Il est généralement admis que les chapitres 27–71 du premier livre des Reconnaissances constituent un ensemble distinct dans le Roman pseudo-clémentin.Footnote 1 Cette section (dorénavant Rec*) procèderait d'un document judéo-chrétien ancien pouvant remonter à la seconde moitié du 2ème siècle.Footnote 2 Initialement écrit en grec, il nous est parvenu dans des versions latine et syriaque et, sous une forme extrêmement fragmentaire, en langue arménienne. Rec* se présente comme une chronique relatant l'histoire du monde depuis la Création jusqu'au martyre de Jacques le premier évêque de Jérusalem. La première partie de ce document (Rec 1.27.1–39.3), qui s'apparente à un midrash, suit plus ou moins fidèlement le texte biblique; elle s'attache en particulier aux personnages de Noé, d'Abraham et de Moïse. La seconde partie (Rec 1.40.1–71.6), qui s'ouvre sur la venue du ‘Vrai Prophète’ (Jésus), porte principalement sur l’Église-mère. Elle s'achève sur l'agression soudaine d'un ‘homme ennemi’ contre Jacques, alors sur le point de baptiser l'ensemble du peuple.
Si notre texte présente d’évidents parallèles avec plusieurs sources dont il dépend certainement (dont le Livre des Jubilés et les Actes des Apôtres), l'identité précise de son auteur et les conditions qui ont présidé à sa composition demeurent extrêmement controversées. La présente étude aspire à jeter quelques lumières sur les origines de ce document; elle portera principalement sur une double spécificité de Rec*, à savoir sa condamnation des sacrifices sanglants, d'une part, et son attachement à la terre de Judée, d'autre part. Nous analyserons d'abord la façon dont ces questions sont traitées dans le texte, puis, sur la base de nos observations, nous essaierons de déterminer le contexte historique dans lequel Rec* fut composé.
1. Condamnation des sacrifices sanglants et attachement à la Judée dans Rec*
Comme déjà énoncé, nous pensons avec F. S. Jones que les sections relatant la Création du monde (Rec 1.27–8) appartiennent au document judéo-chrétien original.Footnote 3 Ce récit consiste en une réécriture sommaire du premier chapitre de la Genèse auquel ont été incorporées des gloses édifiantes. De façon surprenante, il n'y est fait aucune mention du septième jour; ceci est d'autant plus frappant que l'insistance sur le repos sabbatique est manifeste dans le Livre des Jubilés (dorénavant Jub), l'une des principales sources de Rec*. Les causes de cette omission ne concernent pas directement cette étude; il nous suffira de souligner que Rec* a visiblement manié ses sources avec une grande liberté. On peut s'interroger sur les raisons qui l'ont amené à insérer dans son œuvre un récit de la Création; il aurait pu tout aussi bien faire débuter sa rétrospective historique avec Abraham, comme le fait le Livre des Actes (qui figure également parmi ses sources).Footnote 4 Nous verrons que ce choix est probablement lié à la question de son attachement à la terre de Judée.
La description de la Création est immédiatement suivie par une relation du déluge (Rec 1.29.1–30.1). Rec* attribue deux raisons au cataclysme diluvien: la corruption du genre humain liée aux unions illicites ‘d'hommes justes qui avaient mené la vie des anges’ (Rec 1.29.1–2) et la consommation de sang par les hommes (Rec 1.30.1). Il est patent que Rec* n'accorde qu'un intérêt mineur au déluge même (Rec 1.29.4). En revanche, il attache une importance particulière à l'interdiction de consommer du sang qui fut donnée aux hommes après l'assèchement de la terre (Gn 9.4; Lv 17.14). Son récit appelle à plusieurs remarques:
1. Rec* fait un usage particulièrement sélectif du texte biblique: Il ne dit mot des sacrifices offerts par Noé à sa sortie de l'arche (Gn 8.20) et omet de signaler l'autorisation de consommer de la chair animale (Gn 9.3).
2. Rec* se distingue également de sa source principale, Jub qui, lui, fait état de la permission de consommer de la viande (6.6). En outre, Jub décrit avec force détails les sacrifices accomplis par Noé (6.1–4) précisant même que par le sang des victimes, ‘toute la faute terrestre’ fut expiée. Enfin, en plus de l'interdiction de consommer du sang (6.7), Jub énonce une liste de commandements donnés à l'humanité dans son ensemble (7.20–1).Footnote 5
Rec* n'est intéressé que par l'interdit biblique de consommer du sang, la relation du déluge lui offrant le prétexte d'en faire état. De toute évidence, il interprète cette prohibition dans un sens très large, y trouvant le fondement textuel à l'interdiction des sacrifices sanglants.
Le récit du déluge présente un second intérêt pour Rec* car il lui permet d'aborder la question de la légitimité des hébreux à posséder la Terre d'Israël. Ce thème est introduit de façon sous-jacente dans la description même de Noé qui y est présenté comme le colonisateur du monde après le retrait des eaux (Rec 1.29.5).Footnote 6 En insistant sur ce point, Rec* établit que le partage de la terre entre les différents peuples trouve son origine à l’époque de Noé, aucun peuplement humain ne remontant à une période antérieure. C'est là un aspect fondamental de son argumentation. Rec* évoque ensuite l'imprécation prononcée par Noé contre la descendance de son deuxième fils après que celui-ci l'eut outragé (Rec 1.30.2). Il se distingue ici du texte biblique en taisant le nom de Cham (Gn 9.22), et en faisant retomber la malédiction sur l'ensemble de sa postérité et non seulement sur Canaan (Gn 9.25). Soulignons d'ailleurs que le nom de ce dernier n'apparait nulle part dans Rec*. Le verset suivant (Rec 1.30.3) présente un intérêt majeur pour notre étude:
En même temps, son frère ainé [Sem] reçut en partage un lieu de résidence situé au milieu de la terre où se trouve le pays de Judée (senior frater habitationis sortem eam, quae est in medio terrae, suscepit, in qua est regio Iudaeae); son frère cadet obtint la région orientale, tandis que lui-même recevait la portion occidentale.Footnote 7
Ce passage trouve son origine indirecte dans la ‘table des peuples’, qui dresse les généalogies fondatrices des nations depuis les fils de Noé et précise leurs lieux de résidence (Gn 10). Il est toutefois évident que Rec* s'est inspiré de la version que donne Jub (8.8–30) de ce passage, selon laquelle, les lieux d’établissements ethniques furent déterminés par tirage au sort. D'après Jub, Sem reçut pour lot la partie médiane de la terre dans laquelle se trouvaient les trois ‘endroits sacrés’ (8.19–20), à savoir, le Jardin d'Eden, le Mont Sinaï et le Mont Sion. A plusieurs reprises, Jub précise que Sem et ses descendants devaient posséder ce lot pour l’éternité (8.18; 21). Son intention était évidemment de ‘corriger’ le texte biblique et, plus particulièrement, les informations relatives au territoire des Cananéens (Gn 10.19).Footnote 8 De même, il parut essentiel à Rec* d’établir que la Terre d'Israël échut dès l'origine aux descendants de Sem; notons toutefois qu’à la différence de Jub, il ne s'intéresse qu'au seul territoire de Judée (et non au Mont Sinaï et au Jardin d'Eden).
Le verset Rec 1.30.6 est d'une importance majeure:
A la seizième génération, les fils des hommes émigrèrent de l'orient et à leur arrivée dans les terres de leurs ancêtres, chacun désigna par son propre nom le territoire qu'il avait reçu en partage (unusquisque sortis suae locum, proprii vocabuli appellatione signavit).Footnote 9
Plusieurs écrits situent la migration des hommes immédiatement après l’épisode de tour de Babel,Footnote 10 se fondant sur Gn 11.8–9.Footnote 11 Le récit qu'en donne Jub (10.28–35) est particulièrement intéressant. Selon lui, Canaan, en route vers son héritage, vit que le pays s’étendant du Liban au Nil était très bon; aussi décida-t-il de se l'approprier frauduleusement. Cham (son père), Cush et Mizraïm (ses frères) l'avertirent qu'il serait maudit pour avoir spolié la progéniture de Sem et que ses descendants seraient chassés de ces territoires. Mais leurs mises en garde furent vaines. Et Jub de conclure: ‘Et pour cette raison, ce pays est appelé Canaan.’ Rec* se distingue ici de sa source; en effet, son récit, bien que général, comporte deux implications fondamentales:
1. Les descendants de Sem, et non les Cananéens, furent les premiers habitants de la Judée, conformément au partage de la terre précédemment décrit.
2. ‘Canaan’ ne peut avoir été la dénomination première de ce territoire, puisque chacun des colonisateurs légitimes désigna par son propre nom le pays dans lequel il s’établit. Dans la mesure où Rec* ne donne aucune précision supplémentaire, il laisse supposer que cette terre fut appelée dès l'origine ‘Judée’.
Selon Rec* (1.31.2), les descendants de Sem vécurent sur leur terre jusqu’à la dix-neuvième génération; alors:
… les descendants de celui qui, après le déluge, avait été maudit sortent de leurs territoires propres, qu'ils avaient obtenus par le sort dans les régions occidentales, et chassent ceux qui avaient reçu en partage le milieu de la Terre vers les contrées orientales, les refoulant jusqu'en Perse (eos qui medium terrae fuerant sortiti locum, in terras orientis expellunt et usque ad Persidem fugant), tandis qu'eux-mêmes s'installent injustement sur les terres de ceux qui en ont été bannis.Footnote 12
Rec* expose ici les circonstances dans lesquelles les descendants de Cham s’établirent en Judée. Comme dans Jub, leur installation est un acte illégal qui suppose la spoliation de la progéniture de Sem. Ces deux écrits ont donc révisé le texte biblique en présentant Canaan comme un envahisseur et non comme un peuple conquis, ce, afin de justifier l'appropriation future de la Judée par les hébreux. Toutefois, à la différence de Jub, Rec* ne se contente pas d’établir que légitimement, les descendants de Sem furent les premiers propriétaires de la Terre d'Israël, il soutient aussi qu'ils en furent les premiers occupants, ce bien avant la venue d'Abraham.
Il est pour la première fois question de celui-ci au verset Rec 1.32.1:
A la vingtième et unième génération parut un certain homme sage, issu de la race de ceux qui avaient été chassés; il descendait du fils aîné de Noé, son nom était Abraham et de lui dérive notre nation hébraïque (a quo nostrum Hebraeorum ducitur genus).Footnote 13
Ayant ainsi présenté Abraham, Rec* insiste sur un point essentiel: les juifs sont les descendants de ceux qui furent chassés de Judée. La version syriaque de ce passage est encore plus explicite: ‘Son nom était Abraham, de qui notre race, les hébreux, qui sont aussi appelés les juifs ont multiplié.’Footnote 14 Les versets 1.32.3–4 sont également d'un grand intérêt:
Or dès le début, alors que tous les hommes étaient dans l'erreur, lui-même [Abraham] étant versé dans l'art de l'astrologie, fut capable, par la disposition rationnelle et l'ordre des étoiles, de reconnaitre le créateur et comprit que l'univers était gouverné par sa providence. C'est pourquoi un ange, se tenant près de lui dans une vision, le renseigna plus parfaitement sur les choses qu'il avait commencé de concevoir. Mais il lui indiqua aussi ce qui attendait sa race et sa postérité et lui assura que ces lieux ne devaient pas tant leur être donnés que restitués (et non tam eis danda haec loca, quam reddenda promisit).Footnote 15
L’érudition supposée d'Abraham en astrologie est répercutée aussi bien dans la littérature juive que chrétienne;Footnote 16 elle apparait même dans certains écrits classiques.Footnote 17 En mettant en exergue le savoir du patriarche, Rec* cherchait probablement à conférer aux lignes suivantes une portée supérieure. Le verset en question (1.32.4) semble s'inspirer de ‘l'alliance entre les morceaux (ברית בין הבתרים).Footnote 18 Dans cet épisode, Dieu confirme au patriarche ses précédentes promesses, à savoir une descendance nombreuse et la possession de la terre de Canaan. Après quoi, Abraham accomplit un rite d'alliance consistant à passer entre les quartiers de victimes sacrificielles.Footnote 19 Dieu révèle également au patriarche l'asservissement futur de sa descendance en terre étrangère puis son retour dans le pays de Canaan. Enfin, Il passe lui-même (sous la forme d'une fournaise) entre les carcasses d'animaux dépecées, contractant ainsi son alliance avec Abraham. Il est évident que l'intérêt de Rec* ne porte pas tant sur la double annonce de la prospérité des hébreux et de leur servitude en Egypte que sur la question de la Terre promise. Ceci est particulièrement évident dans la version syriaque de ce passage:
L'ange s'approcha de lui et lui rendit témoignage au sujet de son élection et du pays qui devait revenir à sa race . Il lui promit non pas de le donner mais de le restituer
.Footnote 20
Il parut essentiel à Rec* de corriger le texte biblique sur la Terre promise en remplaçant le verbe ‘donner’ figurant aux versets Gn 15.7 (לָתֶת/δοῦναί) et Gn 15.18 (נָתַתִּי/δώσω) par le mot ‘restituer (reddenda; )’. Cette différence sémantique était lourde de conséquences. En effet, selon le schéma historiographique de Rec*, les descendants de Sem étaient déjà à l’époque d'Abraham les propriétaires légitimes de la Judée (ce, depuis huit générations). Cependant, comme nous l'avons vu, ils en avaient été illicitement dépossédés par les descendants du deuxième fils de Noé, Cham (à la dix-neuvième génération). Rec* s’écarte ici une nouvelle fois de sa source Jub en exposant de façon plus radicale les fondements historiques de la légitimité des juifs à posséder la Judée. En effet, Jub, conformément au texte biblique, parle du don de la terre à Abraham et non de sa restitution;Footnote 21 par ailleurs, à la différence de Rec*, il n'hésite nullement à appeler ce territoire Canaan.Footnote 22 Il est également fort probable que Rec* ait souhaité prendre le contrepied du Livre des Actes qui comptent parmi ses principales sources. Dans son discours devant le sanhédrin, Étienne aurait affirmé:
Dieu le [Abraham] fit passer dans ce pays que vous habitez maintenant; il ne lui donna aucune propriété en ce pays, pas même de quoi poser le pied (καὶ οὐκ ἔδωκεν αὐτῷ κληρονομίαν ἐν αὐτῇ οὐδὲ βῆμα ποδός), mais il promit de lui en donner la possession, et à sa postérité après lui ...Footnote 23
L'insistance sur le fait qu'Abraham, lui-même, ne possédait pas la terre de Canaan souleva inévitablement l'opposition de Rec*. On peut néanmoins noter une similitude entre ces textes: ni Rec*, ni Étienne (à qui l'on attribue une position hostile au Temple) n'ont fait état du rite sacrificiel d'alliance décrit plus haut.
Rec* n’évoque que brièvement les naissances d'Isaac, de Jacob et de ses fils (1.34.2) et s'empresse de relater le récit de l'Exode. La version qu'il donne du séjour des hébreux dans le désert et de leur l’établissement en Terre d'Israël est déterminante pour comprendre sa conception historique générale. Après avoir très succinctement évoqué la servitude des hébreux (1.34.3), Rec* introduit de façon assez abrupte le personnage de Moïse en relatant qu'il frappa les égyptiens de dix plaies. Si celles-ci ne sont pas énoncées (probablement pour passer sous silence l'institution du sacrifice pascal),Footnote 24 leur cause est, elle, clairement établie: car les égyptiens empêchaient le peuple hébreu de retourner dans le ‘pays de ses pères’.Footnote 25 Comme déjà vu, l'insistance sur le concept de patrie est une constante dans notre texte. Après avoir donné un récit relativement circonstancié du partage de la mer rouge (1.34.5–7), Rec* initie sa relation de la traversée du désert. Sur l'ordre de Dieu, Moïse renonce à emprunter le chemin le plus court vers la Judée, afin que les hébreux abandonnent les mœurs égyptiennes avant de s’établir sur leur terre (Rec 1.35.1). Arrivés au Mont Sinaï, ils reçoivent la Loi ‘rédigée en dix commandements’ (Rec 1.35.2);Footnote 26 ceci suppose que dans sa version originelle, la Tora ne contenait pas de prescriptions relatives aux sacrifices. Rec* relate ensuite l’épisode du veau d'or pour illustrer l'incapacité des hébreux à s'affranchir de l'idolâtrie (Rec 1.35.3–5). Constatant alors qu'il était extrêmement difficile d'extirper de son peuple ‘les racines du mal’, Moïse (et non Dieu) prend une décision dramatique: il autorise les hébreux à offrir des sacrifices au Dieu unique. Ceci mérite quelques explications: selon Rec* l'idolâtrie consiste non seulement à adorer des divinités païennes, mais encore à accomplir des sacrifices sanglants. Conscient des difficultés éprouvées par son peuple, Moïse entreprend de n'interdire, dans un premier temps, que le culte des idoles, autorisant les hébreux à sacrifier uniquement au Dieu d'Israël.Footnote 27 Il laisse ainsi à un autre la mission d'abolir, en temps voulu, les sacrifices sanglants; celui-ci sera le prophète annoncé dans Dt 18.15.Footnote 28 Au chapitre suivant, Rec* évoque une seconde condition à l'autorisation du culte sacrificiel: les sacrifices devront être accomplis dans un lieu unique (Rec 1.37.1) déterminé par Moïse.Footnote 29
Rec* interrompt ici son récit pour exposer l'arrangement préétabli par Moïse au sujet du Sanctuaire. Selon ce plan, le prophète qui dans les temps futurs abolira les sacrifices, annoncera également la destruction définitive du Temple (Rec 1.37.2). Selon la version syriaque, ceux qui, alors, croiront en lui seront conduits vers une ‘place fortifiée du pays ’, et seront ainsi préservés de la guerre qui s'abattra sur les non croyants. Ceci a été compris par beaucoup comme une référence à la fuite des chrétiens de Jérusalem pendant la Grande Révolte.Footnote 30 En tout état de cause, ce passage se rapporte évidemment à la destruction du Temple en 70. Rec* se réfère alors aux multiples dévastations qui s'abattirent sur le Lieu avant la venue du prophète; il les présente comme autant de signes annonciateurs destinés à faciliter la compréhension des hébreux (Rec 1.37.3). La version syriaque de Rec 1.37.3 décrit l'ensemble de ces destructions comme procédant d'une seule et même guerre (
) qui s'abattit de nombreuses fois (
) sur le Temple, provoquant l'exil du peuple et sa captivité.Footnote 31 Finalement reconduits vers leur terre, les hébreux auraient dû comprendre un principe énoncé sous forme d'axiome: en accomplissant des sacrifices, ils se condamnent à être exilés de leur patrie. Rec* place donc dans une même perspective historique les deux questions fondamentales de l'abolition du culte sacrificiel et de la pérennité de la présence des hébreux dans leur pays. Rec 1.37.4 (syr) insiste une nouvelle fois sur le fait que ces cycles de sacrifices, destructions, exils et restaurations se produisirent en de nombreuses occasions (
) avant la venue du prophète. Cependant, seuls quelques-uns en comprirent le sens (1.37.5).
Rec* reprend alors son récit sur Moïse. Une fois les dispositions relatives aux sacrifices prises, les hébreux peuvent enfin pénétrer dans leur pays sous la conduite de Josué, à qui Moïse a confié la direction du peuple avant de mourir (1.38.1). La relation des conquêtes de Josué (1.38.3) est aussi succincte qu’édifiante; il n'y est fait nulle mention des batailles décrites dans le texte biblique.Footnote 32 Ainsi, à la faveur de la providence divine, les hébreux prennent possession de leur terre sans coup férir; à leur simple vue, les nations impies prennent la fuite. Il est remarquable que, dans ce court passage, Rec* désigne par deux fois la Judée comme étant la terre des ancêtres des hébreux (cela sans compter l'occurrence figurant dans Rec 1.38.1); de plus, comme à son habitude, il se garde de nommer les peuples qui auparavant occupaient le pays. Pour Rec*, il ne s'agit pas tant d'une conquête territoriale, que de la réparation d'une injustice historique.
Notre texte évoque ensuite la période des juges sur laquelle il porte un regard bienveillant. Rec 1.38.3 (syr) établit une corrélation évidente entre leur bon gouvernement et le maintien, à cette époque, des hébreux sur leur terre. Le passage suivant nous éclaire sur le fondement de ce jugement. En effet, aux juges succédèrent des ‘tyrans’, dont la principale faute est d'avoir élevé un Temple sur le lieu prédestiné à la prière. Ceci appelle quelques remarques:
1. Rec* rejette le Temple et non le Lieu en soi.
2. Le culte originel pratiqué sur le Lieu était un culte de prières et non de sacrifices.Footnote 33
3. La construction du Temple annonce un changement historique majeur.
Au chapitre suivant, Rec* précise le sens de la mission du prophète annoncé par Moïse: il abolira les sacrifices et les remplacera par le baptême d'eau (1.39.1–2). Rec 1.39.3 contient une prophétie des plus intéressantes: ceux qui obéiront au prophète seront épargnés par la guerre qui menace le Lieu et les incroyants. Ces derniers, en revanche, seront exilés loin du paysFootnote 34 afin que, même à leur insu, ils se soumettent à la volonté de Dieu. Ce passage fait incontestablement écho à Rec 1.37.2 (syr) évoqué supra. Nous y retrouvons l'exposition d'un cycle historique dans lequel l'accomplissement de sacrifices est sanctionné par la dévastation du Lieu et l'exil du peuple. Si la destruction du Lieu fait écho à la catastrophe de 70, la référence à l'exil ne semble pas se rapporter à la Grande Révolte.Footnote 35 En effet, des documents d'origines diverses indiquent que l'accès à Jérusalem était autorisé aux juifs entre les deux révoltes;Footnote 36 de nombreux spécialistes soutiennent d'ailleurs qu'une communauté juive demeura dans la cité en ruine après 70.Footnote 37 En outre, une présence juive est attestée en Judée même à cette époque.Footnote 38 Comme cela a déjà été observé,Footnote 39 la référence à l'exil dans Rec 1.39.3 correspond plus probablement à la Seconde Révolte au terme de laquelle les juifs furent expulsés de Jérusalem et de ses environs;Footnote 40 nous y reviendrons.
La seconde partie de notre texte s'ouvre sur la venue du prophète annoncé par Moïse (Rec 1.40.1). Rec* fait état des principaux évènements concernant Jésus, au premier rang desquels sa crucifixion et sa résurrection (Rec 1.42.3–4); après quoi, il consacre son récit à l’Église-mère de Jérusalem conduite par Jacques. Inquiets des succès de celle-ci parmi le peuple (Rec 1.43.1), les prêtres dirigés par le grand pontife Caïphe cherchent une occasion de confondre les apôtres. Cédant finalement à l'insistance de Caïphe, Jacques et les siens acceptent de participer à une dispute publique qui les oppose aux représentants des principaux partis du peuple (les Sadducéens, les Samaritains, les scribes et les Pharisiens et les disciples de Jean). Les ‘erreurs’ de ces derniers sont démontrées par les apôtres qui réfutent tour à tour chacun de leurs arguments. Sans entrer dans le détail de ces discussions, il convient d'insister sur certains points.
Le débat avec les Samaritains présente un intérêt particulier: Rec* leur reproche entre autres choses, leur attachement au Mont Garizim et les enjoint de reconnaitre le caractère sacré de Jérusalem. Notons à cet égard que la version syriaque qualifie par trois fois la cité de sainte.Footnote 41 Si Rec* s'oppose aux rites sacrificiels offerts dans le Temple, Jérusalem reste à ses yeux le lieu où le culte de Dieu doit être rendu. Il se distingue en cela de Jn 4.21 qui rejettent aussi bien le culte hiérosolymitain que celui du Mont Garizim. Le profond intérêt que porte Rec* pour Jérusalem est indissociable de son attachement à la terre de Judée; il en est le prolongement, sinon le fondement même.
Plus que tout autre, le grand pontife et les prêtres apparaissent comme les véritables adversaires de la jeune Église, et il n'est pas fortuit que Caïphe soit le premier des contradicteurs des apôtres à prendre la parole (Rec 1.55.2). En tant que ‘prince des prêtres (sacerdotum princeps/)’, il se place en conflit direct avec Jacques, le ‘prince des évêques (episcoporum principem/
)’ (Rec 1.68.2). De même, la maison de Jacques dans laquelle les apôtres prient (Rec 1.66.1; 1.71.2) semble s'opposer au Temple dans lequel Caïphe et les prêtres offrent des sacrifices; ce sont d'ailleurs les deux seuls lieux de Jérusalem à être mentionnés. Caïphe est celui qui cherche à dissuader les apôtres de prêcher la messianité de Jésus (Rec 1.62.1). En effet, l'opposition de Jésus aux sacrifices menace directement l'ordre ancien dont les sacrificateurs sont les garants.Footnote 42 La réplique de Pierre à Caïphe (Rec 1.62.1–2) est à cet égard édifiante. Après avoir défendu la croyance en Jésus, il exhorte les juifs à renoncer au culte sacrificiel les avertissant que la colère divine sera d'autant plus terrible que le temps des sacrifices est désormais révolu (Rec 1.64.1). Ainsi, à cause de leur obstination, le Temple sera détruit et l'abomination de la désolation sera installée dans le lieu Saint (Rec 1.64.2).
D'autres éléments mettent en exergue l'opposition radicale entre l’Église-mère et les fondements du culte sacrificiel: après que les douze ont défendu leur foi devant Caïphe, Jacques se rend à son tour au Temple. Ses paroles ont un tel effet que le peuple dans son ensemble et le grand prêtre lui-même demande à recevoir le baptême.Footnote 43 Cependant, afin d'empêcher cela, un ‘homme ennemi’ suscite un tumulte, et c'est armé d'un brandon saisi sur l'autel qu'il attaque Jacques (Rec 1.70.6). Inutile d'insister sur la forte charge symbolique dont ce détail est porteur. Jacques et les apôtres réchappent toutefois à cette agression et se réfugient à Jéricho. Notre texte s'achève sur l'envoi de l'ennemi à Damas où, muni des lettres de Caïphe, il a pour mission de persécuter les croyants. Cette information, qui fait incontestablement écho à Ac 9.1–2, ne laisse aucun doute quant à l'identité de l'ennemi: il s'agit évidemment de Paul. Notons que, si ce dernier a provoqué de son propre chef l’émeute dans le Temple, il agit désormais sous les ordres du grand prêtre Caïphe (Rec 1.71.3).
2. Interprétation
Nous avons donc mis en évidence une double particularité de Rec*: d'une part, sa volonté de prouver la légitimité des juifs à posséder la Judée et d'autre part, son opposition farouche aux sacrifices sanglants. Ces deux caractéristiques sont intimement liées puisque l'obstination des juifs à sacrifier conduit inexorablement à leur expulsion de leur terre. Ce principe occupe une place fondamentale dans la construction historiographique de Rec*. Dans ce qui suit, nous verrons que son élaboration s'inscrit dans le contexte né de l’écrasement de la révolte de Bar-Kokhba.Footnote 44 Selon nous, Rec* chercha non seulement à expliquer les raisons de cette catastrophe, mais aussi à apporter une réponse aux difficultés qu'elle engendra.
Comme déjà dit, la référence à l'exil des juifs dans Rec 1.39.3 renvoie plus certainement aux conséquences de la Seconde Révolte juive qu’à celles de la première. En effet, les juifs ne furent expulsés de Jérusalem et de ses environs qu'en 135/6 ce par décision de l'empereur Hadrien.Footnote 45 Pour Rec*, les responsables de ce désastre étaient incontestablement Bar-Kokhba et ses partisans, dont l'un des principaux objectifs était de reconstruire le Sanctuaire. Les symboles figurant sur les monnaies de la révolte, tels la façade du Temple et les instruments de musique des prêtres, illustrent clairement la volonté des rebelles de rétablir le culte sacrificiel.Footnote 46 Or selon Rec*, la tentative même de restaurer l'ordre ancien alors que le temps des sacrifices était révolu justifiait le châtiment divin de l'exil.Footnote 47
On ne saurait toutefois réduire le substrat de Rec* à l'exposition de ce simple syllogisme. En effet, sa volonté d’établir de manière irréfutable la légitimité historique, religieuse et juridique des juifs à posséder la Judée doit encore être expliquée. L’écrasement du soulèvement juif eut de très graves incidences sur le poids démographique des juifs de Judée.Footnote 48 Dion Cassius écrit à ce propos:
Il y en [des juifs] eut peu qui échappèrent à ce désastre. Cinquante de leurs places les plus importantes, neuf cent cinquante-cinq de leurs bourgs les plus renommés, furent ruinés; cent quatre-vingt mille hommes furent tués dans les incursions et dans les batailles; on ne saurait calculer le nombre de ceux qui périrent par la faim et par le feu, en sorte que la Judée presque entière ne fut plus qu'un désert (ὥστε πᾶσαν ὀλίγου δεῖν τὴν Ἰουδαίαν ἐρημωθῆναι)…Footnote 49
Ce récit, certainement exagéré, illustre cependant la forte impression que laissèrent ces dévastations dans les mémoires. La littérature talmudique contient de nombreuses allusions à ces destructions; ainsi, un propos attribué à R. Siméon Bar-Yohai (lui-même contemporain de la révolte) évoque les villages de la Terre d'Israël qui furent ‘déracinés’.Footnote 50 Outre les massacres de masse, on trouve d'autres raisons à l'effondrement de la présence juive, telles la vente de prisonniers et l’émigration volontaire.Footnote 51 La paganisation de la Judée, corollaire immédiat de sa ‘déjudaïsation’, fut activement encouragée par les autorités romaines. Eusèbe rapporte ainsi que Jérusalem (renommée Aelia Capitolina) ne fut désormais peuplée que de gentils.Footnote 52 On trouve dans les littératures patristiques et rabbiniques de multiples allusions à l’établissement de populations païennes dans des zones anciennement juives,Footnote 53 ce que certaines découvertes archéologiques semblent confirmer.Footnote 54 Ces changements démographiques furent accompagnés d'une formidable diminution de la propriété foncière juive en Judée; Eusèbe écrit même que les romains dépossédèrent les juifs de leurs pays.Footnote 55 Les Rabbis de l’époque jugèrent cette situation très grave comme en témoignent certaines de leurs dispositions légales visant non seulement à juguler l’émigration des juifs hors de la Terre d'Israël,Footnote 56 mais aussi à empêcher l'acquisition par des païens de parcelles de terres juives.Footnote 57 A ce propos, I. Gafni a clairement montré qu'avant la Seconde Révolte, les Tannaim n'accordaient qu'une importance secondaire à la Terre d'Israël; au contraire, après l’écrasement du soulèvement, celle-ci occupa une place primordiale dans leurs discussions.Footnote 58 L'urgence de cette situation explique également l'intérêt majeur de Rec* pour la Judée. Toutefois, si les sages cherchèrent à apporter des solutions ad hoc à la déjudaïsation de la Terre d'Israël, Rec* envisagea cette question de façon théorique et générale. Sa détermination à démontrer la légitimité des juifs à posséder cette terre s'inscrit clairement dans ce contexte. Ainsi, bien que l'exil des juifs fût selon lui, un juste châtiment, il ne justifiait en rien l'appropriation de la Judée par des païens.
A ce propos, interrogeons-nous sur le sens et la portée de l'usage du nom ‘Judée’ dans notre texte; en effet, il ne peut être fortuit que Rec* ait insisté sur l'emploi exclusif de ce terme pour designer la terre des juifs.Footnote 59 Ceci est probablement lié au fait qu'au lendemain de la guerre, la Judée fut rebaptisée Syria Palaestina dans l'usage officiel. Cette mesure attribuée à Hadrien, visait à oblitérer les liens qui unissaient les juifs à leur terre. Jusqu'alors, le nom ‘Palestine’ se référait principalement à la région côtière qu'avaient occupée les Philistins;Footnote 60 il désigna à partir d'Hadrien l'ensemble de la Judée. Ce changement toponymique était doté d'une forte charge symbolique car il impliquait que les juifs ne possédaient aucun droit historique sur ce territoire. Or, Rec* s'attacha précisément à démontrer le contraire. Un passage des Antiquités Juives (ca. 93/4) est susceptible de nous éclairer sur le raisonnement de Rec*. Dans sa relation du partage de la terre entre les descendants de Noé, Josèphe écrit:
Les enfants de Cham occupèrent les pays qui s’étendent depuis la Syrie et les monts Amanos et Liban jusqu’à la mer (Méditerranée) d'une part, et jusqu’à l'Océan de l'autre. Les noms de quelques-uns de ces pays se sont perdus tout à fait; d'autres, altérés ou changés en d'autres noms, sont méconnaissables; peu se sont gardés intégralement … Chanaan(os), quatrième fils de Cham, s’établit dans le pays qui est aujourd'hui la Judée … Phylistin(os) est le seul [des fils de Mizraïm, fils de Cham] dont le pays ait conservé le nom; les Grecs appellent, en effet, Palestine la part qui lui échut (μόνου δὲ Φυλιστίνου τὴν ἐπωνυμίαν ἡ χώρα διεφύλαξε: Παλαιστίνην γὰρ οἱ Ἕλληνες αὐτοῦ τὴν μοῖραν καλοῦσι).Footnote 61
Si Josèphe distingue encore la Palestine de la Judée, son récit implique qu’à partir du règne Hadrien, cette dernière fut rebaptisée en référence à un descendant de Cham.Footnote 62 Or, dans sa réécriture de la Genèse, Rec* précise que les descendants de Sem furent non seulement les habitants initiaux de la Judée, mais aussi les premiers à nommer cette terre (à la seizième génération).Footnote 63 Dans la mesure où il ne fait état d'aucun autre nom, Rec* suggère que ‘Judée’ fut l'appellation originelle de ce territoire. Notons par ailleurs que notre texte n'accuse pas spécifiquement Canaan d'avoir spolié la terre des sémites (à la dix-neuvième génération), mais de façon plus générale les descendants de la race maudite, ce qui comprend aussi bien les cananéens que les philistins. Rec* établit donc que le nom ‘Judée’ était antérieur à toute autre appellation se référant à la race de Cham (Canaan et Palestine confondus).
On pourrait s'interroger sur le sens, la portée et la pertinence de la démonstration de Rec*; en d'autres termes, à qui s'adressait-il?
Rec* s'inscrit dans le cadre d'une polémique de nature historico-juridique qui opposait les juifs aux païens de Judée. Cette querelle, qui s’étendit sur des siècles, portait sur la question de la propriété de ce territoire. Or, les gentils fondèrent certaines de leurs justifications sur le livre de la Genèse, selon lequel les hébreux n’étaient pas les premiers occupants de ce pays. Certains passages de la littérature rabbinique indiquent ce que devaient être leurs arguments. A cet égard, le Midrash Rabbah sur la Genèse attribue à Rabbi Levi (fin du 3e– début du 4e siècle) un commentaire fort instructif:
Pour quelle raison le Saint-Béni-soit-Il a-t-il révélé à Israël ce qui fut créé le premier jour et ce qui fut créé le deuxième jour? À cause des idolâtres, pour qu'ils ne ridiculisent pas Israël en leur disant: ‘N’êtes-vous pas une nation de voleurs [qui s'est emparée de la terre de Canaan] (הלא אומה של בזיזות אתם)?’ Et les israélites peuvent leur répondre et leur dire: ‘Et vous, n'avez-vous pas de butin dans vos mains? Les Caphtoréens issus de Caphtor les [les précédents habitants de la région] ont détruits et se sont établis à leur place [Dt 2.23]. Le monde et tout ce qu'il contient appartient au Saint-Béni-soit-Il, quand Il l'a voulu, Il vous l'a [la Terre d'Israël] donnée et quand Il l'a voulu, Il vous l'a enlevée et nous l'a donnée.Footnote 64
Selon Rabbi Levi, Dieu révéla au peuple d'Israël l'histoire du monde depuis sa création, afin de lui fournir des arguments contre les attaques des gentils. Les juifs pouvaient ainsi répliquer aux païens qui les accusaient d'avoir volé la terre des Cananéens, qu'ils avaient eux-mêmes spolié le territoire qu'ils habitaient. Ce passage fait clairement écho à une controverse entre juifs et païens dans laquelle ces derniers fondèrent leur argumentation sur la Genèse. L'exemple des Caphtoréens cité par Rabbi Levi n'est peut-être pas fortuit; il se réfère à Dt 2.23 selon lequel, avant les conquêtes de Josué:
Les Avviens, qui habitaient dans des villages jusqu'à Gaza, furent détruits par les Caphtorim, sortis de Caphtor, qui s’établirent à leur place.
Or, dans la littérature biblique, les Philistins sont fréquemment identifiés aux Caphtoréens.Footnote 65 Sur la base de ce passage, pourrait-on proposer qu’à l’époque de Rabbi Levi des païens de Palestine s'identifiaient aux anciens philistins?Footnote 66 Ou alors, que les juifs regardaient ceux-ci comme étant de souche philistine (et donc d'extraction chamique)?Footnote 67 Dans son Dialogue avec Tryphon, Justin témoigne de l'existence de semblables discussions après le soulèvement de Bar-Kokhba. Commentant Gn 9.27, il écrit:
Dans ses paroles, il [Noé] prédit que ceux qui naîtront de Sem occuperont les possessions et les habitations de Canaan, mais aussi que la postérité de Japhet occupera celles que les fils de Sem avaient prises aux fils de Canaan pour les occuper, qu'elle en dépouillera ceux de Sem, tout de même que ceux-ci en avaient eux-mêmes dépouillé ceux de Canaan. Et il en est ainsi arrivé; écoutez: Vous qui par race descendez de Sem, vous avez envahi suivant la volonté de Dieu la terre des fils de Canaan, et vous l'avez possédée; puis les fils de Japhet, suivant le jugement de Dieu, vous ont à leur tour envahis, ont ravi votre terre et l'ont occupée, c'est évident (ὑμεῖς γάρ, οἱ ἀπὸ τοῦ Σὴμ κατάγοντες τὸ γένος, ἐπήλθετε κατὰ τὴν τοῦ θεοῦ βουλὴν τῇ γῇ τῶν υἱῶν Χαναὰν καὶ διακατέσχετε αὐτήν. καὶ ὅτι οἱ υἱοὶ Ἰάφεθ, κατὰ τὴν τοῦ θεοῦ κρίσιν ἐπελθόντες καὶ αὐτοὶ ὑμῖν, ἀφείλοντο ὑμῶν τὴν γῆν καὶ διακατέσχον αὐτήν, φαίνεται).Footnote 68
Dans la mesure où Justin situe les faits rapportés dans son Dialogue à l’époque de la Seconde Révolte juive, on peut légitimement penser qu'il se réfère ici à la victoire des légions d'Hadrien (les fils de Japhet) sur les juifs (les fils de Sem).Footnote 69 Si le reste de ce commentaire reflète des attentes eschatologiques proprement chrétiennes, il convient de rappeler que Justin était originaire des milieux païens de Palestine.Footnote 70 Aussi est-il très significatif qu'il ait discuté de la question de la propriété de la terre de Canaan, et plus encore qu'il ait justifié la dépossession des juifs de leur territoire en se fondant sur la Genèse.
Ainsi, Jub Footnote 71 et Rec* se sont employés à réécrire le texte biblique afin de priver leurs contradicteurs païens d'arguments tirés (principalement) du livre de la Genèse. Il est d'ailleurs remarquable que ces deux textes aient commencé leurs chroniques historiques par un récit de la Création. Ceci rappelle à l’évidence le raisonnement de Rabbi Levi exposé plus haut: en insérant dans une histoire universelle le principe de la légitimité primordiale, exclusive et immuable des juifs à posséder la Terre d'Israël, ils réfutaient de facto tout argument contraire de la partie adverse. Ce n'est pas un hasard si ces écrits furent composés à des périodes de bouleversements politiques, sociaux et démographiques: Jub lors des conquêtes hasmonéennesFootnote 72 et Rec* après le désastre de la révolte de Bar-Kokhba. Il est toutefois patent que Rec* s'est livré à une réécriture autrement plus audacieuse du récit de la Genèse. Si, comme Jub, il a établi que Sem fut le premier propriétaire légitime de la Terre d'Israël, il n'a pas hésité à soutenir que ses descendants en furent les premiers habitants. La grande liberté qu'il prit par rapport au texte biblique reflète certainement l’âpreté des discussions à son époque et, plus encore, la difficulté des juifs à démontrer le fondement de leurs droits historiques sur la Judée/Palestine.
3. Conclusion
Quels enseignements pouvons-nous tirer sur la communauté à l'origine de Rec*?
Il a été maintes fois souligné que ce texte présente d'importantes similitudes avec ce que la littérature patristique nous apprend des ébionites.Footnote 73 Ces analogies concernent notamment les deux caractéristiques que nous avons étudiées. Irénée rapporte ainsi que les ébionites adoraient Jérusalem comme étant la maison de Dieu.Footnote 74 Épiphane signale, lui, qu'ils rejetaient le Temple et le culte sacrificielFootnote 75 et qu'ils avaient retranché du Pentateuque certains passages relatifs aux sacrifices et à la consommation de chair animale.Footnote 76 Dans la mesure où Épiphane situe l'apparition du mouvement ébionite à Pella après que l'Église-mère s'y fut établieFootnote 77, certains ont identifié cette cité comme étant le lieu de composition de Rec*. On trouverait une confirmation de ceci dans la double allusion à la fuite de l’Église hiérosolymitaine à Pella (Rec 1.37.2 (syr); 1.39.3).Footnote 78 Comme déjà indiqué, ces versets évoquent l'installation des croyants dans un ‘lieu fortifié du pays’ (Pella?) et leur préservation de la destruction menaçant le Lieu. Cette identification n'est pas improbable. Du point de vue de Rec*, Pella faisait indubitablement partie du ‘pays’, c'est à dire de la terre que les hébreux reçurent en héritage. Elle se situait en effet dans le territoire attribué à la demi-tribu de Manassé au terme des conquêtes de Josué.Footnote 79 Or, nous avons vu combien le principe de la validité éternelle de cet héritage était cher à Rec*. Par ailleurs, Pella et ses environs furent, semble-t-il, épargnés des dévastations de la Seconde Révolte juive.Footnote 80 Ainsi, les descendants de l’Église-mère qui restèrent dans la cité après la Grande Révolte considérèrent probablement que l'effet apotropaïque de leur installation à Pella perdurait; en outre, ils attribuèrent certainement leur préservation providentielle à leurs positions anti-sacrificielles (au contraire des partisans de Bar-Kokhba).
Mais que Rec* soit ou ne soit pas un écrit ébionite, et que Pella soit ou ne soit pas le lieu de sa composition, plusieurs faits demeurent:
1. Ce document témoigne de l'existence en Judée ou dans son voisinage immédiat d'une communauté judéo-chrétienne qui, peu de temps après la révolte de Bar-Kokhba, s'exprima sur les raisons de ce désastre et sur ses conséquences.
2. Même si elle prônait une certaine ouverture vers les païens,Footnote 81 cette congrégation s'adressait exclusivement au peuple juif,Footnote 82 ce, en se plaçant d'un point de vue interne.Footnote 83
3. Elle n'expliquait pas le nouvel exil par le rejet du ‘prophète annoncé par Moïse’ en tant que tel, mais plus spécifiquement, par le fait que les juifs incroyants n'avaient pas entendu son appel à mettre fin aux sacrifices. Notons que les Rabbis menèrent de semblables discussions (toutefois, eux attribuèrent cette catastrophe à l'impiété de Bar-Kokhba).Footnote 84
4. A l'exception du relèvement du Temple, la communauté de Rec* partageait les aspirations nationales de la majorité des juifs,Footnote 85 à savoir, leur rassemblement, l'exercice de leur souveraineté sur la terre ancestrale et la restauration de Jérusalem comme ville sacrée (et non comme cité païenne). Ces espoirs terrestres sont à distinguer de l'attente eschatologique de la parousie et du Royaume des cieux (Rec 1.69.4).
5. Ce groupe était opposé à des éléments païens dans le cadre de disputes sur l'identité des propriétaires légitimes de la Judée/Palestine. Nous avons vu qu'il est question de polémiques semblables ailleurs dans la littérature juive.