis par l’Accord de libre-échange canado-américain (ALÉ) après 1988 (Marchildon, Reference Marchildon1993; Watson, Reference Watson1987; Wilkinson, Reference Wilkinson1987), périodes elles-mêmes ponctuées de soubresauts protectionnistes, la nature de ces rapports dépendra en grande partie des formes du protectionnisme américain. Bien que l’économie canadienne ait toujours été plus dépendante du commerce international que l’économie américaine, toutefois, le Canada aura été plus protectionniste que les États-Unis durant la majeure partie du vingtième siècle (Graphique 1). Des tarifs « Cayley-Galt » de 1858–1859 (Creighton, Reference Creighton1942; Taylor, Reference Taylor and Stewart Wallace1948) jusqu’à la récente renégociation de l'ALÉNA (Ciuriak, Reference Ciuriak2018; Miller, Reference Miller2017; Hufbauer et Jung, Reference Hufbauer and Jung.2017) en passant par le tamisage des investissements étrangers et le Programme énergétique national (PÉN) des années 1970 et 1980 (Canada, 1980; Dalpé, Reference Dalpé1987; Globerman, Reference Globerman1984; James et Michelin, Reference James and Michelin.1989; Jenkins, Reference Jenkins1986), le nationalisme économique canadien aura eu des effets non négligeables sur le commerce canado-américain.
Cet article vise à brosser un portrait de l’évolution des relations commerciales canado-américaines en insistant sur cette variable du « nationalisme économique ». Il s'inspire de la perspective « nationaliste » en économie politique internationale, développée par l’économiste de l'Université Harvard, Rawi E. Abdelal (Reference Inwood and Keay.2001). Dérivée des théories « constructivistes » (Katzenstein, Reference Katzenstein1996) et « nationalistes » (Mayall, Reference Mayall1990) des relations internationales, cette approche se distingue des cadres d'analyse libéraux/néopluralistes (Keohane et Nye, Reference Keohane and Nye1989; Moravcsik, Reference Moravcsik1997) et réalistes (Gilpin, Reference Gilpin1987; Krasner, Reference Krasner1978) en priorisant l’étude des préférences gouvernementales puis des définitions mouvantes de l'identité et des intérêts nationaux qui les justifient, plutôt que celle de la joute des intérêts sectoriels ou de « l’État » en tant qu'acteur autonome et rationnel (Abdelal, Reference Abdelal2001 : 36; Crane, Reference Crane1998; Helleiner et Pickel, Reference Helleiner and Pickel.2005). Ainsi, comme l'explique Abdelal (Reference Abdelal2001 : 41–42),
the nationalist perspective shares with Realist theories their emphasis on relative development and economic autonomy. In general, nationalisms lead to competitive behavior by governments. Thus, economic nationalism includes the pursuit of relative economic development. Economic nationalism can also be defined by the goal of economic autonomy. But relative to and from which states? Competition and the pursuit of autonomy are not necessarily universal, with or from all states. On this question the causal mechanisms of the Nationalist perspective are distinct from those in Realist theories. The content of national identity helps determine the states against which relative success is measured and from which autonomy is pursued. Material facts are important, but national identities, and the historical memories embedded in them, lead governments to varying interpretations of them.
Cette approche comporte deux avantages principaux. D'abord, elle permet de dépasser la dichotomie entre gains « absolus » et « relatifs » propre aux théories libérales et réalistes, en reconnaissant que les stratégies commerciales d'un État puissent s'appuyer sur l'une ou l'autre de ces perspectives en fonction de l'identité du ou des partenaires en cause ainsi qu'en fonction du type de nationalisme dominant à un moment précis —ce qu'Abdelal qualifie de « directionnalité » du nationalisme économique (2001 : 42). La politique canadienne de « préférence impériale », appliquée de 1897 jusqu'au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'illustre bien. Alors que le Canada maintiendra un système protectionniste face aux États-Unis durant cette période, une libéralisation discriminatoire de ses relations commerciales avec l'Empire britannique sera favorisée par les élites politiques et économiques, mais également par la majorité anglo-saxonne: « an anti-imperial nationalism was not likely to arise organically among the dominant ethnic group in Canada […] The first popular manifestation of ‘Canadian’ national sentiment was articulated by the Canada First movement, was linked explicitly to empire, and lent support to the dominant articulation of permeable nationalism. Canada Firsters were strongly oriented to the British connection » (Rao, Reference Rao2010 : 165).
Deuxièmement, cette approche permet d'expliquer l'alternance parfois rapide entre les cycles de protection et de libéralisation ponctuant les politiques commerciales : le nationalisme économique permet de comprendre tant le protectionnisme que la libéralisation —puis le passage de l'un à l'autre ou la combinaison des deux— en fonction de la définition des intérêts nationaux favorisée par différents gouvernements (Helleiner et Pickel, Reference Helleiner and Pickel.2005). La transition des politiques de « canadiennisation » des décennies 1960–1980 aux politiques de libéralisation continentale des années 1980–1990 en est un bon exemple. Dans le premier cas, les gouvernements libéraux de Lester B. Pearson et de Pierre Elliott Trudeau agiront —notamment dans la foulée des rapports Gordon sur les « prospectives économiques du Canada » (1957), Watkins sur la propriété étrangère de l'industrie canadienne (1968), et Gray sur l'investissement direct étranger au Canada (1972)— à l'encontre des positions des principales associations industrielles et sous la pression de l'alliance entre un nationalisme populaire antiaméricaniste puis l'intelligentsia socialiste appuyant la « théorie des principales ressources », défavorable à l'investissement étranger américain (Eden et Appel Molot, Reference Eden and Appel Molot.1993 : 238; Neill, Reference Neill1991 : 147–148, 176–179; Rao, Reference Rao2010 : 161–162, 168–171).
Dans le second cas, les gouvernements conservateurs de Brian Mulroney, notamment dans la foulée du rapport de la « Commission royale d'enquête sur l'union économique et les perspectives de développement du Canada », ou « Commission Macdonald » (1985), envisageront plutôt l'intérêt national de la perspective d'une nécessaire sécurisation de l'accès au marché américain pour les nouveaux grands joueurs canadiens, issus en partie des politiques de canadiennisation des décennies précédentes (Deblock et Rioux, Reference Deblock, Rioux., Deblock and Éthier1992). À la suite de la récession de 1982, dans le contexte d'un sursaut protectionniste américain face au Japon et à l'Europe, puis considérant la décélération du processus de libéralisation multilatérale porté par le GATT (Deblock et Rioux, Reference Deblock, Rioux., Deblock and Éthier1992), la garantie à long terme d'un accès élargi aux États-Unis sera désormais présentée comme étant dans l'intérêt de l’économie canadienne, débarrassée en partie du contrôle étranger (surtout américain) l'ayant caractérisée (Rao Reference Rao2010 : 171–172) :
The state-led nationalist strategy of the previous two decades had helped re-establish a modicum of domestic control over the economy and created a number of new touchstones for the Canadian national identity […] In selling the [Canada-U.S. Free Trade Agreement], the Tories and the business community continually made the point that the Canadian economy and business community had matured and could take on American capital at home and in the United States and win.
En résumé, l'argument principal de cet article est donc qu'une perspective nationaliste des relations commerciales canado-américaines permet d'expliquer en partie pourquoi celles-ci ont été caractérisées, depuis 1867 et au-delà, par une alternance continuelle et parfois rapide entre protection et libéralisation. En insistant sur la variable du « nationalisme économique », qui nous apparaît nécessaire —bien que non suffisante— à la compréhension de l’évolution des relations commerciales canado-américaines, nous espérons également remettre en contexte les épisodes récents de la réimposition de tarifs réciproques et de la renégociation de l'ALÉNA.
À la différence des approches libérales ou réalistes, qui mettraient l'accent sur l'influence des groupes d'intérêt à l'interne ou sur la raison d’État et les enjeux sécuritaires à l'externe pour expliquer l’évolution des politiques commerciales, nous soulignons plutôt l'impact de l'interprétation de ces intérêts et de ces enjeux à travers le prisme de l'identité nationale et donc des intérêts nationaux canadiens tels que traduits par les gouvernements successifs, de l'impérialisme pro-britannique jusqu'en 1945 au multilatéralisme sélectif des années 1950–1960 et à l'anti-américanisme des décennies 1970–1980, puis au « compétitivisme » de l’ère libre-échangiste. Nous en concluons qu'une recherche constante d'autonomie à l’égard des marchés américains, parfois servie par la protection, parfois par la libéralisation et souvent par une combinaison des deux, constitue une tendance lourde et pourtant négligée des politiques commerciales canadiennes à l’égard des États-Unis.
1854–1934 : de la réciprocité à la préférence impériale
Le premier Traité de réciprocité (1854) entre l'Amérique du Nord britannique (ANB) et les États-Unis ne sera le résultat ni d'une volonté désintéressée de libéralisation ni d'une dépendance structurelle des colonies britanniques à l’égard du marché américain (Firestone, Reference Firestone and Roberts.1960 : 759, 766), mais d'une instrumentalisation temporaire de ce dernier en réaction à la perte de l'accès privilégié au marché britannique après l'abrogation, en 1846, des Corn Laws et des tarifs préférentiels à l’égard de l'ANB (Creighton, Reference Creighton1942 : 45–46; Latulippe, Reference Latulippe1976 : 433–434). Les colonies visent alors à substituer au marché protégé dont elles bénéficiaient sous les Corn Laws un débouché pour leurs matières premières. Les États-Unis leur fourniront, éliminant leurs tarifs à l'importation sur ces produits en échange d'un accès élargi aux eaux britanniques de l'Atlantique pour leurs pêcheurs et au fleuve St-Laurent pour leurs navires marchands (Officer et Smith, Reference Officer and Smith.1968 : 602).
Or, alors que ce Traité entre en vigueur, l'ANB vise déjà surtout le développement d'un marché intérieur, par l'entremise d'investissements massifs dans son réseau ferroviaire (Officer et Smith, Reference Officer and Smith.1968 : 609). Dans le but d'accroître ses revenus, mais principalement pour protéger un secteur manufacturier naissant stimulé par ces investissements d'infrastructure, le Canada-Uni impose en 1858 et 1859 de nouveaux tarifs à l'importation (les tarifs « Cayley-Galt »), de 20 à 40 pour cent sur une foule de produits manufacturiers en contradiction avec l'esprit du Traité de 1854 (Creighton, Reference Creighton1942 : 47–49; Latulippe, Reference Latulippe1976 : 450–451; Neill, Reference Neill1991 : 72–73, 78; Osborne, Reference Osborne1904 : 59). Dès la fin des années 1850, l'intérêt des États-Unis pour la réciprocité avec le Canada s’évanouit donc, la Guerre civile et le protectionnisme qui l'accompagnera finissant ensuite d'en assurer le déclin (Irwin, Reference Irwin2017 : 210–218).
Cette Guerre de Sécession assoira d'ailleurs la domination du Parti républicain protectionniste sur le Parti démocrate libre-échangiste, le tarif moyen sur les importations taxables passant de 19 pour cent en 1857 à plus de 47 pour cent en 1870 (Irwin, Reference Irwin2017 : 210, 222; Graphique 1). La réciprocité avec le Canada sera également abrogée dès 1866, l'ANB se retrouvant alors sans accès privilégié ni aux États-Unis ni à la Grande-Bretagne. Devant cette impasse, le nationalisme canadien s'accentuera progressivement (Creighton, Reference Creighton1942 : 50) :
The insignificant northern provinces were now flanked by two reorganized consolidated nationalities, heavily industrialized, each of which had adopted a realistic political and commercial policy in its own exclusive interest […] This collapse of the old hopes in the wreckage of the old world of trade and politics brought the provinces to the threshold of economic and political nationalism. In light of the successful examples around them, they saw now how they could use the new concepts of union and expansion as the United States had adapted them for the North American continent […] The phrase “a national policy for Canada” appears as early as 1869. By the next year it has become definitely associated with the tariff.
La consolidation du marché intérieur canadien passera d'abord par la Loi constitutionnelle de 1867, l’élimination d'une foule de barrières commerciales internes et la complétion des réseaux ferroviaires (Firestone, Reference Firestone and Roberts.1960 : 758). Puis, dès le début des années 1870 sous l'influence directe de théoriciens et de politiciens protectionnistes tels que Isaac Buchanan, John MacLean, D'Arcy McGee et Alexander Tilloch Galt (Neill, Reference Neill1991 : 78–91), l'idée d'un tarif canadien élevé gagne en popularité chez les conservateurs de John A. Macdonald (Porritt, Reference Porritt1917 : 178, 192). Dès leur retour au pouvoir en 1878, les conservateurs élaborent la Politique nationale (1879) qui aura pour effet —en conjonction avec sa révision de 1887 (« tarif Tupper »)— d'accroître le tarif moyen sur les importations taxables de 19 à 30 pour cent (Graphique 1) puis de faire bondir la proportion taxable des importations en provenance des États-Unis de 45 à 60 pour cent entre 1875 et 1890Footnote 3.
Les tarifs sur les produits textiles, le fer et l'acier augmenteront particulièrement rapidement, illustrant les objectifs d'industrialisation du gouvernement canadien (Beaulieu et Cherniwchan, Reference Beaulieu and Cherniwchan.2014 : 150, 158; Inwood et Keay, Reference Inwood and Keay.2013) et notamment de John A. Macdonald lui-même, qui fera siennes les thèses développementalistes des théoriciens de son parti (cité dans Neill, Reference Neill1991 : 87) : « the manufactures of the United States have been going on for a long period of time, and large amounts of capital have been realized: all these things we have to fight, in addition to the fact of our industries being in their infancy […] which add to the reasons why our manufactures have the same right to be encouraged that the child has to look to the parent for guidance until able to walk alone. »
Le projet de Confédération sera en effet sous-tendu par une doctrine nationaliste favorisant le protectionnisme, la centralisation et l'interventionnisme —notamment sous la forme de subventions ciblées (McDiarmid, Reference McDiarmid1947 : 151)— à la faveur de l'industrialisation : « the Conservatives of Sir John A. Macdonald asked Canadians to trust the central government and to support an increasing degree of state intervention in the market. The struggle between interventionist Toryism and classical liberalism did not end in the 1860s but continued to shape Canadian politics in subsequent decades » (Smith, Reference Smith2008 : 25). Sous la Politique nationale, le nationalisme économique canadien sera axé sur la diversification manufacturière et notamment sur la métallurgie : en plus de l'accroissement des tarifs douaniers visant l'industrie américaine (Taussig, Reference Taussig1891 : 341), les conservateurs instituent dès 1883 un système de subventions destiné aux manufacturiers canadiens de fonte et d'acier (Porritt, Reference Porritt1907 : 197).
Durant cette période, malgré les succès manifestes de la Politique nationale en matière de développement industriel (Firestone, Reference Firestone and Roberts.1960; Harris et coll. Reference Harris, Keay and Lewis.2015; Inwood et Keay, Reference Inwood and Keay.2013), les libéraux dénoncent sévèrement le protectionnisme du gouvernement Macdonald, favorisant la libéralisation des échanges avec les États-Unis. Paradoxalement, le gouvernement de Wilfrid Laurier élu en 1896 intensifiera plutôt largement les subventions à l'industrie métallurgique et s'aliénera les Américains en appliquant aux importations en provenance de l'Empire britannique des tarifs préférentiels largement inférieurs à ceux imposés aux États-Unis (Porritt, Reference Porritt1907, Reference Porritt1917). La volte-face des libéraux et leur recours à une libéralisation discriminatoire des échanges avec l'Empire britannique s'expliquent notamment par la réaction au protectionnisme américain croissant des années 1890. Une série de lois tarifaires votées par le Congrès en 1890 (« tarif McKinley ») et 1897 (« tarif Dingley »), en restreignant l'accès au marché américain des producteurs agricoles et charbonniers du Canada ainsi que de l'industrie textile britannique, incitera le Canada et la Grande-Bretagne à resserrer leurs liens commerciaux (Irwin, Reference Irwin2017 : 169; Taussig, Reference Taussig1891).
En conséquence du protectionnisme américain, le gouvernement Laurier comprit aussi que tout accord de réciprocité avec les États-Unis devrait être préférentiel et donc défavorable à la Grande-Bretagne, ce qui lui était inacceptable (Russell, Reference Russell1897). Le système de « préférence impériale » institué en 1897 et renouvelé en 1907 relèvera donc d'un compromis sélectif entre protection et libéralisation, alimenté par le sentiment pro-britannique (« Empire-building ») dominant au sein du gouvernement, de l'industrie puis de la population en général et qui légitimera l'ouverture de l’économie canadienne aux investissements étrangers, pour autant que ceux-ci soient à prédominance britannique plutôt qu'américaine : « the federal state and ruling bloc took the easy road to national identity, borrowing heavily from the imperial connection, which was in line with its aim of faster growth by opening up the economy to foreign investment and control » (Rao, Reference Rao2010 : 156).
Ce système visera également à réorienter les flux d'importation canadiens des États-Unis vers la Grande-Bretagne (Griffin, Reference Griffin1906; Porritt, Reference Porritt1906; Taylor, Reference Taylor and Stewart Wallace1948). En 1900, 54 pour cent des exportations canadiennes étaient destinées à la Grande-Bretagne contre seulement 36 pour cent aux États-Unis, mais seulement 24 pour cent des importations du Canada provenaient de Grande-Bretagne contre 60 pour cent des États-Unis, un renversement de situation par rapport à 1870 (Firestone, Reference Firestone and Roberts.1960 : 766; Graphique 2). Cette réorientation sera cependant un échec : les importations canadiennes en provenance des États-Unis continueront d'augmenter rapidement, en partie parce que ces derniers contourneront la préférence impériale en exportant au Canada via l'Angleterre, mais surtout parce que les tarifs canadiens ne feront pas le poids face à la disparité des coûts de transport et à la très forte croissance des exportations manufacturières américaines entre 1890 et 1915 (Irwin, Reference Irwin2017 : 298–302; Wickett, Reference Wickett1913).
Ce boom des exportations américaines fera naître aux États-Unis un appétit marqué pour un accès élargi aux marchés étrangers (Irwin, Reference Irwin2017 : 300–301). Les administrations républicaines se succédant entre 1897 et 1913 tenteront de réconcilier le système protectionniste américain et l'ouverture de nouveaux marchés d'exportation, d'abord par la négociation de traités de réciprocité bilatéraux, puis par une réforme tarifaire (« tarif Payne-Aldrich ») qui établira en 1909 deux paliers de taxation des importations (Fisk, Reference Fisk1910; Irwin, Reference Irwin2017 : 303–329; Lake, Reference Lake1988 : 119–147; Osborne, Reference Osborne1904). Ironiquement, lorsque le Congrès approuvera en 1911 une entente de réciprocité enfin négociée avec le gouvernement Laurier, ouvrant le marché américain aux producteurs forestiers et agroalimentaires en retour d'une réduction des tarifs canadiens sur l’équipement métallique, industriel et agricole, c'est le Canada qui la rejettera finalement, par suite d'une élection quasi-référendaire ayant porté les conservateurs de Robert Borden au pouvoir (Baker, Reference Baker1970; Beaulieu et Emery, Reference Beaulieu and Herbert Emery.2001; Hannigan, Reference Hannigan1980; Paton, Reference Paton1921).
Le nationalisme canadien tel que promu par les conservateurs, alliant impérialisme et anti-américanisme, causera cet échec de l'entente de 1911. L'attitude du Président américain William H. Taft, qui la présentera comme la première étape d'une subordination du Canada aux intérêts américains et comme un moyen de couper les ponts entre le Canada et la Grande-Bretagne, donnera d'autant plus de munitions aux protectionnistes canadiens (Baker, Reference Baker1970 : 439–440; Hannigan, Reference Hannigan1980 : 16–18). Alors que les libéraux sous-estimeront gravement l'influence de l'idéologie protectionniste au Canada (Beaulieu et Emery, Reference Beaulieu and Herbert Emery.2001; Hart, Reference Hart2002 : 81; Johnston et Percy, Reference Johnston and Percy.1980), la « loyauté impériale » et la crainte d'une « annexion » économique, voire politique, du Canada par les États-Unis seront largement exploités par Borden ainsi que par la presse conservatrice et nationaliste (Paton, Reference Paton1921 : 578–580), alliant stratégie électorale et convictions idéologiques (Baker, Reference Baker1970 : 442) :
The most obvious tactic was to turn the issue into one of patriotism rather than economics, to appeal to incipient Canadian nationalism and to what was for many an integral part of this nationalism, the imperial tie. The result was anti-Americanism. Vote-catching, however, was by no means the only factor that influenced the Conservatives. It was sincerely believed that there were dangers inherent in reciprocity.
Ainsi, alors que la politique commerciale américaine se libéralise sous l'administration démocrate de Woodrow Wilson jusqu'aux années 1920 (Irwin, Reference Irwin2017 : 330–339), les gouvernements conservateurs de Borden et d'Arthur Meighen (1911–1921) persistent sur la voie du protectionnisme et de la préférence impériale, augmentant les tarifs à l'importation en 1912 puis durant la Première Guerre mondiale (Paton, Reference Paton1921 : 582–584; Taylor, Reference Taylor and Stewart Wallace1948). L'historien Michael Hart (Reference Hart2002 : 86) résumera la situation ainsi :
For the Conservatives, the National Policy had reinforced the growing identification between protection and nationhood. Many Canadians, particularly in Ontario and Quebec, believed that Canada's existence as an independent nation was directly tied to its ability to protect manufacturers from foreign competition. In addition, many Canadians were prepared to support policies that would knit the far-flung population together into a coherent whole within the British imperial family.
La libéralisation américaine et les effets de la guerre sur l’économie britannique neutraliseront cependant largement les politiques canadiennes, le commerce avec les États-Unis s'accélérant (Paton, Reference Paton1921; Graphique 2). Or, alors que les libéraux de Mackenzie King reconquièrent le pouvoir en 1921, les républicains de Warren G. Harding en font autant. Dès 1921 (« tarif d'urgence ») et 1922 (« tarif Fordney-McCumber »), les États-Unis réinstaurent un système protectionniste agressif, qui culmine avec le « tarif Smoot-Hawley » (1930) poussant le tarif moyen sur les importations taxables à un sommet historique de près de 60 pour cent (Irwin, Reference Irwin2017 : 348–371; Lake, Reference Lake1988 : 195; Graphique 1). Le gouvernement Mackenzie, alliant libéralisme et protectionnisme non tarifaire durant les années vingt (McDiarmid, Reference McDiarmid1947 : 152), choisit de répliquer. En fait, de tous les pays qui répliqueront à Smoot-Hawley par l'entremise de mesures protectionnistes, le Canada sera le plus revanchard (Irwin, Reference Irwin2017 : 401–402, 407; McDonald et coll., Reference McDonald, O'Brien and Callahan.1997 : 803).
Dès 1928–1929, Mackenzie informe les Américains qu'une hausse de tarifs engendrerait des mesures compensatoires et un approfondissement de la préférence impériale, puis dès mai 1930, le Canada abaisse ses tarifs sur des centaines de produits importés de l'Empire britannique tout en haussant la taxation des produits métallurgiques et agricoles américains (Kottman, Reference Kottman1975 : 625–630). À la suite des élections fédérales de l’été 1930, remportées par les conservateurs ayant fait campagne sur le thème « Canada First » (McDonald et coll., Reference McDonald, O'Brien and Callahan.1997 : 813; Jacks, Reference Jacks2014 : 22), de nouvelles hausses tarifaires d'urgence (« tarif Bennett ») et des mesures antidumping sur le textile, l'agroalimentaire et l’équipement électrique américains sont adoptées (Irwin, Reference Irwin2017 : 402; Taylor, Reference Taylor and Stewart Wallace1948), rétablissant le protectionnisme canadien à ses niveaux de 1890 (McDiarmid, Reference McDiarmid1947 : 153; Graphique 1). À l'initiative du nouveau gouvernement conservateur pro-britannique, Ottawa sera ensuite l'hôte de la « Conférence économique impériale » de 1932 (Irwin, Reference Irwin2017 : 406–407; Jacks, Reference Jacks2014 : 23), à l'occasion de laquelle le Canada signera des ententes de réciprocité préférentielle avec une foule de pays du Commonwealth y compris la Grande-Bretagne, obtenant un accès privilégié au marché de cette dernière pour ses matières premières et agroalimentaires en retour d'une réduction supplémentaire de ses tarifs sur environ deux cents produits manufacturiers britanniques (Jacks, Reference Jacks2014 : 23–24).
1934–1994: libéralisation « à la carte »
Au printemps 1933 toutefois, les démocrates de Franklin D. Roosevelt sont portés au pouvoir et y demeureront durant vingt ans. Dès 1934, les politiques commerciales américaines, notamment à l’égard du Canada, sont significativement révisées. La période de libéralisation qui s'ensuivra, néanmoins, ne sera pas dépourvue de motivations nationalistes. Bien que l'import-export canadien ne se soit pas réorienté clairement en direction des États-Unis durant le premier tiers du vingtième siècle (Graphique 2), l'intégration économique nord-américaine s'y sera tout de même approfondie sensiblement par l'entremise d'investissements américains croissants au Canada (Graphique 3), puis par l'ouverture de filiales américaines au nord de la frontière. Dès les années 1880, puis davantage encore après 1900, la Politique nationale et la préférence impériale incitent les industriels américains à produire directement au Canada de manière à contourner les tarifs douaniers, à se protéger de leurs concurrents des États-Unis, puis à intégrer les marchés de l'Empire britannique (McDiarmid, Reference McDiarmid1947 : 152).
Beaucoup d'industriels américains opérant au Canada soutiendront même plus ou moins directement, en 1911 puis à nouveau entre 1929 et 1932, le protectionnisme et l'impérialisme canadiens (Rao, Reference Rao2010 : 166; Scheinberg, Reference Scheinberg1973). Cela explique en partie pourquoi le gouvernement Roosevelt optera pour la négociation de traités de réciprocité bilatéraux à compter de 1934 (« Loi sur les accords commerciaux réciproques », ou RTAA), dont l'un des premiers sera signé avec le Canada à la fin 1935, immédiatement après le retour des libéraux de Mackenzie King au pouvoir (Kottman, Reference Kottman1965). Afin de rétablir l'accès au marché d'exportation canadien tout en protégeant les intérêts de leurs filiales au Canada (Scheinberg, Reference Scheinberg1973 : 236), les Américains instrumentaliseront les hauts tarifs établis par Smoot-Hawley afin d'obtenir des concessions du Canada, mais sans remettre en cause la préférence impériale, qui sera exemptée de la clause de « nation la plus favorisée » incluse dans l'entente de 1935 (Goldenberg, Reference Goldenberg1936 : 209; Hart, Reference Hart2002 : 123; Irwin, Reference Irwin, Bordo, Goldin and White1998 : 343–344; Schwob, Reference Schwob2009 : 381).
Tant la RTAA de 1934 que l'entente de 1935 avec le Canada engendreront toutefois le recours croissant aux instruments protectionnistes non tarifaires (Goldenberg, Reference Goldenberg1936 : 212; Kottman, Reference Kottman1965 : 294; Schwob, Reference Schwob2009 : 384–385). Cette « libéralisation relative » doit donc être interprétée à la lumière du nationalisme économique américain, alliant protectionnisme au niveau national et expansion des marchés d'exportation et d'investissement (Schwob, Reference Schwob2009 : 386) : « the implementation of the RTAA expressed a wish to pursue purely national goals rather than to enter into a real cooperation with other countries or to promote free trade […] [Cordell] Hull himself advocated imports restraints of products benefitting from tariff cuts, when necessary ». Tout comme la Loi de 1934 sera renouvelée jusqu'en 1945 et au-delà (Irwin, Reference Irwin2017 : 443–471), l'entente canado-américaine de 1935 sera reconduite en 1938 et accélérera, malgré l'intensification du système de préférence impériale durant la Seconde Guerre mondiale (McDiarmid, Reference McDiarmid1947 : 156), le processus d'intégration nord-américaine que cette dernière aura pour effet de générer (Scheinberg, Reference Scheinberg1973 : 237; Graphiques 2 et 3).
Au sortir de la Guerre, 75 pour cent des importations canadiennes et 70 pour cent des investissements directs entrant au Canada proviendront des États-Unis (Graphiques 2 et 3). Cette intégration continentale s'accélérera ensuite, les exportations canadiennes vers les États-Unis explosant de 1945 à 1975 (Graphique 2) du fait de la libéralisation des échanges liée au GATT et du déclin des liens commerciaux avec le Commonwealth (Irwin, Reference Irwin2017 : 489; Parizeau, Reference Parizeau1958; Wilkinson, Reference Wilkinson1983). Dans ce contexte, les gouvernements libéraux de Mackenzie King (1945–1948), Louis St-Laurent (1948–1957) et Lester B. Pearson (1963–1968) se montreront très proactifs à l’égard du GATT, qui garantira au Canada un accès stable et relativement dépolitisé au marché américain tout en lui permettant de diversifier ses partenaires commerciaux au-delà de l'Empire britannique en difficulté (Irwin, Reference Irwin2017 : 471–472; Ouellet, Reference Ouellet2018 : 2–3).
Durant les années 1950 et 1960, le nationalisme économique canadien réconcilie le multilatéralisme avec une politique de substitution des importations américaines et un interventionnisme compensatoire keynésien à l'interne : « as part of its adherence to tenets of compensatory liberalism, the federal government played an active role in the postwar reconstruction of the trading system; however, Canadian policy remained mercantilist, aimed at protecting the domestic manufacturing sector. The high tariff policy encouraged foreign investment inflows through the establishment of US branch plants » (Eden et Appel Molot, Reference Eden and Appel Molot.1993 : 237). Pour les gouvernements américains, tant sous Truman (1945–1953) que sous Eisenhower (1953–1961), la libéralisation multilatérale sera également envisagée sous l'angle de l'intérêt national (Irwin, Reference Irwin2017 : 492–493, 498):
The US share of world trade in manufactured goods was 17 percent in 1937 and stood at 26 percent in 1954 […] One way of sustaining these exports was for the United States to increase its imports, which would enable foreign countries to earn the dollars they needed to buy American goods […] American officials wanted to assist Europe's ability to import from the United States not only because it would help maintain exports, but because anything that jeopardized the European recovery and risked economic collapse, political chaos, and possible Communist takeovers would be detrimental to America's national interest.
Cette conception nationaliste de la libéralisation permet aussi d'expliquer qu'une foule de clauses protectionnistes aient été incluses au GATT dès le départ : on peut penser aux articles 12, 19 et 21, qui permettront le recours au protectionnisme advenant un déficit structurel de la balance des paiements d'un pays, un tort grave causé à ses industries, ou un risque lié à la sécurité nationale (Mayall, Reference Mayall1990 : 93). Cela explique également que, dès les années 1950 et encore davantage dans la foulée des cycles Kennedy et Tokyo du GATT, le recours aux exceptions sectorielles et aux barrières non tarifaires ait été si fréquent. Le secteur agricole, notamment, demeurera largement protégé —par des tarifs douaniers, des quotas d'importation, des subventions de toutes sortes puis des contrôles de la production et des exportations— tant au Canada (particulièrement inflexible à cet égard) qu'en Europe et aux États-Unis (Ouellet, Reference Ouellet2018 : 4; Irwin, Reference Irwin2017 : 525–530; Mayall, Reference Mayall1990 : 106–108).
Un autre exemple de cette libéralisation sélective sera l’Accord canado-américain sur les produits de l'industrie automobile (1965). Cet accord, crucial pour l'industrie ontarienne, sera conclu suite à l'imposition d'un tarif de 25 pour cent sur les importations de transmissions américaines par le gouvernement conservateur de John Diefenbaker —qui avait auparavant tenté de faire revivre la préférence impériale (Hart, Reference Hart2002 : 206–212)— puis à l'instauration d'un système de subventions à l'exportation pour l'industrie canadienne des pièces automobiles (Crane, Reference Crane2006; Anastakis, Reference Anastakis2004 : 100). Craignant ce courant protectionniste et surtout la nationalisation de l'industrie automobile canadienne alors évoquée dans certains cercles politiques et syndicaux (Anastakis, Reference Anastakis2001, Reference Anastakis2004; Thomas, Reference Thomas1967 : 114), l'administration démocrate de Lyndon B. Johnson acquiescera en 1965 à une libéralisation partielle —« managed free trade » (Hart, Reference Hart2002 : 244)— du secteur, soumise à une foule de normes de contenu local canadien et de quotas d'investissement, de production et d'assemblage au Canada imposés aux motoristes américains (Thomas, Reference Thomas1967 : 113; Crane, Reference Crane2006). Cet accord en dira long sur la « directionnalité » du nationalisme économique canadien (Anastakis, Reference Anastakis2004 : 94):
State actors did seek to improve Canadian production through content requirements and increased investment, but within the context of a continentally integrated industry, one which reflected the economic and political realities which Canadian policy-makers faced. For Canadian state planners working on the auto industry, “economic nationalism” ultimately took the form of continentalism.
Cette évolution contradictoire, entre libéralisation et protectionnisme, atteindra son paroxysme entre 1970 et 1985. De 1969 à 1974, l'administration américaine de Richard M. Nixon impose une surtaxe de 10% sur toutes les importations (y compris canadiennes), met en place une série d'ententes de restriction volontaire des exportations, de quotas d'importation, de mesures compensatoires et antidumping, et de subventions ciblées, puis abandonne l’étalon-or et le contrôle des capitaux (Finger et coll., Reference Finger, Keith Hall and Nelson.1982; Hamel, Reference Hamel1991; Helleiner, Reference Helleiner1994 : 11–114; Irwin, Reference Irwin2017 : 537–555; Ouellet, Reference Ouellet2018 : 4; The Yale Law Journal, 1971). Face à ce nouveau nationalisme économique (« Nixon shocks ») alliant libéralisation financière et protectionnisme sectoriel, stratégie reprise et perfectionnée par le gouvernement Reagan au tournant des années 1980 (Irwin, Reference Irwin2017 : 573–604), le Canada ne sera toutefois pas en reste (Feldman, Reference Feldman1978; Grey, Reference Grey1982; Jenkins, Reference Jenkins1986 : 161–162).
Alors que le Canada avait ouvert les vannes aux investissements américains durant les années 1950 et 1960, sous les gouvernements Trudeau (1968–1979; 1980–1984) un nouveau nationalisme économique émergera de l'idée selon laquelle l’élimination graduelle des tarifs et autres protections douanières aurait altéré le potentiel des politiques commerciales en tant qu'outils de développement industriel (Hart, Reference Hart2002 : 274). Celles-ci seront donc réaxées sur la restriction de l'accès des entreprises américaines aux marchés publics, la limitation des investissements américains entrants, puis la « canadiennisation » de la structure de propriété des secteurs minier et pétrolier. Ce nouveau programme sera fortement imprégné des analyses d’économistes néo-marxistes et nationalistes proches des libéraux tels que Walter Gordon, Mel Watkins, Stephen Hymer et Herb Gray, notamment développées dans une série de rapports cités en introduction (Neill Reference Neill1991 : 177–179), puis par la résurgence d'un sentiment populaire anti-américain (Rao, Reference Rao2010 : 170) :
a century of building national sentiment among Canadians had resulted in sufficient attachment to the country that nationalists could claim to be protecting something unique from American influence. The upsurge in anti-imperialist sentiment, especially sparked by opposition to the Vietnam War, provided a popular basis for anti-empire feeling that had never before reached such levels in Canada. Foreign ownership in the economy prompted fears of underdevelopment and looming backwardness.
Ce nouveau programme nationaliste prendra en particulier les formes d'un interventionnisme industriel plus agressif, via la Corporation de développement du Canada (1971), la Banque fédérale de développement (1975), l’Agence d'examen de l'investissement étranger (FIRA, 1973), puis la PÉN lancée à l'automne 1980 (Gecelovsky et Kukucha, Reference Gecelovsky and Kukucha.2009 : 32–33). La FIRA imposera notamment des plafonds au contrôle des entreprises canadiennes, des normes de transfert technologique, d'approvisionnement, de contenu et de production, puis l'exclusivité sur la commercialisation et l'exportation de certains produits pour les filiales de multinationales opérant au Canada. Entre 1974 et 1981, la FIRA bloquera en moyenne plus de 20% des acquisitions américaines d'entreprises canadiennes soumises à son évaluation (Dalpé, Reference Dalpé1987; Globerman, Reference Globerman1984 : 125).
Assimilant le contrôle américain du secteur pétrolier canadien à une fuite des capitaux, la PÉN s'inscrira en droite ligne avec la stratégie portée par la FIRA (Canada, 1980 : 16–22; Jenkins, Reference Jenkins1986 : 152). Par l'entremise d'un système de restriction et de taxation des investissements étrangers, de contrôle des prix, d'approvisionnement préférentiel, de partenariats industriels (joint-ventures), puis de subventions, la PÉN visera à doubler la propriété canadienne de l'industrie pétrolière et gazière entre 1980 et 1990 (de 27% à 50%), un objectif très populaire auprès de l’électorat, mais très impopulaire auprès de l'industrie, qui sera pratiquement atteint dès 1986 (James et Michelin, Reference James and Michelin.1989 : 65; Jenkins, Reference Jenkins1986 : 147; Uslaner, Reference Uslaner1989 : 327). Sans surprise, des mesures de représailles contestant notamment la légitimité de la FIRA devant le GATT et restreignant l'accès au marché américain pour l'hydroélectricité et le pétrole canadiens seront prises par les administrations Nixon, Carter et Reagan (Dalpé, Reference Dalpé1987 : 346–347; Globerman, Reference Globerman1984 : 119; Jenkins, Reference Jenkins1986 : 153, 162; Uslaner, Reference Uslaner1989 : 327).
Paradoxalement, ces tensions commerciales croissantes des années 1970 et 1980, puis la récession de 1982 —en conjonction avec l’échec relatif du cycle Tokyo du GATT face à la prolifération des barrières non tarifaires (Hart, Reference Hart2002: 313, 334, 340)— paveront la voie à l'ALÉ et à l'ALÉNA (Irwin, Reference Irwin2017 : 615–618; Miller, Reference Miller2017 : 3; Ouellet, Reference Ouellet2018 : 6–7; Watson, Reference Watson1987 : 339–340; Wilkinson, Reference Wilkinson1987 : 207, 211). L’élection des conservateurs de Brian Mulroney en 1984, qui s’étaient positionnés face au gouvernement libéral durant la campagne électorale comme « pro-commerce et pro-américains », facilitera les négociations (Gecelovsky et Kukucha, Reference Gecelovsky and Kukucha.2009 : 34–35). De plus, les politiques de « canadiennisation » appliquées depuis 1970, en ayant imposé des mandats d'exportation aux filiales américaines et en ayant favorisé l'avènement de multinationales canadiennes, auront ironiquement accru l'appui de la grande industrie au libre-échange (Marchildon, Reference Marchildon1993 : 53; Watson, Reference Watson1987 : 343). Pourtant, bien qu'on perçoive ces deux accords comme des points tournants ayant définitivement libéralisé le commerce entre les deux pays, l'ALÉ et l'ALÉNA demeureront peu ambitieux en comparaison de l'intégration européenne, par exemple (Chapman, Reference Chapman1994 : 1; Marchildon, Reference Marchildon1993 : 51).
Ni l'un ni l'autre, bien qu'ayant éliminé le peu de tarifs douaniers subsistant entre le Canada et les États-Unis (Chapman, Reference Chapman1994), ne réglera le problème des barrières non tarifaires. Plusieurs exceptions et protections sectorielles liées à des enjeux nationaux de sécurité et d'identité seront notamment appliquées aux secteurs de l'agriculture, de l’énergie, de la culture, des télécommunications, des services financiers et de la propriété intellectuelle. Règles d'origine (p. ex. automobiles), subventions industrielles (p. ex. aéronautique) et accès préférentiel aux contrats publics (p. ex. Buy American) demeureront également et engendreront plusieurs des contentieux au cœur de la renégociation de l'ALÉNA à compter de 2017 (Chapman, Reference Chapman1994; Ciuriak, Reference Ciuriak2018; Hufbauer et Jung, Reference Hufbauer and Jung.2017; Marchildon, Reference Marchildon1993; Miller, Reference Miller2017; Uslaner, Reference Uslaner1989 : 327). L'interminable conflit du bois d’œuvre, remontant au début des années 1980 et concernant l'une des plus importantes industries d'exportation du Canada, aura aussi survécu aux deux accords et démontré que lorsqu'il s'agit de protéger des industries stratégiques et leurs parts de marché continentales, tant le Canada que les États-Unis demeurent prêts à user d'unilatéralisme et à instrumentaliser les échappatoires réglementaires entourant les subventions et les mesures antidumping (Berg, Reference Berg2004; Charron, Reference Charron2005; Gagné, Reference Gagné2003; Hufbauer et Jung, Reference Hufbauer and Jung.2017 : 8–9).
Conclusion : de l'ALÉNA à l'ACEUM
Dès le début des années 2000, dans la foulée de la remise en place de tarifs à l'importation sur l'acier et de l'augmentation des subventions agricoles aux États-Unis, les experts du commerce nord-américain recommenceront d'ailleurs à parler de libre-échange « à la carte » pour désigner l'utilisation d'une foule d’échappatoires et notamment de différents types de barrières non tarifaires par les partenaires de l'ALÉNA (Deblock, Reference Deblock2002a, Reference Deblock2002b). La multiplication des accords régionaux de type ALÉNA à partir des années 1990 fut d'ailleurs l'une des conséquences du retour à une approche néo-mercantiliste et « compétitiviste » du commerce : « ni à proprement parler complémentaires ni à proprement parler rivaux du multilatéralisme, ces accords, en combinant autonomie des marchés et autonomie des États, s'inscrivent dans une nouvelle dynamique concurrentielle et institutionnelle qui s'est mise en place en marge du système commercial multilatéral » (Deblock, Reference Deblock2002c : 13). De ce point de vue, les tactiques offensives américaines dans le cadre de la renégociation de l'ALÉNA, de même que les stratégies défensives canadiennes face à celles-ci, n'auront pas constitué une rupture plus qu'une suite logique aux tendances des vingt dernières années.
Le Canada n'aura pas adopté une stratégie d'apaisement ou de contestation juridique pour faire face aux tarifs sur l'acier et l'aluminium de l'administration Trump : au contraire, le Canada a d'abord, dès l’été 2018, imposé des dizaines de surtaxes sur 17 milliards de dollars en importations d'acier, d'aluminium, de yogourt, d'aliments, de plats préparés, de whisky, de produits cosmétiques et chimiques, de bois, de papier, d’électroménagers, de machinerie, de literie et même de stylos américainsFootnote 6. Qui plus est, en plus de n'avoir concédé qu'une brèche mineure au système de gestion de l'offre, le Canada aura, durant les renégociations de l'ALÉNA, défendu farouchement (et dans certains cas, obtenu l’élargissement) de plusieurs autres clauses à tendance protectionniste : exemption généralisée pour les industries culturelles, protections de la propriété intellectuelle, restrictions à la propriété étrangère des entreprises de télécommunication et de services financiers, élimination de la clause de proportionnalité appliquée au secteur énergétique, élimination du mécanisme de règlement des différends investisseur-État et ainsi de suite (Wells Reference Wells2019). De cette perspective également, la renégociation de l'ALÉNA aura été à l'image de l’évolution des relations commerciales canado-américaines depuis 1867, à cheval entre protection et libéralisation.
Cette approche de « libéralisation à la carte », ainsi que la fermeté du Canada à l’égard des tarifs américains et de ses intérêts défensifs dans le cadre de la renégociation de l'ALÉNA, reflètent toutefois aussi une réorientation des stratégies commerciales canadiennes amorcée sous le gouvernement Harper (Deblock, Reference Deblock2012 : 24), priorisant une diversification des partenaires et des chaînes de valeur du Canada —pensons à l’Accord économique et commercial global avec l'Union européenne et à l’Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste— et la consolidation de son marché interne, par l'entremise notamment de l’Accord de libre-échange canadien (2017). La vigueur des marchés asiatiques y aura évidemment été pour beaucoup, mais on peut également y voir une certaine continuité : au-delà des cycles de protection et de libéralisation ayant marqué les relations commerciales canado-américaines, et malgré les pressions naturelles à l'intégration engendrées par la proximité géographique et le poids économique des États-Unis, le nationalisme économique canadien aura presque toujours favorisé le maintien d'un certain niveau d'autonomie à l’égard du marché américain : d'abord par la « préférence impériale », puis via diverses mesures protectionnistes visant la restriction des importations ou la « canadiennisation », et enfin par le biais d'une garantie d'accès au marché américain doublée d'une diversification des partenaires commerciaux du Canada. L'alternance historique des politiques canadiennes, entre protection et libéralisation, en est le reflet.