1. Introduction
Cet article porte, de façon générale, sur le problème de la justification des lois logiques de base. Il s’agit en premier lieu de montrer que les approches contemporaines les plus en vue en épistémologie de la logique sont incapables de rendre compte de la légitimité de notre pratique inférentielle de base. La prise de conscience de cet échec des perspectives traditionnelles motive la recherche d’un nouveau point de vue sur notre conception des lois logiques. Je suggère, dans la dernière portion de l’article, qu’il serait profitable de suivre une proposition faite par Boghossian et d’examiner attentivement la théorie primitiviste élaborée par Aristote dans la Métaphysique et les Seconds analytiques — le problème auquel il était confronté était pratiquement le même que le nôtre, mais l’approche qu’il préconise suppose une conception des lois logiques qui se démarque des théories contemporaines. Mon propos principal est ainsi de montrer la pertinence de l’étude de la doctrine aristotélicienne sur le fondement des lois logiques de base.
Je vais procéder comme suit. Après une description de quelques éléments fondamentaux de notre pratique inférentielle (section 2), j’aurai recours à la célèbre régression à l’infini dévoilée par Lewis Carroll à la fin du dix-neuvième siècle pour poser la nature du problème dont il sera question (section 3). Cette aporie fournira l’occasion (section 4) d’examiner les théories contemporaines les plus en vue depuis une vingtaine d’années en épistémologie de la logique, soit l’approche analytique, l’approche externaliste, et l’approche à saveur kantienne. Les sections 5 et 6 ont pour objectif de montrer qu’il est nécessaire de changer de perspective et de voir les choses autrement, un constat déjà fait récemment par Paul Boghossian et Paul Horwich. Boghossian, en particulier, nous dirige vers une conception primitiviste des lois logiques de base, ce qui me mène à Aristote (section 7) puisque ce dernier adopte justement une telle position. Ainsi, sur la base d’un examen des approches contemporaines, je défends dans cet article l’idée voulant que la conception primitiviste offre l’espoir d’en arriver à une épistémologie viable de ce qui forme le socle sur lequel repose notre rationalité.
2. Notre pratique inférentielle
Le jour se lève. En me réveillant, je me dis : «si c’est mercredi aujourd’hui, je dois aller porter les ordures au bord de la route». En jetant un coup d’œil sur mon iPhone, je constate que nous sommes mercredi. Ainsi, je tire la conclusion suivante : je vais devoir aller porter les ordures au bord de la route. Ce n’est plus un conditionnel — j’ai «détaché» le conséquent étant donné que la condition est satisfaite. Ce raisonnement obéit à la forme de base suivante :
Par cette opération, j’ai effectué une inférence logique, c’est-à-dire que je suis passé d’un énoncé à un autre — inférence —, et que ce passage s’est effectué selon les canons de la logique — c’est donc une inférence logique. Cela en fait un raisonnement, une activité typiquement humaine que l’on pratique et qui est empreinte de rationalité. Ce sont là des platitudes, mais elles sont importantes pour la suite.
Ce raisonnement obéit à la loi logique du modus ponens (MP) Footnote 1 . J’aimerais, avant de continuer, ouvrir une petite parenthèse pour souligner un aspect important de cette loi logique. L’utilisation du MP sous-tend probablement tout raisonnement correct. En effet, prenons un raisonnement qui repose sur une autre loi logique. Il est facile de réaliser que le MP est implicitement utilisé. Considérons un raisonnement de la forme suivante :
Voyez ici : pour que j’infère P, il faut que mon «esprit», d’une façon ou d’une autre, constate que la prémisse possède la forme (P & Q). Si cette condition est remplie, alors il est «permis» de tirer la conclusion P. En d’autres mots, le raisonnement présuppose :
Ainsi, il est tentant de penser que tout raisonnement rationnel repose, au moins implicitement, sur le MP Footnote 2 . Nous y reviendrons.
Pour l’instant, il importe de souligner l’aspect ordinaire de cette description de notre pratique inférentielle. Il ne s’agit pas d’une activité ésotérique ou marginale, d’une fabulation de philosophe. C’est une partie intégrante du raisonnement. Le raisonnement logique est une facette essentielle de notre «forme de vie». C’est une pratique «ordinaire», une routine que nous tenons pour acquise. Dit autrement, le MP permet à notre esprit de «bouger» rationnellement. Si nous ne pouvions faire cela, nous ne serions pas ce que nous sommes — des êtres rationnels Footnote 3 . En fait, je pense que c’est le genre de pratique que nous faisons si souvent et qui prend une place si prépondérante dans nos vies que nous ne nous en rendons plus compte. Il faut peut-être un philosophe pour remarquer ces choses-là, mais ce n’en fait pas moins quelque chose de réel.
3. Une aporie portant sur notre pratique inférentielle
Cette description de notre pratique inférentielle se veut exempte de controverses et donc, dans ses grandes lignes, acceptable aux yeux de quiconque se donne la peine de l’examiner. Pourtant, comme le montre clairement la fable de Carroll (Reference Carroll1895), cette façon de concevoir notre pratique inférentielle mène directement à une aporie qui n’a pas encore été résolue de manière satisfaisante. J’aimerais ici exposer la régression à l’infini de Carroll, dans des termes et dans une perspective qui pavent le chemin pour le propos que je développerai dans les prochaines sections. Pour clarifier les choses, concentrons-nous sur le raisonnement utilisé plus tôt :
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(1) Si c’est mercredi, alors il faut sortir les ordures.
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(2) Nous sommes mercredi aujourd’hui.
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(C) Ainsi, il faut sortir les ordures.
Si ce que j’ai avancé dans la section 2 est juste, ce raisonnement est un exemple typique de notre pratique inférentielle. Sans même y réfléchir — c’est là un aspect important, sur lequel je reviendrai — nous effectuons ce genre de raisonnement et nous tenons pour acquis qu’il est correct d’agir ainsi, d’inférer la conclusion (C) à partir des prémisses (1) et (2). Nous présupposons, en somme, que nous avons de bonnes raisons de tirer la conclusion, de «détacher» le conséquent du conditionnel, bref : de croire que notre raisonnement est justifié.
Mais arrêtons-nous un instant pour nous poser la question suivante : qu’est-ce qui justifie, justement, le passage de (1) et (2) à (C)? Soulignons ici la validité́ de cette question. En effet, un énoncé est posé — il faut sortir les ordures. Cet énoncé est avancé comme étant «vrai», ou du moins «correct», «approprié». Il est donc légitime de soulever la question de sa justification — pourquoi est-il «correct» de croire qu’il faut sortir les ordures? Encore une fois, il est important de se rendre compte qu’il ne s’agit pas d’une fabulation de philosophe. La question soulevée semble parfaitement légitime. Pour utiliser l’image évocatrice de Wilfrid Sellars, nous sommes dans l’espace des raisons. Dans cet espace, nous jouons le jeu qui consiste à donner et à demander des raisons («the game of giving and asking for reasons» Footnote 4 ). C’est une activité́ à laquelle nous nous adonnons régulièrement en tant qu’agents rationnels. Lorsque nous avançons un énoncé́, nous le présentons comme étant justifié. Nous nous exposons à devoir défendre ce que nous avançons.
À la question : «qu’est-ce qui justifie qu’il faille sortir les ordures?», la réplique qui s’impose de façon naturelle consiste à réaffirmer la ou les prémisses qui ont conduit le locuteur à croire la conclusion. En un sens très clair, ces prémisses constituent les raisons qui «militent» en faveur de l’énoncé. La plupart du temps, ça s’arrête là. On répond : «parce que c’est mercredi», et la discussion est terminée. Mais nous pouvons imaginer que quelqu’un — un philosophe, sans aucun doute — pourrait soulever la question suivante : «oui, et alors? Qu’y a-t-il de spécial le mercredi?» La riposte sera, si le locuteur est patient et qu’il accepte de jouer le jeu des raisons : «parce que la collecte des ordures se fait le mercredi». Mais à cela, l’interlocuteur pourrait très bien objecter : «ce que je demande, c’est ce qui justifie le saut des prémisses à la conclusion. Je suis au courant des prémisses, je les accepte comme étant vraies, mais je veux savoir ce qui justifie le saut inférentiel». Le locuteur, s’il est le moindrement versé en logique formelle, invoquera à ce stade le MP : «c’est parce que le raisonnement exemplifie le MP». C’est ici que les problèmes commencent, car l’interlocuteur est en droit de répliquer : «oui, mais qu’est-ce qui, dans l’adoption de ce principe, te permet de tirer la conclusion (C)?» Le locuteur doit, s’il accepte toujours de jouer le jeu qui consiste à donner et à demander des raisons, invoquer le principe suivant (W) :
-
(W) Si un argument exemplifie le MP, alors il est valide.
C’est alors que, suivant la façon dont ce petit débat est structuré, il ressort que (W), en soi, ne nous mène toujours pas à (C) — c’est en effet simplement un autre conditionnel. Pour atteindre (C) sur la base de (W), encore faut-il reconnaître que le raisonnement initial exemplifie le MP. Cela mène au raisonnement suivant :
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(i) W : Si un argument exemplifie le MP, alors il est valide.
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(ii) L’argument ((1), (2), (C)) exemplifie le MP.
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(iii) Ainsi, l’argument ((1), (2), (C)) est valide.
Non seulement il s’agit ici d’un autre raisonnement qui exhibe la forme du MP et dont nous n’avons pas encore tiré la conclusion (C), mais l’on pourrait perpétuellement continuer dans la même veine sans jamais atteindre (C) Footnote 5 . Nous avons ici une régression à l’infini dans la chaîne des raisons. En vertu d’un tel questionnement de l’interlocuteur, nous ne sommes en fait jamais en mesure de mettre de l’avant la conclusion d’une inférence logique — il semble impossible de faire «avancer l’esprit», malgré le fait qu’en pratique, nous tirons la conclusion et que cela ne semble pas poser de problème. On est donc devant une sorte de paradoxe, ou d’aporie : nous sommes incapables de justifier notre pratique inférentielle de base, mais cette dernière fait partie intégrante de notre vie.
Ce qu’il faut retenir est que si l’on suppose que la requête de raisons est toujours, en principe, légitime — une option valide s’offrant en tout temps à l’interlocuteur — alors ce problème est réel et en fait, je dirais, insoluble. Si cela est correct, alors le défi devient le suivant : comment justifier que la demande de raisons soit déraisonnable dans ce cas précis? Comment atténuer l’appel de l’exigence de raisons, et pourquoi cela est-il nécessaire dans ce cas-ci et pas dans la très grande majorité́ des autres cas? Le défi consiste à trouver une façon qui permette à la question de ne pas être soulevée, le tout sans que ce soit ad hoc Footnote 6 .
J’aimerais souligner l’aspect anxiogène de cette situation. Si nous devons être en mesure de fournir des raisons probantes — des raisons convaincantes, qui «fonctionnent» — en ce qui a trait à notre pratique inférentielle de base, alors nous ne sommes pas autorisés à faire des inférences. Cela signifierait que nos croyances qui sont le fruit d’inférences logiques ne sont pas, en dernière analyse, justifiées. Nous les mettrions de l’avant avec une confiance injustifiée. En fait, cela signifierait que la plus grande part de notre rationalité (celle qui dépend de l’inférence) serait sans fondement, c’est-à-dire que notre rationalité serait, en un certain sens, irrationnelle Footnote 7 . Cela crée une anxiété, une espèce de vide — du moins, lorsqu’on s’y attarde. En effet, dans le quotidien, nous agissons sans que le manque de raisons pose problème ou soit une source d’anxiété. Une bonne «solution» permettrait de réconcilier notre pratique ordinaire tout en offrant un apaisement de l’anxiété qui ne soit pas forcé. Nous verrons dans ce qui suit qu’aucune des approches que nous allons examiner ne parvient à relever le défi.
4. Trois approches
Plusieurs approches contemporaines traitent de la question de la justification des lois logiques. À la lumière de la section précédente, il est raisonnable d’exiger d’une conception qu’elle réponde de façon satisfaisante au problème de la régression à l’infini tel que Carroll l’imaginait. Il semble de plus établi, par cette régression, que toute approche qui exige de la part du locuteur de justifier son utilisation du MP et «d’exhiber» cette justification par (W) est vouée à l’échec. Ce qu’il faut, c’est une conception qui rende intelligible l’idée selon laquelle une telle exhibition de (W) n’est pas nécessaire tout en conservant l’intégrité de notre pratique inférentielle. Une piste nous est donnée par Wittgenstein lorsqu’il écrit dans ses Recherches philosophiques :
219. «Les passages sont en réalité tous déjà effectués» veut dire que je n’ai plus le choix. Une fois marquée d’une signification déterminée, la règle trace, dans l’espace tout entier, les lignes de son suivi. — Mais si c’était vraiment le cas, à quoi cela m’avancerait-il?
Non, ma description n’avait de sens que si elle était comprise symboliquement. — Cela me paraît être ainsi, aurais-je dû dire.
Quand je suis la règle, je ne choisis pas.
Je suis la règle aveuglément.
Il est indéniable que cette remarque de Wittgenstein est pertinente pour notre propos, surtout les deux dernières phrases. Le MP est une règle, et le problème illustré par la régression trouve sa source dans l’exigence de justifier notre recours à la règle du modus ponens lorsque nous l’exhibons en tant que raison dans le contexte du jeu sellarsien. S’il est légitime, comme le laisse entendre Wittgenstein, de penser que nous obéissons à la règle du MP «aveuglément» (sans qu’il ne soit nécessaire de justifier, en invoquant (W), notre appel à la règle), alors peut-être est-il «correct» de ne pas avoir à répondre à la question de la justification dans ce cas. Et c’est exactement l’idée poursuivie par la plupart des approches contemporaines en épistémologie de la logique Footnote 8 . Elles tentent de légitimer la conception selon laquelle la requête de raisons possède une fin, et que cette fin réside dans l’invocation du MP. Selon ces conceptions, en ce qui concerne l’application du MP, aucune raison n’est nécessaire ni même peut-être possible : nous suivons cette règle aveuglément, c’est tout. Le défi est de rendre une telle idée convaincante. Je ne crois pas que les tentatives que nous allons étudier y parviennent. Cette stratégie est la bonne, mais son application par les approches contemporaines est vouée à l’échec, car celles-ci sont empêtrées dans une conception des lois logiques qui n’a pas les ressources pour se libérer de la régression.
Bref, la question fondamentale que la régression de Carroll nous force à considérer est la suivante : «comment justifier ne pas avoir à fournir de raison lorsque nous invoquons le MP?» Nous allons étudier trois tentatives d’y répondre. Ces approches seront examinées sous l’angle de la régression à l’infini — aucune ne réussit à se soustraire de façon satisfaisante à l’exigence d’arrêter la chaîne des raisons. Cet examen permettra de faire avancer le débat de façon constructive. Ainsi l’objectif n’est pas simplement de montrer que ces 3 approches ne sont pas susceptibles d’être de bons candidats en épistémologie de la logique — plusieurs philosophes de renom ont déjà abandonné la quête d’une telle épistémologie sur la base de critiques dévastatrices de conceptions réputées, incluant les conceptions dont il sera question ici Footnote 9 . L’originalité de la présente contribution réside plutôt en l’analyse critique des approches choisies sous l’angle de la problématique de la régression à l’infini et de l’exigence des raisons telles que formulées dans les sections 2 et 3 de cet article. Cette analyse a pour objectif ultime de montrer l’inéluctable nécessité de changer notre façon de concevoir les lois logiques de base si nous voulons en arriver à une épistémologie viable de la logique. Nous allons interroger, pour commencer, l’approche de Boghossian, qui repose sur le concept d’analyticité.
4.1. L’approche basée sur l’analyticité
Boghossian fonde sa conception sur la signification des constantes logiques. Il note, avec justesse, que la compréhension d’une constante logique est démontrée par l’exercice d’une pratique inférentielle adéquate. Par exemple, dans le cas qui nous concerne, l’utilisation correcte du MP atteste la compréhension, par le locuteur, de la signification du conditionnel « → ». Selon cette conception, rien de plus n’est requis pour saisir cette signification : il s’agit d’une sorte de savoir implicite. Ainsi, lorsque nous inférons par exemple qu’il faut sortir les ordures aujourd’hui, le fait que nous tirons cette conclusion à partir des prémisses (1) et (2) illustre notre compréhension du conditionnel.
Cependant, en soi, la démonstration de ce savoir implicite n’écarte pas la question de ce qui justifie le passage des prémisses à la conclusion. C’est là le maillon faible de cette approche. En effet, la réponse à cette question, dans ce contexte, est que nous avons de bonnes raisons de tirer la conclusion puisque le MP est une règle valide d’inférence — le fait que ma connaissance du conditionnel soit implicite dans ma pratique inférentielle n’efface ni la question, ni la réponse qui mène à la régression. La réplique correcte à la demande des raisons lorsqu’il s’agit du passage à l’acte demeure le rappel de la validité́ du MP, que le locuteur en fût conscient ou non lorsqu’il a tiré la conclusion. En d’autres mots, même s’il est vrai qu’inférer avec l’aide du MP exhibe la compréhension du conditionnel, cela n’empêche pas quelqu’un de demander les raisons qui justifient le passage des prémisses à la conclusion. Il y a ici deux possibilités : soit le locuteur répond que c’est à l’aide du MP, soit il répond qu’il ne le sait pas, mais qu’il le fait, c’est tout. Dans le premier cas, le saut fatidique vers la régression est accompli. Dans le deuxième, nous avons affaire à un locuteur qui refuse simplement d’entrer dans le jeu des raisons. Le problème, ici, c’est que l’approche analytique ne nous donne aucun motif d’acquiescer à ce genre de réponse. En effet, pourquoi serait-il soudainement acceptable de se soustraire à la requête de raisons? Qu’est-ce qui, dans l’analyticité d’une loi logique de base, justifie la cessation du jeu sellarsien?
Boghossian est parfaitement au courant du problème, qui réside dans l’écart entre l’analyticité des lois logiques de base et l’idée que nous sommes aveuglément autorisés à inférer tel que nous le faisons Footnote 10 . Malheureusement, tout indique que cet écart est insurmontable, un état de choses noté par Horwich (Reference Horwich2008, p. 458-460), Enoch et Schechter (Reference Enoch and Schechter2006) Footnote 11 et, plus troublant, par Boghossian lui-même (Reference Boghossian2012, p. 225). Ainsi, s’il est vrai que nous manifestons notre saisie des constantes logiques en les utilisant correctement dans notre pratique inférentielle (car après tout, la signification réside dans l’usage), rien dans cette idée ne permet de dispenser le locuteur de fournir des raisons — en particulier de faire appel au MP — pour justifier sa pratique. Rien non plus en tant que tel, dans cette optique, ne permet d’esquiver la demande de justifier cette pratique à l’aide de raisons. Tout ce qu’elle accomplit, c’est de rendre compte du fait que lorsque nous utilisons le MP, il n’est pas nécessaire de l’avoir à l’esprit ou de le connaître explicitement. Cette conception n’offre pas les ressources pour répondre au problème soulevé par Carroll.
4.2. L’approche externaliste
L’approche de Boghossian possède une saveur, disons, internaliste : elle repose sur notre compréhension des constantes logiques. Une conception à l’opposé de celle-ci consiste à faire reposer la justification de notre pratique inférentielle sur des considérations externes au locuteur, à ce qui «se passe dans sa tête». Une perspective typiquement externaliste explique la justification de notre pratique inférentielle non pas par la reconnaissance qu’une forme logique quelconque exemplifie le raisonnement, mais plutôt par le fait indéniable que tirer la conclusion sur la base de cette loi logique — en l’occurrence le MP — résulte en des énoncés vrais (lorsque les prémisses le sont aussi). En d’autres termes, nous sommes avons des raisons valables d’utiliser le MP parce que cela «fonctionne», que c’est «utile» et «fiable». Horwich fournit une bonne caractérisation de l’externalisme à la sauce «fiabiliste» : «The central thesis of reliabilism is (roughly) that certain belief-forming methods tend to yield results that are true; and, on account of this sort of reliability, those methods (plus the beliefs engendered by them) are justified» (2008, p. 467). L’externalisme à propos des lois logiques de base a été critiqué de toutes parts dans la littérature des vingt dernières années. Horwich, par exemple, remarque à juste titre que le fiabilisme n’est pas extensionnellement adéquat — cette approche ne réussit pas à capturer, dans les mailles de son filet, ce que nous entendons par «méthode rationnelle» Footnote 12 . Crispin Wright (Reference Wright2004, p. 210) ainsi qu’Enoch et Schechter (Reference Enoch and Schechter2008, p. 569) soulignent que l’externalisme ainsi conçu «change de sujet», c’est-à-dire qu’il ne porte plus sur la question de la justification.
Cependant, je voudrais ici examiner l’externalisme à la lumière de la régression à l’infini de Carroll et de l’appel des raisons. Ce faisant, il sera possible d’aller à la source du problème et de motiver le point de vue que je préconise. Appliquons la solution externaliste à notre cas type. Je tire la conclusion qu’il faut sortir les ordures. Il est indéniable que cette inférence est basée sur les prémisses. Ainsi, la question reste ouverte : que justifie le passage de (1) et (2) à (C)? Selon les termes de l’approche telle que définie ici, la réponse demeure «parce que le raisonnement exemplifie la règle du modus ponens». C’est ici qu’il faudrait que l’externalisme mette un terme à la ligne de pensée qui mène à la régression, et je ne vois pas comment elle peut réussir puisque la requête ne saurait tarder : «qu’est-ce qui, dans l’adoption de ce principe, te permet d’avancer la conclusion (C)?». À ce stade, l’approche nous laisse sans ressource, et ce, au moment le plus crucial. En effet, quelle réponse nous offre l’externalisme? Il semble y avoir deux options — soit l’externaliste refuse de jouer le jeu des raisons, soit il l’accepte. Les deux débouchent sur un cul-de-sac, comme je vais le montrer.
La première option consiste tout simplement à refuser la question, peut-être en interrogeant son intelligibilité. Cette attitude rappelle l’épistémologie naturalisée de Quine Footnote 13 . Selon les tenants de cette approche, nous n’avons pas à nous soucier de la question de la justification des lois logiques puisque tout ce que l’épistémologie devrait faire, c’est décrire notre pratique inférentielle à la lumière de la psychologie expérimentale et peut-être aussi de la biologie évolutionniste. Le problème du fondement des lois logiques ne fait pas partie du programme. Telle quelle, cette option ne saurait être satisfaisante : l’externalisme n’offre pas les ressources pour appuyer ce genre de réponse. En fait, l’externalisme ainsi conçu change simplement de sujet.
La deuxième possibilité consiste à rétorquer que ce qui justifie l’application du MP dans ce cas-ci, et ainsi ce qui permet d’inférer (C), c’est le fait que cette loi «fonctionne» (en d’autres mots qu’elle est «fiable», qu’elle «mène à la vérité», etc.). Cette réponse est la plus fidèle à l’esprit externaliste, mais elle fait en sorte de replonger directement dans la régression : elle présuppose, notez bien, que si une pratique fonctionne, alors elle est justifiée. Il est clair que cette réplique repose elle-même sur une application du MP, ce qui ne mène à rien — ou plutôt, mène directement à la régression Footnote 14 . De plus, cette réponse ressemble à s’y méprendre à (W), qui nous dit, souvenez-vous, que si un argument exemplifie le MP, alors il est valide. Dès que (W) est invoqué, il est trop tard pour empêcher la régression. Ainsi, l’approche externaliste ne fait rien pour nier la pertinence d’exiger une justification, et il suffit de jouer le jeu des raisons pour enclencher la régression, quelle que soit la justification invoquée par le locuteur. En effet, en tant que raison, elle implique que toute situation satisfaisant une condition quelconque justifie le détachement du conséquent. Cela, du coup, suppose un raisonnement de type modus ponens et enclenche la régression.
Cette discussion de l’externalisme nous enseigne qu’il suffit d’accepter la légitimité de la demande de raisons pour mettre en branle la régression, quelle que soit la raison donnée. J’en conclus deux choses : l’approche externaliste ne fait rien pour éliminer l’exigence de fournir des raisons, et une bonne solution à notre problème devrait démontrer pourquoi la requête de raisons n’est plus légitime à un certain point.
4.3. L’approche kantienne
Considérons maintenant une approche d’inspiration kantienne. L’idée, proposée notamment par Crispin Wright (Reference Wright2004; Reference Wright2004a) ainsi que par Enoch et Schechter (Reference Enoch and Schechter2008), consiste à prendre appui sur ce qui est indéniablement une caractéristique importante de notre pratique inférentielle de base : le fait que celle-ci est essentielle à ce que Wright appelle nos «projets cognitifs». Cette caractéristique essentielle, selon lui, soutient l’idée que notre pratique inférentielle de base est de facto justifiée, car cette dernière est présupposée par tout projet cognitif. Le fait qu’elle rende possible la pensée rationnelle lui confère une immunité. Lorsque confrontés à la fatidique requête de raison, nous sommes libérés de la nécessité de répondre puisque nous possédons un permis spécial pour le faire, une sorte de «passe-droit» qui permet de ne pas nous engager dans le jeu des raisons. La question est de savoir si cette immunité est justifiable par l’approche kantienne.
À mon avis, le partisan de cette approche fait face à un dilemme. Il peut en premier lieu soutenir que nous sommes affranchis du jeu des raisons dans le cas du MP, car son utilisation se trouve partout, ce qui fait qu’une justification non circulaire de cette loi logique est impossible. Ici, bien sûr, on a un cas typique de pétition de principe : en effet, ce que nous exigeons d’une bonne approche, c’est qu’elle nous donne une raison probante de ne pas soulever la question de ce qui justifie le MP. Si la réponse s’avère être : «parce que toute justification de cette loi la présuppose», nous ne faisons ici que reformuler le problème. Cela ne saurait être satisfaisant. Nous savons déjà que cette loi est essentielle. Mais pourquoi son indispensabilité nous donnerait-elle le droit de ne pas soulever la question de la justification?
L’autre façon de défendre cette approche — plus étoffée, mais néanmoins insatisfaisante telle quelle — est d’invoquer les thèses formulées par Wittgenstein dans De la certitude Footnote 15 . La «thèse» de Wittgenstein qui est pertinente pour notre propos est celle voulant que nous ne «connaissions» pas, au sens propre, les propositions charnières qui forment la charpente de notre schème conceptuel, dont fait partie le MP. Étant donné qu’elles ne sont pas vraiment des objets de connaissance, elles ne sont pas assujetties au jeu de la justification car, selon Wittgenstein, on ne peut justifier que ce que l’on peut connaître. Les propositions charnières rendent possibles nos projets cognitifs, elles rendent possible, donc, la connaissance et, en vertu de cela, elles ne sont pas contraintes au jeu «normal» des raisons. Elles possèdent un statut spécial qui les sépare des propositions normales comme «le livre est sur la table».
Cette façon de voir les choses m’est plus sympathique. Cependant, il ne suffit pas d’affirmer qu’une proposition ou une pratique sous-tend le discours rationnel et qu’elle peut donc être écartée du jeu de la justification pour qu’il en soit ainsi et que l’anxiété soit apaisée. En effet, au début de cet article, j’ai justement soulevé la question de la justification par rapport à l’application du MP (à travers l’invocation de (W)), et tout semblait en ordre. Un simple édit interdisant de soulever la question de la justification ne suffit pas, en soi, à faire de cette question un «interdit». Encore faut-il rendre compte du sens et de la pertinence de cet interdit. Sur ce terrain, les approches telles que celles développées par Wright et par Enoch et Schechter n’apportent aucune réponse satisfaisante. Je suis d’avis qu’il est correct d’attribuer un statut «spécial» aux lois logiques de base, mais telle quelle, l’approche kantienne demeure insatisfaisante.
En somme, si nous n’avons pas le droit de soulever la question de la justification, il faut montrer qu’il y a quelque chose qui cloche dans la façon dont j’ai soulevé cette même question au tout début de l’article. La simple réponse «parce que notre pratique inférentielle est présupposée par tout discours rationnel» n’est pas suffisante. Nous devons plutôt atteindre un «point de vue» où cette question ne se pose pas — et nous n’en sommes pas encore là. Pour le moment, l’impression est plutôt que l’édit d’interdiction ne remplit pas son rôle, c’est-à-dire que celui qui soulève la question de la justification n’est pas en mesure de voir la force de l’édit d’interdiction. De son point de vue, la question de la justification est pertinente et sensée. Pour venir ébranler cette conviction, un interdit venant de l’extérieur ne saurait être suffisant.
Pour le dire en des termes qui me sont chers, l’approche suggérée par Wright ne met pas fin à l’anxiété. Elle donne une piste, un espoir, elle montre peut-être la direction vers un apaisement, mais elle ne soulage pas. Pour calmer l’anxiété, il est nécessaire d’atteindre un point de vue qui permette de réaliser — d’une façon authentiquement convaincante pour soi-même — que la question «qu’est-ce qui justifie l’utilisation du MP pour passer des prémisses à la conclusion?» ne mérite même pas d’être soulevée. Le problème est qu’elle semble toujours aussi pertinente. En effet, comment nier que la question, ainsi que sa réponse, est porteuse de sens? Comment ne pas accepter la validité de la question et de la réponse? Tout le défi se trouve là, dans ces considérations.
5. Poser un nouveau regard
L’impasse des approches traditionnelles suggère de poser un regard différent sur la nature des lois logiques. Comme je l’ai souligné, les approches examinées s’inspirent — plus ou moins explicitement — de la remarque §219 de Wittgenstein dans ses Recherches philosophiques. Cependant, pour être en mesure de bien comprendre, au sens plein, une remarque des Recherches, il est nécessaire de comprendre les 692 autres. Extraire une remarque des Recherches et l’utiliser sans prendre en considération le contexte dans lequel elle apparaît est une entreprise plutôt risquée Footnote 16 . C’est pourquoi je prône la nécessité, pour circonscrire le phénomène à l’étude (la nature de notre pratique inférentielle), de s’inspirer de la réponse faite par Socrate à Glaucon dans La République lorsque les deux discutent de la nature de l’âme :
— À mon avis il ne s’agit nullement d’une question banale, dit-il. Peut-être, Socrate, le dicton «les belles choses sont difficiles» montre-t-il ici sa vérité?
— Apparemment, dis-je. Mais sache bien, Glaucon, que si nous en restons à ces méthodes auxquelles nous recourons à présent dans nos discussions, jamais nous ne le comprendrons avec précision. Il existe en effet un autre chemin plus long et plus complexe qui mène à ce but (435c-d).
Ainsi, il faut «prendre son temps» et suivre un «chemin plus long et plus complexe», c’est-à-dire que le problème soulevé par la régression à l’infini de Carroll exige davantage qu’une solution rapide. Le problème de la justification des lois logiques n’est pas simple et requiert un examen approfondi des concepts de loi logique, de pratique inférentielle et de justification. Une «théorie» ou «approche» qui se contente d’offrir une solution à une «aporie» ou à un problème particulier portant sur les lois logiques n’a aucune chance d’être crédible si nous ne faisons pas la lumière sur l’ensemble de notre pratique inférentielle et sur la nature des lois logiques de base. L’anxiété produite par la régression est fort probablement causée par une conception erronée des lois logiques. À ce sujet, pensons à ce passage du Big Typescript :
The strange thing about philosophical uneasiness and its resolution might seem to be that it is like the suffering of an ascetic who stands there lifting a heavy ball above his head, amid groans, and whom someone sets free by telling him: ‘drop it’. One wonders: If these propositions made you uneasy and you didn’t know what to do with them, why didn’t you drop them earlier? What stopped you from doing this? Well, I believe it was the false system that he thought he had to accommodate himself to, etc. (Wittgenstein, Reference Wittgenstein2005, p. 307).
De façon semblable, nous sommes «coincés» dans une façon de voir les choses qui fait en sorte que nous sommes incapables de résoudre la question de la justification des lois logiques de base. Parmi les propositions «systémiques» qui créent de l’anxiété dans le cas qui nous intéresse figurent celles qui exigent que nous soyons en mesure de justifier tout énoncé, y compris les lois logiques de base comme le MP. Les tentatives de contourner cette contrainte n’y parviennent pas, car tout se passe comme si l’exigence de la justification était trop forte — plus forte, en tout cas, que les approches elles-mêmes, car aucune de celles-ci n’est capable de nous convaincre que nous pouvons laisser tomber l’exigence dans le cas particulier de ces lois logiques. Il y a fort à parier que la cause de cette contrainte réside dans notre conception de ce qu’est une loi logique.
Pour y voir plus clair, nous devons procéder à un examen de notre pratique inférentielle. Cela signifie examiner la place, le rôle, et le mode d’acquisition de notre pratique inférentielle. Il nous faut une Übersicht — une vue d’ensemble — de cette pratique, comme le dirait Wittgenstein. Cela pourrait peut-être permettre de calmer l’anxiété. La fin du passage du Big Typescript tout juste cité abonde en ce sens :
The concept of a surveyable representation [Übersicht] is of fundamental significance for us. It designates our form of representation, the way we look at things.
This surveyable representation provides just that kind of understanding that consists in our ‘seeing connections’. Hence the importance of finding connecting links (Wittgenstein, Reference Wittgenstein2005, p. 307-308; voir aussi Recherches philosophiques §122 et §125).
6. Le primitivisme
Le constat s’impose : les approches traditionnelles ne semblent pas être en mesure d’élucider notre pratique inférentielle. Je ne suis pas le seul à croire cela. Paul Horwich fait aussi un catalogue des différentes approches; sur la base de cet examen, il conclut :
[…] the most fundamental fact of epistemic normativity might very well be that a certain longish and diverse list of belief-forming procedures itemizes the rational ones. It would be entirely unsurprising, in other words, if the correctness of what we ordinarily regard as basic epistemic norms simply could not be explained (Horwich, Reference Horwich2008, p. 471).
Bien que je partage, pour des raisons parfois différentes, le constat de Horwich, je ne crois pas que nous devrions être aussi défaitistes qu’il le suggère. En effet, il dit en substance : certains principes fondamentaux ne peuvent être ni justifiés ni expliqués, et ainsi il faut arrêter la recherche. Je ne saurais souscrire à une telle conclusion. L’approche «déflationniste» de Horwich permet, dans les faits, de régler le problème de la régression à l’infini en ce sens que l’adopter revient à refuser le jeu des raisons lorsqu’il s’agit des lois logiques de base. Cependant, la justification de ce refus entraîne un malaise intellectuel considérable : en effet, elle repose sur une simple fin de non-recevoir qui est elle-même basée sur une attitude défaitiste qui se résume à affirmer : «il ne sert à rien de tenter de répondre à cette question, elle ne possède pas de réponse satisfaisante — continuons d’inférer comme nous le faisons habituellement et cessons de nous poser ces questions». Je prends le pari qu’il existe une solution intellectuellement satisfaisante à ce problème. Il suffit de suivre le conseil de Socrate.
De façon surprenante, c’est Boghossian qui nous montre le chemin. Se rendant compte de l’inefficacité de son approche, il écrit, dans ce qui est peut-être un moment de découragement — ou de lucidité —, que les tentatives ratées (incluant la sienne) montrent que nous ne pouvons justifier, de façon traditionnelle, les lois logiques comme le MP Footnote 17 . Jusqu’ici, Boghossian endosse le défaitisme de Horwich. Cependant, contrairement à ce dernier, il repousse l’option sceptique et nous dirige, de façon hésitante, vers une possibilité que j’interprète comme étant plus constructive :
It would involve a primitivism about rule-following or rule-application itself: we would have to take as primitive a general (often conditional) content serving as the reason for which one believes something, without this being mediated by inference of any kind. It is not obvious that we can make sense of this, but the matter clearly deserves greater consideration (Boghossian, Reference Boghossian2008, p. 500).
Je suggère de prendre au sérieux la proposition de Boghossian. Tel que je l’interprète, le primitivisme se comprend de la façon suivante : «certains principes fondamentaux, comme les lois logiques de base dont le MP fait partie, ne sont pas susceptibles d’être justifiés. Ces principes sont néanmoins “rationnels” ou du moins “bien fondés” d’une façon ou d’une autre». Le défi, d’un tel point de vue, consiste à clarifier en quoi ces principes fondamentaux sont rationnels ou bien fondés malgré le fait qu’ils ne sont pas eux-mêmes susceptibles d’être justifiés au sens traditionnel.
En d’autres mots : nous inférons (C) à partir des prémisses. Si l’on nous demande ce qui justifie cela, la réponse finira par inclure un appel au MP. Mais puisque la validité du MP est une «croyance» primitive, nous pouvons arrêter la chaîne des justifications à cet endroit — il est raisonnable et correct d’arrêter à cet endroit Footnote 18 . Le défi consiste à rendre cette idée de base acceptable et convaincante du point de vue des participants à cette discussion pour ainsi calmer l’anxiété.
Je propose donc de suivre le conseil de Socrate et de Wittgenstein et de circonscrire tout ce qui entoure l’utilisation des lois logiques de base. Il faut bien comprendre le rôle, la place, et l’apprentissage des lois logiques et de notre pratique inférentielle si nous voulons saisir — appréhender — ce qui fait en sorte que nous avons raison d’inférer tel que nous le faisons. Le présent article se veut le point de départ d’une telle réflexion. Les approches que nous venons d’examiner échouent à rendre compte de la complexité du phénomène : elles s’attardent à une caractéristique des lois logiques fondamentales et l’élèvent au statut d’essence tout en négligeant les autres aspects de notre pratique Footnote 19 . Je crois que procéder ainsi est une erreur — cela revient à escamoter les autres aspects de notre pratique inférentielle, ce qui rend la solution proposée inévitablement unidimensionnelle. En bref, ce qu’il faut, c’est un nouveau regard sur la question. La situation actuelle est insoutenable.
7. Aristote et les lois logiques de base
Nous avons besoin d’un nouveau départ, d’une nouvelle façon de voir les choses, en nous appuyant sur la perspective proposée par Boghossian. Je suggère de retourner à Aristote puisque celui-ci est, comme nous le verrons, un primitiviste en ce qui concerne des lois logiques de base. Je sais bien que la logique d’Aristote a été supplantée par Frege en 1879 : je ne recommande pas de revenir à la théorie du syllogisme. Il s’agit plutôt d’examiner ce qu’Aristote dit sur les fondements des principes logiques dans les Seconds analytiques et dans la Métaphysique Footnote 20 . Ces considérations, à première vue, sont conceptuellement indépendantes de sa théorie du syllogisme Footnote 21 . Je pense que cela mérite un examen attentif. L’objectif ici est seulement de vous convaincre de prendre le primitivisme d’Aristote au sérieux — il ne s’agit pas encore, à ce stade, d’offrir une analyse en profondeur de la conception aristotélicienne des fondements de la logique et de voir comment, en détail, elle permet de régler le problème de la justification des lois logiques. Pour l’instant, il suffit d’établir qu’Aristote est un primitiviste concernant les lois logiques de base et que sa conception de la nature d’une loi logique diffère considérablement de ce qui est présupposé par les approches contemporaines que nous avons étudiées.
Pour Aristote, comme il le dit lui-même au livre B de la Métaphysique, le statut des principes fondamentaux (dont le MP fait probablement partie — j’y reviens plus bas) forme un ensemble de «problèmes», d’«apories» Footnote 22 . Dans ce passage, Aristote mentionne entre autres qu’il y a des principes démonstratifs et que ces derniers font l’objet d’une science. Ces principes sont des «axiomes» et leur statut est problématique, car ils ne peuvent être démontrés étant donné la nature même d’un axiome (997a 5-10). C’est le rôle du philosophe d’étudier leur statut et de déterminer en quel sens ils peuvent être «vrais» : «En effet, les axiomes sont universels au plus haut point et principes de tout, et si ce n’est pas au philosophe d’en traiter, à qui d’autre reviendra-t-il d’en étudier la vérité ou la fausseté» (997a10-15)? Notez qu’examiner en quel sens les lois logiques de base peuvent être dites vraies ou fausses s’apparente beaucoup à la problématique qui nous occupe ici : si nous pouvions déterminer le facteur de vérité («truthmaker») des lois logiques de base, une partie de la question de leur justification serait résolue. Ainsi, l’horizon philosophique d’Aristote ressemble au nôtre.
Dans la Métaphysique, Aristote ne discute pas du MP. Toute son attention est dirigée vers le principe de non-contradiction : c’est indiscutablement, pour lui, un «axiome», un «principe démonstratif». Cependant, il me semble clair, à la lumière du passage suivant des Seconds analytiques, que le MP est aussi un axiome :
D’un principe immédiat d’un syllogisme je dis que c’est une thèse quand il n’est pas possible de le prouver, et qu’il n’est pas nécessaire que celui qui va apprendre quelque chose le possède. Par contre celui dont il est nécessaire que celui qui va apprendre quoi que ce soit le possède, je l’appelle axiome; car il existe des choses de ce genre (72a15-19).
Si j’ai raison sur l’indispensabilité du MP pour la pensée rationnelle (voir la première partie de cet article), alors pour Aristote, il s’agit d’un axiome, d’un principe de démonstration. Cela rappelle l’approche kantienne — sauf que pour Aristote, le fait que le MP soit essentiel à la pensée rationnelle n’est pas «monté en épingle» et utilisé, en soi et indépendamment des autres caractéristiques, en vue d’établir un fondement justificatif convaincant. Cet aspect des lois logiques de base est important pour Aristote, mais n’est qu’un point de départ. Ce statut axiomatique est ce qu’il faut examiner; cela coïncide avec le début de l’enquête, et non pas avec sa destination Footnote 23 .
En fait, le statut axiomatique des lois logiques de base définit le problème de leur justification du point de vue d’Aristote. Comment est-ce que ce problème émerge? Tout commence lorsque «certains» affirment que ces principes ne sont pas vrais. La façon dont je vois les choses est que ces gens remettent en question l’objectivité des lois logiques : ils soutiennent que ces principes sont «faux», qu’ils ne sont pas aussi bien fondés qu’ils ne le semblent. On pense ici probablement à Protagoras et autres sophistes qui peuplaient l’univers intellectuel d’Aristote. Celui-ci écrit à ce sujet : «Pourtant certains, comme nous l’avons dit, affirment qu’il est possible que le même soit et ne soit pas et qu’il est possible de penser ainsi. Beaucoup de ceux qui étudient la nature utilisent, eux aussi, cet argument» (Métaphysique 1006a). Ce serait alors pour satisfaire ces sceptiques radicaux que nous pourrions être séduits par l’idée que avons besoin d’une justification des lois logiques. La situation contemporaine à l’égard des lois logiques de base, telle que je l’ai décrite au début de cet article, et qui trouve sa source dans la régression à l’infini de Carroll, est aussi une réaction à un scepticisme radical — ici, le sceptique radical est celui qui se demande ce qui justifie le passage des prémisses aux conclusions, c’est-à-dire celui qui met en doute ce que pratiquement personne ne met en doute (c’est en cela qu’il mérite l’épithète de «radical»). Dans les deux cas — les sceptiques d’Aristote et la tortue dans la fable de Carroll —, il s’agit d’exiger une justification de notre utilisation des lois logiques de base.
Cependant, Aristote est d’avis que ces sceptiques exigent l’impossible s’ils recherchent une justification («démonstration») traditionnelle. De telles justifications commencent en effet, dans son système, avec des prémisses établies et des règles d’inférence. Il est structurellement impossible de justifier les principes fondamentaux Footnote 24 . Ainsi, Aristote constate immédiatement qu’il sera impossible d’offrir une justification telle que l’exigent les sceptiques radicaux, qu’ils soient contemporains d’Aristote ou issus de l’imagination de Carroll. Il en arrive donc très rapidement à la conclusion tirée de peine et de misère 2500 ans plus tard par Boghossian (mais de façon plus insouciante par Horwich). Voyez ce que dit Aristote dans le livre Γ de la Métaphysique : «Certains, par ignorance, demandent de démontrer aussi cela [le principe de non-contradiction], car c’est de l’ignorance que de ne pas distinguer ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas chercher à démontrer; de manière générale en effet, il est impossible de tout démontrer (car on irait à l’infini, de sorte que pas même ainsi il n’y aurait démonstration)» (1006a5-10). Ce passage montre que non seulement, nous dit le Stagirite, le projet de justifier les lois logiques est-il voué à l’échec, mais aussi que c’est une condition de possibilité de la démonstration (justification) qu’il y ait des principes indémontrables Footnote 25 .
Voici donc la situation. Aristote est d’avis qu’il y a des lois logiques fondamentales pour lesquelles aucune justification «traditionnelle» n’est possible. Ces lois sont essentielles pour la rationalité, il est hors de question de cesser de les utiliser. Pourtant, «certains» exigent une justification de ces principes, malgré que cette requête relève d’une certaine immaturité intellectuelle. Cela crée une impasse. Aristote aurait pu tout simplement ignorer la requête des sceptiques sur la base de leur supposée immaturité intellectuelle. Heureusement pour nous, ce n’est pas la direction que prend sa pensée — j’ose croire qu’Aristote, malgré les railleries qu’il adresse aux sceptiques, prend au sérieux l’anxiété engendrée par le fait que les principes fondamentaux qui guident toute rationalité ne sont pas susceptibles d’être justifiés. En d’autres mots, je crois qu’il est «normal» de ressentir cette anxiété lorsque nous réfléchissons aux lois logiques de base et que cela mérite une réponse qui aille au-delà d’un simple refus de confronter le malaise sur la base d’un constat que ces lois logiques sont fondamentales et qu’ainsi elles ne peuvent être justifiées. Aristote semble partager ce sentiment, car tout de suite après avoir tourné en ridicule la requête des sceptiques, il écrit : «Il est cependant possible de démontrer par réfutation, même sur ce point, qu’il est impossible que le même soit et ne soit pas, dès lors que le contradicteur dit seulement quelque chose» (Métaphysique 1006a10-15). Il procède ensuite à cet argument par réfutation, une espèce de démonstration «indirecte», dont l’examen ne peut faire l’objet d’une analyse ici, puisque tout ce qui m’importe pour le moment est de vous convaincre de prendre Aristote au sérieux. Si ce que j’ai avancé jusqu’ici est exact — et les textes cités semblent définitifs — alors son approche mérite réflexion.
Ce qui rend sa «solution» digne d’intérêt trouve sa source dans ce qui peut être qualifié, non sans ironie, de «révolution copernicienne» : le fait qu’Aristote tient pour acquise, comme je l’ai mentionné plus haut, une conception réaliste des lois logiques de base. En effet, il est d’avis que les lois logiques sont vraies en vertu de la réalité extérieure, des «choses». Ainsi, pour lui, élucider l’objectivité des lois logiques commence avec à l’idée qu’elles sont situées à l’extérieur du langage, de la pratique, de l’esprit. Cela est à contre-courant de toutes les approches étudiées dans cet article : sans le dire explicitement (présumément parce que cela va de soi dans le climat intellectuel ambiant), tous les auteurs tiennent pour acquis que les lois de la logique ne sont «que» des lois de la pensée. Là réside peut-être le cœur du problème. L’anxiété produite par la régression à l’infini de Carroll exige, pour son apaisement, le repos dans un fondement solide, je préfère dire «robuste», des lois logiques de base. S’il était possible de faire reposer ces lois sur un socle robuste, alors le malaise intellectuel serait vraisemblablement dissout. Le défaut des approches contemporaines réside peut-être dans la conception «modeste» des lois logiques de base qui les sous-tend. Vue de cette perspective, l’approche d’Aristote est prometteuse, car elle procède d’une conception robuste des lois logiques de base. Le défi d’une telle approche est de rendre une telle conception attrayante et d’évaluer la démonstration indirecte qu’Aristote propose pour nous convaincre de l’objectivité des lois logiques de base. Dans cet article, mon but était de rendre cet examen nécessaire.
Remerciements :
Je tiens à remercier les deux évaluateurs anonymes de Dialogue ainsi que Paolo Biondi, Jimmy Plourde et Alain Voizard pour leurs commentaires et encouragements.