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La revendication du titre “indien” par les Métis du Manitoba, 1860–1870

Published online by Cambridge University Press:  19 September 2006

Darren O'Toole
Affiliation:
Université d'Ottawa
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Abstract

Résumé. Après plus de deux décennies, un tribunal manitobain a fixé une date pour entendre l'affaire FMM qui touche à la concession des terres aux Métis selon l'art. 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba. Le politologue Thomas Flanagan répète inlassablement que les Métis ne se sont jamais décrits comme peuple aborigène ayant des droits fonciers spéciaux pendant la résistance de 1869–70. Puisqu'il est fort probable que la Couronne se serve encore une fois de la recherche de Flanagan dans l'affaire FMM, le moment est opportun pour réexaminer les arguments de Flanagan. Dans ce but, l'auteur examine ici de plus près certaines des prétentions de Flanagan, notamment celles qui veulent que : 1) les Métis n'aient jamais revendiqué le statut de peuple autochtone ou des droits autochtones pendant les événements de 1869–70; 2) les listes de droits ne contiennent aucune référence aux droits aborigènes des Métis; et 3) l'abbé Ritchot i) n'ait eu aucun mandat de négocier l'extinction du titre aborigène des Métis et une concession de terres; ii) n'ait été qu'un délégué parmi trois.

Abstract. After more than two decades, a Manitoban court has set a date to hear of the MMF case which touches on the Métis land grant in s. 31 of the Manitoba Act, 1870. Political scientist Thomas Flanagan has continually repeated that the Métis never described themselves as an Aboriginal people with special land rights during the resistance of 1869–70. As it is quite probable that the Crown will use Flanagan's research in the MMF case, it is timely to reexamine it. To this end, the author takes a closer look at some of Flanagan's conclusions, most notably those that claim that: 1) the Métis never claimed status as an Aboriginal people during the events of 1869–70; 2) the various Bills of Rights contain no reference to the aboriginal rights of the Métis; 3) the abbot Ritchot : i) had no mandate to negotiate the extinction of Métis aboriginal rights and a land grant; ii) was but one of three delegates.

Type
Research Article
Copyright
© 2006 Cambridge University Press

Introduction

En 1870, la population de la colonie de la rivière Rouge, composée en majorité de Métis,1

Selon le recensement de 1870, la colonie de la rivière Rouge comptait 5 757 Métis francophones, 4 083 Métis anglophones, 1 565 Blancs et 558 Amérindiens “sédentarisés” (settled Indians), pour une population totale de 11 963.

forma un gouvernement provisoire afin de négocier l'annexion de la colonie au Canada. Le gouvernement provisoire composa quatre Listes des droits, dont les deux dernières exigeaient l'entrée de la colonie dans la Confédération comme province afin de garder le contrôle des terres publiques. Lors des négociations avec les trois délégués du gouvernement provisoire d'Assiniboia, les représentants du gouvernement fédéral acceptèrent de confirmer les titres des colons, mais refusèrent de céder le contrôle des terres de la Couronne. Un des délégués, l'abbé Noël-Joseph Ritchot, insista sur la concession d'une enclave pour les Métis en guise de compensation de l'extinction de leur titre “indien”. Le contrôle fédéral des terres de la Couronne fut enchâssé dans l'art. 30 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, tandis que la concession de terres aux Métis et la confirmation des titres des colons furent enchâssées dans les articles 31 et 32 respectivement.

L'art. 31 mit de côté 1,4 million d'acres de terres fédérales “au bénéfice des familles des Métis” dans le but d'éteindre le titre “indien” des Métis. Dès cette époque, certains Métis et leurs représentants prétendirent que le gouvernement fédéral n'avait jamais rempli ses obligations et que les Métis n'avaient jamais reçu leurs terres. Plus de cent ans plus tard, dans l'affaire FMM en 1981, la Fédération des Métis du Manitoba (FMM) demanda une déclaration de la cour à l'effet que plusieurs décrets en conseil et lois fédérales visant à mettre en œuvre l'art. 31 étaient inconstitutionnels. Entre-temps, l'art. 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 confirma le statut autochtone des Métis. Après plus de deux décennies, la Cour du banc de la Reine du Manitoba a enfin fixé une date, le 3 avril 2006, pour entendre l'affaire FMM.

Selon le journaliste Marci Macdonald (2004), le ministère de la Justice “is still pinning much of its defence on Thomas Flanagan's expert testimony” dans l'affaire Dumont. Le politologue Thomas Flanagan entra en scène en 1986, lorsque le ministère de la Justice l'engagea comme conseiller historique dans l'affaire Dumont (Flanagan, 1991 : vii). En 1991, il publia les résultats de sa recherche dans Métis Lands in Manitoba. En 1996, il fut témoin expert en première instance pour la Couronne dans l'affaire Blais, où le défendeur prétendait que les Métis du Manitoba sont des “Indiens” aux fins de l'art. 13 de la Convention de la Loi constitutionnelle de 1930. En appel, la Cour suprême du Canada a cité avec approbation un article de Flanagan (1990) et a déclaré que “bien que l'art. 31 précise que les terres étaient réservées ‘dans le but d'éteindre les titres des Indiens aux terres de la province’, on reconnaissait ouvertement à l'époque (mes italiques) qu'il s'agissait d'une description inexacte” (Blais, 2003 : par. 22).

Cet article analyse par ailleurs l'évolution officielle de ce que j'appelle ici la “doctrine des droits aborigènes dérivés”. Selon cette doctrine, la source des droits aborigènes des Métis remonte “aux droits anciens des peuples autochtones dont les Métis tirent leur ascendance” (Canada, 1996 : 316). Si Flanagan (1983b) note cette formulation chez Louis Riel après l'adoption de la Loi sur le Manitoba, il ne tient aucun compte de son énonciation par Riel et d'autres Métis “à l'époque”. J'espère démontrer ici que, du point de vue des Métis, l'art. 31 n'est absolument pas une “description inexacte”. Rappelons à cet égard que, selon la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, il est “crucial de se montrer ouvert au point de vue des autochtones eux-mêmes quant à la nature des droits en cause” (Sparrow, 1990 : 1112).

L'argument contre les droits aborigènes des Métis

Pour Flanagan, l'art. 31 résulte d'“un compromis improvisé à la hâte” que personne ne désirait (1983a : 59, traduction libre). Il décrit la reconnaissance du titre “indien” des Métis comme “la plus grosse erreur de toutes” dans la rédaction du projet de loi, parce qu'elle aurait “établi les Métis comme peuple aborigène” (1983a : 61, traduction libre). À ses yeux, la reconnaissance des Métis comme peuple aborigène est difficile à justifier d'un point de vue historique et logique et il serait, en outre, difficile de lui accorder une substance juridique dans la pratique (1985 : 230). Parfois, il affirme catégoriquement que les Métis “n'ont jamais demandé un traitement spécial en tant que groupe (1983c : 316; 1985 : 231, traduction libre) ou “en tant que peuple aborigène” (1990 : 73, traduction libre) ni même “une concession de terres ou quoi que ce soit de semblable” (2000 : 65, traduction libre). D'autres fois, il minimise les revendications de droits aborigènes en affirmant qu'elles ne dominèrent pas le processus politique en 1869–70 (1979 : 150; 1983b : 251; 1983c : 316 ; 1991 : 30). Il soutient même que l'enchâssement du titre aborigène des Métis dans l'art. 31 de la Loi de 1870 sur le Manitoba n'était voulu ni par les Métis ni par le gouvernement fédéral, mais résulte uniquement de l'initiative de l'abbé Noël-Joseph Ritchot (1983c : 317; 1985 : 232; 1991 : 33).

C'est précisément pour cette raison que Flanagan cherche à démontrer le manque de légitimité de cette initiative. D'abord, il prétend que l'abbé outrepassa son mandat et n'avait aucune instruction du gouvernement provisoire pour négocier l'extinction du titre aborigène ou une concession de terres (1983a : 317; 1985 : 231). Deuxièmement, il insiste sur le fait que Ritchot n'était qu'un délégué parmi trois et nous rappelle à cet égard qu'il existait parfois une différence d'opinion entre lui et un autre délégué, John Black (1991 : 32 et 47). Il en conclut que c'est uniquement à cause de l'initiative spontanée de Ritchot que les négociations donnèrent “naissance à l'idée que les Métis héritèrent une part du titre indien” (1991 : 34, traduction libre).

Cet article se limite à examiner la difficulté de justifier la reconnaissance des Métis comme peuple autochtone d'un point de vue historique et ne propose d'analyser ni la cohérence logique de la doctrine des droits aborigènes dérivés ni la difficulté pratique de lui accorder une substance juridique (qui relève d'ailleurs, en tant que doctrine, d'une analyse juridique et non historique). Je ne m'arrête donc ici qu'aux prétentions de Flanagan qui veulent : 1) que les Métis n'aient jamais revendiqué le statut de peuple aborigène ou des droits aborigènes pendant les événements de 1869–1870; 2) que les Listes de droits ne contiennent aucune référence aux droits autochtones des Métis; et 3) que l'abbé Ritchot : i) n'ait eu aucun mandat de négocier l'extinction du titre autochtone des Métis et une concession de terres; ii) n'ait été qu'un délégué parmi trois.

La revendication du titre “indien”

Tout en proposant qu'il est “opportun de jeter de nouveau un regard sur l'origine de la prétention des Métis à être un peuple aborigène” (1983a : 315, traduction libre), Flanagan banalise les revendications territoriales des Métis et n'accorde aucune importance à leur existence ni avant ni pendant la résistance des Métis en 1869–70. S'il est vrai que Ritchot (1964 : 547) croyait que les Métis avaient hérité une part du titre aborigène de par leurs mères indiennes, il fut loin d'être le seul, et encore moins le premier, à énoncer cette doctrine. Flanagan admet lui-même, au moins deux fois, la possibilité qu'une telle idée ait déjà existé dans la colonie (1983c : 316, 317 ; 1985 : 232) et affirme une fois qu'elle avait bel et bien été déjà mentionnée dans la colonie (1991 : 33) avant que Ritchot ne l'ait exprimée. Ailleurs, il reconnaît que les Métis eux-mêmes croyaient avoir, “en tant que descendants des Indiens, hérité d'une part de leur titre aborigène” (1991 : 33, traduction libre) et que, au moins depuis l'incident malheureux de la Grenouillère, le 19 juin 1816, “many Métis thought of themselves in some sense as owners of the land which they inhabited” (1983c : 316). Il abandonne néanmoins cette prudence initiale et traite cette doctrine comme étant “la théorie de Ritchot d'un titre aborigène des Métis hérité de leurs ancêtres Indiens” (1983b : 318, traduction libre), ou encore “la théorie d'héritage de Ritchot” (1985 : 233, traduction libre). Pour sa part, l'historien Douglas Sprague (1988 : 57) croit que Ritchot ne fit que ressusciter une idée qu'un Métis, William Dease, avait soulevée l'année précédente. Si cette interprétation a le mérite de montrer que l'idée ne vint pas de Ritchot, elle ignore, tout comme celle de Flanagan, les précédents historiques.

Pourtant, d'autres historiens avaient déjà amplement souligné ces précédents. L'ethnologue Marcel Giraud (1984 : 887) mentionne “le statut privilégié qu[e le groupe métis] ne cessait de revendiquer en vertu de ses origines indigènes” depuis le début du XIXe siècle. Par ailleurs, Giraud fait un lien étroit entre la naissance d'une conscience nationale chez les Métis au début du XIXe siècle et leurs revendications territoriales pendant la résistance de 1869–1870. Pour Giraud (1984), les “revendications basées sur les droits que leur naissance leur conférait” s'exprimèrent “avec plus de violence dans les insurrections de 1869–70 et de 1885” (pp. 618–619). L'historien George Stanley (1961) soutint également que ce même sentiment de “propriété et nationalité”, qui trouve son origine en 1816, “était la cause sous-jacente de l'opposition des Métis à l'expansion du Canada jusqu'à la rivière Rouge” (pp. 48–49, traduction libre). Flanagan reconnaît lui-même que la doctrine du titre métis que développa Riel s'inscrivait dans la tradition du nationalisme métis qui remontait au début du XIXe siècle. Il admet que non seulement Riel, mais aussi “les Métis croyaient que les terres leur appartenaient […] et cette idée a persisté à travers les générations” (1983b : 251, traduction libre).

Prélude à la Résistance : 1860–1868

S'il est vrai, comme le prétend Flanagan (1983c : 317; 1985 : 231), que les demandes des Métis dans les Listes des droits et les diverses déclarations concernaient le contrôle des terres publiques et une législature locale élue où ils eussent ainsi formé la majorité, les droits aborigènes n'en étaient pas pour autant entièrement absents. L'historien Morton ([1956] 1969) croyait également que la question la plus fondamentale et la plus urgente était celle des droits politiques, mais il reconnut néanmoins que la question des terres était “so much to the fore and so obviously important, that it is a temptation to explain the Resistance as primarily a reaction of native settlers to a rush of land-hungry immigrants” (pp. 29–30). S'il ne faut pas exagérer le rôle que joua la question des terres dans la résistance, il ne faut pas non plus prétendre qu'elle ne joua aucun rôle.

À la veille de la résistance à l'annexion au Canada, le journal Nor'Wester2

The Nor'Wester, le premier journal de la colonie, fut fondé en 1859. James Ross en fut co-éditeur et co-propriétaire de 1860 à 1864. John Christian Schultz en fut propriétaire entre 1865 et 1868. Robert Walter Bown l'acheta en 1868.

signale, le 14 mars 1860 et le 15 juin 1861, des réunions où les Métis firent valoir leur titre indien (Giraud, 1984 : 902). Ens (1996a) mentionne que, selon le Nor'Wester du 15 juin 1861, les Métis prétendirent qu'ils avaient des droits sur la terre en tant que “descendants of the original lords of the soil” (p. 33). Lorsque Morton (1967) mentionne une réunion publique qui eut lieu en 1861, il prétend également que “the métis claimed a share in [Indian title] in right of their mothers' blood” (p. 105). Conséquemment, tous les habitants de la colonie auraient été au courant, au moins à partir de ce moment, de la question des titres, tant ceux des colons que celui des Indiens et Métis.

Les interlocuteurs des Amérindiens

Lors de la réunion du 14 mars 1860, les Métis prétendirent qu'ils étaient les “représentants immédiats” des Indiens (Bumsted, 2003 : 140). Trois ans plus tard, lors de la négociation du traité de Lac Rouge et Pembina de 1863 aux États-Unis, le gouverneur du territoire du Minnesota, Alexander Ramsey, se plaignit que les Chippewas (Ojibwas ou Anishnaabeg) arrivèrent “bringing in their train nearly twice their own number in Half-breeds from Saint-Joseph, who insisted in regarding themselves as individually and collectively the guardians and attorneys of the Pembina Chippewas in all matters touching disposition of their landed interests” (Foster, 2001 : 100). Rappelons que les Métis de Pembina et Saint-Joseph “furent à toute fin pratique une extension australe de la colonie d'Assiniboia” (Flanagan 1991 : 23, traduction libre). En effet, selon l'historien Alexander Ross ([1856] 1972 : 403), les “squatters” qui demeuraient à Pembina à l'époque étaient surtout des Métis de la rivière Rouge. Il s'agit donc de Métis de la rivière Rouge qui tentèrent de mettre en pratique leur prétention d'être les “représentants immédiats” des Indiens.3

Dans les troisième et quatrième Listes des droits, Riel insiste pour que les traités avec les différentes tribus indiennes soient conclus “à la réquisition et avec le concours de la législature locale”. Dans une lettre du 23 mars 1870 aux “nations sauvages”, Riel mentionne encore la conclusion de traités “par l'avis et la coopération de la Législature du pays”. Puisque la législature locale aurait été composée majoritairement de représentants des Métis francophones et anglophones, ceux-ci auraient ainsi pu continuer de jouer leur rôle autoproclamé d'intermédiaires entre les Allochtones et les Amérindiens. Ritchot (1964 : 564) reconnut cependant qu'il s'agissait d'une compétence fédérale exclusive.

Ramsey confirma que ces Métis se considéraient “to a certain extent, the real owners of the soil and as having even greater interest in any treaty for its purchase than its far less numerous or powerful aboriginal occupants” (Foster, 2001 : 100). S'il refusa de reconnaître le titre indien des Métis en tant que peuple aborigène distinct, il accepta tout de même qu'ils puissent réclamer des droits aborigènes en tant que membres individuels d'une tribu indienne (Foster, 2001 : 100). Pour cette raison, Ramsey exclut les représentants des Métis des négociations tout en permettant aux chefs anishnaabeg de les représenter et ainsi de les inclure dans le traité. De cette manière, le gouvernement fédéral américain força les Métis “to seek recognition by identifying themselves according to their relationship to the Ojibwa, ignoring their separate history, lifestyle, language and religion — their very identity as Métis” (Foster, 2001 : 101). L'art. 8 du traité octroie une concession de terres de 160 acres “to each male adult half-breed or mixed-blood who is related by blood to the said Red Lake or Pembina bands who has adopted the habits or customs of civilized life […]” (Ens, 1996b : 48, je souligne). En dernière analyse, le critère nécessaire et suffisant fut le lien de parenté entre l'individu et la bande et non le mode de vie de l'individu concerné.

Ce traité avec les Anishnaabeg de Pembina avait été précédé par un autre traité, en 1851, qui inclut également des clauses sur les Métis (Flanagan, 1991 : 24–25). Or, le 24 août 1849, le major Woods aurait dit aux Métis de Pembina qu'“en vertu de leur extraction indienne”, le gouvernement fédéral des États-Unis considérait que ceux qui vivaient au sud de la frontière étaient “en possession des droits des Indiens” sur le sol américain (Woods, 1850 : 28, traduction libre). Alexander Ross, qui résida dans la colonie à l'époque, écrivit que “[e]ver since the road to St. Peter's has been opened, it has been rung in their ears what large sums of money the Americans pay for Indian lands; and the half-breeds, being the offspring of Indians, come in for a good share of the loaves and fishes on all such occasions” ([1856] 1972 : 403). Pour sa part, Morton ([1956] 1969 : 86) considère que l'échec de la ratification du traité de 1851 est l'une des raisons du peu d'intérêt que manifestaient les Métis canadiens pour l'annexion aux États-Unis. Il semble également que les Métis étaient toujours en contact avec les Anishnaabeg du lac Rouge lors des troubles de 1869–70 puisque Alexander Begg raconte que, le 18 juillet 1870, “a large party of Red Lake Indians arrived; and it is said Riel had an interview with them and gave them presents” (1871 : 382). On peut donc conclure qu'en toute probabilité les Métis au nord du 49e parallèle étaient parfaitement au courant de la situation de leurs cousins à Pembina et que celle-ci confirma leur conviction d'avoir des droits aborigènes dérivés indépendamment de leur mode de vie. Ces précédents confirmèrent dans leur esprit le lien entre leur titre et celui des Indiens et les rendirent très sensibles à toute tentative d'éteindre le titre indien sans les inclure dans le processus.

La construction du chemin Dawson

Or, c'est précisément ce qui arriva lorsque l'ingénieur John Allan Snow, surintendant des travaux de construction du chemin Dawson entre le Lac des Bois et Winnipeg, tenta d'acheter directement des Indiens des terres de la Pointe-de-Chêne en 1868. Selon l'abbé Dugas, Snow “a mis le feu au pays” et les Métis vinrent “l'avertir de ne pas mettre le pied de ce côté-là s'il tenait à garder sa tête sur ses épaules” (Morton, [1956] 1969 : 569). D'après la déposition de Thomas Spence au Comité spécial de la Chambre des communes sur les causes des troubles du Territoire du Nord-Ouest en 1869–70, les Métis étaient mécontents de la tentative de Snow d'acheter des Indiens une étendue de terre de cinq milles carrés, “car les Métis considèrent qu'ils avaient droit à ces terres comme faisant partie de la colonie” (Canada, 1874 : 133). Ritchot, qui assista au procès de Snow, confirma dans sa déposition au comité que “la cause principale des troubles provenait de ce que les employés avaient passé un traité avec les Sauvages pour acquérir une certaine étendue de terrains, que les habitants du pays avaient réclamée comme leur appartenant” (Canada, 1874 : 67–68). Enfin, selon la déposition du colonel John Stoughton Dennis, arpenteur chargé par le gouvernement canadien d'établir le système d'arpentage de cantons dans la colonie en prévision du transfert, le docteur John Christian Schultz, chef du parti “loyaliste”, lui demanda s'il pensait “que le gouvernement du Canada reconnaîtrait l'acquisition des terres qu'il avait faite dans la paroisse de Ste. Anne, à la Pointe-du-Chêne, d'un mille carré, sur lesquelles les Métis français élevaient certaines prétentions” (Canada, 1874 : 187). Bien que ces références ne mentionnent pas explicitement le titre indien des Métis, il est facile de voir pourquoi Morton et Giraud n'hésitent pas à faire un lien entre l'incident à Pointe-de-Chêne et la revendication des droits aborigènes des Métis (Giraud, 1984 : 963; Morton, 1967 : 118).

La période de la Résistance : 1869–1870

Le 24 juillet 1869, le Nor'Wester publia un article qui défendait le titre des Indiens (Begg, 1871 : 85). Un autre article publié le même jour dans le même journal convoquait une réunion publique pour le 29 juillet et fut signé par William Dease, Pascal Breland,4

Selon Alexander Begg (1871 : 89), Breland nia l'avoir signé.

Joseph Genton et William Hallet. Pendant la réunion du 29 juillet, Dease aurait dit qu'“il était nécessaire pour la Compagnie [de la Baie d'Hudson], avant de vendre leurs droits, d'avoir le consentement des Métis, puisqu'ils étaient des natifs du sol et étaient les descendants des possesseurs originaux” (Begg, 1871 : 87, traduction libre). Lorsqu'on demanda à Hallet de prendre la parole, il aurait dit que le but de la réunion était de savoir si les terres appartenaient à la Compagnie de la Baie d'Hudson (CBH) ou aux Métis et aux Indiens (Begg, 1871 : 87).

L'arpentage des terres et l'extinction du titre “indien”

Le deuxième incident qui provoqua la résistance des Métis fut l'arpentage des terres entrepris par le gouvernement fédéral avant le transfert. Le gouverneur de la colonie d'Assiniboia, William MacTavish, était bien conscient que l'arpentage susciterait une réaction des Métis à cause de la revendication de leur titre aborigène. Dans une lettre du 10 août 1869 qui fait écho aux propos de la réunion du 29 juillet, MacTavish écrivait qu'il s'attendait à ce que, “dès que l'arpentage commencera, les Métis et les Indiens vont se présenter et affirmer leur droit au sol et probablement arrêter le travail jusqu'à ce que leurs revendications soient satisfaites” (Stanley, 1961 : 56, traduction libre). Cinq jours plus tard, un groupe de Métis arrêtèrent les travaux des arpenteurs une première fois à Pointe-de-Chêne (Riel, 1985 : 332).

Tout en reconnaissant que Riel “voyait les Métis non seulement comme une nation mais comme des aborigènes” (Flanagan, 1979 : 148, traduction libre), Flanagan prétend qu'il “esquiva la question du titre métis” dans la Déclaration du 8 décembre 1869 (1983b : 251, traduction libre) et que la question des droits aborigènes des Métis “ne joua aucun rôle dans les débats publics” en 1869–70 (1979 : 150, traduction libre). Il semble que Riel ait rarement insisté sur ce point dans les débats publics, mais lorsqu'il rencontra Dennis en privé, le 1er octobre 1869, il voulait connaître les intentions du gouvernement fédéral quant à l'extinction du titre indien et aux terres occupées par les colons. Dennis l'avait alors rassuré que le gouvernement avait l'intention d'éteindre le titre indien “à des conditions raisonnables” (Canada, 1874 : 187). S'il est vrai que Riel ne s'intéressait pas vraiment au sort des Indiens avant 1878 (Flanagan, 1979 : 149), comment expliquer son inquiétude vis-à-vis de l'extinction du titre “indien” ?

D'un côté, Dennis semblait faire une distinction nette entre la question de l'extinction du titre indien et celle de la confirmation des titres des anciens colons. De l'autre côté, il confirma la prétention des Métis d'avoir une sorte de droit collectif aux terres. Dans une lettre du 12 janvier 1870 au quotidien The Globe de Toronto (Morton, [1956] 1969 : 485), Dennis rapporta que, le 11 octobre 1869, une bande d'environ 18 Métis, qui arrêtèrent les travaux des arpenteurs une deuxième fois à Saint-Vital, “réclamaient une partie du pays comme étant la propriété des Métis français” (Canada, 1870 : 7). En 1874, il confirma au Comité spécial que les Métis “élevaient certaines prétentions” sur certaines terres à Pointe-de-Chêne (Canada, 1874 : 187).

Par ailleurs, Dennis fait souvent une association étroite entre l'extinction du titre indien et les revendications des Métis. Par exemple, le 21 août 1869, soit six jours après la première manifestation d'opposition aux travaux d'arpentage, il écrivit à McDougall que “a considerable degree of irritation exists among the native population [les Métis] in view of surveys and settlements being made without the Indian title having been first extinguished” (Sprague, 1988 : 34). Le jour même où, pour la deuxième fois, les Métis firent obstacle aux travaux, soit le 11 octobre, il insistait sur “l'indécision qui régnait à l'égard de la tenure des terres par les Métis et les Sauvages” (Canada, 1870 : 7). Le 28 octobre 1869, il répéta l'avertissement du 21 août en insistant sur “the uneasy feeling which exists in the half-breeds and Indian element with regard to […] the Government in proceeding to effect a survey without having first extinguished the Indian title” (Stanley, 1961 : 56). Pourquoi Riel et les Métis s'inquiétaient-ils de l'extinction du titre des Indiens s'ils ne voulaient qu'une confirmation du titre de parcelles individuelles qu'ils habitaient? On peut lire en filigrane dans ces commentaires que les revendications des Métis impliquaient beaucoup plus que la simple confirmation des titres. La seule conclusion logique est qu'ils craignaient que l'extinction du titre des Indiens se fasse sans que leur titre dérivé soit reconnu et compensé.

Quelques jours après son entrevue avec Dennis, soit le 6 octobre 1869, Riel écrivit une lettre au Courrier de Saint-Hyacinthe dans laquelle il dit que les représentants des Métis francophones “proclament hautement” les “droits incontestables dans ce pays” que les Métis ont acquis, “en s'étant établis, travaillant et vivant sur ces terres” (Riel, 1985 : 19). S'il est vrai que Riel n'y mentionna pas explicitement le titre aborigène des Métis, Thomas Bunn, un Métis anglophone, affirma dans sa déposition au Comité spécial que les Métis francophones “prétendaient que le pays appartenait à la population métisse en vertu des mêmes titres que font valoir les Sauvages, savoir : par la naissance, la résidence et la possession” (Canada, 1874 : 115). Bunn semble reprendre les mêmes critères de la justification du titre aborigène des Métis que ceux que cite la lettre de Riel, à savoir la possession (s'établir) et la résidence (vivre sur les terres).5

Ajoutons à ces critères celui de la défense de la patrie “au prix de notre sang” dans la Déclaration des habitants de la Terre de Rupert et du Nord-Ouest (Riel, 1985 : 41) et celui des “enfants” de la “terre natale” dans la déclaration Aux Habitants du Nord et du Nord-Ouest (1985 : 75). On voit que la descendance “raciale”, quoique critère nécessaire, n'était pas considérée par les Métis comme un critère suffisant pour établir leur titre aborigène dérivé.

Riel aurait dit au Conseil d'Assiniboia, le 25 octobre 1869, que les Métis craignaient d'être “chassés d'un pays qu'ils réclamaient comme leur propriété” (Canada, 1874 : 98). Encore une fois, bien que le titre aborigène n'y soit pas explicite, Flanagan nous informe que, dans l'esprit de Riel, “le titre métis n'était clairement pas un simple grèvement sur le titre du souverain mais la souveraineté plus la pleine propriété — peut-être pas la propriété individuelle en fief simple, mais une propriété collective des Métis en tant que nation” (Flanagan, 1983b : 251, traduction libre, je souligne). C'est également l'opinion de Morton, qui n'hésite pas à faire un lien entre le titre aborigène des Métis et leur obstruction des travaux d'arpentage. Selon lui, les Métis ne défiaient pas seulement le droit du Canada d'arpenter le Nord-Ouest avant que les titres indien et métis ne soient éteints, mais contestaient plus particulièrement “the right of Canada to make surveys, not so much across particular lots, as in an area which the métis regarded as being reserved for them” (Morton, 1967 : 120).

La lettre de John Young Bown

Flanagan réfute l'argument de Harry Daniels voulant qu'une lettre du 18 novembre 1869 de John Young Bown, conservateur et membre ontarien du Parlement, à John A. Macdonald constitue une preuve de la revendication du titre “indien” par les Métis (Daniels, 1981 : 56). Flanagan admet que cette lettre avait pour but d'informer le premier ministre John A. Macdonald des demandes des Métis, notamment de la compensation pour l'extinction du titre “indien” (1983c : 324, note 3; 2000 : 199, note 2). Flanagan suppose à juste titre que John Bown obtint ces renseignements de son frère, Walter Robert Bown, propriétaire du journal The Nor'Wester et membre du parti “loyaliste”. Ce dernier affirma en effet dans une déposition du 2 mai 1874 au Comité spécial qu'il croyait que les Métis “réclamaient leurs terres d'après un titre de possession sauvage” (Canada, 1874 : 113), et son journal défendit le titre aborigène des Amérindiens dans son édition du 20 juillet 1869. Flanagan rejette aussitôt la lettre comme preuve sous prétexte que “de tels antagonistes n'étaient guère des transmetteurs fiables” des vues des Métis (2000 : 199, note 2, traduction libre),6

Flanagan reprend ici mot à mot le passage d'une publication précédente (1983c : 324, note 3).

sans jamais considérer la possibilité qu'il ait été dans l'intérêt de Bown de transmettre fidèlement les réclamations des Métis.

Flanagan démontre lui-même qu'après le fiasco de l'extinction du titre “indien” des Métis de Pembina, les spéculateurs avaient toutes les raisons du monde d'appuyer la réclamation du titre “indien” des Métis (Flanagan, 1991 : 25). Selon Begg, Dease n'était en fait qu'un fantoche des spéculateurs lorsqu'il réclama le titre aborigène des Métis lors de la réunion du 29 juillet 1869. En réalité, cette revendication “fut mise en avant par des spéculateurs fonciers, qui pensaient qu'il serait plus facile d'acheter les terres directement des Amérindiens et des Métis que du gouvernement fédéral” (Begg, 1871 : 89, traduction libre). Les dépositions de l'abbé Ritchot et du colonel Dennis au Comité spécial corroborent cette explication (Canada, 1874 : 68 et 186–7 respectivement). L'ironie de voir de tels antagonistes “défendre les prétentions des Indiens et des Métis à la propriété souveraine du sol” tout en s'apprêtant “à faire bon marché des droits des métis, à encourager les spoliateurs de leurs terres” (1984 : 952) n'a pas échappé à Giraud. On peut conclure que cette liste de demandes contient “a plausible approximation of the Métis shopping list” (Bumsted, 1996 : 79).

Les Listes des droits et la revendication du titre “indien”

Flanagan cite l'absence de la revendication du titre “indien” dans les quatre Listes des droits comme preuve qu'elle n'a pas dominé le processus politique en 1869–1870. Il est vrai que dans trois des quatre listes des droits, l'exigence explicite des Métis visait une législature élue qui aurait le contrôle des terres publiques (Flanagan 1983c : 316). Si la première Liste des droits du 1er décembre 1869 n'aborde pas directement cette question, elle stipule néanmoins qu'aucune loi “d'effet local” du Parlement fédéral ne sera obligatoire “pour le peuple” si elle n'est pas d'abord sanctionnée par la législature locale (Canada, 1870 : 104), ce qui aurait effectivement accordé à celle-ci un droit de veto sur toute législation fédérale qui risquait d'affecter les terres publiques. Par contre, cette liste mentionne le droit de préemption (art. 5) ainsi que la conclusion et la ratification de traités avec les Indiens (art. 12), et fait peut-être référence à la pratique des États-Unis de reconnaître les droits des Métis dans les traités avec les Amérindiens sous la forme de droits de préemption (Thorne, 2001 : 95).

Quoi qu'il en soit, ce n'est pas tant sur cet article qu'il faut s'attarder, mais plutôt sur l'article quatorze de la première Liste des droits, qui exige le respect de “tous les privilèges, coutumes et usages existants à l'époque du transfert” (Canada, 1870 : 104) et sur l'article cinq de la quatrième Liste des droits, qui exige que “toutes les propriétés, tous les droits et privilèges, possédés par nous, jusqu'à ce jour, soient respectés, et que la reconnaissance et l'arrangement des coutumes, usages et privilèges, soient laissés à la décision de la législature locale seulement” (Trémaudan, 1984 : 232). Dans l'esprit de Riel, c'est cet article, et non celui qui portait sur le contrôle des terres publiques, qui reflétait les droits aborigènes des Métis.

Lorsque la Convention des quarante discuta cet article le 1er février 1870, Riel associa explicitement l'associa aux “droits des Métis”. Bien que le chef des Métis anglophones, James Ross,7

Fils de l'historien Alexander Ross. Comme nous avons vu, ce dernier constata l'existence de la doctrine des droits aborigènes dérivés dès 1850.

ait rejeté les prétentions de Riel en invoquant la sempiternelle fausse dichotomie que les Métis doivent être “soit Blancs, soit Indiens”, sa réplique démontre clairement que tout le monde comprenait que l'expression “droits des Métis” signifiait en fait les droits aborigènes des Métis.8

“Le fait est […] qu'il nous faut choisir: nous sommes soit des Indiens et, dans ce cas, nous devons demander des privilèges d'Indien, comme des réserves et une compensation annuelle en couvertures, poudre et tabac [rires]; ou bien nous devons nous comporter comme des hommes civilisés et demander des droits d'hommes civilisés. Nous ne pouvons nous attendre à jouir des droits et privilèges des Indiens et des hommes blancs tout à la fois” (Bumsted, 2005 : 78). On attribue à James Ross des articles publiés dans le Nor'Wester en 1861 qui critiquaient et rejetaient la doctrine de titre indien dérivé (Bumsted, 2003 : 141).

Ce n'est donc sûrement pas un hasard si l'abbé Ritchot (1964 : 547) utilise également le terme “droit des Métis” pour signifier leur titre aborigène dérivé. On peut postuler, à cet égard, qu'il existait une convention linguistique parmi les Métis francophones (Prévost, 1995 : 64). Ceux-ci comprenaient très bien que les expressions telles que “privilèges, coutumes et usages” et “propriétés et droits” dans les Listes des droits renvoyaient aux “droits des Métis” et que cette dernière expression signifiait les droits aborigènes dérivés.9

Il semble que, pour Riel, le “droit des gens” auquel il fait souvent référence comprenne les droits aborigènes des Métis.

L'affrontement entre Riel et Ross révèle qu'il y avait une différence entre les demandes des Métis francophones et celles des Métis anglophones et confirme que “les Métis [francophones] constituaient le véritable intérêt de Riel” et qu'il ne s'intéressa qu'“à un moindre degré” aux Métis anglophones (Flanagan, 1979 : 149, traduction libre). Ainsi, lorsque Riel parlait de la “nouvelle nation” ou du peuple métis, le terme Métis “dans ce contexte ne fait référence qu'à l'élément francophone des Métis de l'Ouest” (Flanagan, 1979 : 137, traduction libre). Cette interprétation permet de comprendre pourquoi le Métis anglophone Thomas Bunn déclara que c'étaient les Métis francophones qui revendiquaient un titre “indien” et que “les Métis anglais ne [faisaient] pas valoir de semblables prétentions” (Canada, 1874 : 115). Dans cette optique, Flanagan a peut-être partiellement raison dans la mesure où les Métis anglophones ne semblent pas avoir demandé le statut de peuple aborigène ni une concession de terres. C'est peut-être une des raisons pour lesquelles Riel, lors de l'échec de la première tentative de rallier les Métis anglophones au gouvernement provisoire, lança sa boutade : “Nous allons travailler et obtenir la garantie de nos droits et des vôtres. Vous viendrez à la fin [les] partager.” (Riel, 1985 : 31)

La Realpolitik de la revendication du titre “indien” dans la Liste des droits

Ironiquement, c'est Flanagan lui-même qui explique pourquoi ces références aux droits aborigènes dans les Listes des droits n'étaient pas plus explicites. D'après lui, “Riel fut apparemment réticent à utiliser une rhétorique nationaliste qui aurait risqué de diviser la population” (1979 : 139, traduction libre). Il souligne que

la logique de la situation exigeait que les Métis cherchent l'appui, ou du moins la neutralité bénigne, des Métis anglophones et des colons blancs. Il y avait peu d'espoir d'obtenir des concessions du Canada si la colonie était ouvertement divisée. Ainsi, ses discours s'adressaient toujours à la population de la rivière Rouge et pas seulement aux Métis francophones. Il parlait des prétendus droits de tous les résidents (Flanagan, 1979 : 139, traduction libre).

Flanagan a déclaré devant un tribunal judicaire que la Déclaration du 8 décembre 1869 ne mentionne pas les droits aborigènes (Blais, 1997 : 159), mais il avait lui-même expliqué cette omission quelques dix-sept ans plus tôt en soulignant qu'“un exemple intéressant de cette prudence de Riel se trouve dans la Déclaration” (1979 : 139, traduction libre).10

Selon Stanley et Huel, c'est l'abbé George Dugas, avec l'aide de l'abbé Ritchot, qui aurait rédigé la Déclaration et non Louis Riel (Riel, 1985 : 38, note 1). Si l'exemple est mal choisi, il ne demeure pas moins vrai que Riel a fait preuve de prudence dans sa revendication des droits aborigènes dérivés.

Ainsi, puisque les représentants des Métis francophones savaient qu'il leur fallait l'appui des Métis anglophones pour prêter légitimité au gouvernement provisoire et puisque les deux groupes étaient divisés sur la question du titre aborigène, il est possible qu'ils n'aient pas insisté sur une mention explicite dans les Listes des droits, surtout dans la mesure où il fallait y représenter les demandes de la colonie toute entière et pas seulement celles des Métis francophones.

L'hypothèse de l'inclusion implicite de la revendication du titre aborigène et d'une concession de terres permet d'expliquer que le lieutenant gouverneur désigné du Manitoba, William McDougall, ait soulevé la question des terres et l'idée d'une enclave métisse francophone dès le 29 décembre 1869 — soit avant la Convention des quarante et l'adoption de la deuxième Liste des droits — dans une entrevue avec le correspondant John Ross Robertson du journal The Daily Telegraph de Toronto:

Co[rrespondent]. — What was the object of their opposition?

Gove[rnor]. — The object of the half-breeds, at least of their leaders, seemed to be to secure from the Canadian government a large tract of land between Pembina and Fort Garry.

Cor. — Similar to the Canada Clergy Reserve lands?

Gov. — Yes — exclusively for the French; and in order to secure it the leaders had organized the half-breeds, as I have before stated. (Morton, [1956] 1969 : 480, je souligne).

Le très révérend Robert Machray, premier évêque anglican de la Terre de Rupert, confirma les propos de McDougall lorsqu'il écrivit le 11 mars 1870 que “les droits que les [Métis] Français mirent de l'avant jusqu'ici et débattirent ne sont pas ce qu'ils réclament vraiment, mais ils désirent qu'une section du pays soient réservée à la population [métisse] française” (Morton, [1956] 1969 : 506, traduction libre).11

Selon les conventions linguistiques locales de la colonie à l'époque, le terme “the French” faisait référence aux Métis francophones. Il ne faut donc pas conclure d'une manière anachronique que Machray ne parlait ici que d'une enclave linguistique.

En effet, le 19 avril 1870, Riel écrivit à Ritchot d'exiger “que le pays se divise en deux pour que cette coutume des deux populations vivant séparément soit maintenue pour la sauvegarde de nos droits les plus menacés” et que “cette division du pays soit faite par l'autorité de la Législature seulement” (Riel, 1985 : 86).12

Flanagan insiste que cette ségrégation relève d'une question ethnique et linguistique (1983c : 317) ou religieuse et linguistique (1991 : 31) et non d'un statut aborigène. D'une part, l'enclave en tant que telle aurait été une compensation pour l'extinction du titre “indien” des Métis. D'autre part, il me semble plutôt évident que les Métis francophones ne pouvaient justifier une ségrégation des Métis anglophones en se basant sur leur sang indien.

Notons que Riel insista sur le maintien d'une coutume et sur le rôle de la législature locale, ce qui s'accorde parfaitement avec l'article cinq de la quatrième Liste des droits qui demande que “la reconnaissance et l'arrangement des coutumes, usages et privilèges” soit “laissés à la décision de la législature locale seulement” (Trémaudan 1984 : 232).

La Liste des droits et les droits de chasse et de pêche

La demande de l'extinction du titre aborigène des Métis ne fut pas le seul droit aborigène implicite dans les quatre Listes des droits. Dans un rapport non publié que Flanagan a déposé à la Cour de première instance en tant que témoin expert dans l'affaire Blais, le politologue cite encore une fois les quatre Listes des droits et la Déclaration des habitants de la Terre de Rupert et du Nord-Ouest et conclut qu'elles ne contiennent aucune revendication de droit de chasse (Blais, 1997 : 160).13

Du point de vue juridique, cette preuve n'a guère de pertinence. La question n'en est pas une de revendication historique mais de pratique historique. Voir, par exemple, Powley, 2003.

Pour sa part, le professeur Fred Shore prétend que le droit de chasse était implicite dans l'article des Listes des droits qui exigeait que “la reconnaissance et l'arrangement des coutumes, usages et privilèges, soient laissés à la décision de la législature locale seulement” (Blais, 1997 : 168, 171–2, traduction libre).

Le journal de l'abbé Ritchot semble confirmer la thèse de l'inclusion implicite de Shore. À l'art. 22 de ses Remarques sur les vingt-six clauses de l'avant-projet de loi, Ritchot mentionne “les pêcheries qui sont une source de subsistance nécessaire à une partie de la population”. Son commentaire sur l'art. 24 fait une association étroite entre la nécessité pour la législature locale de contrôler les terres publiques et le droit de chasse : “J'ai déjà expliqué […] que de larges communes sont nécessaires […] à l'exploitation des territoires du Nord Ouest comme pays de chasse et de traite […]” (Ritchot, 1964 : 562–3, je souligne). Il est donc évident qu'on discuta des droits de chasse et de pêche des Métis et que la protection de ces droits était implicite dans leur désir de maintenir le contrôle des terres publiques et d'assurer que la reconnaissance et l'arrangement des coutumes, usages et privilèges relèvent d'une législature locale où ils formeraient la majorité.

La négociation de la Loi sur le Mantioba et le rôle de l'abbé Ritchot

Flanagan tente de miner la légitimité de Ritchot en l'attaquant sur deux fronts. D'abord, il réduit son point de vue à la position minoritaire d'un délégué sur trois. Ensuite, il prétend que Ritchot dépassa les limites de son mandat. Ces affirmations reposent en bonne partie sur l'interprétation tronquée que fait Flanagan du journal de Ritchot. S'il reconnaît que “[l]and matters then came up on 26 April”, il les réduit à ce qui devint par la suite l'article 32 de la Loi de 1870 sur le Manitoba, qui avait pour but “de confirmer les titres et assurer” à tous les colons, et non seulement aux Métis, “la possession paisible” des biens réels (Flanagan, 1991 : 32–33). Il passe immédiatement aux discussions du 27 avril et prétend que Ritchot souleva subrepticement la question du titre aborigène des Métis pour la première fois à cette date lorsqu'il se rendit compte que Macdonald et Cartier n'accepteraient pas le contrôle provincial des terres de la Couronne.

En réalité, les choses ne sont pas si simples. Selon le passage du 27 avril, Macdonald et Cartier soulevèrent les premiers la question de l'extinction du titre indien en invoquant les “droits des Sauvages” pour justifier le contrôle fédéral des terres publiques (Ritchot, 1964 : 546). Le sujet du titre indien était donc déjà dans l'air. Lorsque Macdonald et Cartier refusèrent de céder sur la question du contrôle des terres publiques, Ritchot rétorqua que “nous ne pouvons nullement renoncer au contrôle des terres à moins que nous ayons une compensation ou des conditions qui pour la population actuelle équivaudraient au contrôle des terres de la province” (1964 : 546). C'est ici que Ritchot, en plein milieu du passage du 27 avril, fit abruptement une récapitulation des négociations de la veille afin de clarifier ses propos. Il écrivit dans la marge que c'est “le mardi 26 que nous avons traité cela” (Ritchot, 1964 : 547). La question de la compensation pour la perte de contrôle des terres publiques avait donc déjà fait l'objet des discussions le 26 avril. Après avoir noté l'entente sur le contenu du futur art. 32, Ritchot conclut la récapitulation du 26 avec la remarque qu'il “s'éleva un long débat sur les droits des Mitis” (1964 : 547, je souligne). Nous nous retrouvons subitement replongés en plein milieu des négociations du 27 avril où la réponse de Macdonald et Cartier révèle le contenu précis du “long débat sur les droits des Métis”. Pour eux, les Métis, “ayant obtenu une forme de gouvernement propre aux hommes civilisés ne devraient pas réclamer les privilèges accordés aux Sauvages” (1964 : 547). La structure du journal établit clairement que : 1) Ritchot, tout comme Riel, associait étroitement l'expression “droits des Métis” et le titre “indien” des Métis; et 2) que les délégués avaient déjà longuement débattu la question le 26 avril. Ces deux faits n'ont de sens que si on infère que l'art. 31, loin d'être un “compromis improvisé à la hâte” (Flanagan, 1983a : 59, traduction libre), fut débattu en long et en large et faisait partie des instructions de Ritchot.

Pourtant, Flanagan prétend justement que Ritchot n'avait aucune instruction à cet effet. Il réduit la position de Ritchot à celle d'une minorité en insistant qu'il n'était que l'un des trois délégués et souligne que le délégué John Black était souvent en désaccord avec lui (Flanagan, 1991 : 47). Si cette dernière affirmation est vraie, il est néanmoins complètement faux de soutenir que, lorsque Ritchot exigeait le contrôle des terres publiques, “not receiving support from John Black, he finally retreated” (Flanagan, 1991 : 33). Selon le journal de Ritchot, lorsque Black accepta les “arrangements” du contrôle fédéral des terres publiques, Ritchot répliqua que si “monsieur [Black] voulait et pouvait les faire accepter par le peuple, je les accepterais volontiers” (1964 : 546). À ce point, c'est Black qui battit en retraite et avoua qu'“il ne pourrait pas faire accepter ces arrangements” au peuple (Ritchot, 1964 : 546). Flanagan (1983a : 59; 2000 : 65) mentionne par ailleurs que, dans les instructions aux délégués, l'article de la Liste des droits qui concerne le contrôle provincial des terres était péremptoire. C'est plutôt Black qui dépassa son mandat lorsqu'il accepta le contrôle fédéral des terres.

La position par trop conciliante de Black n'étonne guère lorsqu'on considère les propos de James W. Taylor. Ce dernier était un agent secret spécial des États-Unis envoyé à la rivière Rouge pour faire rapport de la résistance au secrétaire d'État, Hamilton Fish. Il suivit les délégués du gouvernement provisoire de la rivière Rouge jusqu'à Ottawa et écrivit le 19 avril 1870 qu'il se doutait que “[t]here will be a great effort to separate Judge Black from the other members of the delegation” (Morton, 1965 : 49) et que “there is a determined purpose to single out Judge Black in the party to be flattered and influenced — inducing him to stand firmly on the original Bill of Rights, in opposition to any new demands borne by Ritchot and Scott” (Morton, 1965 : 50). Par contre, bien qu'il ne soit pas toujours facile de savoir quand Scott prit effectivement la peine d'assister aux négociations, on peut présumer qu'il appuyait Ritchot quand il y était et qu'il l'aurait appuyé s'il avait été présent. Aux dires de Sir Stafford Northcote, gouverneur de la CBH, Sir John Young, le gouverneur général du Canada, croyait que Scott était une “simple créature de Riel”. D'après Alexander Begg, il y avait en réalité “deux délégués des Français et un délégué des Anglais” (1871 : 274, traduction libre). C'est donc Black qui était en position minoritaire et qui n'était qu'un délégué parmi trois.

Ce commentaire de Begg révèle non seulement que Ritchot n'était pas tout simplement “un délégué sur trois”, mais aussi qu'il avait été nommé pour représenter les Métis francophones tandis que son collègue Black devait représenter les Métis anglophones. Selon Ritchot, Black aurait reconnu que la convention l'avait surtout chargé “des affaires des Métis anglais et moi [Ritchot] des [Métis] Canadiens français” (1964 : 557). Ce fait explique pourquoi Ritchot aurait demandé 150 000 acres14

Selon le journal de l'abbé Ritchot (1964 : 548), ce sont Cartier et Macdonald qui lui offrirent cette somme.

uniquement pour les Métis francophones et qu'il aurait répondu à Cartier, lorsque ce dernier offrit 100 000 acres à chaque groupe linguistique, qu'il “se fichait” des Métis anglophones (Morton, 1965 : 91).15

Flanagan prétend que ces renseignements viennent de Macdonald, mais selon le journal de Sir Stafford Northcote, c'est plutôt Donald Smith qui le lui avait raconté le 28 avril. Si on l'infère du journal de l'abbé Ritchot (1964 : 548), cet échange semble avoir eu lieu la veille, soit le 27 avril.

Enfin, Ritchot prétend que Black lui confessa que “l'amnistie, les affaires des terres, n'[étaient] pas de ses affaires” (1964 : 557). En d'autres mots, il semble que Black était parfaitement au courant que Ritchot avait reçu un mandat des Métis francophones pour négocier “les affaires des terres”. La réponse de Black confirme également que les Métis anglophones ne faisaient “pas valoir de semblables prétentions” (Canada, 1874 : 115).

Conclusion

Récapitulons : 1) McDougall savait que les Métis francophones revendiquaient une large étendue de terres entre Fort Garry et Pembina; 2) Riel associa explicitement le titre aborigène dérivé à l'art. 16 de la deuxième liste des droits; 3) l'évêque Machray mentionna que les Métis francophones désiraient qu'une section du pays leur soit réservée ; 4) Thomas Spence déclara que les Métis francophones revendiquaient les terres en tant que “colonie” (“as a settlement”); 5) Thomas Bunn affirma que les Métis francophones croyaient avoir le même genre de titre que les Indiens et 6) selon Stafford Northcote, Donald Smith lui rapporta que l'abbé Ritchot aurait déclaré à Macdonald et Cartier qu'il “se fichait” (“didn't care for”) des Métis anglophones lorsqu'il négociait la concession des terres (Morton, 1965 : 91). Force est de constater que les Métis francophones demandèrent la reconnaissance de leur titre aborigène dérivé et une concession de terres en guise de compensation pour l'extinction de ce titre.

Conformément aux principes de la common law et de la Constitution britannique, le président du gouvernement provisoire exerça la prérogative exclusive de la branche exécutive de négocier et conclure des traités et de déterminer unilatéralement les termes des négociations. Il nomma l'abbé Ritchot comme délégué de l'exécutif avec le mandat de représenter les Métis francophones et de négocier les “affaires de terres”, à savoir la concession d'une enclave métisse en guise de compensation de l'extinction de leur titre aborigène dérivé. La reconnaissance des “droits des Métis” faisait donc bel et bien partie des revendications des Métis pendant les événements de 1869–1870 et étaient implicites dans les Listes des droits. S'il est vrai que les Métis demandaient le contrôle des terres publiques, il n'en est pas moins vrai qu'ils demandaient le respect de “toutes les propriétés, tous les droits et privilèges” qu'ils possédaient et le contrôle de “la reconnaissance et l'arrangement des coutumes, usages et privilèges”, ceux-ci faisant référence, entre autres, aux droits aborigènes dérivés.

Ce qui domina le processus politique en 1869–1870, ce fut le désir des Métis de se perpétuer en tant que peuple, que ce soit en formant la majorité à l'intérieur d'une province, ce qui leur aurait permis de contrôler la législature locale et ainsi les terres publiques, ou en obtenant une “réserve” en guise de compensation pour l'extinction de leur titre aborigène dérivé, ce qui leur aurait permis de survivre en tant que minorité dans la province en formant une majorité à l'intérieur d'une enclave territoriale. Les ministres de la Couronne, qui ont bien compris le désir des Métis de se perpétuer en tant que peuple, promirent plusieurs fois à titre officiel de respecter l'entente verbale qui ne fut pas explicitement incluse dans l'art. 31 (Flanagan, 1991 : 40–47), tout en n'ayant aucune intention d'établir une enclave métisse (Flanagan, 1991 : 229). À ce sujet, même Flanagan (1983c : 324, note 7) reconnaît et désapprouve la duplicité des ministres Macdonald et Cartier. Pourtant, ces derniers engagèrent l'honneur de la Couronne et avaient l'obligation fiduciaire de remplir ces promesses.

Annexe Table chronologique

Jurisprudence

Attorney General for Ontario v. Attorney General for Canada (1912) AC 581.

Fédération des Métis du Manitoba c. P-G Canada (1987), 48 Man. R. (2nd) 4. [FMM]

Fédération des Métis du Manitoba c. P-G Canada, [1990] 1 S.C.R. 279.

R. c. Blais, [1997] 3 C.N.L.R. 109 (Cour provinciale du Manitoba)

R. c. Blais, [2003] 2 R.C.S. 236.

R. c. Powley, [2003] 2 R.C.S. 207.

R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075.

Remerciements

Je tiens à remercier Dalie Giroux et George Sioui pour leurs commentaires sur les versions préliminaires de cet article ainsi que les évaluateurs anonymes.

J'ai rédigé cet article en français afin d'honorer mes ancêtres métis et notamment ma feue grand-mère paternelle, Agnès Isabelle Aimée Rose Bremner, de Saint-Eustache, Manitoba.

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