La quête narrative de l'identité de Jésus a été mise à l'avant-plan ces dernières années. Son importance d'un point de vue théologique a été magistralement mise en valeur récemment par Adolphe Gesché.Footnote 1 Il veut sortir de l'impasse générée par l'enfermement dans le binôme du Sitz im Leben Jesu (le Jésus de l'histoire) et du Sitz im Glauben (le Christ de la foi). Le maillon manquant entre les deux, le tertium comparationis pouvant servir de médiation est le Sitz in der Erzählung (le Jésus du récit). Son importance ne peut être négligée, l'identité narrative étant vue comme ‘le produit de l'entrecroisement entre l'histoire et la fiction’.Footnote 2 Car les évangélistes ‘nous parlent moins de Jésus que de ce qu'ils ont compris de lui, et ils n'en font d'ailleurs nul mystère. (…) [ils] ne nous rapportent pas le bios, mais la zôè de Jésus’.Footnote 3 Si l'histoire n'est pas le dernier refuge de la vérité, la dogmatique doit également sortir d'une posture figée, crispée pour devenir vive. La recherche de l'identité narrative peut aider à desserrer le binôme ‘Jésus de l'histoire—Christ de la foi’ et à combler le fossé entre les deux. Avec Adolphe Gesché, je pense que ‘la narration est en quelque sorte le lieu premier où se prend et se comprend l'identité que nous cherchons. C'est là qu'elle est née, en tout cas pour nous. Avant l'identité historique (qu'on ne pourra juger convenablement désormais qu’à partir de l'identité narrative), comme avant l'identité dogmatique (qu'on ne pourra bien saisir que dans son sillage), l'identité narrative constitue en somme l'interface, le lieu où tout se décide. Elle constitue le nœud, l'analogon premier de tout déchiffrement de Jésus, et s'il y avait à choisir entre toutes, c'est à elle qu'il faudrait donner le privilège absolu'.Footnote 4
L'identité narrative est celle qui se découvre à l'intérieur d'un récit. Or, le Canon des Écritures intègre quatre récits évangéliques. Certes ils sont complémentaires, mais en même temps chacun présente sa vision de ce que Jésus a fait, dit, et de son identité. Avant toute synthèse, il convient donc d'étudier attentivement chacun des quatre récits pour lui-même. Dans cet article, je vais apporter ma contribution à la recherche de l'identité narrative de Jésus en examinant ce qu'il en est dans un des quatre évangiles canoniques, à savoir celui de Marc.Footnote 5 Je le ferai en quatre étapes. Je m'interrogerai d'abord sur les limites du récit marcien: où il commence et sur quoi il finit. Dans un deuxième temps, je suivrai la manière dont se développe l'intrigue de situation à partir des actions du protagoniste et des réactions qu'elles suscitent. En troisième lieu, l'intrigue de révélation et l'évolution des manières de désigner Jésus sera analysée. Et enfin, sous mode de synthèse, je présenterai mon hypothèse d'une christologie ‘mystique’ préférée à la théorie devenue classique du secret messianique.
I. Le cadre du récit de Marc
On ne peut bien interpréter une peinture sans tenir compte de son cadre. L'artiste a opéré une découpe dans le continuum pour circonscrire une scène sans déborder du cadre. Et ses choix ne sont pas sans importance pour l'interprétation qu'en donnera celui qui contemple le tableau. Il en va de même pour un récit. Une interprétation correcte nécessite de voir d'abord où il commence et où il finit. Les quatre évangiles sont de ce point de vue dissemblables. Mt et Lc commencent par narrer la naissance de Jésus, mais de manière bien différente, Lc ayant à cœur de tracer une comparaison entre Jean-Baptiste et Jésus à travers des récits parallèles, alors que Mt raconte les événements de la naissance de Jésus en parallèle avec ceux de l'histoire d'Israël lors de l'Exode. Quant à Jn, il débute par un prologue théologique sur la préexistence et l'incarnation de Jésus. Mc n'a ni récit de naissance, ni prologue théologique à la manière de Jn. Il commence de manière plus mystérieuse in medias res, au beau milieu de l'action, tout en prenant soin d'enraciner immédiatement celle-ci dans une Écriture qui la dépasse. Sa finale est tout aussi originale. Son évangile se clôt sur la visite matinale des femmes au tombeau et sur leur silence apeuré, alors que les trois autres évangiles ne font nullement état d'un tel silence et font suivre l'épisode du tombeau par des récits d'apparition, par ailleurs fort différents de l'un à l'autre.
Le prologue et ses énigmes
Dans le prologue de McFootnote 6 (1.1-13), Jésus est présenté, mais il ne prend pas la parole, lui qui sera pourtant le protagoniste de l'évangile. C'est ce qu'on appelle une ‘scène silencieuse’Footnote 7 présentée par Boris Uspensky comme une des manières possibles d'entrer en matière dans un récit. Le protagoniste est présent sur la scène, mais il ne parle pas. Il importe de remarquer qu'il n'est pas non plus vraiment actif.Footnote 8
Il est présenté dans l'incipit (v. 1) comme Jésus, Christ, Fils de Dieu. Cette titulature christologique est très forte, puisqu'elle souligne à la fois la messianité du personnage et sa filiation divine. Cet en-tête est immédiatement suivi d'une citation d'Écriture dont il ne doit pas être séparé.Footnote 9 C'est une manière très originale, sans doute unique, de commencer un livre. La citation d'Écriture modalise le commencement: l'évangile commence comme il est écrit dans le prophète Isaïe sous le patronage duquel est ainsi placée l'heureuse annonce. Un messager est envoyé par Dieu pour préparer le chemin de Jésus qui sera celui d'un nouvel exode, acte de salut de Dieu.Footnote 10 Ainsi est signifié le fait que ‘le livre ne peut prendre “l’Évangile” à son commencement sans en appeler à une parole dont la source échappe à toute représentation. Le commencement n'est pas la source. Il atteste en la cachant la parole originaire'.Footnote 11 Autrement dit, le commencement lui-même s'origine dans une parole que personne ne maîtrise, ne domestique.Footnote 12 Comme narration, le récit affiche d'emblée sa limite. Ainsi il est suggéré que l'heureuse annonce était déjà là avant le récit qui la prend en charge, avant toute proclamation explicitement formulée de Jésus, Christ, Fils de Dieu.Footnote 13 En son commencement, le récit cède la première place à l'Évangile qui s'atteste en une Écriture qui lui est bien antérieure. La narration n'absorbe pas l'heureuse annonce, elle est bien plutôt absorbée en elle qui la précède et qui se poursuivra après elle dans la mission des disciples. De tous côtés, l'Évangile dépasse, transcende le récit écrit par Marc. La connaissance de ce fait s'inscrit dans la manière dont le livre commence et dont il finit.
Dans la suite du prologue, Jean est introduit comme baptiseur et prédicateur (v. 4-8), mais sa prédication se réduit à l'annonce de la venue d'un plus fort. Le reste du prologue est consacré à l'expérience spirituelle de Jésus, son baptême et sa tentation au désert (v. 9-13). Toutefois, deux actions seulement lui sont directement attribuées, à savoir entrer en scène (v. 9) et voir l'Esprit descendre sur lui (v. 10). En fait, c'est l'Esprit Saint qui mène l'action en descendant sur Jésus, puis en le chassant au désert (v. 12) où il est tenté par Satan (v. 13). C'est la seule fois dans l'évangile de Marc que ces deux personnages jouent un rôle actif. Par la suite, ils ne sont mentionnés que dans des discours.Footnote 14 Jésus est donc situé théologiquement à la fin du prologue comme le théâtre d'une lutte entre ces puissances antagonistes.
Son identité et l'objet principal du combat qui marquera sa vie sont ainsi présentés au lecteur, sans qu'aucun des autres personnages du récit qui va suivre soient présents et donc informés. Cela donne au lecteur une longueur d'avance sur eux. Cependant, l'identité de Jésus reste malgré tout énigmatique, tout comme son activité. L'énigme naît du non-dit du texte. Que veut dire en effet que Jésus baptisera dans l'Esprit Saint (v. 8)? De plus, le prologue ne donnant aucune indication sur le contenu de sa tentation, la question demeure: qu'est-ce pour lui qu'être tenté par Satan? Quelle forme prend(ra) cette tentation? Le lecteur sait qu'il est plongé dans l'Évangile du Fils de Dieu. Mais il ne connaît pas encore son message concret, ni sa façon d'agir, ni la tournure que prendra sa vie. Et il pourrait bien être surpris par la suite du récit.
Une finale suspendue
À l'autre bout de l'évangile, le lecteur se voit confronté avec une finale suspendue et énigmatiqueFootnote 15 elle aussi. Le récit évangélique se termine en effet assez brutalement sur le silence apeuré des femmes en visite au tombeau (16.8). Cette finale brusque a d'ailleurs tellement surprisFootnote 16 que le besoin s'est fait sentir à un certain moment d'ajouter un complément qui a pris différentes formes, la plus attestée étant un résumé des récits d'apparition présents dans les autres évangiles (16,9-20). La présence du ressuscité paraît du coup beaucoup moins énigmatique et le travail du lecteur est différent. Celui-ci est en effet rassuré par le témoignage des apparitions pascales, l'envoi en mission très universaliste (à l'adresse de toute la création [v. 15]) qui les accompagne, sans oublier une promesse d'assistance du Seigneur Jésus à tous les chrétiens qui prendront cette mission en charge.Footnote 17
La finale abrupte du v. 8 est loin de ce happy end et son caractère énigmatique donne à penser qu'il s'agit d'une finale suspendue ou ouverte. Cette technique de la finale ouverte où la suite n'est pas explicitée, mais tout au plus suggérée, est bien connue des écrivains anciens. Dans ses réflexions sur l'ἀπoσιώπησις, Démétrios de Phalère souligne que la figure rhétorique de la réticence ou du silence est utilisée lorsque le fait de laisser entendre aura plus de poids et d'efficacité que l'affirmation.Footnote 18 Les effets du silence littéraire sont bien connus dans les récits courts que sont les paraboles. Mais avec les Actes des apôtres on a au moins un autre exemple d'œuvre complète du Nouveau Testament qui se termine sur une finale suspendue.Footnote 19
La finale ouverte de Marc est abrupte et surprenante d'autant que le silence apeuré des femmes (v. 8) est en contradiction avec le mandat qui leur a été confié d'annoncer aux disciples que le ressuscité les précède en Galilée (v. 7). Toutefois, le lecteur n'est pas abandonné à ses seules ressources pour prolonger le récit évangélique. En effet, trois prolepses au moins lui ont ouvert une perspective de lecture. Elles induisent l'idée que la proclamation de la Bonne nouvelle aura un avenir au-delà de la fin abrupte de l'évangile. Cet avenir ne sera certes pas facile, mais il est bien réel.
La transfiguration (9.2-9) fonctionne comme une prolepse de la résurrection de Jésus dans cet évangile qui ne comporte pas de récit d'apparition pascale.Footnote 20 Comme la résurrection, la transfiguration—tout le contexte du récit l'indique—est liée à la perspective du chemin de croix. C'est seulement après le passage par la croix et la résurrection que la gloire du Fils de l'homme dans la transfiguration pourra être divulguée, parce qu'alors tout contresens sera devenu impossible.Footnote 21 C'est pourquoi les disciples témoins se voient intimer le silence jusqu'à ce que le Fils de l'homme soit ressuscité des morts (9.9). Pour être dévoilée, la gloire de la transfiguration doit rester en tension avec la passion de Jésus.
Cette passion et la croix de Jésus coloreront d'ailleurs la prédication des disciples, comme l'indique Jésus lui-même en 13.9-13 dans une évocation anticipée de la passion qui attend les disciples. Au centre de cette nouvelle prolepse de l'au-delà du récit, il y a le devoir de prédication évangélique à toutes les nations (v. 10). Appelés à prêcher l'Évangile au-delà de la passion et de la résurrection de Jésus, les disciples sont avertis que, comme leur maître, ils devront en supporter les conséquences. Jésus les éclaire pour qu'ils envisagent lucidement les suites pénibles pour eux de cette action positive qu'est l'annonce de la Bonne nouvelle. Ils se heurteront à la même haine que celle que Jésus va rencontrer et leur seule protection sera celle de l'Esprit Saint, autre marque de la continuité entre l'œuvre de Jésus et la leur.
Une troisième prolepse est l'étrange récit de l'onction à Béthanie (14.3-9), ode à la mémoire évangélique. La prédication de l'Évangile y est à nouveau évoquée (v. 9) dans un contexte curieux, celui d'une onction funèbre anticipée de Jésus par une femme anonyme, mais dont la mémoire ne doit pas être perdue partout où l'Évangile sera proclamé dans le monde entier. Cette onction qui précède la mort bouscule la temporalité et ouvre sur un temps autre, celui des signes. Le geste symbolique du parfum perdu—gaspillé, disent certains—pour un corps voué à une mort prochaine ‘est exemplaire de la perte du corps qui, une fois enseveli, ne sera jamais retrouvé’.Footnote 22 De fait, lorsque quelques femmes viendront au tombeau de Jésus, le premier jour de la semaine, pour l'oindre, elles n'y trouveront plus son corps, dont la place sera prise par la parole de l'Évangile, le message de la résurrection du crucifié (16.1-7). À la lumière de cette interprétation, le lien paraît naturel entre le sens du parfum perdu et l'Évangile qui est proclamation dans le monde d'une parole tirée de la mort, de la perte d'un corps. Le corps de Jésus s'efface au profit d'une naissance à la parole, à une annonce heureuse par laquelle se répand dans le monde entier la parole de vie tirée de la mort.
Une nouvelle lecture est ainsi rendue possible de la finale énigmatique de 16.8, où absence littéraire n'est pas confondue avec absence théologique. Elle tient compte d'une ironie sous-jacenteFootnote 23 au verset final, car sans cette ironie le récit serait absurde. L'évangile de Marc implique une suite, mais il revient au lecteur de la construire lui-même sur la base du récit antérieur. Celui-ci a familiarisé le lecteur avec la juxtaposition de la révélation offerte par Jésus et de l'incompréhension des disciples. Cependant, jamais celle-ci n'a eu le dernier mot. Elle a en effet toujours été suivie par un nouvel enseignement de Jésus et un nouvel appel adressé aux disciples. Selon la même structure, la fin ouverte du récit de Marc appelle le lecteur à transcender l'échec de l'annonce de la résurrection par les femmes en construisant sa propre réponse. Certes, il y est aidé par les prolepses de l'au-delà du récit. Mais celles-ci ne le dépouillent pas de sa responsabilité d'écrire la suite. En ce sens, on peut dire que la finale suspendue de Marc constitue un prologue au travail du lecteur. Ce qui correspond aux théories de la lecture sur l'importance des non-dits et des blancs pour la communication. La discontinuité qu'ils créent provoque le déploiement de l'imagination du lecteur.Footnote 24 Celle-ci est particulièrement sollicitée lorsque l'œuvre se termine sur un blanc puisque le lecteur attend naturellement beaucoup de la finale pour l'aider à interpréter correctement l'ensemble de l'œuvre. L'effet de surprise passé, il reste au lecteur à donner une suite au récit en tentant de rester en consonance avec sa structure.Footnote 25
De ce point de vue, il importe de tenir compte d'un élément de rapprochement entre le début et la fin du récit. Dans le prologue, tout commence par le message d'un ἀγγɛλóς (1.2-3) qui prépare le chemin de Jésus, Christ, Fils de Dieu. Le parallélisme est frappant avec le jeune homme (νɛανίσκος) qui prépare, en l'annonçant, la rencontre avec le crucifié ressuscité qui précède en Galilée (16.5-7). Les deux messages retentissent comme des promesses que l'Évangile du Fils de Dieu révélé (1.1) et finalement ressuscité (16.6-7) va être proclamé. Par ailleurs, l'Évangile destiné après Pâques à toutes les nations (13.10), au monde entier (14.9), aura une histoire bien plus longue que celle de Jésus de Nazareth qui en constitue le commencement et le fondement originaire (ἀρχή [1.1]). C'est à la fin de la lecture de l'évangile de Marc qu'on comprend en quel sens il convient d'entendre son premier mot: le récit évangélique qui vient d'être parcouru n'est que le commencement lui-même inscrit dans une Écriture antérieure (Isaïe), et, sur ce fondement, il reste à construire. C'est l'aventure à laquelle est introduit le lecteur, celle de la mise en œuvre de l'Évangile du crucifié ressuscité dans la prédication et l'action qui constituent l'au-delà du récit de Marc. Chaque lecteur est ainsi ouvert au rôle qu'il peut jouer dans l'histoire du kérygme évangélique à l'époque de sa propre lecture, un rôle qui engage toute son existence.Footnote 26 Bref, la question pertinente après une telle finale, c'est: ‘Que va-t-il arriver dans l'histoire du lecteur qui vient d’être confronté à celle du crucifié ressuscité?'
II. l'intrigue de situation dans le second évangile
S'interroger sur l'intrigue revient à chercher le dynamisme intégrateur qui permet d'écrire une histoire complète et unifiée à partir d'une multiplicité d'éléments. L'intrigue est donc une synthèse de l'hétéroclite ‘qui intègre des événements dans une histoire, et qui compose ensemble des facteurs aussi hétérogènes que les circonstances, les caractères avec leurs projets et leurs motifs, des interactions impliquant coopération ou hostilité, aide ou empêchement, enfin des hasards’.Footnote 27 Comme l'intrigue fait le récit, il est donc primordial d'en discerner le fil rouge pour comprendre la logique du récit. Indispensable pour l'étude de la construction du personnage principal,Footnote 28 l'intrigue peut être approchée de deux points de vue qui, à mon avis, se croisent en Mc. J'analyse d'abord l'intrigue de situation, c'est-à-dire la crise que le récit va dénouer au niveau pragmatique.Footnote 29 Dans le point III, j'examinerai l'intrigue de révélation, c'est-à-dire le gain de connaissance sur le personnage principal obtenu au fur et à mesure de la progression du récit.
Du point de vue de l'action à venir de Jésus, c'est dans le prologue de Marc que l'enjeu du récit est fixé. Comme le précise Jean-Baptiste, messager envoyé par Dieu pour préparer le chemin de Jésus, ce dernier est plus fort que lui, et il baptisera dans l'Esprit Saint (1.7-8). Cette affirmation est surprenante, car Jésus n'entreprendra aucune activité baptismale au sens strict dans la suite du récit. À ce stade, l'attention du lecteur est éveillée: que signifiera dans la vie de Jésus le fait de baptiser dans l'Esprit? Quoi qu'il en soit, le lecteur le voit aussitôt après descendre sur Jésus lors de l'épisode du baptême (1.9-11) et l'Esprit envoie Jésus au désert pour entrer en combat avec Satan (1.12-13). L'énigmatique v. 13 suggère sans doute discrètement, dans une espèce de prolepse, sa victoire sur Satan.Footnote 30 Le prologue induit donc le lecteur à lire dans ce qui sera ensuite raconté de Jésus le combat entre l'Esprit Saint et Satan, l'esprit impur. Cette hypothèse de lecture se vérifie-t-elle?
Un premier élément de confirmation est la place proportionnellement considérable prise dans cet évangile par les récits d'exorcisme. À peine Jésus a-t-il appelé ses premiers disciples qu'il est immédiatement confronté à la synagogue de Capharnaüm à un ‘homme en esprit impur’. Confrontation dont Jésus sort victorieux en muselant l'esprit impur, bien que celui-ci le traite de ‘Saint de Dieu’ (1.23-28). Et il est dit par deux fois dans cette première présentation de l'activité de Jésus autour de Capharnaüm qu'il chassait de nombreux démons (1.34, 39). Dans le sommaire de 3.7-12, il est précisé également que ‘les esprits impurs, lorsqu'ils le regardaient, tombaient devant lui et criaient, disant: “Toi, tu es le Fils de Dieu” ’(v. 11), ce qui leur vaut la réprobation de Jésus qui les réduit au silence. À Gérasa, Jésus est confronté à un autre ‘homme en esprit impur’ réduit à une situation misérable dans les tombes, et de nouveau il met fin à ce mélange confusionnel et aliénant (5.1-20). Un peu plus tard, c'est la petite fille d'une païenne, une Syrophénicienne, qui est délivrée du démon par Jésus, grâce à la parole de sa mère (7.24-31). Enfin, en 9.14-29, c'est un père qui implore pour la délivrance de son fils possédé par un esprit muet et qui l'obtient. Il est à noter que l'état des personnes aliénées par un esprit impur est régulièrement dépeint comme débilitant et douloureux: vivant dans les tombes, le démoniaque de Gérasa ne cesse de crier et de se blesser avec des pierres, personne ne parvenant à l'enchaîner après de multiples essais (5.2-5), et le fils à l'esprit muet est jeté par terre, il écume, grince des dents et devient raide (9.17-18). Bien que leur situation après l'exorcisme ne soit pas décrite comme telle, tout laisse supposer que les personnes guéries retrouvent leur autonomie de sujet humain.
Ces nombreux exorcismes sont éclairés par un débat, un conflit d'interprétations en 3.22-30. C'est la première fois après le prologue qu'on retrouve mention et de l'Esprit Saint et de Satan. C'est d'ailleurs la seule fois dans le récit proprement dit que les deux sont confrontés dans un même épisode. L'objet de la discussion est de savoir d'où vient à Jésus le pouvoir de chasser les esprits impurs. Les scribes venus de Jérusalem affirment que c'est de Béelzéboul, le prince des démons. Ce qui entraîne une des plus longues répliques de Jésus dans le second évangile. Par des images il montre d'abord l'absurdité de l'accusation (v. 23-26). Ensuite, il laisse entendre que la menace de quelqu'un qui serait capable de maîtriser sa maison plane sur Satan malgré sa force (v. 27). C'est comme ‘la parabole d'un exorcisme: Satan, l'homme fort est lié, et sa maison, c'est-à-dire la personne possédée lui est enlevée’.Footnote 31 La vraie défaite de Satan ne vient pas d'une division interne dans le monde du mal, mais de la victoire d'un plus fort. Et ce plus fort, le lecteur sait depuis le récit de la tentation que c'est Jésus poussé par l'Esprit (1.12-13). C'est à cet Esprit que Jésus veut rendre les humains qu'il libère de l'emprise de Satan. Dès lors les allégations des scribes ne sont pas seulement erronées, elles constituent un blasphème contre l'Esprit Saint, celui-là même qui lui donne la force de s'opposer à Satan et de libérer des êtres humains de la puissance qui les aliène. Bref, l'opposition est totale, puisque pour les scribes tout en Jésus vient du prince des démons, et que pour Jésus leur blasphème est irrémissible.Footnote 32 C'est dire si l'enjeu est considérable, c'est effectivement la Bonne nouvelle du Règne de Dieu qui est en cause. C'est ce qu'exprime un des rares autres passages de Marc où il est explicitement question de Satan, à savoir dans l'interprétation de la parole de la semence. Le premier obstacle rencontré par ceux qui reçoivent la parole semée par le semeur, c'est Satan qui ‘enlève la parole semée en eux’ (4.15). Il apparaît comme l'ennemi le plus féroce de la parole, ‘plus rapide que toute velléité de résistance’,Footnote 33 celui qui l'empêche même de pénétrer le cœur humain et de le toucher.
L'autorité spirituelle pour chasser les démons est partagée par Jésus avec ses disciples (3.15; 6.7) dans le contexte de la mission qu'ils partagent avec Jésus en Galilée. C'est l'une des tâches constitutives de leur mission à côté de celles de prêcher et de guérir les malades (6.13). Mais, si Jésus a donné son autorité spirituelle à ses disciples, ce n'est pas une raison pour qu'ils s'en réservent le privilège, comme Jean voudrait le faire en empêchant un non disciple de pratiquer l'exorcisme au nom de Jésus. Celui-ci s'oppose à cette façon de voir qui risque de réduire les possibilités globales de lutte contre le mal.Footnote 34 En effet, celui qui ne rejette pas Jésus et qui agit bien se trouve dans la même orientation fondamentale que le groupe des disciples (9.38-40).
Dans la seconde partie de l'évangile, les exorcismes sont beaucoup moins présents et Satan n'est plus mentionné explicitement. Sauf pour réprimander Pierre lorsque, à titre personnel, il s'oppose avec virulence au chemin de la Passion annoncé pour la première fois par Jésus. Celui-ci réplique: ‘Va-t-en derrière moi, Satan, car tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes’ (8.33). L'opposition à la Passion comme voie messianique revient à s'inscrire dans une logique satanique. Certes l'annonce d'un messie souffrant, rejeté, crucifié peut paraître une folie à vue humaine, trop humaine. Mais vouloir la repousser est rejeté de manière intraitable par Jésus. Dans la suite du récit, les disciples ne s'y opposeront plus explicitement. Mais ils feront tout pour ignorer cette option qui leur est insupportable, alors même que Jésus ne cessera de la leur répéter et d'en montrer les conséquences dans leur vie de disciples.
Si on repart de l'annonce du Baptiste selon qui Jésus baptisera dans l'Esprit Saint (1.8), la suite du récit permet de comprendre que cela se réalise effectivement dans la mort de Jésus en croix. En effet, aux fils de Zébédée qui demandent les meilleures places dans le Royaume annoncé par Jésus, celui-ci répond: ‘Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que moi je bois ou être baptisé du baptême dont moi je suis baptisé?’ (10.38). En fonction du contexte des trois annonces de la Passion, la coupe renvoie sûrement métaphoriquement à la mort de Jésus. Et il en va certainement de même du baptême.Footnote 35 Ceci est encore corroboré par un certain parallélisme entre le récit du baptême de Jésus et celui de sa mort en croix. En effet, lors du baptême, les cieux se déchirent et une voix céleste dit à Jésus: ‘Tu es mon fils, le bien-aimé’ (1.11). Et à la mort de Jésus, c'est le voile du temple qui se déchire, tandis que le centurion professe la filiation divine de Jésus (15.38-39). Si le voile du temple se déchire,Footnote 36 c'est que le sanctuaire n'est plus le lieu de la présence de Dieu. Dorénavant, c'est le crucifié qui est ‘le lieu de la rencontre avec Dieu’.Footnote 37 C'est la vue de Jésus rendant l'esprit dans le dépouillement et dénué de pouvoir qui provoque la confession du centurion. À l'heure de sa mort, Jésus, malgré un cri d'abandon, n'utilise pas sa puissance salvifique à son propre profit même si ses adversaires le lui ont suggéré dans une ultime tentation. ‘Jésus meurt en qualité de Fils de Dieu—dans une telle mort, il se révèle Fils de Dieu’.Footnote 38 Cette conviction correspond bien au dénouement de l'intrigue pour le narrateur. Toutefois, il n'exprime pas sa conviction de façon directe. Par le biais du centurion, il recourt à une communication indirecte qui amène le lecteur ‘à s'interroger personnellement sur sa relation au Crucifié, et à déduire de lui-même ce que l'auteur désirait lui transmettre’.Footnote 39
Sur l'arrière-fond de cette intrigue de situation fondamentale de conflit entre les logiques de Satan et de l'Esprit Saint, un autre conflit joue un grand rôle dans le second évangile, à savoir entre Jésus et les autorités surtout religieuses.Footnote 40 Effectivement, dès le chapitre 2, les deux points de vue sont confrontés dans une série de controverses, et celles-ci culminent dans un conseil entre pharisiens et hérodiens pour le faire périrFootnote 41 (3.6). Les controverses se poursuivent en 7.1-23 et en 12.13-44. Le dessein meurtrier se confirme après l'intervention violente de Jésus dans le temple: ‘Les grands-prêtres et les scribes en entendirent parler et ils cherchaient comment ils le feraient périr. Car ils le craignaient parce que toute la foule était frappée d’étonnement à son enseignement' (11.18). En 14.1 enfin, les mêmes personnes mettent en branle le processus d'arrestation et de condamnation avant de céder Jésus à Pilate pour l'exécution. En même temps, Jésus est conscient du caractère fondamental du conflit entraîné par ses prises de position en actes et en paroles. Il sait où cela le mène et il annonce ouvertement à trois reprises que, rejeté par les grands-prêtres et les scribes, il sera livré et mis à mort (8.31; 9.31; 10.33-34). Tout le récit mène donc à la croix sur laquelle il culmine. Dans le bref récit final de la visite matinale au tombeau (16,1-8), il est d'ailleurs significatif que le jeune homme annonce la résurrection du ‘crucifié’ (v. 6).
Il est un dernier aspect qui mérite l'attention. C'est l'opposition entre Jésus et les pharisiens sur la stratégie à adopter dans le combat contre l'impureté. En effet, si Jésus s'oppose constamment aux esprits impurs, il n'entre pas pour autant dans la logique du système de pureté mis en valeur en particulier par les pharisiens. Ceux-ci le conçoivent comme un système de protection: il faut prévenir l'impureté en évitant ce qui en est source. Cela induit une stratégie passive ou défensive. Il faut prendre ses précautions pour ne pas entrer en contact avec l'impur. Si malgré tout cela arrive, les préceptes de purification précisent comment retrouver l'état de pureté. En revanche, Jésus n'hésite pas entrer en contact avec de multiples sources d'impureté telles qu'un lépreux (1.40-45), une femme atteinte d'un flux de sang (5.25-34), une légion de démons en terre païenne (5.1-20). Il déploie une stratégie offensiveFootnote 42 où il apparaît comme une source de sainteté, une force sanctifiante qui écarte l'impureté contagieuse et chasse les esprits impurs. Une sainteté qui est transmissible et combative est liée en Mc avec la venue sur terre du règne de Dieu.Footnote 43
III. L'intrigue de révélation du second évangile
Il était important de mettre d'abord en relief l'intrigue de situation du récit de Marc. Elle se double d'une intrigue de révélation encore plus apparente, mais qu'il ne convient pas d'isoler.Footnote 44 Comment celle-ci se développe-t-elle? Il est possible de l'étudier à partir de l'examen des questions directes posées sur l'identité de Jésus et à partir de l'évolution dans les manières de le désigner, ce que l'on appelle couramment les titres christologiques.
Dans cette intrigue de révélation, le début et la fin du récit ont une pertinence toute particulière. L'incipit de Mc 1.1 est particulièrement dense: ‘Commencement de l’évangile de Jésus, Christ, Fils de Dieu'.Footnote 45 C'est une révélation au seul lecteur, les personnages du récit n'étant pas encore en place. Il sera intéressant de voir comment la suite traitera les figures de Christ et Fils de Dieu. À la fin du récit, ce n'est cependant aucun de ces deux titres qui est repris dans l'annonce de la résurrection. Jésus y est identifié comme Nazarénien et surtout comme le crucifié, dont le jeune homme vêtu de blanc dit qu'il est ressuscité et qu'il précède les disciples en Galilée (16.6-7). Comment le récit fait-il passer de la désignation de ‘Christ, Fils de Dieu’ à ‘crucifié, ressuscité’? Quelle est la portée de ce déplacement?
Les points de vue des différents acteurs du récit sur Jésus sont multiples et il n'est pas rare que des interprétations différentes s'affrontent. Pour partir du point de vue le plus général, les gens du peuple sont frappés par l'autorité de l'enseignement de Jésus et ils notent la différence avec celui des scribes (1.22), d'autant que même les démons lui obéissent (1.27). Aussi le considèrent-ils comme un prophète (6.15; 8.28), voire plus précisément comme Élie (6.15; 8.28). Telle n'est certainement pas la manière de voir du narrateur qui identifie plutôt implicitement Jean Baptiste, celui qui prépare le chemin du Seigneur, avec Élie (1.6-7; 9.13). Pour sa part, Hérode voit en Jésus un Jean Baptiste redivivus (6.16), ce que certains dans la foule semblent avoir repris (8.28). Si cette dernière identification apparaît comme un fantasme de culpabilité d'Hérode, en revanche, Jésus ne semble pas avoir repoussé l'idée qu'il est un prophète. En effet, celle-ci se trouve corroborée lorsque Jésus compare son rejet par ses concitoyens de Nazareth au mépris que connaît inéluctablement un prophète dans sa patrie (6.4). Mais c'est dit en passant, sans plus. C'est sans doute une variante de ce rejet par les proches que l'on constate dans l'attitude de la famille de Jésus, pour qui celui-ci a perdu la tête (3.21). Ce jugement radical et inattendu surprend. Peut-être est-il motivé par la distance prise par Jésus à l'égard de sa parenté de sang au profit de sa famille spirituelle (3.31-35)?
De leur côté, les scribes le perçoivent comme un blasphémateur, lui qui s'arroge le pouvoir de pardonner les péchés, pouvoir réservé à Dieu (2.6-7). Les scribes de Jérusalem le considèrent, eux, comme un être satanique, possédé par un esprit impur (3.22-30). C'est le conflit des interprétations le plus tranchant, puisque l'affirmation des scribes est traitée par Jésus de blasphème contre l'Esprit Saint et de péché irrémissible. On soupçonne en tout cas que leur accusation les conduit ultimement à vouloir sa mort.
Quant aux esprits impurs,Footnote 46 ils l'interpellent comme Saint de Dieu (1.24) Fils de Dieu (3.11) ou Fils du Dieu très-haut (5.7). Mais ils se voient aussitôt soit réduits au silence (1.25; 3.12), soit congédié (5.8, 12-13). Quel crédit en effet donner à des qualifications attribuées par des puissances aliénantes qui réduisent de pauvres humains à l'état d'épaves dépourvues de leur autonomie de sujet? Même si les termes utilisés pourraient être ceux d'authentiques confessions de foi, l'action perverse de ceux qui les prononcent disqualifient ces titres ou plus exactement le sens qu'ils leur donnent.
Les disciples abordent le plus souvent Jésus sous le titre de rabbi (9.5; 11.21; 14.45) ou de maître (4.38; 9.38; 10.20, 35; 13.1) ou encore ils l'appellent ainsi (14.14). Jésus est aussi abordé sous ce titre par des personnages secondaires dans le cadre d'une demande (5.35; 9.17; 10.17), mais aussi par des pharisiens, des hérodiens, des sadducéens et des scribes qui lui tendent un piège (12.14, 19, 32). Bref, cette désignation n'est guère spécifique ni très engageante. Un titre plus solennel est donné par Pierre parlant au nom des disciples. C'est celui de Christ lors de la confession de Césarée (8.29). C'est le sommet de la première partie. Après que les disciples se soient posé beaucoup de questions sur l'identité de Jésus et qu'ils aient souvent fait preuve d'incompréhension, ils finissent par reconnaître la messianité de leur maître. C'est certainement positif du point de vue du narrateur si l'on se rappelle que c'est le premier titre donné à Jésus dans l'incipit de l'évangile. Toutefois reste à vérifier en quel sens ils entendent cette messianité et Jésus va s'employer par la suite non sans mal à corriger leur façon de l'envisager.
Enfin, Jésus lui-même utilise le titre Fils de l'homme comme auto-désignation.Footnote 47 Dans la première partie de l'évangile, c'est pour affirmer son autorité et pour justifier son action controversée, soit de pardonner les péchés (2.10), soit de guérir un jour de sabbat (2.28). Il est par ailleurs remarquable que ce titre Fils de l'homme n'est jamais employé par quelqu'un d'autre que Jésus et que ce titre n'est jamais contesté par qui que ce soit. C'est d'autant plus frappant que, dans le récit marcien, pratiquement tous les autres titres sont contestés au moins sous certains de leurs aspects. Qu'on se rappelle les réserves émises par Jésus lorsque les esprits impurs le traitent de Saint de Dieu ou de Fils de Dieu. Le titre de Christ prononcé par Pierre est lui-même ambigu. Il est frappant que, lors de la comparution devant le sanhédrin, le grand-prêtre reprenne les titres de Christ et de Fils du Béni pour interroger Jésus (14.61). Tout en les nuançant par une phrase sur le Fils de l'homme, Jésus accepte ces titres,Footnote 48 ce qui entraîne sa condamnation à mort (14.62-64). La précision apportée par Jésus est importante, car le titre messianique n'est acceptable que relu à la lumière de son enseignement sur le Fils de l'homme. Certes il y est quelquefois question du rôle eschatologique du Fils de l'homme (8.38; 13.26; 14.62). Mais la note tout à fait dominante est celle du Fils de l'homme souffrant. C'est d'abord le titre clé repris dans chacune des trois annonces de la Passion (8.31; 9.31; 10.32-33). Jésus insiste en 9.12 sur la conformité de la souffrance du Fils de l'homme avec les Écritures. Un peu plus tard, la demande incongrue des fils de Zébédée de siéger l'un à droite et l'autre à gauche de Jésus dans sa gloire lui fournit l'occasion d'insister sur le service. Et la justification de leur vocation à servir plutôt que de vouloir dominer comme ceux qui pensent commander aux nations est: ‘Car le Fils de l'homme aussi n'est pas venu pour être servi, mais servir et donner sa vie en rançon pour la multitude’ (10.45). Il est difficile d'être plus clair. Dans le récit de la Passion proprement dit, le titre Fils de l'homme sera encore employé par Jésus rappelant qu'il est livré aux mains des pécheurs (14.21, 41). Par ailleurs, après le récit de la Transfiguration, Jésus recommande le silence à ses trois témoins jusqu'à la résurrection du Fils de l'homme (9.9). Et le narrateur précise en 9.10 que les disciples ne comprennent pas, bien que Jésus leur ait déjà annoncé la Passion et la résurrection du Fils de l'homme (8.31). Cela s'explique sans doute parce qu'il leur est difficile de penser la résurrection dans la perspective de la croix. En effet, la résurrection du Fils de l'homme indique en creux le passage par la mort du Messie. La difficulté est d'accepter la révélation paradoxale représentée par l'itinéraire de Jésus. À savoir que la révélation n'est ni dans la puissance sans faiblesse, ni dans la faiblesse sans puissance, mais bien dans le paradoxe entre les deux. Si les disciples doivent momentanément se taire, c'est qu'il ne doit pas y avoir ‘de divulgation avant d’être certain que tout contresens est devenu impossible'.Footnote 49
Le récit de la guérison de l'aveugle Bartimée (10.46-52) offre une confirmation paradoxale de ce point de vue. En effet, Bartimée interpelle à deux reprises Jésus sous l'appellation Fils de David, un titre lié au messianisme royal et habituellement utilisé dans une perspective nationaliste. Toutefois, alors que Jésus s'est montré méfiant à l'égard du titre Christ à cause de son ambiguïté, il ne rabroue pas Bartimée. Au contraire, celui-ci apparaît comme l'auteur de ‘la première reconnaissance publique et non repoussée de Jésus comme Messie’.Footnote 50 C'est un signe de ce que, pour le narrateur, les titres messianiques (Christ, Fils de David) peuvent être rejetés ou être acceptés selon les circonstances. La condition pour qu'ils aient un sens positif est qu'ils intègrent la perspective de la Passion mise en valeur par les paroles décisives sur ce que devra souffrir le Fils de l'homme. La confession de Bartimée satisfait cette condition, ce que l'évangéliste signale discrètement en soulignant la foi de l'aveugle, sa persévérance lorsque la foule veut le décourager, et surtout le fait qu'il suit Jésus sur le chemin qui, dans le contexte, ne peut être que le chemin de Jérusalem et de la Passion.
L'examen de l'emploi du titre Fils de Dieu dans le second évangile confirme, lui aussi, cette trame de l'intrigue de révélation.Footnote 51 Il a été montré que le titre Christ posé par le narrateur dès l'incipit n'a été confirmé positivement que par Pierre à la fin de la première partie, sous réserve qu'il y intègre la perspective du Fils de l'homme souffrant.Footnote 52 Posé également dès l'incipit, le titre Fils de Dieu ne sera confirmé positivement par un être humain qu'à la fin de la seconde partie. C'est la confession du centurion romain à partir de sa vision de Jésus en croix (15.39). Entre les deux, le titre est utilisé cinq fois. D'abord, lors du baptême de Jésus, une voix des cieux le caractérise comme Fils bien-aimé, objet de la complaisance divine. Formulée à la deuxième personne du singulier et donc réservée à Jésus, cette parole le confirme dans son combat spirituel contre Satan. Viennent ensuite les cris des esprits impurs (3.11) et de ‘l'homme en esprit impur’ à Gérasa (5.7). Mais les premiers sont réduits au silence et l'esprit impur est muselé dans le second cas, signe que leur confession est inadéquate. On retrouve la voix céleste lors de la Transfiguration: ‘Celui-ci est mon Fils, le bien-aimé, écoutez-le’ (9.7). L'affirmation est cette fois conjuguée à la troisième personne et elle est adressée à Pierre, Jacques et Jean invités à écouter Jésus. Or, l'enseignement antérieur de Jésus, c'est la première annonce de la Passion et ses conséquences sur la condition de disciple (8.31-9.1). Et les trois disciples ne doivent rien dire de la révélation reçue avant que le Fils de l'homme ne soit ressuscité des morts (9.9). L'indication est claire: la filiation divine de Jésus n'est comprise correctement que si elle intègre sa Passion. La parole est ensuite aux opposants de Jésus, avec le grand-prêtre qui lui demande s'il est le Christ, le Fils du Béni (14.61), et qui juge sa réponse positive comme passible de mort. C'est après celle-ci que, pour la première fois un être humain, le centurion, utilise le titre de façon positive envers Jésus qu'il vient de voir mourir en croix. Le prolongement ultime dans l'évangile est l'affirmation que le Nazarénien crucifié est ressuscitéFootnote 53 (16.6). Du point de vue de la progression narrative, c'est le point culminant.Footnote 54 Le fait que le climax christologique se trouve exprimé non par un substantif, mais par un verbe au participe parfait (ἐσταυρωμένον) est sans doute la meilleure manière de signifier que l'identité de Jésus est définitivement inséparable de cette ‘action’. Celle-ci est l'indispensable grille d'interprétation de tous les titres utilisés dans l'évangile et du sens de la vie du Nazarénien.
IV. Secret messianique ou christologie de type ‘mystique’?
Il y a plus d'un siècle, William WredeFootnote 55 relevait trois éléments caractéristiques de la rédaction de Marc: les nombreuses injonctions de Jésus intimant le silence sur son identité (1.25, 34, 43-45; 3.12; 5.43; 7.36; 8.26, 30; 9.9) et son désir d'incognito (7.24; 9.30-31); le motif de l'incompréhension des disciples (4.13, 40-41; 6.50-52; 7.18; 8.14-21; 9.5-6, 19; 10.24; 14.37-41); la présentation de l'enseignement de Jésus comme énigmatique et mystérieux (4.10-13, 33-34) et le fait qu'il le réserve pour une part à ses disciples en privé ou à la maison (4.10-13; 7.17-18; 9.28-29; 10.10-12). Sur la base de ces observations pertinentes, Wrede a construit la théorie du secret messianique qu'il considère comme l'explication de la rédaction de Marc. La maladresse, par exemple, de certaines injonctions de silence tout à fait impraticables, suggère l'artifice littéraire. En fait, Marc aurait utilisé ces divers motifs pour camoufler le fait que Jésus n'avait pas été perçu, et encore moins pensé, comme Messie de son vivant, mais seulement après sa mort, suite aux expériences pascales. C'est seulement la foi pascale qui aurait amené à la conviction que Jésus est le Messie et qu'il l'a toujours été. Il ne fait guère de doute que les expériences pascales ont en effet provoqué une nouvelle compréhension et une relecture de la vie antérieure de Jésus. Mais est-il justifié d'en déduire que Marc aurait imposé aux matériaux traditionnels une théorie théologico-littéraire du ‘secret messianique’?Footnote 56 Bien qu'elle ait été longtemps défendue comme clé d'interprétation principale du second évangile, cette explication d'un stratagème littéraire motivé par des préoccupations apologétiques paraît anachronique. Non que l'idée d'un mystère ne soit pas présente en Marc. Mais son sens et sa portée pour le lecteur sont, à mon avis, d'une autre nature.
Sur base d'observations très semblables—injonctions de silence, multiples interrogations, incompréhension et opposition des disciples, étonnement, stupeur—une autre compréhension théologico-littéraire de Mc est possible, comme le montrent diverses interprétations récentes.Footnote 57 Ainsi, Yvan Bourquin parle d'une théologie de la fragilité,Footnote 58 tandis que Settimo Cipriani évoque une christologie de la stupéfaction, de l'étonnement.Footnote 59 Ces deux approches me paraissent tout à fait pertinentes. L'interprétation que je propose est très proche d'une christologie de l'étonnement propre à déstabiliser le lecteur de toute certitude trop facile, tout en le stimulant à percer le mystère de ce personnage fascinant et énigmatique non de manière intellectuelle, mais en le suivant sur le chemin. Ce n'est pas cette christologie qui a le plus attiré les chrétiens du début et les Pères de l'Église, puisque des quatre évangiles Marc est celui qu'ils citent le moins. Sans doute ont-ils été plus attirés par des christologies plus explicites et mieux circonscrites. En revanche, dans la situation actuelle en Occident, la christologie de Mc, plus de type ‘mystique’, pourrait bien retrouver une place plus grande dans les élaborations théologiques.
Les pages qui précèdent ont mis en valeur le rôle des disciples de Jésus au fil du récit. Compagnons de la première heure, ils suivent Jésus sur son chemin. Mais leur incompréhension est grande malgré tout et leur opposition au chemin de la Passion entraîne leur fuite au moment décisif (14.50), sans parler de la trahison de Judas ou du reniement de Pierre. Parmi tous les personnages évangéliques, c'est pourtant d'eux au titre de disciples qu'on peut attendre la meilleure perception christologique. Jésus précise d'ailleurs que ‘le mystère du Règne de Dieu leur est donné’ (4.11). L'expression est curieuse. Elle n'a d'ailleurs pas été reprise telle quelle dans les parallèles synoptiques (Mt 13.11; Lc 8.10) qui parlent plutôt d'un don de connaissance et l'appliquent aux mystères au pluriel, comme le veut l'usage courant. En Mc, ce n'est pas une connaissance parfaite incluant les mystères qui est donnée et il ne s'agit donc pas d'un processus d'initiation. Bref, le don du mystère ne signifie pas la révélation d'un nouveau contenu de savoir. Il n'abolit pas la déficience des disciples au plan de la connaissance et il n'empêche pas l'incompréhension (4.13). Mais eux, ils ont au moins conscience de l'existence du mystère, ce qui les ouvre au questionnement et d'abord à se mettre en question eux-mêmes comme auditeurs. Ils sont éveillés à un mystère qui les dépasseFootnote 60 et qui requiert pour être accueilli moins de chercher des explications que de parvenir à un ‘entendement approprié’.Footnote 61
S'il entre dans la condition de disciple, le lecteur peut aussi recevoir le don du mystère, y être éveillé. À la fin de Mc, une porte est ouverte sur l'avenir à travers l'annonce que le crucifié ressuscité précède les disciples et Pierre en Galilée (16.7). La possibilité d'un rebondissement est ainsi ouverte. Mais cette éventualité sort du cadre du récit. Elle est donc laissée à la libre interprétation du lecteur. Tout a été mis en place pour que ce dernier remette en question sa propre compréhension et reste, comme disciple, dans un état de veille permanent. Il perçoit combien Jésus et le Règne qu'il annonce sont insaisissables. Nul ne peut épuiser la connaissance de Jésus; son identité échappe à toute prise.
Il me semble pouvoir dire que Marc est proche de la perspective mystique.Footnote 62 En ce sens qu'il est impossible de cerner le mystère, de le comprendre totalement, alors même que ce mystère est un don très important fait aux disciples, et à travers eux au lecteur, par différence avec ceux du dehors à qui tout arrive en énigmes (4.13). Le mot mystique est employé ici en fonction de quelques éléments repris à des réflexions de Michel de Certeau. Celui-ci présente la littérature mystique comme ‘l’épreuve, par le langage, du passage ambigu de la présence à l'absence'Footnote 63 ou encore comme une déconstruction du dedans des valeurs religieuses tenues pour essentielles,Footnote 64 comme un ‘travail d'apurement négatif’.Footnote 65 Si, comme le souligne, cet auteur, l'oxymore est un trope exemplaire du langage mystique,Footnote 66 cela renforce mon hypothèse sur Mc. En effet, Yvan Bourquin, a bien mis en relief l'importance de l'oxymore implicite chez Marc.Footnote 67 Toute sa présentation d'un Messie souffrant en est déjà un et non des moindres.Footnote 68 L'oxymore viole le code de manière particulière, la contradiction y étant ‘paradisiaquement assumée’.Footnote 69 C'est un déictique qui montre ce qu'il ne dit pas et qui taille dans le langage la place d'un indicible.Footnote 70 Le programme mystique serait bien énoncé dans la phrase paulinienne ‘devenir fou pour devenir sage’ (1 Co 3.18). Le récit marcien fonctionne comme une subtile invitation à quitter ses évidences premières pour entrer dans un nouveau monde, celui de Jésus, Christ, Fils de Dieu, Fils de l'homme venu pour servir, crucifié ressuscité. Ce nouveau monde est aussi celui du Règne de Dieu qui vient là où les premiers sont derniers et où celui qui veut sauver sa vie la perd. C'est un monde marqué par l'épreuve d'un manque et par l'impossibilité à savoir et à dire caractéristiques de la mystique.Footnote 71
La différence est sensible avec l'évangile de Jean qui relève plutôt, selon Yves-Marie Blanchard, de la mystagogie: ‘La christologie johannique est tout sauf la reconstitution d'un passé historique: elle est, à proprement dire, “mystagogie”, introduisant l'homme croyant à la pleine conscience de sa condition de “chrétien”, lui-même Christ, fils envoyé du Père: “Je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître; je vous appelle amis parce que tout ce que j'ai entendu de mon Père, je vous l'ai fait connaître. Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, mais c'est moi qui vous ai choisis et établis, pour que vous partiez et portiez du fruit et que votre fruit demeure” (15.15-16)’.Footnote 72 Dans une telle perspective, Jean écrirait pour initier à la connaissance des mystères, mais non sans ironie. Marc, pour sa part, souligne à la fois que le mystère est donné, mais qu'il échappe à toute possession cognitive. Il engage plutôt sur un chemin à emprunter avec le crucifié ressuscité, celui qui précède le disciple en Galilée.