Plusieurs travaux situés au croisement du droit et de la science politique (à commencer par Scheingold Reference Scheingold1974) ont montré l’importance de la « politique des droits » dans le contexte étatsunien, entendue comme le fait, pour les mouvements sociaux, de s’appuyer sur les tribunaux pour faire reconnaître de nouveaux droits et ainsi réduire les inégalités. Les droits des travailleurs, des femmes, et de différentes « minorités » se sont ainsi accrus, depuis les années 1960, grâce à l’« activisme » judiciaire des mouvements sociaux (voir par exemple : Bagenstos Reference Bagenstos2009; McCann Reference McCann1994). L’adoption de la Charte des droits et libertés et son inscription dans la Constitution, en 1982, a conduit plusieurs observateurs (notamment Epp Reference Epp1996; Manfredi Reference Manfredi2001) à considérer que le Canada se rapprochait de son voisin du Sud, s’agissant, précisément, du rôle croissant de la Cour suprême dans la promotion des droits. Significativement, les féministes canadiennes anglophones, inspirées par celles des États- Unis, ont fortement investi l’arène judiciaire pour faire avancer leurs revendications (Manfredi Reference Manfredi2004).
La province du Québec fait exception à cet égard, puisque son mouvement féministe, notamment du fait de son assise populaire, a peu utilisé la judiciarisation, adoptant plutôt une stratégie de lobbying à l’égard des législateurs (Revillard Reference Revillard2007). Unique au sein de la fédération canadienne, la loi québécoise sur le patrimoine familial (adoptée en 1989), qui impose aux couples mariés de partager par moitié leurs principaux biens au moment du divorce, est un exemple majeur de cette entreprise féministe de réforme législative. L’affaire dite Éric c Lola, qui, depuis 2009, nourrit le débat public sur les droits conjugaux, paraît donc étonnante pour qui a en tête tant le recours aux tribunaux par les féministes ailleurs en Amérique du Nord que les mobilisations législatives des féministes québécoises.
Rappelons brièvement l’objet et le déroulement de cette affaire. En 2002, un milliardaire québécois et sa conjointe se séparent. Cette dernière, qui s’est consacrée à l’éducation de leurs trois enfants durant la vie commune, demande en justice que des droits semblables à ceux d’une ex-épouse lui soient reconnus et met en cause, pour ce faire, la constitutionnalité de plusieurs dispositions du Code civil du QuébecFootnote 1. En d’autres termes, c’est une personne privée, cherchant à obtenir réparation pour elle-même, qui mobilise ici un argumentaire en termes de droitsFootnote 2. Ses avocat-e-s ont en effet contesté les lois québécoises en s’appuyant sur l’article 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, relatif au droit à l’égalité et qui balise la lutte contre les discriminations. Arguant que les inégalités financières entre conjoints de fait ne peuvent être compensées au moment de la séparation en l’état actuel du droit civil québécois, ils demandent que soit reconnue, en cette matière, l’égalité entre conjoints de fait et couples mariés. Cette contestation du Code civil conduit le gouvernement du Québec (par l’intermédiaire de son Procureur Général) à devenir partie à l’affaire, aux côtés d’« Éric » et contre « Lola » : dès lors, ce litige cesse d’être strictement interindividuel pour mettre en jeu la politique provinciale quant à la conjugalité. Il est jugé en première instance en 2009Footnote 3, en appel en 2010Footnote 4 et par la Cour suprême en 2013Footnote 5.
En première analyse, cet usage de la rhétorique des droits est aussi éloigné de l’association entre judiciarisation des droits et mouvements sociaux que de la stratégie législative des féministes québécoises. Certes, la dimension militante n’est pas complètement absente de cette cause : A-F. Goldwater et M-H. Dubé, les deux premières avocates de « Lola », sont connues pour avoir contribué à la reconnaissance du mariage entre personnes du même sexeFootnote 6, et utilisent cette affaire, aux côtés d’autresFootnote 7, pour dénoncer les injustices de genre du droit familial provincial. En ce sens, leur « activisme civique » (Israël Reference Israël2001) se rattache à la pratique du « cause lawyering » (Sarat et Scheingold Reference Sarat and Scheingold1998), répandue aux États-Unis. Cependant, peu de féministes québécoises se sont mobilisées dans cette cause. Elles n’ont pas œuvré à la mise à l’agenda législatif de ce sujet, pas plus qu’elles n’ont soutenu la plaignante devant la justice, seulement appuyée par la Fédération des Associations de Familles Monoparentales et Recomposées du Québec (FAFMRQ), laquelle défend d’ailleurs les droits des enfants plus que ceux des femmes—en l’espèce, le droit des enfants à être élevés dans les mêmes conditions quel qu’ait été le statut matrimonial de leurs parents. Il faut dire que les féministes québécoises ont longtemps été divisées au sujet des conjoints de fait, hésitant entre l’impératif de compensation des inégalités et la reconnaissance de la liberté pour les femmes d’échapper à l’institution patriarcale du mariageFootnote 8.
Cet article propose d’examiner la singularité de cette affaire, qui déroge aux analyses habituelles du changement social en matière de droits des femmes. Le cadre théorique de la « politique des droits » est certes imparfait pour rendre compte de ce litige, en l’absence de mobilisation sociale d’ampleur. Mais il a ceci de pertinent qu’il invite à interroger les conditions de succès des stratégies judiciaires pour la réduction des inégalités. Observant que les travaux relevant de cette approche oscillent entre la valorisation des stratégies judiciaires comme levier de changement social et leur dénonciation comme perpétuation des mécanismes de domination, Robin Stryker (Reference Stryker2007) estime que l’« activisme judiciaire » a d’autant plus de chances de réussir que les mouvements sociaux parviennent à s’allier avec une partie des élites pour faire valoir les droits des groupes désavantagés. Dans le cas qui nous préoccupe, le succès judiciaire n’a pas été au rendez-vous : la Cour suprême a conclu que le Code civil du Québec porte effectivement atteinte au droit à l’égalité, mais que cette limite est raisonnable, au regard de la légitimité de l’Assemblée nationale à reconnaître un autre principe de justice, celui du « libre choix » des conjoints à déterminer leur statut matrimonial. Justifiant apparemment le statu quo, cette décision a tout de même eu un effet de mise à l’agenda (Hogg et Bushell Reference Hogg and Bushell1997) : trois mois après le verdict, le ministre québécois de la Justice a constitué un comité consultatif en droit de la famille, chargé de conseiller le gouvernement sur l’opportunité de réformer celui-ci. Par conséquent, l’analyse du succès ou de l’échec des stratégies judiciaires en matière de changement social ne peut se faire à l’aune des seules décisions des tribunaux; elle ne peut d’ailleurs être réduite aux seuls usages émanant des mouvements sociaux. Nous proposons donc d’analyser cette affaire comme porteuse d’une dynamique de progressive mobilisation des élites, qui ont participé au cours du litige à faire émerger de nouveaux cadres cognitifs et moraux, rendant pensable le changement social en l’absence même de forte mobilisation militante.
Pour ce faire, nous considérerons un autre pan de la littérature, nourri par l’analyse de grands procès historiques français (ceux de Calas et Dreyfus, en particulier), qui étudie la « forme affaire » en tant que processus de montée en généralité morale et cognitive, par lequel la dénonciation d’une injustice privée devient publiqueFootnote 9 pour obtenir réparation (Boltanski et Claverie Reference Claverie and Boltanski2007). Au cours de la procédure, deux droits constitutionnels se trouvent ainsi mobilisés, celui de l’égalité entre conjoints mariés et non mariés et celui assurant aux provinces leur capacité à légiférer dans leur champ de compétences. Pour comprendre comment ces principes de justice alternatifs sont construits, défendus et avec quel degré de succès ils acquièrent reconnaissance, notre analyse reprend l’idée selon laquelle « le cours des affaires peut être modélisé sous la forme d’une succession d’épreuves » (Boltanski et Claverie Reference Claverie and Boltanski2007, 440). Au cours de celles-ci, les acteurs s’affrontent en se référant à un « principe supérieur commun », argument à portée générale qu’ils opposent à leur interlocuteur pour emporter l’adhésion (Boltanski et Thévenot, Reference Boltanski and Thévenot1991). Et ces épreuves « débordent du prétoire » (Kalifa Reference Kalifa2007, 199). Ainsi, l’affaire Éric c Lola se noue au croisement de quatre espaces sociaux, qui forment autant de lieux où se forgent de nouveaux cadres pour l’appréhension des droits des couples non mariés : l’arène judiciaire, bien sûr, mais aussi la scène politique provinciale, sur laquelle l’affaire se poursuit à présent; le monde académique, des universitaires ayant agi comme expert-e-s devant les tribunaux, conseillant à présent pour certains le gouvernement; l’espace médiatique enfin, la couverture de la dispute ayant été soutenue. L’analyse simultanée de ces différents espaces permet de comparer les discours juridiques, académiques et journalistiques sur les droits des conjoints de fait et d’observer les luttes de définition du problème entre ces trois fractions des élites, disposant de ressources et de légitimités différentes pour peser sur sa mise à l’agenda (Gilbert et Henry Reference Gilbert and Henry2012). Nous faisons plus précisément l’hypothèse que la montée en puissance de la référence aux droits, et l’origine judiciaire de l’affaire, donnent un poids particulièrement fort aux arguments juridiques, lesquels cadrent—en partie tout du moins—le traitement par les autres types d’acteurs.
Pour étudier cet enchâssement des discours et rendre compte des luttes entre acteurs dont il témoigne, plusieurs types de données seront mobilisés. Tout d’abord, les documents liés à la procédure judiciaire—rapports d’ « expert-e-s » en première instance, jugements de la Cour supérieure, de la Cour d’appel et de la Cour suprême, mémoires déposés en Cour suprêmeFootnote 10—et l’enregistrement de l’audience en Cour suprêmeFootnote 11. Nous avons par ailleurs réalisé des entrevues avec cinq des huit « experts » ayant déposé des rapports (cf. infra), portant sur leur sollicitation et leurs relations avec les avocat-e-s des parties, ainsi que le travail concret de réalisation des expertises. S’agissant de l’espace politique, les extraits des débats parlementaires cités au cours des procédures, ainsi que les documents gouvernementaux faisant suite à l’arrêt de la Cour suprême ont été pris en compte. Enfin, le traitement médiatique de l’affaire a donné lieu au dépouillement systématique de onze quotidiens québécoisFootnote 12 de janvier 2009 à juillet 2013. Celui-ci a permis de constituer un corpus de 476 articlesFootnote 13, qui ont été codés en fonction de leur date de parution, de leur journal d’origine, de leur auteur-e, des thèmes apparaissant dans leur titre, de la présence en leur sein d’interviewé-e-s, ainsi que de la citation d’extraits de jugements.
Ce matériau nous permettra d’abord d’étudier les circulations de l’affaire entre l’espace judiciaire et l’espace politique. Inscrite dans le débat plus large sur les effets de la Charte canadienne des droits et libertés sur l’équilibre des pouvoirs, la contestation judiciaire du Code civil du Québec a conduit à discuter la capacité du Québec à adopter une politique des droits originale au sein du Canada—cette province étant la seule à ne pas reconnaître d’obligation alimentaire entre conjoints de fait. Ainsi que nous le montrerons ensuite, l’opposition entre « droit à l’égalité » et « libre choix » s’est articulée aux lignes de fracture internes au monde académique, entre juristes et spécialistes de sciences sociales, mais aussi, dans ce dernier groupe, entre quantitativistes et qualitativistes. Quant à la presse écrite quotidienne, elle se présente comme un espace de lutte entre plusieurs qualifications de l’affaire, depuis sa discréditation sous le sceau de l’exceptionnalité des protagonistes jusqu’à sa généralisation comme « débat de société », concernant les 1,2 million de Québécoises et Québécois qui vivent dans cette forme d’unionFootnote 14.
De Québec à Ottawa : les allers retours de l’affaire politico-judiciaire
Cette affaire ranime le débat sur les effets politiques et judiciaires de la reconnaissance des droits fondamentaux. Porté par le gouvernement fédéral libéral de P.-E. Trudeau, l’enchâssement de la Charte des droits et libertés dans la Constitution s’est fait sans l’accord du Québec. Depuis lors, plusieurs acteurs provinciaux voient l’« activisme » de la Cour suprême, permis par la Charte, comme un facteur de centralisation, consolidant la communauté canadienne au détriment de l’identité provinciale (Woehrling Reference Woehrling2005, 113–14), notamment de sa tradition juridique civiliste héritée de la colonisation française. En particulier, les féministes québécoises, qui ont revendiqué sans succès, au début des années 1980, la totalité de la compétence provinciale sur le droit familialFootnote 15, sont restées à l’écart des stratégies judiciaires lancées par leurs consœurs du reste du Canada, en raison même de ce désaccord constitutionnel et de leurs affinités nationalistes (Revillard Reference Revillard2007). En impliquant la plus haute instance judiciaire canadienne sur le terrain du droit de la famille, l’affaire Éric c Lola peut être considérée comme un observatoire des relations entre le pouvoir politique provincial et le pouvoir judiciaire fédéral, sur le terrain des droits. Dans quelle mesure se traduit-elle effectivement par un renforcement du pouvoir judiciaire pancanadien au détriment des prérogatives politiques provinciales ?
Des juges pour l’égalité, des députés pour le libre choix ?
La demande faite aux juges, de la première instance à la Cour suprême, de juger du caractère discriminatoire ou non des lois québécoises, les a bel et bien conduits à se pencher sur les normes justifiant la politique provinciale à l’égard des conjoints de fait. D’après la jurisprudenceFootnote 16, la preuve de discrimination repose sur la démonstration de préjugé, de désavantage historique ou de stéréotype ciblant une population particulière : les juges ont donc eu à statuer non seulement sur la « lettre » de la loi, mais aussi sur l’« intention » des députés québécois, potentiellement empreinte de préjugé et de stéréotype. On trouve ainsi, dans les jugements, de longues citations issues des débats parlementaires, qui alimentent l’idée d’une surveillance du pouvoir législatif par le pouvoir judiciaire. Cependant, les institutions provinciales sont loin d’être démunies face aux principes reconnus par la Charte. L’argumentaire du Procureur Général du Québec (PGQ) a principalement consisté à proposer aux juges un principe alternatif de justice, celui de l’autonomie de la volonté et du libre choix du statut matrimonial, et à montrer que celui-ci avait animé les parlementaires québécois.
In fine, les juges se sont révélés partagés quant à l’arbitrage entre ces deux principes. La juge de première instance a conclu que les dispositions contestées du Code civil ne portent pas atteinte au droit à l’égalité, car la distinction entre couples mariés et conjoints de fait a comme objectif de préserver la liberté de choix. Puis, les trois juges de la Cour d’appel du Québec ont considéré que la disposition relative à l’obligation alimentaire entre conjoints est bien discriminatoire, mais ont confirmé la constitutionnalité des autres dispositions. Quant aux neuf juges de la Cour suprême, quatre d’entre eux ont estimé que le Code civil n’attente pas au droit à l’égalité, les cinq autres se divisant pour savoir si cette atteinte est « raisonnable » au sens de l’article 1 de la Charte canadienne des droits et libertés. La juge en chef a emporté la décision finale, estimant que le Code civil est conforme à l’article 1. Son argumentaire reconnaît le principe du libre choix comme un objectif légitime du pouvoir politique québécois. Ce faisant, elle fait droit aux deux principes de justice, mais accorde la primauté aux normes politiques : « Lola » ne peut obtenir réparation. Pour rendre compte des différences entre magistrat-e-s, le clivage selon l’origine provinciale se révèle finalement peu probant : les juges du Québec ont considéré, dans la même proportion que les juges du reste du Canada, que certaines dispositions du Code civil contreviennent à l’article 15. Sur ce sujet qui touche à la compensation des inégalités entre hommes et femmes, les opinions se distinguent par contre selon le sexe des juges : les quatre femmes juges à la Cour suprême ont estimé que le Code Civil contrevient à l’article 15, contre un seul juge homme sur cinq.
Judiciarisation du politique ou politisation des droits ?
Si la thèse d’une opposition franche entre le Québec et le reste du Canada se trouve ainsi fragiliséeFootnote 17, c’est aussi le cas de l’interprétation univoque du processus de judiciarisation. En considérant que la restriction au droit à l’égalité est légitime, la Cour suprême a conforté le Québec dans son identité de « société distincte ». En reconnaissant au Québec la légitimité à adopter une législation contrevenant au droit à l’égalité, le jugement de la Cour suprême augure peut-être d’une reconfiguration des prérogatives respectives des pouvoirs judiciaire et politique dans la formulation des politiques publiques. Elle a en tout cas induit une nouvelle qualification de l’affaire, qui, de judiciaire et pancanadienne, devient politique et provinciale. Ce verdict, fût-il victorieux pour le gouvernement, ne joue pas forcément en faveur du statu quo : en septembre 2013, le comité consultatif en droit de la famille, mis en place par le ministère québécois de la Justice, a conclu à la nécessité d’une refonte globale du droit familial, dans laquelle la conjugalité hors mariage figurerait en bonne place. Signe de l’autonomie relative de l’espace politique québécois, la structure normative de la montée en généralité s’en est trouvé modifiée : l’arrêt de la Cour suprême est mentionné dans le rapport préliminaire de ce comitéFootnote 18, mais en seule référence aux « valeurs de liberté et d’autonomie » qu’il a reconnues, sans mention du caractère discriminatoire du Code civil. En revanche, l’argument démographique prend à présent une place majeure, alimentant l’idée d’une réforme nécessaire en vertu du poids croissant de la conjugalité hors mariage dans la société québécoise, données statistiques à l’appui. Quant aux arguments juridiques du rapport préliminaire, ils privilégient cette fois la cohérence du droit québécois, dans ses composantes privée (droit de la famille, qui méconnaît les conjoints de fait) et publique (droit fiscal et droit social, qui les reconnaissent), ainsi que les droits des enfants. Est-ce à dire qu’au moment où les politiques sociales canadiennes privilégient l’investissement dans l’enfance (Saint-Martin Reference Saint-Martin2002; Jenson Reference Jenson2004), les revendications centrées sur les enfants ont plus de légitimité que celles qui portent sur les femmes (Jenson Reference Jenson2006) ? En mai 2014, en tout cas, le Conseil du Statut de la Femme—institution qui sert de relais entre les revendications du mouvement féministe et l’appareil d’État—revient sur sa position historique, citant l’opinion dissidente de la Cour suprême et plaidant en faveur d’une protection accrue des conjointes de fait, du fait de la diffusion de la conjugalité hors mariage et de la persistance d’inégalités importantes entre hommes et femmesFootnote 19. Ce changement de position indique que l’affaire a bel et bien eu des incidences sur les féministes québécoises, tout du moins celles investies dans cet organisme gouvernemental.
Ainsi, l’examen du traitement politico-judiciaire de l’affaire montre que ce clivage entre le Québec et la fédération canadienne doit être relativisé, tandis que la judiciarisation du politique portée par la Cour suprême n’est pas un processus univoque, les institutions politiques disposant de ressources argumentatives propres pour faire valoir leur conception des droits. La décision de la Cour suprême a ainsi pour effet de « relocaliser » l’affaire—elle se joue à présent sur la scène politique provinciale—et d’autoriser une nouvelle problématisation, assise non plus sur les droits garantis par la Charte, mais sur la situation spécifique du Québec, tant en termes démographiques que juridiques.
Aux côtés des acteurs politiques et judiciaires, des intellectuel-le-s, juristes et spécialistes des sciences sociales, participent à l’affaire. Certain-e-s produisent des rapports dans le cadre de la procédure judiciaire, d’autres—parfois les mêmes—sont membres du comité consultatif en droit de la famille. Cette expertise académique se révèle à son tour un vecteur important de la montée en généralité, mais elle repose moins sur des principes normatifs que sur des critères méthodologiques et disciplinaires, âprement discutés par ces intellectuel-le-s comme par ceux qui utilisent leurs travaux.
Les savoirs dans l’affaire : nouvelles disputes et usages contradictoires
C’est dans la phase « discrète » de la dispute (Gilbert et Henry Reference Gilbert and Henry2012), avant que celle-ci n’acquière la dimension publique que lui donne le premier jugement, que des universitaires prennent part à la cause. En 2007 et en 2008, alors que l’audience de première instance se prépare, les avocates de Lola et ceux du PGQ sollicitent chacun des « experts » (dont six universitaires, pour la plupart québécois et spécialistes de la famille), qui produisent huit rapports (Figure 1).
Comme les États-Unis (Rosner et Markowitz Reference Rosner and Markowitz2009) et la France (Mouralis et Israël Reference Mouralis and Israël2000; Fleury et Walter Reference Fleury and Walter2005; Atlani-Duault et Dufoix Reference Atlani-Duault and Dufoix2014), le Canada n’échappe pas à la mobilisation croissante d’intellectuels dans les procédures judiciaires. L’interprétation de la Charte des droits et libertés par les tribunaux encourage ces contributions : pour démontrer la discrimination, la jurisprudence insiste sur l’importance de documenter « l’ensemble des contextes social, politique et juridique »Footnote 28 susceptibles d’engendrer des inégalités et commande de comparer le groupe discriminé aux autres personnes placées dans le même contexteFootnote 29—une exigence qui justifie la contribution de spécialistes (souvent issus des sciences sociales) sur ces questions.
Universitaires dans la cause : disciplines et engagement
Signe que les intellectuels ont un rôle dans la construction normative du « problème » des conjoints de fait, les principes de justice mobilisés au cours de la procédure judiciaire sont bien alimentés par certaines de ces expertises. Alain Roy, expert pour le PGQ, accrédite l’argument de la liberté de choix en concluant, à partir de l’examen des débats parlementaires depuis 1980, que l’Assemblée nationale a affirmé maintes fois son attachement à l’autonomie de la volonté. Dans son rapport, Hélène Belleau, experte pour « Lola », critique indirectement ce principe de justice, affirmant que les couples québécois n’ont pas une conscience claire des différences légales entre les statuts matrimoniaux et que celles-ci ne sont pas au principe de leurs choix d’union.
Toutefois, les six autres rapports ne prennent pas directement position dans ce débat normatif. En fait, des deux lignes de partage susceptibles de cliver ces « experts », soit le commanditaire (six rapports côté « Lola », deux côté PGQ) et la discipline d’appartenance (deux juristes, cinq spécialistes de sciences sociales), la seconde apparaît plus prégnante que la première.
Significativement, les avocat-e-s des parties ont tenu compte des appartenances universitaires dans leur sollicitation d’« experts ». Du côté des sciences sociales, le rapport de Céline Le Bourdais et Évelyne Lapierre-Adamcyk, pour le PGQ, est explicitement une réponse à celui d’H. Belleau. Du côté des juristes, le rapport d’A. Roy fait suite à celui de Benoit Moore. Les modes de production des rapports diffèrent d’ailleurs selon la discipline : recherche plutôt solitaire et étude de sources écrites en droit, travail d’équipe et analyse de données empiriques en sciences sociales. Du point de vue de leurs approches respectives, ces rapports dessinent une sorte de Yalta disciplinaire, qui reprend la double assise du raisonnement des juges, réaliste et positiviste : les spécialistes de sciences sociales s’intéressent aux gens ordinaires (les caractéristiques des couples non mariés diffèrent-elles de celles des couples qui le sont ?) et aux usages sociaux du droit (qui se marie et pourquoi ?), tandis que les deux juristes privilégient le « droit des livres » et les acteurs politico-juridiques, retraçant les évolutions de l’encadrement légal des unions.
Être neutre, respecter la méthode : les normes de l’expertise
Cette inscription à l’intérieur des traditions disciplinaires renvoie largement aux attentes des acteurs judiciaires à l’égard de ces intellectuel-le-s. L’expertise ne doit pas seulement se fonder sur des savoirs, elle doit être également être « neutre ». En plus de démontrer qu’ils ont les qualifications pour être retenus comme expertsFootnote 30, les auteurs doivent s’abstenir de donner publiquement leur opinion, fût-elle fondée sur leur recherche, et respecter un « devoir de réserve » (expression employée à plusieurs reprises en entretien). Lors de l’audience à la Cour supérieure, les critiques à l’encontre de deux rapports commandés par les avocates de « Lola » explicitent cette norme de neutralité. Le démographe Zheng Wu est attaqué en raison de ses prises de position en faveur d’une réforme du droit des conjoints de fait, qu’il juge discriminatoire, et le prêtre John E. Walsh, sollicité pour faire l’histoire du mariage chrétien, est contesté pour avoir exprimé son « opinion personnelle ». La juge prend finalement ses distances à leur égard, indiquant dans son jugement que leurs rapports ne lient pas le tribunal—une mention absente de son commentaire des autres expertises.
Le mode d’écriture des rapports doit également accréditer la neutralité de leurs auteurs. Au-delà du style (très rarement à la première personne), c’est le respect des règles de production des savoirs en vigueur dans chaque espace disciplinaire qui conforte cette croyance. Un des juristes conclut ainsi son exposé : « [C]ette question relève dès lors plus d’une expertise sociologique et empirique laquelle dépasse nos propos », témoignant d’un respect scrupuleux des frontières des disciplines académiques. Significativement, les deux rapports critiqués pour leur manque de réserve sont aussi ceux qui suivent le moins les canons de l’écriture académique, prenant la forme d’un essai pour l’un—peu ancré sur des données—et celle d’une exégèse pour l’autre—appuyée sur des écrits religieux plutôt que sur le droit. Loin d’être figées, les normes académiques sont débattues d’un rapport à l’autre, et jusque dans les jugements. Dans les rapports d’H. Belleau et de C. Le Bourdais et É. Lapierre-Adamcyk, le raisonnement quantitatif est précisément exposé, doublé d’une discussion sur la capacité respective des méthodes quantitatives et qualitatives à documenter les différences entre conjoints de fait et couples mariés. Les juges prennent eux-mêmes parti dans ce débat méthodologique. Certains reprennent à leur compte l’idée de non-représentativité des entretiens, dont l’analyse est jugée moins probante que les traitements statistiques, mais d’autres citent les analyses qualitatives sans mettre en doute leur portée. L’usage judiciaire de ces rapports renvoie donc aux divisions internes à la magistrature quant à la qualification de l’affaire et atteste des marges de manœuvre des juges dans leur appréciation des expertises.
Les usages judiciaires et politiques de l’expertise
D’un point de vue formel, la place des universitaires dans la procédure judiciaire est d’ailleurs limitée. Certains ont été interrogés en première instance, mais hors Cour—une procédure qui circonscrit l’expertise hors champ, spatialement comme temporellement. La place restreinte des rapports dans les jugements confirme leur caractère mineur par rapport aux autres sources du raisonnement juridique. Quantitativement, les expertises occupent une place non négligeable dans le jugement de la Cour supérieure : 15 pages leur sont consacrées. Mais ce passage se situe avant « l’analyse », véritable moment de construction du raisonnement des juges. Longue de 34 pages, celle-ci s’appuie presque exclusivement sur des textes de doctrine et sur la jurisprudence, les références aux rapports d’expertise ne totalisant pas plus de deux pages. Le jugement de la Cour d’appel accentue cette tendance : les rapports sont mobilisés pour un total de moins de trois pages sur les 45 que compte le jugement. Dans l’arrêt de la Cour suprême, long de 279 pages, les citations de rapport sont encore plus réduites—moins de dix pages. Significativement, les deux juristes, B. Moore et A. Roy, sont davantage cités à travers leurs textes de doctrine que leurs rapports. Au fur à mesure que l’affaire progresse dans la hiérarchie des tribunaux, le raisonnement juridique se fait donc plus classique, accordant la prépondérance aux sources du droit.
Ces indicateurs confirment la grande latitude dont disposent les juges pour se saisir des rapports, qualifiée d’« art de la pioche » par Laurence Dumoulin (Reference Dumoulin2007) et renvoyant au travail de sélection, de démembrement et de recomposition des écrits effectué par les magistrats. En témoignent également les retournements successifs dans la lecture des expertises. Dans le premier jugement sont cités des passages mineurs des expertises de « Lola », allant dans le sens du PGQ que la juge s’apprête à conforter, tandis que les expertises versées par le PGQ sont utilisées conformément à leurs visées initiales et de manière plus étoffée. En appel en revanche, certaines des expertises de « Lola », précédemment décrites comme « partiales » ou relevant de l’« opinion », se voient réhabilitées et retrouvent leur sens originel, à l’appui de l’ex-conjointe. Les expertises servent donc à asseoir théoriquement et empiriquement les deux principes de justice, mais leur interprétation est subordonnée au raisonnement propre aux magistrat-e-s.
D’un certain point de vue, les universitaires eux-mêmes ont intérêt à cette définition de leur rôle. Tous savent que le caractère controversé de l’affaire rend délicate l’assignation à l’une des parties. Les spécialistes québécois travaillant sur le couple et la famille sont suffisamment peu nombreux pour se connaître les uns les autres; beaucoup sont liés par des collaborations antérieures ou en projet. Par ailleurs, rien n’interdit de faire l’hypothèse que certains ont vu leur propre opinion évoluer au cours de l’affaire. Voir son rapport utilisé à rebours de sa thèse principale peut finalement être un moyen de préserver une image d’intellectuel-le modéré-e, potentiellement utile au moment où l’affaire prend un tour politique tout en permettant des variations de position. Lorsque le ministère de la Justice met en place le comité consultatif, il y nomme ses deux expert-e-s dans la causeFootnote 31. A. Roy en devient le président et recommande, finalement, une politique plus inclusive à l’égard des conjoints de faitFootnote 32; C. Le Bourdais est l’auteure de l’annexe démographique qui justifie en large part cette proposition. Dans ce comité, qui compte quatre universitaires sur neuf membres et qui fait la part belle aux juristes (six membres), figurent également deux juristes qui ont pris position en faveur du « libre choix », mais aucun des experts pour « Lola »Footnote 33. Le seul membre à avoir publiquement défendu une position (partiellement) favorable à celle-ci est Dominique Goubau, professeur de droit et avocat-conseil, qui a participé à la rédaction du mémoire de l’unique groupe militant québécois engagé procéduralement du côté de « Lola ». Avec son aide, la FAFMRQFootnote 34 a argumenté à partir du droit des enfants—principe dont le caractère secondaire au cours du procès explique sans doute que D. Goubau ait été reconnu comme un conseiller acceptable. En somme, la sélection d’intellectuel-le- s par le gouvernement demeure fortement dépendante de la polarisation induite par la procédure judiciaire.
Si les arguments mobilisés par les universitaires donnent à voir des enjeux propres au monde académique (hiérarchie entre les disciplines, normes de scientificité), les acteurs judiciaires n’en ont pas moins une grande autonomie dans leur usage, contribuant d’ailleurs à structurer le milieu québécois de recherche sur les conjugalités—depuis le début de l’affaire, les publications et les conférences universitaires sur les conjoints de fait se multiplient, alors que ces travaux étaient peu nombreux au Québec auparavant. La place centrale de l’arène judiciaire dans cette affaire s’éprouve enfin dans l’espace médiatique. Traditionnellement actrice par excellence du déplacement des disputes de la sphère judiciaire à la scène publique, la presse se révèle ici fortement dépendante du cadrage juridique de l’affaire.
L’épreuve médiatique : chicane de riches, débat de société ou lutte politique ?
À partir de la première audience à la Cour supérieure, en janvier 2009, les médias s’intéressent à cette affaire judiciaire. Plusieurs centaines d’articles de presse paraissent en l’espace de quatre ans. En publicisant ce litige, la presse participe-t-elle à la montée en généralité de la cause, et si oui selon quels principes ? Dotés de règles de fonctionnement propres tout en ayant une autonomie limitée à l’égard des autres espaces sociaux (Henry Reference Henry2003 et Reference Henry2007), dans quelle mesure les journaux sont-ils tributaires des définitions judiciaires, politiques et savantes de l’affaire ?
Une médiatisation calquée sur la procédure judiciaire ?
Ignorant le litige jusqu’à la première audience, les quotidiens se bousculent ensuite pour la suivre : plus de quatre-vingt articles paraissent en quelques jours—un « pic » médiatique que seul le jugement de la Cour suprême surpasse quatre ans plus tard (Figure 2). Aux côtés de journalistes plus anonymes, plusieurs chroniqueurs bien connus du public commentent l’affaire tout au long de son déroulement, tels Richard Martineau, Lysiane Gagnon, Yves Boisvert ou encore Lise Payette. Cet emballement se traduit aussi par un traitement autoréférentiel, où transparaît la nécessité de « couvrir » l’événement pour ne pas laisser le champ libre aux concurrents (Champagne Reference Champagne1991; Bourdieu Reference Bourdieu1996). Du fait de la forte concentration de la presse québécoiseFootnote 35, la moitié des articles sont en effet des reprises d’articles déjà publiés par des journaux du même groupe; quelques articles se répondent les uns aux autres; le lectorat réagit abondamment. Sur les 476 articles, 360 paraissent aux moments d’audiences, de rendus de jugement ou de déclarations d’appel. Les trois-quarts du corpus sont donc directement indexés au procès. Un tiers des titres font par ailleurs explicitement référence à la procédure judiciaire (Figure 3). À première vue, le traitement médiatique apparaît donc fortement dépendant de la temporalité de la procédure judiciaire.
Ce constat est renforcé lorsqu’on examine qui accède à la parole médiatique. Quand les articles ne sont pas écrits par des journalistes, ils ont majoritairement pour auteurs des avocat-e-s ou des professeur-e-s de droit, les universitaires en sciences humaines ou les élu-e-s n’ayant accès aux colonnes que marginalement et les militantes et militants en étant quasiment absents (un article sur 476). Comparés au courrier des lecteurs et aux tribunes de politiciens, ces articles écrits par des juristes sont moins fréquemment des prises de position, mais privilégient une posture d’explicitation des enjeux du procès ou des conséquences juridiques des ruptures conjugales. Quant aux articles écrits par des journalistes et citant des propos tenus en interview (quasiment un article sur deux), près des deux tiers font appel à une ou un juristeFootnote 36. Le traitement réservé aux auteurs des rapports d’expertise est également révélateur. Alors que les deux professeurs de droit, A. Roy et B. Moore, sont très présents dans les médias (interviews dans neuf articles, émissions de télévision), H. Belleau est la seule des « experts » non-juristes à s’y exprimer, moins fréquemment d’ailleurs. Cet intérêt pour les professionnels du droit renvoie sans doute au prestige social des juristes comme à la faible maîtrise du droit par les journalistes. Suivant Emmanuel Henry (2003 et 2007), on sait en effet que les journalistes sont très dépendants de leurs sources d’information et en particulier de celles bénéficiant d’une position sociale dominante. Est-ce à dire que la problématisation judiciaire de l’affaire—comme affrontement entre le droit des couples à l’égalité et le droit de la province à légiférer comme bon lui semble—s’impose à la presse ?
Trois modes de narration pour une affaire
Le titre des articles (Figure 3) révèle en fait, non pas un, mais trois modes de narration de l’affaire, attestant de l’autonomie relative des journalistes dans son traitement.
Ces trois modes de narration—personnalisation, généralisation par le débat de société ou par le débat politique—coexistent dans tous les quotidiens et sur toute la période, du procès en Cour supérieure à celui en Cour suprême. Néanmoins, les journaux ne s’en emparent pas selon les mêmes modalités. Les titres de la presse écrite francophone à grand tirage sont un peu plus portés à réduire l’affaire à un conflit interpersonnel, voire adoptent un traitement sensationnaliste et défavorable à « Lola », pour ceux du groupe Quebecor. Le Devoir, seul journal indépendant, et The Gazette, qui appartient à un groupe de presse anglophone, usent quant à eux davantage des deux autres trames narratives, optant pour ces cadrages « thématiques » plutôt que pour un traitement « épisodique »—centré sur la séquence judiciaire—ou « anecdotique »—focalisé sur les déboires des protagonistes (Iyengar Reference Iyengar1991). Selon les phases judiciaires, le recours à ces différents cadrages varie également.
Au cours de la première phase de la médiatisation, de l’audience en Cour supérieure jusqu’à ce que « Lola » interjette appel, le traitement journalistique va en fait à rebours de la montée en généralité portée par les acteurs judiciaires, politiques et académiques. Les articles se focalisent sur l’homme et la femme impliqués dans le litige : ils personnalisent l’affaire, la renvoyant à un conflit privé. Alors que la Cour supérieure a produit une ordonnance de non-publication de l’identité des deux ex- conjoints, la presse leur attribue des prénoms fictifs, manière d’incarner les deux acteurs du procès. À défaut de pouvoir s’appuyer explicitement sur la notoriété de l’homme d’affaires, les journalistes jouent sur leur connivence avec leur lectorat, soulignant régulièrement l’absurdité d’une situation où tout le monde sait qui se cache derrière ces pseudonymes. Les acteurs judiciaires—en particulier Carole Hallée, juge de première instance—déplorent quant à eux cette publicisation inconsidérée, mais ne peuvent l’empêcherFootnote 37. La richesse du milliardaire, et les prétentions de son ex-compagne sur celle-ci, attirent ainsi l’attention d’un grand nombre d’articles publiés au cours des premières semaines. « Conjoints de fait : la question à 50 millions de dollars », titre ainsi un journaliste spécialisé dans les affaires judiciaires, dans Le Devoir en janvier 2009. Plus précisément, l’affaire surexpose « Lola » par rapport à son ex-conjointFootnote 38, à travers un traitement à la fois genré et racialisé qui la décrit alternativement victime ou coupable, dans une permutation des rôles classiques de la « forme affaire » (Offenstadt et Van Damme Reference Offenstadt and Van Damme2007). Présentée comme une étrangère qui a quitté son Brésil natal pour suivre son amoureux québécois, cette ex-mannequin voit son histoire contée à grands renforts de stéréotypes féminins. Tantôt héroïne nabokovienne ayant séduit un homme plus âgé et devenue une « profiteuse insatiable » (selon J.-Jacques Samson du Journal de Québec, en novembre 2010) cherchant à presser son protecteur « comme un citron » (selon Richard Martineau dans le même journal, dix jours plus tard), tantôt défendue comme égérie des mères de famille monoparentale cherchant à élever leurs enfants dans la dignité (selon un chroniqueur de La Tribune, janvier 2009), « Lola » n’est définie qu’à travers sa position conjugale et familiale. La mise en scène de son histoire d’amour, où sentiments et émotions sont exacerbés, marque ainsi la couverture de l’audience à la Cour supérieure (« Quand l’amour se transforme en haine », titre Myriam Ségal dans un éditorial pour Le Quotidien en janvier 2009). Outre ces deux personnages principaux, une des avocates de « Lola », Anne-France Goldwater, surnommée « la Castafiore du droit » par le fondateur d’un site d’information juridique et devenue en 2011 animatrice d’une émission télévisée, jouit elle aussi d’une attention médiatique régulière, centrée sur sa carrière et plus largement sur sa vie et ses frasques. En somme, en mettant en scène des gens riches et célèbres et leurs truculents avocats, la presse renvoie l’affaire du côté de l’exceptionnalité. La montée en généralité portée par la problématisation en termes de « droits » est donc loin d’être un processus univoque : la judiciarisation des droits présente en effet le risque d’une « montée en singularité » (Agrikoliansky Reference Agrikoliansky2002), du fait de l’origine interindividuelle de l’affaire. Dans l’espace médiatique, l’argument de l’exceptionnalité des protagonistes—homme milliardaire, femme étrangère, avocate hors-norme—sert à contrer la revendication de nouveaux droits.
Au fur et à mesure que l’affaire progresse dans la hiérarchie des tribunaux cependant, sa couverture médiatique s’infléchit : les titres renvoyant à son exceptionnalité (prénoms, richesse et passion des protagonistes) se font plus rares, et deviennent plus fréquents ceux qui témoignent d’une problématisation articulée aux modes judiciaires, politiques et académiques de généralisationFootnote 39. Le second mode de narration inscrit les revendications de « Lola » dans une perspective plus large : au moment où l’affaire est entendue par la Cour d’appel, de plus en plus d’articles estiment qu’elle concerne l’ensemble des couples québécois non-mariés. Toutes périodes confondues, un quart des articles titrent sur les conjoints de fait, tandis qu’un peu plus de 10 % mentionnent la question des pensions alimentaires. Ces articles portent sur les conséquences économiques des séparations conjugales, voire sur les difficultés des familles monoparentales, ou encore s’interrogent sur la nature de l’union libre (choix libre et éclairé de conjoints hostiles aux carcans du mariage ou malencontreuse cécité aux conséquences juridiques et financières d’une rupture ?). Les principes concurrents de droit à l’égalité et de libre choix trouvent ainsi un espace de discussion dans la presse. De manière plus limitée, il s’agit parfois de trancher si une victoire de « Lola » constituerait une avancée pour les femmes, qui seraient mieux protégées lorsqu’elles ont sacrifié leur carrière à leur famille sans être mariées, ou au contraire un recul, en les maintenant dans la dépendance à l’égard de leur ex-conjoint. Cette dynamique de généralisation s’opère également à travers la mobilisation de sondages : le premier date de 2007 et établit que les Québécois connaissent très mal le droit conjugal et le second, commandité par The Gazette après la décision de la Cour d’appel, montre qu’ils sont majoritairement défavorables à l’extension de l’obligation alimentaire aux couples non mariés. L’appel à l’opinion publique entérine ainsi la nouvelle définition médiatique de l’affaire comme cause du plus grand nombre. Ce faisant, les médias reprennent en partie les débats qui agitent la sphère judiciaire, tout en offrant un espace de rattrapage à des acteurs marginaux de la procédure. Aussi la FAFMRQ (cf. supra) bénéficie-t-elle d’une audience médiatique qui contraste avec la place limitée qui lui est accordée dans les procèsFootnote 40.
Néanmoins, les articles prenant part au « débat de société » sur les couples non mariés se font moins fréquents après le jugement en Cour d’appel, lorsque le PGQ annonce son intention de porter l’affaire en Cour suprême. La question de la liberté de choix est de moins en moins une question sociologique (qui décide de ne pas se marier et pourquoi ?) et de plus en plus une question politique : en janvier 2012, titrée « Mariage forcé à la canadienne », une chronique du Journal de Montréal, signée par l’essayiste souverainiste Mathieu Bock-Côté, met ainsi en avant la singularité du Québec et de son Code civil au sein de la fédération canadienne, livrant un virulent plaidoyer contre la légitimité de la Cour suprême à statuer sur le droit familial québécois en lieu et place de l’Assemblée nationale. Cette troisième trame narrative relève d’une seconde forme de montée en généralité, attirant l’attention sur les relations entre la province et le pouvoir fédéral. Cette politisation de l’affaire se traduit par une plus grande occurrence des prises de position au sein des articles. Elle s’accompagne d’une prise de distance à l’égard de la procédure judiciaire et des juristes : alors qu’un article sur trois citait un extrait de jugement en début de période, on en compte moins d’un sur quinze à la fin. Au même moment, la présence des juristes parmi les personnes interviewées, si elle reste dominante, atteint son taux le plus bas et simultanément celle des politicien-ne-s son taux le plus haut (respectivement 44 % et 33 % des interviewés contre 53 % et 14 % sur l’ensemble de la période). Le traitement médiatique de l’affaire se réaligne ainsi sur la problématisation induite par la progression de l’affaire dans la hiérarchie des tribunaux.
Pris dans son ensemble, le traitement de la cause par la presse témoigne à son tour du caractère ni linéaire ni univoque du processus de montée en généralité des affaires. Il révèle par ailleurs tant les logiques propres de l’espace médiatique (personnalisation du traitement, surexposition de certains acteurs, appel à l’opinion publique, positionnement de chaque groupe de presse et concurrence entre eux) que sa dépendance à l’égard de généralisations largement construites en dehors de lui. Il montre enfin comment les élites journalistiques (en l’occurrence des chroniqueurs connus), jouant un rôle d’intermédiaire face à l’opinion publique, contribuent à forger de nouveaux cadres cognitifs et moraux relatifs au droit des conjoints de fait.
Conclusion
Dans un contexte où la rhétorique des droits constitue un facteur de légitimation des luttes contre les inégalités, l’arène judiciaire tient un rôle majeur dans le déroulement de cette affaire. En d’autres termes, les juristes (juges, avocat-e-s, professeur-e-s de droit) sont bien les acteurs principaux de cette dispute, à la fois parce qu’ils sont sollicités y compris en dehors de la procédure judiciaire et parce que leur cadrage normatif de l’affaire (« droit à l’égalité » contre « liberté de choix ») a un rôle déterminant dans la mise à l’agenda académique, médiatique et politique. En relevant cette prépondérance des acteurs juridiques et de l’institution judiciaire, notre étude témoigne ainsi des mutations contemporaines de la « forme affaire » : l’épreuve judiciaire est particulièrement cruciale en cette période de « politique des droits ».
On ne saurait cependant conclure à une surdétermination de ce problème public par son traitement judiciaire. Force est de constater que les modes universitaires et journalistiques de qualification de l’affaire dépendent également des concurrences et des hiérarchies propres à chacun de ces espaces. Les universitaires se positionnent plutôt sur des critères méthodologiques et disciplinaires, tandis que les journalistes en appellent à l’opinion publique, voire au « bon sens » populaire, lorsqu’il s’agit de défendre le statu quo. Et au moment où l’affaire s’inscrit sur la scène politique québécoise, plutôt que sur la scène judiciaire pancanadienne, des principes de justice peu présents lors du procès (droit des enfants, cohérence entre les volets privé et public droit québécois) arrivent au premier plan, selon un processus typique de transformation des affaires au cours des épreuves qui les constituent.
Le croisement entre l’approche par les affaires et celle en termes de politiques des droits est finalement surtout heuristique pour penser les stratégies judiciaires qui ne sont pas portées par des mouvements sociaux. D’un certain point de vue, le litige engagé par « Lola » apparaît comme une stratégie individuelle typique des dominants, disposant des ressources suffisantes pour s’engager dans une procédure longue et incertaine, assistés d’avocat-e-s capables de mobiliser des principes juridiques (tels que les droits fondamentaux) échappant à la pratique ordinaire du droit. Dans cette affaire, c’est bien une logique individuelle qui préside à la judiciarisation des droits. Et c’est bien « par le haut » que le droit des conjoints de fait vient à l’État québécois. Par le haut des alliances matrimoniales d’abord, avec ces ex-conjoints exceptionnellement nantis, capables d’aller au bout d’une telle procédure. Par le haut du barreau ensuite, avec des avocats qui confortent avec cette cause leur position dominante. Par le haut de la société, finalement, avec ces professeurs d’université et ces journalistes qui contribuent à peser sur la qualification de l’affaire.
La présente étude témoigne donc d’un recours élitiste à la rhétorique des droits, qu’il pourrait être tentant d’opposer à celui opéré par les mouvements sociaux. En invitant à s’intéresser aux alliances possibles entre mouvements sociaux et segments des élites, la contribution de R. Stryker (Reference Stryker2007) incite cependant à se méfier de ce type d’opposition. Dans le cas présent, l’évolution du droit des conjoints de fait ne concernerait pas seulement les couples les plus nantis, mais surtout les Québécois francophones d’origine catholique vivant en marge des centres urbains, population au sein de laquelle la conjugalité hors mariage est la plus fréquente (Belleau Reference Belleau2013). L’évolution des droits dépend donc dans ce cas précis de l’investissement des dominants, même si la judiciarisation n’est pas nécessairement à leur seul service. Avec quelle probabilité de succès ? Le processus politique de réflexion sur le droit des conjoints de fait étant toujours en cours, on ne peut à cet égard que suggérer des hypothèses. La formation d’un relatif consensus au sein des experts en faveur du changement, dont témoigne l’avis préliminaire du comité consultatifFootnote 41, constitue un facteur favorable à la réforme législative. L’appropriation de la revendication individuelle par les mouvements sociaux constitue également un enjeu majeur. À cet égard, le soutien précoce de la FAFMRQ, de même que le changement de position du CSF vont dans le même sens. Reste que l’absence de prise de position de la Fédération des Femmes du Québec à ce sujet, le peu d’empressement des partis politiques à s’en saisir et le soutien persistant de la ministre libérale de la Justice au principe du « libre choix » (Bourgault-Côté Reference Bourgault-Côté2014), rendent incertain le devenir du droit des conjoints de fait, après cette affaire atypique.