1. INTRODUCTION
Le clitique préverbal ne est, selon Coveney (Reference Coveney2002 : 55), probablement la variable sociolinguistique la plus connue du français contemporain. De nombreux auteurs ont analysé la variabilité de cette particule (par ex. Ashby, Reference Ashby1981, Reference Ashby2001 ; Coveney, Reference Coveney2002 ; Hansen et Malderez, 2004 ; Fonseca-Greber, Reference Fonseca-Greber2007). Un nombre important de ces études suggèrent que le ne disparaîtrait de plus en plus en français oral et serait donc l’objet d’un changement linguistique en cours. Les études en temps réel comme celle d’Ashby (Reference Ashby2001), d’Armstrong et Smith (Reference Armstrong and Smith2002) et d’Hansen et Malderez (2004) semblent montrer que ce changement linguistique est assez rapide. Il est toutefois difficile de déterminer la vitesse de ce changement. Selon Dufter et Stark (2007) qui examinent le français oral du 17ème siècle en analysant le journal d’Héroard, la négation sans ne y était déjà assez fréquente, ce qui irait à l’encontre de l’hypothèse d’un changement en cours. Afin de déterminer si un changement linguistique est réellement en cours, il serait nécessaire de retracer l’évolution du maintien de cette particule jusqu’à nos jours. Dans cette optique, plusieurs auteurs ont analysé des œuvres littéraires. À titre d’exemple, Martineau et Mougeon (Reference Martineau and Mougeon2003) observent un maintien presque systématique du ne dans des pièces de théâtre du 17ème siècle. Malheureusement, ce résultat est difficilement interprétable. Ce maintien du ne pourrait être une caractéristique du langage écrit ou une représentation de l’oral. En effet, les pièces de théâtre, tout comme les films, forment des corpus très particuliers. S’ils présentent de prime abord des textes écrits, ceux-ci sont élaborés afin d’être oralisés. Il s’agit donc d’oral mis en scène. Cette forme d’oralité est intéressante, puisqu’elle peut refléter des représentations du français oral qu’ont les écrivains et les scénaristes.
Cet article a pour but d’analyser la variabilité du ne de négation dans un corpus de français oral mis en scène. En analysant la pièce de théâtre Marius (1931) et les deux films Marius (1931 et 2013), nous n’analysons pas un possible changement linguistique en cours de la négation en français, mais un changement de l’oralité mise en scène. Notre analyse se fait sur deux axes : l’impact du médium (peut-on observer une différence entre code graphique et code phonique ?) ainsi que l’impact du temps (peut-on constater une variation entre un film créé dans les années 30 et son remake plus actuel ?). Malheureusement, nous n’avons ni accès à une version orale de la pièce de théâtre ni aux scripts écrits des films. À des fins de comparabilité, nous montrerons néanmoins dans la section 4.2 la grande proximité entre le film de 1931 et la pièce de théâtre.
L’article est structuré de la façon suivante : nous expliquerons dans la section 2 l’enjeu de l’étude du ne de négation dans l’oral mis en scène, puis, dans la section 3, nous présenterons les résultats des études sociolinguistiques suggérant un changement linguistique en cours en français oral. Dans la section 4, nous développerons notre approche, avant de présenter nos résultats dans la section 5.
2. L’ORALITÉ MISE EN SCÈNE
Le facteur qui influence le plus la présence ou l’absence de la particule ne est la situation d’énonciation, à savoir oral vs écrit (cf. Koch et Oesterreicher, Reference Koch and Oesterreicher2011 : 172). Il est toutefois possible d’attribuer à cette variable linguistique d’abord une valeur sociale avant de la voir principalement être influencée par la situation d’énonciation (oral vs écrit) ou au style (formel vs informel). En effet, la négation sans ne a depuis longtemps été associée au ‘mauvais langage’ (voir par ex. Boinvilliers, Reference Boinvilliers1829). Par ailleurs, certains cadres théoriques tels que l’Audience Design de Bell (Reference Bell1984) considèrent que la variation stylistique ne serait qu’un reflet imparfait de la variation sociale. Ainsi, les styles plus formels correspondraient plutôt aux usages des locuteurs issus de classes sociales élevées. Dès lors, la présence de la particule ne devrait être liée à la catégorie sociale des locuteurs.
Comme notre travail se base sur un corpus particulier, à savoir un corpus d’oralité simulée, nous allons montrer dans ce qui suit pourquoi nous nous situons dans un cadre théorique différent et pourquoi nous utilisons les termes oral vs écrit plutôt que des termes comme ‘français populaire’ ou ‘vernaculaire’ dans notre étude.
Le français écrit prototypique équivaut au style formel ou au français standard, tandis que le français parlé peut être associé au français informel. Cette dichotomie théorique se heurte toutefois à la réalité du continuum existant entre ces deux extrêmes. À titre d’exemple, des textes écrits (code écrit) peuvent être issus d’une conception phonique, ce qui a déjà été constaté par Söll en Reference Söll1974 (voir le tableau 1). En règle générale, le ne de négation se trouve de préférence dans les énonciations graphiques écrites et tend à disparaître dans les énonciations phoniques orales (Söll, Reference Söll1974 : 102).
Tableau 1. Code vs conception (Söll, Reference Söll1974 : 102)
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Pour notre analyse, nous adoptons les termes français oral et français écrit puisque nous analysons l’oralité mise en scène qui se situe à l’intermédiaire de ces deux extrêmes.
L’oralité mise en scène est un langage initialement écrit (code graphique) disponible dans les scripts fournis par les écrivains ou scénaristes, qui a été élaboré dans le but d’être oralisé (code phonique) par les acteurs ou comédiens. Afin de décrire ceci, Goetsch (Reference Goetsch1985) parle d’oralité simulée (all. fingierte Mündlichkeit). Sans être une représentation fidèle de l’oral spontané, l’oral simulé, ou oral mis en scène, possède des caractéristiques à la fois de l’écrit et de l’oral. De plus, l’oral mis en scène reflète les représentations de l’oral des écrivains et scénaristes qui essaient de produire des dialogues qui leur semblent authentiques (Planchenault, Reference Planchenault, Locher and Jucker2017 : 267).
L’étude diachronique de l’oral mis en scène à l’aide d’un corpus cinématographique permet d’amener des éléments de réflexion à plusieurs questions. Premièrement, il est possible d’analyser des films de la première partie du 20ème siècle afin de poser des hypothèses sur le taux d’effacement du ne dans le français oral de cette époque. Deuxièmement, la comparaison d’un film et de l’œuvre littéraire dont il est issu peut nous éclairer sur la validité de certains corpus littéraires utilisés pour poser des hypothèses sur le langage oral (par ex. l’étude de Martineau et Mougeon, Reference Martineau and Mougeon2003). Troisièmement, la comparaison entre les remakes et leurs premières versions peuvent fournir deux images (représentations) du langage oral. En effet, les autres facteurs comme le milieu social des personnages ou encore les situations d’énonciation qui influencent normalement le comportement du ne restent constants.
Les études examinant l’oralité mise en scène dans les films sont peu nombreuses à ce jour. Farmer (Reference Farmer2015), Dekhissi (Reference Dekhissi2013) ainsi que Jansen et al. (Reference Jansen, Gagsteiger, Pustka, Hafner, Postlep and Pustka2020), par exemple, analysent la variation de l’interrogation, Fiévet et Podhorná-Polická (Reference Fiévet and Podhorná-Polická2008) se consacrent au lexique argotique de trois films dont l’action prend place en banlieue. De son côté, Bedijs (Reference Bedijs2012) étudie le langage des jeunes et ne s’intéresse que brièvement à la particule de négation ne. Dans son corpus de films pour la jeunesse réalisés entre 1958 et 2005, elle observe un très net déclin de l’emploi de cette particule entre les années 1950 et 1960. À partir des années 1960 le ne est, dès lors, très rarement produit (voir la Figure 1). Gasquet-Cyrus et Planchenault analysent l’accent dans la série de Netflix Marseille et Jansen (Reference Jansen2018) étudie les films Marius de 1931 et de 2013 mais en se concentrant sur un phénomène phonologique : le schwa. Enfin, l’étude d’Abécassis qui se concentre sur le français dans le cinéma des années 1930 montre que la plupart des cinq films étudiés suit la règle suivante : les personnages issus de milieux sociaux favorisés prononcent bien plus de ne de négation que ceux issus de milieux sociaux défavorisés (Abecassis, Reference Abecassis2005 : 205–209).
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Figure 1. Taux de maintien du ne dans les films de jeunesse, d’après Bedijs (Reference Bedijs2012 : 227).
Afin de pouvoir comprendre les résultats de notre analyse et de s’assurer de la comparabilité de notre corpus filmique avec du véritable français oral, nous décrivons dans la section suivante la problématique autour du supposé changement linguistique en cours ainsi que les facteurs internes et externes à la langue influençant la variabilité de la particule ne.
3. MAINTIEN ET EFFACEMENT DU NE DE NÉGATION EN FRANÇAIS
3.1 Un changement en cours
Si l’omission du ne de négation est, la plupart du temps, décrite comme un phénomène plutôt récent en français oral, les premiers cas attestés pourraient remonter au XVIIème siècle (cf. Jespersen, Reference Jespersen1917 ; Coveney, Reference Coveney2002 ; Dufter et Stark, Reference Dufter, Stark, Combettes and Marchello-Nizia2007). Le Journal d’Héroard (voir Ernst, Reference Ernst1985), datant du XVIIème siècle et contenant une documentation des productions linguistiques du dauphin et futur roi de France Louis XIII montre que le ne de négation est très peu souvent produit (cf. Dufter et Stark Reference Dufter, Stark, Combettes and Marchello-Nizia2007 : 123). À titre d’exemple, les phrases négatives incluant le marqueur négatif pas sont accompagnées du ne dans seulement environ 30 % des cas. On peut toutefois douter de la valeur du Journal d’Héroard pour comprendre l’évolution de la particule de négation. Selon Martineau et Mougeon (Reference Martineau and Mougeon2003), le très jeune âge du jeune Louis XIII au moment de l’écriture du manuscrit (3–9 ans) pourrait expliquer l’important taux d’élision du ne. Dans leur étude qui se base sur des comédies, des farces et des vaudevilles du XVIIème siècle, Martineau et Mougeon (Reference Martineau and Mougeon2003) ne recensent que deux cas d’omission sur 765 phrases négatives. Selon ces auteurs, la particule de négation ne aurait commencé à disparaître à la fin du XVIIIème siècle et tout au long du XIXème.
Les études sociolinguistiques basées sur de véritables corpus de français oral laissent supposer que la particule ne se perd très rapidement (voir le tableau 2). Ces données remontent seulement aux années 60, mais elles nous permettent d’observer le déclin progressif de l’emploi de ne tout au long de la deuxième partie du XXème siècle.
Tableau 2. Récapitulatif de précédentes enquêtes quantitatives portant sur la présence/absence de ne, d’après Armstrong et Smith (Reference Armstrong and Smith2002 : 28), mise à jour
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De plus, les études en temps réel d’Ashby (Reference Ashby2001) ; Armstrong et Smith (Reference Armstrong and Smith2002) et Hansen et Malderez (2004) soutiennent fortement l’hypothèse d’un changement rapide en cours. À titre d’exemple, Ashby (2001) compare les paroles de locuteurs tourangeaux collectés en Reference Ashby1976 et en 1995 lors d’interviews informelles. Il observe qu’il y a une différence importante entre les jeunes locuteurs et ceux plus âgés (voir la Figure 2) ainsi qu’une grande différence entre les enregistrements des années 70 et 90.
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Figure 2. Maintien de la particule ne de négation selon l’âge des locuteurs dans les corpus de 1976 et 1995 d’Ashby (Reference Ashby2001 : 1).
Cette tendance est la même dans l’étude d’Armstrong et Smith (Reference Armstrong and Smith2002) qui comparent les enregistrements radiophoniques d’Ågren (Reference Ågren1973), récoltés en 1960 et 1961, avec ceux de Smith (Reference Smith2000), collectés en 1997. L’étude d’Hansen et Malderez (2004 : 16–17) mène aux mêmes conclusions : entre 1970 et 1990, le taux de réalisation du ne chute de 15,8 % à 8,2 %. De plus, les locuteurs ayant le même âge au moment des deux enquêtes affichent des résultats très différents, par exemple, les personnes âgées de 45 à 65 ans produisaient la particule dans 33,8 % des phrases négatives en 1970 et seulement 16,1 % des cas en 1990.
3.2 Facteurs socio-situationnels
En plus de l’impact de l’âge que nous venons de décrire, le comportement du ne est influencé par d’autres facteurs socio-situationnels. Comme nous l’avons déjà mentionné dans la section 2, la situation d’énonciation (oral vs écrit ou formel vs informel) influence l’effacement du ne de négation. À titre d’exemple, les études d’Ashby (Reference Ashby2001), Coveney (Reference Coveney2002) et Meisner (Reference Meisner2016) montrent un maintien significativement plus élevé de la particule de négation en contexte formel. Dans les examens oraux analysés par Meisner, par exemple, la particule ne apparaît dans 35 % des énonciations négatives, tandis qu’elle en trouve seulement dans 5 % des cas dans les conversations en dehors des situations d’examen (Reference Meisner2016 : 155).
Un troisième facteur semble être une valeur pragmatique qui peut être attribuée au ne de négation dans les situations très informelles comme celles analysées par Fonseca-Greber (Reference Fonseca-Greber2007). Dans son étude qui se base sur des enregistrements de conversations familiales en Suisse, les ne qui y figurent ont la fonction de marqueurs emphatiques.
Un quatrième facteur d’importance semble être l’appartenance sociale des locuteurs (cf. par ex. Ashby, Reference Ashby2001 ; Coveney, Reference Coveney2002). Dans l’étude d’Ashby (Reference Ashby2001 : 13) ne est maintenu à hauteur de 9 % dans la couche ‘populaire’, 16 % dans la couche ‘moyenne’ et 19 % dans la couche ‘supérieure’. Pourtant, dans l’étude d’Hansen et Malderez (2004 : 18), les résultats sont plus nuancés. Les données issues du corpus de 1970 semblent confirmer que les couches populaires sont les moteurs du changement linguistique puisque les locuteurs ayant un CAP sont ceux qui omettent le plus régulièrement le ne. Toutefois, aucune différence significative ne peut être observée entre les différentes classes sociales des locuteurs enregistrés en 1990. Pour aller plus loin, la tendance se serait même inversée puisque les détenteurs d’un CAP sont ceux qui maintiennent le plus la particule de négation ne.
Dernièrement, le facteur géographique semble également influencer l’effacement du ne. La particule de négation serait plus rare au Canada (cf. Sankoff et Vincent, Reference Sankoff and Vincent1977) et en Suisse (Fonseca-Greber, Reference Fonseca-Greber2007 ; Meisner, Reference Meisner2016). En France, il est également possible que l’origine géographique des locuteurs joue un rôle dans le taux de production de cette particule. Néanmoins, les études systématiques manquent. L’Atlas linguistique de la France (1903–1910) peut fournir quelques pistes de réflexion, même s’il faut tout de même tenir compte des limites de cette source. D’après Coveney (Reference Coveney2002), l’ALF montre que le ne s’efface régulièrement dans diverses zones du Nord de la France. De manière générale, il n’est que très rarement produit dans le Sud (cf. Gilliéron Carte N° 896). Coveney (Reference Coveney2002 : 62) explique que la négation en occitan consiste seulement en la présence du marqueur négatif pas en position postverbale. Ce substrat pourrait alors influencer les réalisations francophones. Cette hypothèse vient conforter l’observation de Brun (Reference Brun1931 : 77) :
L’élimination de ne dans les formules ne… pas, ne… jamais, etc., est à peu près définitive en français de Provence : j’ai rien vu, j’ai guère mangé, j’ai pas sorti de tout le jour, il fait que pleuvoir ; en rien faisant, tu me grondes, c’est-à-dire quoique je ne fasse rien. […] En conclusion, on peut affirmer que ne est actuellement un mot étranger au français parlé [de Marseille].
Même si l’étude de Brun de (Reference Brun1931) ne peut pas être considérée comme une source fidèle d’un langage propre uniquement à Marseille car Brun nomme plusieurs caractéristiques que l’on trouve également dans l’étude du français populaire de Bauche (Reference Bauche1920), nous garderons à l’esprit que la variété marseillaise et plus largement les variétés du français du sud de l’hexagone peuvent potentiellement se démarquer par une présence plus rare de la particule de négation.
3.3 Facteurs internes
Dans le but de comparer notre corpus d’oral mis en scène au véritable français oral, nous devons déterminer dans quelle mesure des facteurs internes à la langue influencent la présence ou l’absence du ne tant à l’oral que dans notre propre corpus. Pour cette raison, nous décrivons dans cette section les facteurs internes les plus importants influençant le comportement du ne de négation en français oral : la nature du sujet et la nature du marqueur négatif.
Selon un grand nombre d’articles (par ex. Armstrong et Smith, Reference Armstrong and Smith2002 ; Ashby, Reference Ashby2001 ; Coveney, Reference Coveney2002 ; Dufter et Stark, Reference Dufter, Stark, Combettes and Marchello-Nizia2007 ; Meisner et Pomino, Reference Meisner and Pomino2014 ; Moreau, Reference Moreau1986), l’emploi d’un sujet pronominal tend à inhiber la présence du ne face à un sujet lexical. Dans les corpus Péretz-Juillard (1972–1974), Hansen (1989–1993) et Malderez (1992–1993), Footnote 1 par exemple, la particule négative ne n’est réalisée que dans 5,8 % des phrases négatives contenant un pronom sujet alors que ce taux est porté à 56,4 % en présence d’un sujet nominal. À titre d’exemple, les locuteurs semblent donc plus enclins à produire une phrase du type il aime pas que mon père aime pas. Par ailleurs, l’étude d’Hansen et Malderez (2004 : 21) montre que certains pronoms favorisent davantage la chute du ne (voir le tableau 3) comme ce, tu, je et on.
Tableau 3. Taux de maintien du ne selon les pronoms sujets, d’après Hansen et Malderez (2004 : 22)
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De plus, Armstrong et Smith (Reference Armstrong and Smith2002), Ashby (Reference Ashby2001), Coveney (Reference Coveney2002) et Martineau (Reference Martineau, Larrivée and Ingham2011) signalent que la nature du marqueur négatif a un rôle prépondérant à jouer en mettant en lumière le faible taux de maintien du ne assorti du marqueur négatif ou restrictif pas, tandis que plus et que tendent à favoriser la présence du ne (cf. Ashby Reference Ashby2001, Coveney Reference Coveney2002, Hansen et Malderez 2004, voir le tableau 4).
Tableau 4. Taux de maintien du ne selon les marqueurs négatifs et restrictifs, d’après Hansen et Malderez (2004 : 23)
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4. CORPUS ET MÉTHODOLOGIE
Dans le cadre de cette étude, nous nous intéressons à la présence ou à l’absence de la particule ne dans l’oral mis en scène afin de retracer ce phénomène dans les représentations des écrivains et scénaristes. Étant donné les hypothèses sur le changement en cours concernant ce phénomène, nous avons souhaité sélectionner des œuvres espacées dans le temps, mais strictement comparables. Notre corpus se compose de trois œuvres.
4.1 Corpus et hypothèses
Notre analyse se centre avant tout sur le film français Marius réalisé en 1931 par Alexander Korda. Il s’agit d’un des tout premiers films parlants du cinéma. L’action se déroule sur le Vieux-Port de Marseille et fait principalement intervenir les personnages suivants : César, Marius, Fanny, Honorine et Panisse respectivement interprétés par Raimu, Pierre Fresnay, Orane Demazis, Alida Rouffe et Fernand Charpin. Le scénario de ce film a été écrit par Marcel Pagnol ; il s’agit d’une adaptation de sa propre pièce de théâtre Marius (1929), premier volet de La Trilogie marseillaise. Cette pièce divisée en quatre actes fait également partie de notre corpus d’étude. Par ailleurs, elle a fait l’objet d’une deuxième adaptation cinématographique en 2013, remake du premier film, sous la direction de Daniel Auteuil, dont les personnages principaux sont interprétés par Daniel Auteuil, Raphaël Personnaz, Victoire Bélézy, Marie-Anne Chazel et Jean-Pierre Darroussin.
Ainsi que nous l’avons déjà signalé, il est bien connu que la conception écrite impacte positivement le taux de présence de la particule ne. Tant dans la pièce de théâtre que dans les films, une première conception écrite a été élaborée. Toutefois, dans le cadre de cette étude, notre corpus se compose de la version écrite de la pièce de théâtre et non pas d’une de ses adaptations orales sur scène. En ce qui concerne les deux films, nous n’avons malheureusement pas accès aux scripts originaux utilisés par les acteurs, c’est-à-dire à la conception graphique. À première vue, nous ne pouvons donc pas tirer de conclusions directes sur le changement médial entre code graphique (drame) et code phonique (films). Pour autant, il est fort probable que le comportement du ne dans le scénario du film de 1931 ne se distinguait pas fortement de celui dans la pièce de théâtre. Plusieurs raisons nous amènent à poser cette hypothèse : premièrement, la pièce de théâtre et le scénario du premier film ont été écrits par un seul et même auteur (Marcel Pagnol). Deuxièmement, le film est extrêmement proche de la pièce de théâtre tant d’un point de vue du scénario que de l’ensemble des dialogues (nous y reviendrons). Troisièmement, la plupart des acteurs présents dans le film de 1931 sont également les comédiens ayant joué dans la pièce de 1929. La principale différence que l’on peut constater entre la pièce de théâtre et le film de 1931 concerne le nombre de scènes : d’une part, la pièce de théâtre a été largement abrégée dans son adaptation cinématographique et, d’autre part, quelques courtes parties ont été ajoutées au film. Ces dernières présentent le personnage de César, joué par Raimu, qui s’énerve, parlant occasionnellement occitan (auquel cas ces scènes ne figurent donc pas dans notre corpus). Contrairement à la plupart des adaptations cinématographiques qui ne font que s’inspirer d’une œuvre, Marius (1931) est un film qui reprend presque à l’identique chaque réplique du drame dont il est issu (voir le tableau 5). Étant donné cette grande proximité entre ces deux œuvres, nous pensons qu’il est possible que le film de 1931 reflète une certaine oralité mise en scène de la pièce et que celle-ci est très proche de la véritable pièce jouée au théâtre. Étant donné la dichotomie entre code graphique et code phonique discutée lors des précédentes sections, nous supposons que la pièce de théâtre devrait présenter des caractéristiques plus proches de l’écrit que les films. Ainsi, nous nous attendons à trouver plus d’occurrences du ne dans la pièce écrite de 1929 que dans les deux œuvres filmiques.
Tableau 5. Extraits d’énonciations négatives dans les trois sous-corpus de la présente étude
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Les œuvres présentent donc un scénario identique dont l’action se déroule à Marseille, ancré dans une même époque à savoir la fin des années 1920. En analysant ce corpus, nous ne nous attendons pas à trouver le reflet de l’usage spontané réel des locuteurs de Marseille, mais plutôt les représentations que s’en font les scénaristes et réalisateurs (voir Bedijs, Reference Bedijs2012). Grâce au film de 1931, contemporain à l’action du film, nous pouvons avoir accès à une représentation de l’oral de ces années pour lesquelles nous ne disposons pas beaucoup de corpus d’oral spontané. Le remake très récent de 2013 nous fournira, en revanche, une représentation beaucoup plus actuelle que le réalisateur et les acteurs peuvent avoir de l’oral des années 1920.
En prêtant attention aux origines des acteurs de ces deux films, nous devons souligner que la plupart d’entre eux ne viennent ni de Marseille ni du sud de la France en général. En effet, dans le film de 1931, seuls Raimu (César) et Fernand Charpin (Panisse) sont respectivement nés à Toulon et à Marseille. Dans le film de 2013, seul Daniel Auteuil (César) a vécu une partie de sa vie dans le midi (si cet acteur est né à Alger, il a toutefois passé son enfance à Avignon). Les acteurs ne parlent donc pas spontanément avec des particularités marseillaises authentiques (voir Jansen, Reference Jansen2018). Le langage proposé serait plutôt le reflet de la vision des scénaristes et réalisateurs sur ce qu’est l’accent marseillais (voir Binisti et Gasquet-Cyrus, Reference Binisti and Gasquet-Cyrus2003 ; Courdès-Murphy, Reference Courdès-Murphy2018 ; Gasquet-Cyrus et Planchenault, Reference Gasquet-Cyrus and Planchenault2019). Ainsi que nous l’avons expliqué dans la section 3.2, il semble qu’au début des années 1930, la particule négative ne était presque systématiquement absente des productions des Marseillais (Brun, Reference Brun1931). Si les observations de Brun restent discutables, l’argument de Coveney (Reference Coveney2002) en faveur de cette hypothèse et reposant sur l’influence du substrat occitan, nous semble judicieux. En tentant de refléter cette variété de français, il est donc probable de ne rencontrer qu’un faible nombre de ne dans l’ensemble du corpus.
Dans la section 3.2, nous avons expliqué que la catégorie sociale des locuteurs semble jouer un rôle dans le taux de maintien de la particule de négation. Les locuteurs issus d’une classe ‘populaire’ auraient tendance à omettre plus fréquemment cette particule que les locuteurs issus de classes plus aisés. Contrairement aux films étudiés par Abécassis dans lesquels le contraste entre les personnages issus de différents milieux sociaux joue un rôle assez important, presque tous les personnages de notre corpus proviennent d’un milieu populaire. En effet, seuls Panisse et M. Brun sont issus de classe aisées voire très aisées. Il sera donc intéressant de vérifier si ce facteur externe à la langue influe sur le maintien de la particule de négation dans cet oral mis en scène (étant donné le faible nombre de répliques de M. Brun, celles-ci n’ont pas fait l’objet d’une analyse spécifique, nous comparerons donc les productions de Panisse à celles des autres personnages).
4.2 Méthodologie d’annotation et d’analyse
Nous avons récupéré l’intégralité de la pièce de théâtre de 1929 à partir de l’édition de 1995. Étant donné que nous n’avons pas accès aux scripts appris par chacun des acteurs, nous avons procédé à une transcription orthographique de l’intégralité des deux films Marius grâce au logiciel Praat (Boersma et Weenik, Reference Boersma and Weenink2016). Si quelques scènes dans les films ont pu être improvisées, la grande majorité des dialogues se trouve déjà dans le drame de 1929. Dès lors, les trois sous-corpus sont strictement comparables et très semblables (voir le tableau 5).
Toutes les énonciations négatives ont par la suite été extraites. Nous avons trié ces résultats en fonction, d’une part, de la nature du sujet et, d’autre part, de la nature du marqueur négatif. En résumé, notre corpus se compose de 4 209 phrases dont 1 302 énonciations négatives (voir la Figure 3). Dans le cadre de cette étude, nous nous sommes concentrées sur les énonciations négatives variables définies selon Coveney (Reference Coveney2002). À titre d’exemple, certaines expressions non soutenues par un élément postverbal comme n’importe quoi, n’empêche, si ce n’est requièrent obligatoirement la particule ne. A contrario, dans certaines propositions, la présence de cette particule est impossible ; c’est notamment le cas lorsque aucun verbe n’est présent. Enfin, dans certains cas, il est presque impossible de déterminer si la particule ne a effectivement été réalisée oralement. Lorsque le pronom sujet on est suivi d’un mot à initiale vocalique, il ne semble pas possible de distinguer la consonne de liaison [n] : ͜on est pas là [ɔ̃nepala] de la forme de négation courte [n] on n’est pas là [ɔ̃nepala]. Ceci est également vrai de tous les mots se terminant par un [n], comme ͜rien est facile, versus rien n’est facile (cf. Coveney, Reference Coveney2002 : 66–71). La présente étude se base donc sur des propositions portant un sens négatif et pouvant contenir ou non la particule ne sans que cela n’entraîne d’ambiguïté tant au niveau sémantique que syntaxique. Ainsi, nous avons exclu les cas de ne explétifs, les expressions où la présence de la particule négative est soit impossible soit obligatoire, mais aussi toutes les propositions où la présence du ne ne peut pas être déterminée.
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Figure 3. Répartition des énonciations négatives dans chaque sous-corpus.
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Figure 4. Maintien du ne de négation dans les trois corpus.
5. RÉSULTATS
5.1 Résultats généraux
En comparant les trois sous-corpus (voir la Figure 4), nous constatons que la pièce de théâtre de 1929 se distingue très nettement des films avec 95 % de ne réalisé (Chi2, p-value < 0,01). La présence quasi-systématique de cette particule négative dans le drame de 1929, nous amène à conclure que ce sous-corpus est beaucoup plus proche de la modalité écrite qu’orale. D’autre part, le taux d’omission du ne dans le film de 1931 est significativement plus important que dans le film de 2013 (Chi², p-value < 0,01). En comparant ces résultats avec ceux de l’oral spontané (voir section 3.2), nous pouvons affirmer que le film de 1931 présente un taux de réalisation du ne inférieur à ce qui a été observé dans les années 1950 et 1960 (Pohl, Reference Pohl1975 ; Ashby, Reference Ashby1976). Le remake de 2013 montre plutôt des résultats comparables à ceux de ces derniers travaux.
5.2 Impact du marqueur négatif
Dans la section 3.3, nous avons mentionné le fait que le marqueur négatif pas inhiberait fortement la présence de ne chez les locuteurs. Pour établir si le comportement du ne dans notre corpus de l’oralité mise en scène suit les mêmes règles que le comportement de cette particule en français oral, nous avons comparé le taux de présence de cette particule de négation lorsqu’elle est adjointe par le marqueur négatif pas ou par tout autre marqueur négatif (voir la Figure 5). Nos résultats montrent qu’il y aurait effectivement une tendance à trouver moins de ne avec pas qu’avec les autres marqueurs négatifs, toutefois, cette tendance n’est pas significative (Chi², p-value≍0,07).
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Figure 5. Maintien du ne de négation en fonction du marqueur négatif pas.
Nous détaillons dans le tableau 6 le taux de maintien de ne pour les marqueurs les plus fréquents du corpus. Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, le marqueur négatif pas n’est pas celui qui inhibe le plus la présence du ne. De plus, les résultats entre les deux sous-corpus filmiques sont extrêmement différents. Alors que les marqueurs négatifs rien et jamais assurent un certain maintien du ne dans le film de 1931, ils inhibent au contraire sa présence dans le film de 2013.
Tableau 6. Maintien du ne de négation en fonction de la nature du marqueur négatif/restrictif
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5.3 Impact de la nature du sujet
Rappelons qu’Armstrong et Smith (Reference Armstrong and Smith2002), Ashby (Reference Ashby2001), Coveney (Reference Coveney2002) ou encore Dufter et Stark (Reference Dufter, Stark, Combettes and Marchello-Nizia2007) expliquent que la nature du sujet peut avoir un impact sur le taux de réalisation de ne (voir section 3.3). Dans notre propre corpus, nous pouvons observer les mêmes tendances : après un sujet lexical, la particule ne a significativement plus de chances d’être attestée qu’après un sujet pronominal (Chi², p-value < 0,01), et ce dans l’ensemble du corpus (voir la Figure 6).
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Figure 6. Maintien du ne de négation selon la nature du sujet (pronominal ou lexical).
De plus, dans leur étude, Hansen et Malderez (2004) ont montré que parmi les pronoms personnels, le ne se maintient mieux en présence de elle et ils qu’avec tu et ce. Cette tendance ne se vérifie cependant pas dans notre corpus (voir le tableau 7). Pour autant, en ce qui concerne les pronoms démonstratifs, notre corpus semble s’aligner sur les paroles de locuteurs en conversation spontanée (voir section 3.3). En effet, le pronom ce entraîne un des taux de réalisation du ne les plus bas des trois sous-corpus alors que ça, au contraire, semble plutôt bien le maintenir.
Tableau 7. Maintien du ne de négation selon le type de pronom sujet
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L’analyse des facteurs internes à la langue influençant le taux de réalisation du ne dans notre corpus de l’oralité mise en scène montre donc qu’il y a effectivement des tendances semblables entre nos résultats et ceux obtenus sur la base de véritables corpus oraux. Ainsi, un sujet pronominal inhibe la présence d’un ne de négation tant à l’oral spontané que dans l’oral mis en scène étudié dans cet article. Toutefois, dès lors que nous procédons à un examen plus détaillé de la nature exacte du pronom ou du marqueur négatif, nos résultats diffèrent de ce qui est observé dans les corpus d’oral spontané. Il nous semble donc problématique de poser des hypothèses sur l’oral spontané en prenant comme base de l’oralité mise en scène ou encore des corpus littéraires à l’instar de ce qui a été proposé par Martineau et Mougeon (Reference Martineau and Mougeon2003) pour alimenter le débat d’un changement linguistique en cours de cette variable.
5.4 Variation intra-locuteur
Si la particule de négation ne est presque omniprésente dans la pièce de théâtre de 1929, ses plus faibles apparitions dans le film de 1931 nous permettent de mieux saisir ses contextes d’apparition. En nous concentrant sur le discours de chacun des locuteurs-acteurs, nous observons qu’il existe également de la variation dont nous proposons un exemple issu du film de 1931 :
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Dans cette très célèbre scène, César souhaite faire passer un message à Escartefigue tout en s’adressant à Panisse. Escartefigue ne comprenant pas immédiatement l’allusion, César s’énerve en s’écriant « nous ne jouons plus donc». Ici, la particule de négation est produite alors que dans le reste du discours de César de cette scène, elle n’est pas maintenue. Il se pourrait que ce ne de négation soit présent pour jouer le rôle d’un marqueur emphatique accompagnant les changements prosodiques (rythme, amplitude), ces derniers étant également impliqués dans les processus d’emphase. Nous rejoignons donc ici l’hypothèse de Fonseca-Greber (Reference Fonseca-Greber2007): le ne de négation peut avoir une valeur emphatique.
5.5 Variation interlocuteur
Dans le cadre de cette étude, nous avons également observé une variation interlocuteur très importante dans les deux films que nous reportons dans la Figure 7.
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Figure 7. Maintien du ne de négation dans les trois corpus selon le personnage.
Rappelons que nous n’avons pas accès aux scripts appris par chacun des acteurs, nous ne pouvons donc pas savoir si ces ne non prononcés ne figuraient pas dans les scripts initiaux ou si ce phénomène relève de la liberté prise par les locuteurs-acteurs. Nous n’avons trouvé aucune corrélation entre l’origine géographique ou encore l’âge des acteurs et leur taux de prononciation de ne. Pourtant, le facteur social semble jouer un rôle : le personnage issu d’un milieu social plus aisé (Panisse, maître voilier) est celui chez qui l’on observe un des plus haut taux de maintien de cette particule négative (73 %, voir la Figure 7). Toutefois, il existe une différence considérable entre les deux films qui ne semble pas uniquement attribuable au statut social des personnages. Ainsi, le personnage d’Honorine est considérablement différent entre ces deux œuvres filmiques. Nous reviendrons sur une hypothèse possible pouvant expliquer ces variations interlocuteurs dans la section suivante.
6. CONCLUSION ET DISCUSSION
De manière générale, nos résultats indiquent une très grande différence entre la pièce de théâtre et les deux œuvres filmiques. Comme nous l’avons souligné dans la section 4.1, dans le cadre de cette étude nous étudions la conception graphique de la pièce de théâtre et non pas le résultat d’une adaptation à l’oral. Au contraire pour les deux œuvres filmiques, nous ne disposons que des représentations finales orales et non pas des scripts originaux, c’est-à-dire de leur première version graphique. Le lien plus direct qu’entretient le drame de 1929 avec l’écrit nous a amenées à poser l’hypothèse suivante : la particule de négation ne doit être significativement plus présente dans cette œuvre théâtrale que dans les films. Nos résultats ont très largement confirmé cette hypothèse puisque cette particule négative apparaît dans 95 % des énonciations négatives variables du drame alors qu’elle n’est réalisée que dans 44 % et 56 % des cas dans les films respectivement de 1931 et 2013. Ces résultats ont toutefois largement dépassé nos attentes car même si cette pièce de théâtre est une version écrite, sa prédestination à être interprétée oralement aurait pu nous faire constater une présence du ne nettement inférieure à ce qui est attesté dans des textes écrits n’étant pas censés représenter de l’oral. Or, avec 95 % de réalisation, cette œuvre semble beaucoup plus tenir de la modalité écrite qu’orale. Par ailleurs, l’analyse des facteurs internes à la langue nous amène à conclure que l’oral mis en scène et/ou des œuvres littéraires ne semblent pas tout à fait adéquats pour poser des hypothèses sur l’oral spontané.
Comme nous venons de l’aborder, les résultats concernant les deux œuvres filmiques montrent un taux de réalisation du ne bien inférieur à ce que l’on aurait pu attendre d’un corpus écrit. Rappelons qu’en ce qui concerne l’oral spontané, Pohl (Reference Pohl1975) constate un taux de réalisation de cette particule dans 61,9 % des cas de son corpus de 1950. De son côté, Ashby (Reference Ashby1976) relève un taux de 55,8 % de réalisation chez des locuteurs enregistrés entre 1967 et 1968. Le film de 1931 étudié dans cet article montre que la particule de négation est produite dans 44 % des cas. Ce résultat est donc inférieur à ce qui aurait pu être attendu et ce à double titre. En effet, d’une part, dans l’hypothèse où un changement linguistique est en cours, nous aurions dû constater un taux de réalisation du ne plus important dans l’oral de 1931 que dans les corpus oraux collectés une voire deux décennies suivantes. D’autre part, nos observations portant sur l’oral simulé, il n’aurait pas été étonnant de constater un plus grand nombre de réalisations du ne qu’en oral spontané ; cette caractéristique de la conception écrite aurait persisté à l’oral.
Afin d’expliquer le faible taux de réalisation de la particule ne dans le film de 1931, il est possible de poser plusieurs hypothèses. Tout d’abord, la variété française de Marseille parlée dans les années 1930 n’est pas supposée voir émerger la particule ne à l’oral (selon Brun, Reference Brun1931, voir section 3.2). Le scénario du film se déroulant à Marseille, il est possible que les scénaristes et metteurs en scène aient souhaité reproduire cette variété du français. Ensuite, nous avons signalé dans la section 3.2 que le taux de réalisation de cette particule dépend également de l’appartenance sociale des locuteurs. Les personnages mis en scène dans Marius sont presque tous issus d’un milieu populaire ce qui pourrait expliquer un faible taux de la particule négative ne. Cette hypothèse est d’autant plus intéressante que le personnage issu d’un milieu social plus aisé (Panisse, maître voilier) est celui chez qui l’on observe le plus haut maintien de cette particule négative (73 %, voir la Figure 7).
Rappelons que pour le remake de 2013, nous avons observé un taux de production de cette particule négative de 56 %. À l’instar du film de 1931, le taux de maintien ici est bien inférieur à ce qui peut être observé dans les corpus purement écrits et dans l’étude de l’oralité mise en scène de Bedijs (Reference Bedijs2012). Le résultat observé concernant ce remake nous amène donc à penser que les scénaristes et metteurs en scène ont tenté, d’une part, de s’éloigner des caractéristiques liées à l’écrit et, d’autre part, de représenter une oralité différente de celle attendue en français moderne. Si cette haute fréquence de ne ne permet de représenter fidèlement ni la variété marseillaise du début du XXème siècle (telle que décrite par Brun, Reference Brun1931), ni l’origine sociale des locuteurs, elle nous offre toutefois une représentation actuelle d’un oral parlé près d’un siècle plus tôt. Ainsi, afin de paraître plus ancien, une stratégie pourrait être de produire un nombre important de ne. Cette hypothèse est intéressante puisqu’elle est liée à la théorie d’un changement linguistique en cours. En effet, les locuteurs des années 2010 pourraient considérer qu’une différence fondamentale entre l’oral moderne et d’autres plus anciens passe par le taux de réalisation de la particule de négation ne.
Pour finir avec l’impact des variables socio-situationnelles nous avons pu mettre en lumière la variation intralocuteur. Nous avons expliqué que le ne de négation peut être utilisé comme un outil linguistique par le locuteur afin de souligner l’importance qu’il accorde (ou que ses interlocuteurs devraient accorder) à son discours. Cela montre que cette particule peut donc bien être un marqueur emphatique dans l’oralité mise en scène comme dans le véritable français oral spontané.
Il reste toutefois à expliquer la grande variation interlocuteur qui ne semble ni liée à des facteurs d’âge, d’origine géographique des acteurs ou d’origine sociale des personnages. Nous souhaitons apporter un élément de réflexion ici. Il semble que les trois acteurs présentant le plus faible taux de réalisation du ne sont parmi ceux qui ont la plus grande expérience du théâtre. Nous reportons ces données dans le tableau 8.
Tableau 8. Nombre de pièces jouées par chacun des acteurs avant d’intégrer le casting de Marius
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Comme nous pouvons le constater, les acteurs de César et Marius (1931) et d’Honorine (2013) ont joué dans plus de 15 pièces de théâtre avant de jouer dans le film Marius. Nous pouvons ici poser l’hypothèse que l’expérience de ces acteurs peut les amener à ne pas simplement oraliser leur script, mais peut les aider à adopter un langage plus spontané et donc plus proche de l’oral naturel. Dès lors, ces locuteurs natifs du français se rapprochent donc des informateurs d’autres enquêtes explorées dans la section 3.