Introduction
Les rapports entre le droit international et le droit interne de l’État constituent encore aujourd’hui l’une des questions lancinantes de la théorie du droit international.Footnote 1 Si la doctrine demeure grandement affairée au soin de schémas préposés à l’interprétation de l’articulation entre les deux systèmes juridiques, l’examen des questions que celle-ci soulève sur le terrain de la responsabilité internationale attire de manière soutenue l’attention d’une littérature spécialisée.Footnote 2 Or, si les constructions théoriques posent toutes l’hypothèse d’un “conflit” entre le droit interne et le droit international, sa problématisation et la manière d’envisager ses conséquences n’ont pas été suffisamment élucidées. En tant que “schéma d’interprétation,”Footnote 3 la norme rend seule possible la connaissance juridique d’un fait; partant, c’est elle qui donne de savoir si, comment et quand un comportement peut être caractérisé comme un fait illicite. Aussi, l’idée que l’étude de l’obligation juridique constitue le vestibule de l’étude de l’illicéité est sans doute l’une des conquêtes précieuses de la pensée juridique moderne.Footnote 4
On comprend dès lors sans grande difficulté que la doctrine dominante fasse de la distinction des obligations internationales à raison de leur objet, c’est-à-dire de la distinction entre les obligations de comportement et les obligations de résultat, la pierre de touche pour déterminer l’illicéité résultant de la manière d’être du droit interne de l’État. Il apparaît toutefois que le droit interne n’est pas seulement l’objet de l’obligation internationale, il est dans certaines situations la condition de son exécution. Par ailleurs, les conceptions doctrinales qui inspirent cette schématisation, révélant son insuffisant accommodement à l’ontologie de l’obligation internationale, ne permettent pas de rendre pleinement compte de la complexité de la matière.
À l’opposé, les présentes recherches suggèrent d’embrasser une analyse qui envisage l’obligation juridique comme la formalisation d’une proposition hypothétique. En s’attelant à dégager la position logique du droit interne en tant qu’objet et/ou condition d’exécution de l’obligation internationale, cette démarche met en lumière la part que prend son incompatibilité à la concrétisation de l’illicéité. La même démarche révèle enfin que c’est la position logique du droit interne qui oriente la sélection des critères de solution mobilisables et la compréhension des interactions que suscite la question de fond. Il en résulte donc l’élucidation tant de la structure normative de l’obligation internationale que de la structure phénoménologique de l’illicéité, ensemble le lien fonctionnel qui unit l’une à l’autre.
La mise en cause de la logique de catégorisation
Le but de cette première partie est de vérifier si, comme le suggère la doctrine dominante, la distinction des obligations à raison de leur objet constitue un schéma opératoire pour étudier la spécificité de l’illicéité résultant de l’incompatibilité de la norme interne en rapport avec l’obligation internationale. Il sera alors démontré que la logique de catégorisation et les cadres de pensée qui inspirent généralement cette distinction en droit international, ainsi que les données singulières que font voir les rapports de systèmes, étalent des contradictions et des insuffisances qui ne peuvent manquer d’entamer sa fonction logique. Aussi, après avoir relevé les incidences qui résultent de l’inadéquation de la schématisation dans la mobilisation qu’en fait la doctrine, on montrera combien il convient de la dépasser.
l’inadéquation de la schématisation
Une obligation qui exige de l’État d’aménager son ordre juridique (soit au point de vue spécifique, par l’adoption ou l’élimination d’une norme juridique; soit au point de vue global, en en assurant la conformité avec le droit international) définit un comportement spécifié par son caractère normatif. Il y aurait dès lors quelque objection à élever contre une démarche mettant en opposition la conclusion tirée de cette proposition avec la prémisse posée. Par ailleurs, le discours clivant de la doctrine quant à la saisie du comportement répréhensible de l’État fera accuser en d’autres circonstances un tel déphasage. Les césures provoquées par la schématisation ont donc un double ancrage épistémologique prescriptif et descriptif.Footnote 5
Sous l’angle de l’épistémologie prescriptive
La vérification de l’exécution d’une obligation internationale telle que décrite ci-dessus nécessite non pas que l’on contemple le comportement des organes de l’État en soi, il ne s’agit pas de s’intéresser à l’État strictement en tant que personne juridique; il s’agit beaucoup plus de considérer l’ordre juridique étatique en soi, de s’intéresser à l’État en tant qu’il est la personnification d’un ordre juridique.Footnote 6 Cette importante nuance dévoile ainsi sous un jour cru la réalité même des rapports de systèmes. En effet, c’est l’ordre juridique étatique qui est appelé à être scruté, soit particulièrement, à travers une norme spécifique, soit globalement, en tant que système de normes. Il faut apporter toutefois deux précisions en guise de corollaires. Il se peut que sans être l’objet d’une obligation internationale, le droit interne en conditionne la mise en œuvre; sans appeler à amender la proposition principale, une telle situation informera néanmoins la structure de l’illicite comme on aura à le montrer.Footnote 7 Il se peut aussi que la prise en compte du comportement des organes de l’État apparaisse pertinente en tant qu’expression d’une norme interne.Footnote 8
En droit international, la distinction entre les obligations de comportement et les obligations de résultat est traversée par une conception disparate redevable à sa transposition de la doctrine civiliste et à une construction dogmatique inspirée des préceptes du dualisme. Ainsi, d’une part, la distinction civiliste tend ontologiquement à l’identification de l’objet de l’obligation juridique et par ricochet à la détermination de sa réalisation ou violation,Footnote 9 et est grandement accueillie en ce sens en droit international;Footnote 10 d’autre part, la conception dualiste a été originellement pensée comme schéma explicatif de la séparation des ordres juridiques international et étatique,Footnote 11 et a été grandement sollicitée sur le terrain de la responsabilité internationale par Roberto Ago pour structurer une systématique du fait illicite ratio temporis. Footnote 12 Quel que soit néanmoins le pont d’accès utilisé pour introduire ce schéma dans la pensée juridique internationaliste, des inconséquences nées de sa pure transposition ou de son insuffisante conceptualisation s’accusent au regard de l’ontologie de l’obligation internationale tant dans sa substance que dans sa structure.
Des inconséquences révélées par la substance de l’obligation internationale
Nonobstant les attributs définis du point de vue cognitif pour tenter de déterminer l’objet de l’obligation, la substance de celle-ci, c’est-à-dire sa réalité permanente — laquelle sert précisément de support à tout attribut — porte fondamentalement sur l’ordre juridique étatique. Or, certaines postures doctrinales tendent à méconnaître ce principe cardinal du rapport liant la substance à ses attributs ou prédicats.
Dans la doctrine d’inspiration dualiste, le principe qui structure la distinction entre les obligations de comportement et les obligations de résultat est relatif au degré de liberté que le droit international accorde aux États quant à leur exécution, en tant qu’il se fait plus intrusif en déterminant spécifiquement un comportement exigé ou, en tant qu’il l’est moins ou pas du tout en fixant juste le cap à atteindre et en laissant l’État libre dans le choix des moyens devant y concourir.Footnote 13 On considère ainsi, selon une conception du reste différente de l’approche originelle promue par ses fondateurs,Footnote 14 que les conventions de “droit uniforme” consacrent des obligations de comportement déterminé, puisqu’elles ne se contentent pas d’exiger une activité législative mais fixent en plus le contenu exact de la législation exigée;Footnote 15 alors que toute norme interne non expressément visée par une obligation de résultat déterminé, ne peut engendrer la violation de celle-ci par sa simple existence.Footnote 16 Partant, dans le premier cas de figure, il faudra vérifier si le comportement requis est conforme au comportement adopté; dans le second, c’est l’évaluation de l’atteinte du résultat par rapport à celui fixé dont il sera question.Footnote 17 Devant une telle schématisation, la déroute vient de ce que, en se focalisant non pas sur l’état de l’ordre juridique mais sur le comportement des organes de l’État, il se peut que même sans l’adoption d’une nouvelle norme, l’ordre juridique soit déjà en état de répondre aux attentes exprimées par l’obligation internationale;Footnote 18 alors que, en sens inverse, l’adoption d’une norme juridique, même non expressément requise, peut concrétiser ipso jure ipso facto la violation d’une obligation internationale.Footnote 19
Dans le courant doctrinal civiliste, la même déviation est souvent perceptible. Ici, le principe qui structure la distinction des obligations à raison de leur objet est lié au caractère aléatoire ou certain de sa réalisation. Parti de ce schéma, certains auteurs considèrent qu’une obligation qui exige l’adoption d’une norme interne sans l’assortir d’un délai ou qui exige en des termes généraux la mise en conformité du droit interne, est une obligation de comportement; alors qu’une obligation qui réclame une norme interne non pas pour régir la sphère des relations interindividuelles mais pour s’appliquer à l’action des organes de l’État est une obligation de résultat.Footnote 20 À partir de cette prémisse, on regarde certaines obligations spécifiques comme de pures obligations de comportement, et certaines obligations générales comme des obligations de due diligence. Footnote 21 Il suffit ici de rappeler qu’une obligation qui impose de créer une norme ou une institution juridiques, ou d’assurer leur conformité par rapport au droit international, nécessite qu’on évalue non pas le comportement de l’État dans le chef de ses organes, mais la situation de son ordre juridique.Footnote 22
Des inconséquences révélées par la structure de l’obligation internationale
Deux postures doctrinales rendent compte de la disharmonie de la schématisation avec la structure de l’obligation internationale. Selon une première manière de voir, la nature coutumière de l’obligation internationale regimbe à l’application de la schématisation. Il apparaît que, en reposant initialement la distinction sur un principe normatif, correspondant respectivement pour le dualisme à la précision du moyen d’exécution de l’obligation et, pour la théorie civiliste, à la précision du résultat à atteindre par l’obligation, les deux conceptions en font finalement un principe analytique qui se ramène de part et d’autre à la précision de l’énoncé prescriptif. Pour préserver l’entreprise de catégorisation des obligations, la doctrine est alors amenée à exclure les obligations coutumières de sa grille d’analyse. Évoquée en son temps de manière sibylline par Roberto Ago,Footnote 23 cette démarche, ontologiquement dictée par les préceptes de la doctrine dualiste,Footnote 24 a été embrassée par d’autres auteurs.Footnote 25
Il faut pourtant reconnaître que la pratique ne conforte pas cette posture théorique. Invitée dans l’affaire de l’Échange des populations grecques et turques à se prononcer sur l’article 18 de la Convention VI de Lausanne du 30 janvier 1923 qui dispose que “[l]es Hautes Parties contractantes s’engagent à apporter à leurs législations respectives les modifications qui seraient nécessaires pour assurer l’exécution de la présente Convention,” la Cour permanente de Justice internationale faisait noter que cette disposition “ne fait que mettre en relief un principe allant de soi, d’après lequel un État qui a valablement contracté des obligations internationales est tenu d’apporter à sa législation les modifications nécessaires pour assurer l’exécution des engagements pris.”Footnote 26 La question de la source coutumière d’une obligation imposant à l’État d’apporter quelque aménagement à son ordre juridique s’est aussi posée récemment devant la Cour europénne des droits de l’homme (CEDH) à l’occasion de l’examen de l’affaire Naït-Liman c Suisse. Dénonçant la violation de son droit d’accès à un tribunal tel que consacré par l’article 6, paragraphe 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, le requérant faisait grief aux tribunaux suisses d’avoir décliné leur compétence pour connaître du fond de son action civile dirigée contre la Tunisie et un certain A.K., responsables, selon lui, des actes de torture qui lui auraient été infligés sur le territoire tunisien.Footnote 27 Eu égard à ce que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et se prête à des limitations étatiques implicitement admises, dès lors que l’État jouit en la matière d’une certaine marge d’appréciation, la cour a dit qu’elle devait, pour déterminer l’étendue de la marge d’appréciation dont jouissaient en l’espèce les autorités judiciaires suisses, examiner si ces autorités “étaient juridiquement tenues d’ouvrir leur for au requérant, en vertu soit d’une compétence universelle civile pour torture, soit du for de nécessité.”Footnote 28 Elle étudia notamment le droit comparé des États afin de déceler l’existence d’une coutume internationale. Elle conclura respectivement que: “les États qui reconnaissent une compétence universelle en matière civile opérant de manière autonome pour des actes de torture constituent à l’heure actuelle l’exception. Malgré le fait que la pratique des États évolue, sa densité à ce jour n’est pas suffisante pour pouvoir y déceler l’émergence, voire la consolidation d’une coutume internationale qui aurait obligé les juridictions suisses à se déclarer compétentes pour connaître de l’action du requérant”Footnote 29 et “du fait que le for de nécessité n[e soit] pas généralement accepté par les États, l’on ne saurait conclure à l’existence d’une coutume internationale consacrant la notion de for de nécessité.”Footnote 30 Ainsi, si cet exercice s’est conclu négativement quant à l’existence d’une coutume internationale consacrant chacune des deux institutions examinées par la cour, il confirme sur le principe que la pratique tient pleinement compte du droit coutumier lorsqu’elle est amenée à connaître des contestations ayant trait à l’aménagement de l’ordre juridique étatique.Footnote 31
Selon une seconde manière de voir, la dualité prédicative de certaines obligations internationales résiste davantage à l’application du schéma. En effet, en proposant une logique de catégorisation des obligations en deux files hermétiques, les auteurs excluent nécessairement de la grille d’analyse les obligations qui sont prédiquées à la fois comme obligation de comportement et de résultat, puisque déterminant tant l’objectif à atteindre par l’État que le comportement ou les moyens à adopter. Or, si, à titre exemplatif, l’obligation de négocier est habituellement classifiée comme une obligation de comportementFootnote 32 et l’obligation de conclure comme une obligation de résultat,Footnote 33 elles peuvent toutefois être aménagées sous une forme unifiée. Ayant constaté, dans son avis consultatif relatif à la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, que la communauté internationale demeure divisée quant au statut juridique d’une arme aussi meurtrière que l’arme nucléaire et estimé qu’il s’avérait important “de mettre fin à cet état de choses,” la Cour internationale de Justice (CIJ) a affirmé que “le désarmement nucléaire complet promis de longue date se présente comme le moyen privilégié de parvenir à ce résultat.”Footnote 34 Interprétant l’obligation de négocier de bonne foi un désarmement nucléaire consacrée par l’article VI du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, la cour fera noter que “[l]a portée juridique de l’obligation considérée dépasse celle d’une simple obligation de comportement; l’obligation en cause ici est celle de parvenir à un résultat précis — le désarmement nucléaire dans tous ses aspects — par l’adoption d’un comportement déterminé, à savoir la poursuite de bonne foi de négociations en la matière.”Footnote 35 Il s’agit alors, ainsi que la cour le confessera ratio scripta, d’une “double obligation de négocier et de conclure.” Aussi, sur le terrain particulier de la présente étude, peut-on remarquer que “l’obligation de protéger le droit à la vie par la loi” ou l’“obligation positive de mettre en place et d’appliquer de manière effective un système réprimant toutes les formes de violence familiale et offrant aux victimes des garanties suffisantes,” respectivement consacréeFootnote 36 ou interprétéeFootnote 37 aux termes des instruments de protection des droits de l’homme, déterminent à la fois l’objectif imparti aux États parties, à savoir la protection d’un droit humain, et l’un des moyens jugés nécessaires à sa réalisation, à savoir l’aménagement d’un cadre législatif ou réglementaire approprié.Footnote 38 Devant un tel ficelage, si l’absence de la législation peut handicaper la mise en œuvre de l’obligation, elle n’emporte pas par elle-même sa violation définitive.Footnote 39
Sous l’angle de l’épistémologie descriptive
Lorsqu’elle mobilise la schématisation dans l’étude de l’illicéité découlant de l’incompatibilité du droit interne par rapport à l’obligation internationale, la doctrine militante s’éloigne elle-même de sa fonctionnalité. L’écart du schéma par rapport à sa fonction de prédilection et le renfort des schémas tiers sont explicatifs de cette tournure.
La dysfonction du schéma analytique de métier
Ayant transformé un schéma normatif, parce que reflet de l’ontologie de la norme juridique, de son stade initial de principe distinctif des obligations à raison de leur objet pour celui d’un principe analytique, la doctrine franchit souvent le stade ultime; elle fait d’un schéma de vérification de l’exécution des obligations, un schéma de classification, de catégorisation. Ainsi, dans sa thèse, Hélène Raspail soutient qu’elle entreprendra sa “propre classification des obligations internationales de l’État, selon leur objet, afin de déterminer si elles sont, ou non, susceptibles d’être violées du fait du droit interne.”Footnote 40 Affinant le même schéma, Carlo Santulli affirme, face à l’hypothèse du contentieux nécessitant l’épuisement des recours internes, qu’il entend “opposer systématiquement obligations ‘non facultatives’ et obligations ‘facultatives’ uniquement sous l’angle de la nécessité qu’engendrent ces dernières de mettre l’État en mesure de rattraper dans son ordre juridique le manquement qu’annonce un premier produit légal étatique,”Footnote 41 lesquelles obligations correspondent respectivement, selon l’auteur, “aux obligations de comportement déterminé de Ago” et “aux obligations de résultat déterminé de Ago.”Footnote 42 On fera remarquer néanmoins que l’auteur s’est gardé de faire de précision similaire s’agissant de l’hypothèse où la condition de l’épuisement des recours internes n’est pas de mise. Usant de la même schématisation, Yves Nouvel défend la nécessité, dans son étude, “de classer les obligations en fonction du degré de conformité qu’elles imposent à l’ordre juridique interne.”Footnote 43
Si on considère que la distinction entre obligation de comportement et obligation de résultat remplit par principe une fonction logique qui sert à prédiquer l’objet d’une obligation juridique pour renseigner par la suite les circonstances de son (in)exécution, on s’étonnera de sa reconduction comme schéma explicatif face aux données spécifiques servies par les rapports de systèmes. Puisque, comme on s’en est aperçu, une telle entreprise oblige à une vue essentiellement partielle compte tenu des contingences dont le phénomène juridique se nourrit en cette matière. Le droit interne pouvant être objet ou/et condition d’exécution de l’obligation internationale. Mais aussi de la complexité de cette dernière. L’obligation internationale pouvant être prédiquée comme obligation de comportement ou/et de résultat. Sans oublier, on s’en est également aperçu, les déviations générées par le fait de recourir à un outil innervé par des rationalités en totale inadéquation avec l’explication des résultats.
La digression des schémas analytiques d’appoint
Il arrive encore que des auteurs, censés illustrer la fonctionnalité de la schématisation, recourent plutôt à d’autres fondations pour asseoir la démonstration. Or, leur caractère digressif dissout finalement l’intégrité ou la cohérence de la schématisation et, par voie de conséquence, sa vertu heuristique. Le recours au jus cogens l’illustre fort à propos. Du côté du courant de pensée civiliste, on estime que la valeur de cette norme impérative peut avoir un effet transformateur au point de vue de la structure des obligations internationales, elle ferait passer une obligation de la catégorie de comportement à celle de résultat. Il est alors soutenu que “[d]ès lors qu’un instrument international tend à l’interdiction d’un comportement particulièrement grave, tel un crime de droit international ou la violation, par les personnes privées, de règles de jus cogens, l’obligation de comportement normatif à la charge de l’État doit être considérée comme stricte.”Footnote 44 Du côté du courant de pensée dualiste, le même effet est mis en évidence, on affirme qu’une norme de jus cogens, contrairement à une norme ordinaire est de beaucoup plus intrusive dans l’ordre juridique interne. On en veut pour preuve, au point de vue de la structure de l’illicite, ceci que “la simple promulgation d’une loi qui, suite à l’interprétation de la norme primaire ordinaire, ne viole pas per se une obligation de résultat, enfreint ipso jure l’obligation contenue dans [la] norme de jus cogens.”Footnote 45
Le reproche majeur que l’on pourrait faire à cette manière de voir est de ne pas davantage argumenter, d’un point de vue pratique, sur l’incidence qu’elle retire de l’autorité du jus cogens sur le terrain des présentes analyses. Or, sur ce terrain précisément, et pour au moins deux raisons, on ne peut pas dire que res ipsa loquitur. D’une part, et comme l’a fort bien relevé la CIJ, la question de l’appartenance d’une règle au jus cogens a trait à la “nature juridique de cette règle.”Footnote 46 Il faut donc, au-delà de l’affirmation de principe, montrer comment cette norme interagit avec l’objet de l’obligation internationale sur lequel la distinction doit normalement s’appesantir. D’autre part, la protection des valeurs essentielles ou fondamentales poursuivie par le jus cogens n’autorise pas davantage d’étendre sa fonction outre-mesure. C’est ainsi que la juridiction mondiale a réitéré, s’agissant par exemple des rapports entre les normes impératives du droit international général et l’établissement de sa compétence, que “le fait qu’un différend porte sur le respect d’une norme possédant un tel caractère […] ne saurait en lui-même fonder la compétence de la Cour pour en connaître. En vertu du Statut de la Cour, cette compétence est toujours fondée sur le consentement des parties.”Footnote 47
En réalité, tous ces atermoiements révèlent une chose: c’est qu’il est impossible, d’un point de vue systématique, de vouloir faire expliquer la typologie des états dans lesquels le droit interne entre en conflit avec le droit international par une typologie de l’objet de l’obligation internationale. Cette conclusion appelle sans doute à réfléchir sur une démarche intellectuelle différente, susceptible d’offrir plus d’accointances avec la spécificité de la matière.
le dépassement de la schématisation
Pour sous-tendre sérieusement l’option d’une nouvelle démarche intellectuelle, il faut apporter tour à tour des réponses convenables aux préoccupations en sourdine dont les difficultés soulevées ci-dessus ne sont que l’excroissance, à travers une élucidation épistémologique et de la question fondamentale et de la démarche discursive éveillée par son traitement.
La question fondamentale
On doit convenir qu’en cette matière la question fondamentale que la doctrine est appelée à examiner, et à l’objectif de laquelle elle déploie ses meilleurs soins à travers les constructions théoriques proposées, ne consiste pas juste à se demander si le droit interne peut constituer un fait internationalement illicite — certainement qu’il le peut comme tout autre fait— mais est celle de savoir: le droit interne étant l’objet de l’obligation internationale ou la condition de son exécution, dans quelle mesure la manière d’être de ce droit détermine la constitution d’un fait internationalement illicite? Si la doctrine s’affaire à considérer la première formulation,Footnote 48 elle sera portée à envisager les hypothèses dans lesquelles le droit interne peut être à l’origine de la responsabilité internationale et d’en rendre compte à travers une typologie des obligations internationales susceptibles d’être violées en pareil cas.Footnote 49
Or, une telle démarche a d’ordinaire comme incidence de désunir l’hypothèse juridique que consacre l’obligation internationale avec la conclusion inférée de la confrontation des faits analysés. Ainsi, il n’est pas rare que des auteurs qui, ne s’étant pas mis en état de considérer le droit interne différemment en tant qu’il serait l’objet d’une obligation internationale ou le moyen de son exécution, arrivent à des conclusions uniformes, ne distinguant pas les situations dans lesquelles l’incompatibilité du droit interne constitue seulement la source incidente de la responsabilité internationale de celles où elle en serait la source principale.Footnote 50
Aussi, la démarche invite-t-elle à retourner à l’ontologie même de l’obligation juridique qui est conçue sous la forme logique d’une proposition hypothétique pour vérifier si la condition qu’elle pose a été exécutée, c’est-à-dire impliquer la conséquence qu’elle engendre. En déterminant préalablement la position logique du droit interne, il faut ensuite s’attacher à étudier la structure propre de l’illicéité, en mettant alors en lumière la part que prend l’incompatibilité du droit interne vis-à-vis de l’obligation internationale à sa concrétisation.
La démarche discursive
Au cours de l’examen des divergences de vues renvoyées par les travaux doctrinaux, une donnée a été constante: le souci que peut générer l’imprécision du contenu de l’obligation internationale. Le problème majeur sur la question résulte de ce que, l’on s’est un peu trop laissé convaincre par l’idée que cette imprécision n’est affaire que de la seule obligation de comportement et que le résultat que fixe une obligation éponyme est toujours aussi clairement défini. Cette manière de voir, peut-être évidente en droit interne, a été reproduite servilement en droit international sous l’influence de la pensée de Paul Reuter.Footnote 51 Le souci qu’éveille l’énoncé de l’obligation internationale se rajoute ainsi au besoin de la détermination de l’illicéité, préoccupations sur lesquelles la schématisation entend apporter des réponses respectives. Or, ces préoccupations étant clairement balisées, et s’étant approprié la mesure du jugement hypothétique, il faut plutôt s’atteler à systématiser les critères qui ont précisément pour fonction d’aider à déterminer la violation d’une obligation internationale du fait du droit interne eu égard à sa position logique.
Il convient alors de faire des précisions fondamentales à ce sujet. D’abord, la démarche ne se résume pas à choisir de manière exclusive entre les deux critères intrinsèques de la norme interne, à savoir entre l’existence de la législation/réglementation et son application/exécution.Footnote 52 Ensuite, la démarche ne se limite pas à ces critères, elle appelle en d’autres circonstances la mobilisation des critères extrinsèques pouvant par exemple être inférés de l’ordre juridique étatique lui-même.Footnote 53 Enfin, le recours aux critères sous-jacents aux critères intrinsèques en vue de l’explicitation de ceux-ci par ceux-là, à savoir par exemple la distinction entre pouvoir discrétionnaire et compétence liée,Footnote 54 n’opère pas à sens unique. Leur mobilisation doit être flexible, oscillant entre prise en compte à titre principalFootnote 55 ou dérogatoire.Footnote 56
Il faut alors convenir qu’aucune règle générale, ainsi qu’on peut s’en apercevoir, ne peut être formulée s’agissant du caractère opératoire de ces critères.Footnote 57 L’idée maîtresse est dès lors que les critères appelés à orienter l’analyse en vue de déterminer la constitution de l’illicéité ne valent pas en eux-mêmes, ils ne sont que l’outil prédicatif du jugement hypothétique que donne de formuler l’obligation internationale. Il faut ainsi, eu égard au problème de fond précisé ci-dessus, tenir grand cas, à la fois de la position logique du droit interne à l’égard de l’obligation internationale et de sa manière d’être, révélée à travers les divers critères rappelés ci-dessus. Tout juste, est-il possible de soutenir que la détermination de la position logique du droit interne informe la mobilisation des critères caractéristiques de sa manière d’être, ensemble elles substantifient le raisonnement sur la constatation de l’illicéité. En cela, se justifie pleinement l’intérêt d’approcher cette matière par le biais d’une logique propositionnelle, dont la flexibilité analytique contraste avec le rigoureux formalisme accompagnant la catégorisation des obligations internationales à raison de leur objet, lequel regimbe par cela même à maints égards aux sinuosités de la réalité phénoménologique ici considérée.
Telles sont problématisées à la lumière des rapports de systèmesFootnote 58 les recherches sur le fait internationalement illicite. On doit désormais s’évertuer à en formaliser les principes et les conséquences respectives.
La mise en valeur de la logique de proposition
Les données que charrient les rapports de systèmes entre le droit international et le droit interne sur le terrain de l’illicéité causée par les normes du second à l’égard de celles du premier, informent l’existence de deux principes ou propositions fondamentales. D’une part, selon que le droit interne constitue l’objet ou la condition d’exécution de l’obligation internationale, son incompatibilité génère uniquement la responsabilité internationale de l’État: c’est la proposition hypothétique simple. D’autre part, selon que le droit interne constitue l’objet d’une première obligation et, en tant que tel, la condition d’exécution d’une seconde obligation, son incompatibilité génère doublement la responsabilité internationale de l’État: c’est la proposition hypothétique complexe.Footnote 59
la proposition hypothétique simple: le droit interne comme objet ou condition d’exécution de l’obligation internationale
La proposition hypothétique simple est substantifiée par deux jugements hypothétiques différents. Lorsque le droit interne est l’objet de l’obligation internationale, son incompatibilité constitue le fait générateur principal de la responsabilité internationale de l’État; lorsqu’il se présente par contre comme la condition d’exécution de l’obligation internationale, son incompatibilité constitue le fait générateur incident de la responsabilité internationale de l’État. Aussi, la consistance des critères à mobiliser pour déterminer la constitution de l’illicéité se ressentira de la position logique occupée par le droit interne.
L’incompatibilité du droit interne par rapport à l’obligation internationale comme fait générateur principal de la responsabilité internationale de l’État
Lorsqu’une obligation internationale prescrit à l’État l’adoption ou l’élimination d’une norme interne, l’incompatibilité de celle-ci, contemplée en soi ou à travers l’ordre juridique, constitue per se un fait internationalement illicite. Il sera démontré que du fait que l’objet de l’obligation internationale porte sur la norme interne emporte comme incidence que la constatation de la constitution de l’illicéité doit se déduire, au plan du principe, des seuls critères intrinsèques de la norme interne. Il s’agit en pareil cas de dire si l’illicéité est constituée par la seule existence ou absence de la norme interne ou par son application ou exécution. On s’attèlera dans un premier temps à mettre en lumière la fonction de chacun de ces deux critères avant de soulever l’hypothèse particulière où leur combinaison est nécessaire pour adresser la question posée.
L’analyse fonctionnelle
La fonction de détermination de l’illicéité inférée des propriétés de la norme interne tient compte, dans l’hypothèse où l’objet de l’obligation internationale porte effectivement sur la norme interne, autant de l’existence ou absence de celle-ci que de son application ou exécution. Lorsque le comportement imposé à l’État ne laisse place à aucun doute quant à la consistance de la norme interne à adopter ou à éliminer, ou quant à sa disponibilité, l’édiction et le maintien en vigueur d’une norme contraire ou l’absence de la norme voulue emportent en soi violation de l’obligation internationale. Ainsi, le fait de ne pas adopter, dans le délai imparti, les dispositions législatives, réglementaires ou administratives nécessaires pour se conformer notamment au droit communautaire,Footnote 60 ou au droit de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)Footnote 61 est internationalement illicite. De même, le fait de ne pas créer, de créer un organe national ou de le rendre non conforme aux critères définis par l’obligation internationale constitue un fait internationalement illicite.Footnote 62 Enfin, le fait d’adopter une norme non conforme aux prévisions de l’obligation internationale amène à une conclusion similaire.Footnote 63 Ces conclusions valent également pour une norme individuelle.Footnote 64
À l’opposé, lorsque l’objet de l’obligation internationale laisse en suspens certains détails tels que la disponibilité de la norme interne, il se peut alors que seule son application s’impose comme critère déterminant. Ainsi, à la différence notamment de la Convention contre la torture Footnote 65 au sujet de laquelle la CIJFootnote 66 et le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY)Footnote 67 ont estimé que l’obligation d’incrimination qu’elle consacre doit être mise en œuvre par l’État dès qu’il est lié par la convention, l’action requise de l’État en direction de son droit interne au titre de plusieurs instruments juridiques internationaux n’est souvent pas enfermée dans des délais prédéfinis.Footnote 68 De sorte que c’est la circonstance de la mise en œuvre du droit interne qui cristallisera l’inexécution de l’obligation internationale. Toutefois, si le défaut de l’ordre juridique ne peut être rapporté en pareille hypothèse qu’au seuil de la survenance d’un événement venant manifester le manque de proactivité de l’État, cette circonstance n’invite nullement à se demander si les autorités de l’État ont fait preuve de diligence dans l’exercice de leur pouvoir normatif, mais à constater tout simplement la non-adoption de la norme attendue ou la non-élimination de celle proscrite. Par comparaison, la différence entre cette proposition et celle qu’on examinera ci-dessous — la norme interne envisagée comme condition d’exécution de l’obligation internationale — tient à ce que le droit interne est ici l’objet spécifique d’une obligation internationale. Elles partagent toutes deux cependant une filiation conceptuelle par le fait que c’est un événement extérieur qui vient mettre en exergue les déficiences de l’ordre juridique interne. Sans toujours clairement cerner cette nuance,Footnote 69 des auteurs interprètent l’obligation de l’État ici considérée sous l’angle du principe de due diligence. Footnote 70 Or, s’agissant d’une obligation imposant un comportement normatif à l’État, sa vérification n’invite pas, comme on l’a déjà fait remarquer, à apprécier le comportement factuel de l’État, mais son ordre juridique pour faire constater sa conformité ou non. En effet, lorsque l’obligation a pour objet de prévenir un événement quelconque pouvant fonder comme telle la nécessité d’adapter le droit interne, on ne peut l’assimiler à l’obligation de mettre en conformité le droit interne laquelle permettrait ce faisant de prévenir la survenance d’un événement. On ne peut transposer pour le cas de la seconde, le schéma mis au point pour interpréter la première.
L’analyse combinatoire
Si la fonction des critères intrinsèques de la norme interne est pensée d’ordinaire dans une logique exclusive, l’existence d’une catégorie d’obligations avec un objet doublement structuré impose en pareil cas de les mobiliser de manière alternative. Un exemple très illustratif peut être fourni à travers l’interprétation que la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIADH) donne de l’obligation de créer un recours effectif et d’en assurer la mise en œuvre par les autorités compétentes telle que déduite de l’article 25 de la Convention américaine relative aux des droits de l’homme. Footnote 71 La cour estime à propos, d’une part, que “[t]he inexistence of an effective remedy for the violations of the rights recognized in the Convention entails a violation of the Convention by the State Party in which this situation occurs” et, d’autre part, que “the State must also take positive measures to ensure that such remedies are effective to decide whether there has been a human rights violation and, eventually, to provide redress.”Footnote 72 Ainsi, si l’absence d’un recours conforme peut emporter seule violation de l’obligation, l’illicéité peut aussi ne résulter que de la mise en œuvre du recours. Aussi, est-il apparu que la cour tienne l’illicéité pour constituée autant par la seule absence du recours qu’à l’occasion de sa mise en œuvre.Footnote 73 De même, et exceptionnellement, la simple existence du recours peut suffire à justifier l’exécution de l’obligation, lorsque le requérant n’en aurait pas provoqué sa mise en œuvre par devant les autorités compétentes.Footnote 74 Cette interprétation peut être rapprochée de la disposition similaire de l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme. Footnote 75 La CEDH affirme à ce sujet que “The scope of the Contracting States’ obligations under Article 13 varies depending on the nature of the applicant’s complaint; however, the remedy required by Article 13 must be ‘effective’ in practice as well as in law.”Footnote 76
On remarquera que cette hypothèse est toute différente de celle où l’obligation internationale détermine en même temps que l’objectif à atteindre, les moyens notamment législatifs de sa réalisation.Footnote 77 Malgré cette double détermination, le droit interne demeure seulement la condition d’exécution de l’obligation internationale. Cette dernière hypothèse rentre ainsi dans la proposition suivante sur laquelle on doit maintenant s’appesantir.
L’incompatibilité du droit interne par rapport à l’obligation internationale comme fait générateur incident de la responsabilité internationale de l’État
Lorsqu’une obligation internationale n’impose pas à l’État, mais implique de sa part, l’adoption ou l’élimination d’une norme interne, l’incompatibilité de celle-ci, contemplée en soi ou à travers l’ordre juridique, constituera seulement la catalyse du fait illicite.Footnote 78 Il sera démontré que du fait que l’objet de l’obligation ne porte pas sur la norme interne emporte comme incidence que si la constatation de la constitution de l’illicéité peut se satisfaire des seuls critères intrinsèques inférés de la norme interne, elle exige par ailleurs d’avoir recours à des critères extrinsèques pour tenir compte des circonstances qu’implique l’exécution de l’obligation. Ainsi, en plus de dire ici également si l’illicéité est constituée par la seule existence ou absence de la norme interne ou par son application ou exécution, il faut voir jusqu’à quel point la réponse à cette préoccupation est conditionnée par la mobilisation supplémentaire des critères extrinsèques.
L’analyse fonctionnelle
Même non imposée par l’obligation internationale, la simple existence d’une norme interne peut concrétiser un fait illicite. Jadis renié dans son principe, ce critère tient sa place aux côtés du critère de l’application de loin le plus représentatif de la proposition. Devant l’obligation internationale d’enquêter et de poursuivre les responsables de crimes internationaux par exemple, l’incompatibilité d’une loi d’amnistie inconditionnelle ne constitue pas la source autonome de la responsabilité internationale de l’État. Une telle loi ne s’apparente non plus à une ratification tacite par l’État des faits de personnes privées comme donnaient à l’entendre la doctrineFootnote 79 et la pratiqueFootnote 80 classiques. Mais, puisque cette loi est un empêchement dirimant à l’exécution de l’obligation internationale mise à la charge de l’État, elle doit être regardée simplement comme la catalyse du fait internationalement illicite.Footnote 81 De même, en matière de liberté d’expression, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) a considéré dans l’affaire Lohé Issa Konaté c Burkina Faso que “l’État défendeur a[vait] violé l’article 9 de la Charte, l’article 19 du Pacte et l’article 66 du Traité révisé de la CEDEAO du fait de l’existence dans sa législation de sanctions privatives de liberté en matière de diffamation.”Footnote 82 Enfin, la Cour de justice de l’Union européenne a estimé que “le caractère général” de la condition prévue à l’article 242, paragraphe 1, du Code [belge] des impôts sur le revenu 1992,Footnote 83 refusant la déduction des rentes alimentaires ou des capitaux tenant lieu de telles rentes et des rentes complémentaires du revenu imposable aux débirentiers non-résidents de Belgique et y percevant moins de 75 pour cent de leurs revenus professionnels qui ne peuvent pas bénéficier de la même déduction dans leur État membre de résidence en raison du faible montant de leurs revenus imposables dans cet État, était incompatible avec la liberté de circulation des travailleursFootnote 84 en vertu de l’article 45 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne Footnote 85 et de l’article 28 de l’Accord sur l’Espace économique européen.Footnote 86Ainsi, dans ces différents cas de figure, l’édiction de la norme interne compromettante cristallise ipso jure ipso facto l’illicéité.
De son côté, le besoin d’application d’une norme interne concrétisera l’effet de son absence sur l’exécution de l’obligation internationale; en d’autres circonstances, c’est son application effective qui révélera des défaillances inhérentes à la norme ou au système juridique dans son ensemble. S’agissant de la première branche de cette proposition, il apparaît qu’une carence normativeFootnote 87 ou institutionnelle, cette dernière pouvant prendre la forme organiqueFootnote 88 ou fonctionnelle,Footnote 89 peut handicaper l’exécution d’une obligation internationale. Ainsi, bien que la CIJ ait estimé dans l’affaire des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader que l’obligation d’incriminer la torture et de pourvoir ses organes judiciaires des compétences répressives s’imposait à l’État partie dès la ratification de l’acte conventionnel, et ayant constaté que le Sénégal avait manqué à cette obligation, elle va pour statuer sur la violation de l’obligation d’enquêter prendre en compte la date à laquelle une plainte avait été déposée au Sénégal contre M. Hissène Habré. Selon la cour, “les autorités sénégalaises n’ont pas immédiatement engagé une enquête préliminaire dès le moment où elles ont eu des raisons de soupçonner M. Habré, qui se trouvait sur leur territoire, d’être responsable d’actes de torture. Ce moment se situe, au plus tard, à la date du dépôt de la première plainte contre l’intéressé en 2000.”Footnote 90 Comme on le sait, les autorités de ce pays ne pouvaient agir, et se sont d’ailleurs déclarées incompétentes, du fait de l’absence d’une législation d’habilitation appropriée.Footnote 91
L’application d’une norme interne concrétise ses défaillances intrinsèques. Pour mettre en évidence l’incompatibilité de la norme interne en pareille circonstance, des points de repères peuvent être sollicités comme étalon de valeur à l’instar des principes de “qualité” et de “nécessité” de la loi dégagés, comme c’est par exemple le cas, par les juridictions officiant en matière de protection des droits de l’homme. Ces principes permettent de relever le caractère vague ou imprécis de la législation,Footnote 92 le “vide juridique”Footnote 93 ou le silence de la loi,Footnote 94 l’inadéquation de la nature d’une réglementation,Footnote 95 l’illégitimité de son but ou enfin son manque de proportionnalité.Footnote 96 La démarche est à l’identique de celle employée en droit communautaire.Footnote 97
L’application d’une norme interne concrétise des défaillances extrinsèques, inhérentes au système juridique même. Dans l’affaire LaGrand, la CIJ devait conclure à la violation du paragraphe 2 de l’article 36 de la Convention de Vienne sur les relations consulaires Footnote 98 du fait de la règle de la “carence procédurale” qui ne permettait pas un réexamen du dossier judiciaire par les tribunaux américains, compte tenu de la violation initiale de l’obligation de notifier aux autorités consulaires allemandes l’incarcération des frères LaGrand. Il fallait selon la cour établir une “distinction entre cette règle en tant que telle et son application en l’espèce.” La juridiction mondiale affirmera alors qu’“[e]n elle-même, cette règle ne viole pas l’article 36 de la Convention de Vienne. Le problème se pose lorsque la règle de la carence procédurale ne permet pas à une personne détenue de faire recours contre sa condamnation et sa peine en prétendant, sur la base du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention, que les autorités nationales compétentes ne se seraient pas acquittées de leur obligation d’informer ‘sans retard’ les autorités consulaires compétentes, empêchant par là même cette personne de solliciter et d’obtenir l’assistance consulaire de l’État d’envoi.”Footnote 99 Le raisonnement a été repris tel quel dans l’affaire Avena et autres ressortissants mexicains. Footnote 100 Dans l’affaire Molla Sali c Grèce, c’est l’existence d’un double système juridique inspirant le droit des successions grec qui était à la base du litige caractérisé comme suit par la CIJ: “[L]a question qui se pose est avant tout celle de l’existence d’une différence de traitement assimilable à une discrimination par rapport à l’application du droit des successions, tel qu’énoncé dans le code civil, aux personnes cherchant à se prévaloir d’un testament dont l’auteur n’est pas de confession musulmane.”Footnote 101 La cour était ainsi, selon ses propres termes, “appelée à dire si la différence de traitement litigieuse, qui prenait sa source dans l’application du droit interne, avait une justification objective et raisonnable.”Footnote 102 Elle conclura que tel n’était pas le cas et qu’il y avait violation de l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme combiné avec l’article 1 du Protocole n° 1 à la convention.Footnote 103
L’analyse combinatoire
Les circonstances particulières qui président à l’exécution d’une obligation internationale peuvent justifier une démarche dérogatoire consistant à admettre qu’une législation, dont seule l’application doit pouvoir déclencher la recherche de l’incompatibilité, soit à considérer en elle-même. Il est fort logique que la prise en compte de l’existence de la législation soit conditionnée par des critères extrinsèques. L’examen de la pratique jurisprudentielle permet de dégager l’opérationnalité d’un double critère subjectif, lié au risque encouru par le sujet de droit, et objectif, lié à l’absence dans l’ordre juridique étatique d’un recours ou mécanisme de mise en œuvre du droit. Leur mobilisation peut se faire de manière exclusive ou inclusive.
L’hypothèse où, pour constituer en elle-même la source incidente de l’illicéité, l’existence de la norme interne est conditionnée par la prise en compte ou du critère du risque encouru par le sujet de droit ou du critère de l’absence d’un recours ou mécanisme pertinent de mise en œuvre du droit interne
La simple existence d’une norme interne peut être constitutive de la violation d’une obligation internationale lorsqu’elle fait déjà peser sur le sujet de droit des effets corroborables. La jurisprudence de la CEDH peut être sollicitée. Dans l’affaire Dudgeon c Royaume-Uni, la cour a considéré que: “Par son maintien en vigueur, la législation attaquée représente une ingérence permanente dans l’exercice du droit du requérant au respect de sa vie privée (laquelle comprend sa vie sexuelle) au sens de l’article 8 par. 1 (art. 8-1). Dans la situation personnelle de l’intéressé, elle se répercute de manière constante et directe, par sa seule existence, sur la vie privée de celui-ci.”Footnote 104 Elle s’est faite plus précise dans l’affaire Norris c Irlande, en disant pour droit que l’article 34 de la Convention européenne des droits de l’homme “habilite les particuliers à soutenir qu’une loi viole leurs droits par elle-même, en l’absence d’acte individuel d’exécution, s’ils risquent d’en subir directement les effets.”Footnote 105 Cette position uniforme guide ainsi le traitement des affaires sur le terrain de différents articles de la convention.Footnote 106 On doit bien se garder néanmoins de toute assimilation trompeuse. Dire qu’une loi viole un droit individuel “par elle-même,” entendu “en l’absence d’acte individuel d’exécution,” ne se ramène pas à la proposition énonçant qu’une loi constitue par elle-même le fait générateur de la responsabilité internationale. Par la première proposition, la loi tenue pour incompatible avec la convention réalise la violation médiate d’une obligation ordinaire; par la seconde, pour constituer un fait illicite autonome, il faut qu’existe une obligation internationale visant l’aménagement de l’ordre juridique interne. Le Comité des droits de l’homme voit aussi dans le risque une modalité pour faire de la simple existence de la législation la source incidente de l’illicite. Sa position se lit comme suit:
toute personne se disant victime d’une violation d’un droit protégé par le Pacte doit démontrer soit que l’État partie a déjà, par action ou par omission, porté atteinte à l’exercice de ce droit, soit qu’il est sur le point de le faire, compte tenu par exemple de la législation en vigueur ou de telle ou telle décision ou pratique judiciaire ou administrative. Si la loi ou pratique en question n’a pas encore été concrètement appliquée au détriment de l’intéressé, il faut en tout état de cause qu’il soit plus que théoriquement possible qu’elle le soit. Toute personne qui se prétend victime d’une violation par un État partie de l’article 6 du Pacte doit donc démontrer que les actes de l’État partie ont déjà entraîné une violation de son droit à la vie ou représentent une menace actuelle ou imminente à l’exercice de ce droit.Footnote 107
La simple existence d’une norme interne peut être constitutive de la violation d’une obligation internationale lorsque l’absence d’un recours ou mécanisme pertinent de mise en œuvre du droit interne concrétise directement ses effets dans le chef du sujet de droit. Sur la question de la compressibilité des peines perpétuelles, la CEDH considère qu’“une peine perpétuelle n’est compatible avec l’article 3 de la [Convention européenne des droits de l’homme] que s’il existe à la fois une chance d’élargissement et une possibilité de réexamen” au profit de la personne condamnée.Footnote 108 Aussi, a-t-elle dit pour droit, dans l’affaire Harakchiev et Tolumov c Bulgarie, que “dans le cas où le droit national ne prévoit aucun mécanisme ni aucune possibilité de réexamen des peines de perpétuité réelle, l’incompatibilité avec l’article 3 en résultant prend naissance dès la date d’imposition de la peine perpétuelle et non à un stade ultérieur de la détention.”Footnote 109
L’hypothèse où, pour constituer en elle-même la source incidente de l’illicéité, l’existence de la norme interne est conditionnée par la prise en compte à la fois des critères du risque encouru par le sujet de droit et de l’absence d’un recours ou mécanisme pertinent de mise en œuvre du droit interne
La surveillance secrète ou l’interception des communications électroniques est un terrain de prédilection pour illustrer la praticabilité de ce raisonnement. S’étant très tôt interrogée sur le point de savoir “s’il faut priver quelqu’un de la faculté d’introduire une requête devant la Commission parce que le caractère secret des mesures litigieuses l’empêche de signaler une mesure concrète qui le toucherait spécifiquement,” la CEDH a été amenée à admettre “qu’un individu puisse, sous certaines conditions, se prétendre victime d’une violation entraînée par la simple existence de mesures secrètes ou d’une législation en permettant, sans avoir besoin d’avancer qu’on les lui a réellement appliquées.”Footnote 110 La CEDH a au fil du temps suffisamment affiné sa jurisprudence qu’elle a réussi à stabiliser, semble-t-il, dans l’arrêt Kennedy c Royaume-Uni Footnote 111 et, pour en assurer l’uniformité et la prévisibilité pour les requérants, harmoniser dans l’arrêt Roman Zakharov c Russie.Footnote 112 Ainsi, tenant compte de la portée de la législation incriminée et de la disponibilité d’un recours effectif au niveau national, la CEDH structure le raisonnement par lequel elle tient la simple existence d’une norme interne comme source de l’illicéité autour des deux critères extrinsèques ci-dessus développés substantifiés dans deux propositions distinctes.
Le critère objectif pose que:
[L]orsque l’ordre interne n’offre pas de recours effectif à la personne qui pense avoir fait l’objet d’une surveillance secrète, les soupçons et les craintes de la population quant à l’usage abusif qui pourrait être fait des pouvoirs de surveillance secrète ne sont pas injustifiés.[…] Dans ces circonstances, on est fondé à alléguer que la menace de surveillance restreint par elle-même la liberté de communiquer au moyen des services des postes et télécommunications et constitue donc, pour chaque usager ou usager potentiel, une atteinte directe au droit garanti par l’article 8. […] En pareil cas, la personne concernée n’a pas besoin d’établir l’existence d’un risque que des mesures de surveillance secrète lui aient été appliquées.Footnote 113
Le critère subjectif pose que:
Si en revanche l’ordre interne comporte des recours effectifs, des soupçons généralisés d’abus sont plus difficiles à justifier. Dans ce cas de figure, l’intéressé peut se prétendre victime d’une violation entraînée par la simple existence de mesures secrètes ou d’une législation permettant de telles mesures uniquement s’il est à même de montrer qu’en raison de sa situation personnelle il est potentiellement exposé au risque de subir pareilles mesures.Footnote 114
Cette double démonstration, appelée à établir la réalité de l’ingérence de l’État dans les droits des individus du fait de la simple existence d’une mesure d’interception ou d’une législation afférente, précède ainsi les démarches suivantes affairées au contrôle de leur conformité à la Convention européenne des droits de l’homme eu égard aux principes généraux dégagés par la jurisprudence de la cour.Footnote 115
En somme, il est apparu qu’en cette matière, ce n’est pas selon que l’obligation internationale est prédiquée comme une obligation de comportement ou de résultat qui oriente le jugement sur la détermination de l’illicéité, c’est-à-dire quant à la question de savoir par quels critères doit se constater la constitution de l’illicéité. Mais c’est la position logique du droit interne, c’est-à-dire selon qu’il constitue l’objet ou la condition d’exécution de l’obligation internationale, qui oriente la sélection desdits critères. C’est encore elle qui justifie en fin de compte de considérer respectivement l’incompatibilité du droit interne avec l’obligation internationale comme le fait générateur principal de la responsabilité internationale de l’État, dans le premier cas, et incident, dans le second, puisque venant simplement catalyser ou cristalliser l’illicéité. Relativement à cette dernière considération, la position dans laquelle le droit interne, parce que moyen de mise en œuvre du droit international, se présente en tant que moyen de prévention de la violation d’une obligation internationale, se différencie de la proposition suivante. Ici, cette prévention n’était nullement l’objet d’une obligation internationale; là-bas, sans en être formellement l’objet non plus, elle est néanmoins fonctionnellement impliquée par la première obligation de la série, dont la méconnaissance est constitutive d’un fait internationalement illicite distinct.
la proposition hypothétique complexe: le droit interne comme objet et condition d’exécution d’obligations internationales
La proposition hypothétique complexe réalise le rapport d’implication entre la vérité de deux propositions hypothétiques simples. Elle suppose ainsi maîtrisé le raisonnement prédicatif qui vise à identifier les critères et les enchaînements nécessaires à la constatation de l’illicéité générée par l’incompatibilité de la norme interne en rapport avec l’obligation internationale. On cherche maintenant à questionner, à un stade supérieur, les interactions qui se nouent entre les propositions et dans quelle mesure elles contribuent à jeter plus de lumière sur la connaissance de l’illicéité.
On se retrouve ici dans une situation où le droit interne constitue l’objet d’une première obligation et, en tant que tel, la condition d’exécution d’une seconde obligation. L’implication des deux propositions vient dès lors de ce que, si la compatibilité du droit interne avec le droit international réalise en soi la prémisse de la première, elle permet en même temps de préserver l’exécution de la seconde, c’est-à-dire d’en prévenir la violation.Footnote 116 Le lien fonctionnel qui unit la seconde à la première devient ainsi déterminant pour en déduire la constitution de l’illicite.
Il apparaît alors que, au plan de la structure normative, l’unité des propositions hypothétiques est assurée par la compatibilité du droit interne avec le droit international, qu’impose la première obligation et qu’implique la seconde. Au plan de la structure de l’illicite, deux données entrent en ligne de compte. Dans la première hypothèse, la violation de la seconde obligation impliquera nécessairement que la première obligation n’a pas été remplie, alors que la violation de celle-ci emportera par ce fait même la violation de celle-là dans la seconde hypothèse. Il en résultera donc, dans chacun des cas, au moins deux faits internationalement illicites à l’avènement desquels l’incompatibilité de la norme interne vis-à-vis de l’obligation internationale en sera l’élément conjonctif ou disjonctif.
L’incompatibilité du droit interne par rapport à l’obligation internationale comme fait générateur disjonctif de la responsabilité internationale de l’État
Après avoir posé la structure du raisonnement, on s’attèlera à montrer dans quelle mesure la pratique lui rend témoignage.
Le principe
Le principe qui structure cette proposition est en tout point la résultante du lien logique qui rattache, en certaines circonstances, une norme générale à une norme spéciale en faisant de celle-ci la rationalisation de celle-là. Cette situation crée une interdépendance d’où il résulte que l’exécution de la première garantit l’exécution de la seconde, alors que l’inexécution de celle-ci révèlera automatiquement l’inexécution de celle-là. L’interprétation que donne la CIADH du droit à la liberté de la personne objet de l’article 7 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme illustre parfaitement cette démarche intellectuelle.Footnote 117 En posant que “this article contains two types of rules, one general and the other specific. The general type is defined in paragraph 1, while the specific type is found in paragraphs 2 to 7,” la cour déduit selon toute bonne logique que “[a]ny violation of the latter paragraphs necessarily results in the violation of Article 7(1) of the American Convention.”Footnote 118 On doit alors rechercher si cette construction logique générale se vérifie sur le terrain particulier de l’étude de l’illicéité résultant de l’incompatibilité du droit interne à l’égard d’une obligation internationale et dans quelle mesure elle en éclaire l’analyse.
La pratique
Il est possible de rapprocher la relation qui vient d’être décrite avec celle qui existe entre une obligation générale qui impose de mettre l’ordre juridique étatique en conformité avec le droit international et une obligation spéciale qui impose/implique d’adopter ou d’éliminer une norme juridique particulière.Footnote 119 Aussi, l’incidence au plan de l’illicite du lien fonctionnel noué au plan de la structure des obligations suscite deux lignes de lecture.
D’un point de vue matériel, l’incidence tient en l’enchaînement dans la constitution de l’illicite. Ainsi, dans le droit de l’OMC, les organes de règlement des différends considèrent au sujet de l’article XVI:4, qu’on peut rapprocher des dispositions sectorielles similaires,Footnote 120 que “lorsqu’une loi, une réglementation ou une procédure administrative d’un Membre a été jugée incompatible avec les obligations incombant à ce Membre dans le cadre de l’OMC en vertu de l’un quelconque des accords annexés à l’Accord instituant l’OMC, ce Membre manque aussi à ses obligations au titre de l’article XVI:4.”Footnote 121 Suivant ce principe, le constat de la violation d’une disposition spécifique invite à conclure à la violation subséquente de l’obligation générale;Footnote 122 la démarche inverse s’impose en cas de non violation d’une disposition spécifique.Footnote 123
En droit international des droits de l’homme, les organes juridictionnels tirent des conclusions identiques.Footnote 124 Ainsi, en relation avec l’article 2 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme intitulé précisément “obligation d’adopter des mesures de droit interne,” la CIADH affirme que les États parties “may not adopt legislative or any other type of measures that violate the rights and freedoms therein recognised, because this would violate not only the conventional rules that enshrine the respective rights, but Article 2 of the Convention as well.”Footnote 125 Sur cette base, il est admis qu’à chaque violation d’une obligation spécifique, s’en déduit automatiquement celle de l’obligation générale.Footnote 126 Dans le système africain, c’est l’article 1er de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples Footnote 127 qui joue le même rôle et la CADHP considère sur son fondement que lorsqu’elle “constate que l’un quelconque des droits, des devoirs ou des libertés inscrits dans la Charte a été restreint, violé ou non appliqué, elle déduit que l’obligation énoncée à l’article 1 de la Charte n’a pas été respectée ou qu’elle a été violée. Cela signifie nécessairement que l’État n’a pas respecté ses obligations internationales, à raison du non-respect ou de la violation de celles-ci.”Footnote 128 Pareille constatation est enfin régulièrement dressée par le Comité des droits de l’homme.Footnote 129
D’un point de vue formel, l’incidence tient en l’impossibilité d’alléguer la violation autonome de l’obligation générale. En effet, si l’obligation générale a un contenu distinct et peut effectivement faire l’objet d’une violation distincte, sa démonstration ne peut pour autant qu’être déduite de la violation de l’obligation spécifique. Cette donnée est mise en lumière par le Comité des droits de l’homme qui considère que “the provisions of article 2 cannot be invoked as a claim in a communication under the Optional Protocol in conjunction with other provisions of the Covenant, except when the failure by the State party to observe its obligations under article 2 is the proximate cause of a distinct violation of the Covenant directly affecting the individual claiming to be a victim.”Footnote 130 Aussi, le Comité a-t-il pour principe de déclarer irrecevables les communications dans lesquelles les demandeurs allèguent la violation de l’obligation générale à titre autonome et non subsidiaire.Footnote 131 Dans une vision pragmatique, le Comité est par ailleurs porté à déclarer irrecevables celles des communications qui tout en étant bien fondées ne suscitent pas de constatations particulières.Footnote 132
La démarche de la CIADH ne s’en éloigne pas; elle a considéré dans une espèce que “the facts examined by this Court in cases similar to this one cannot be analyzed autonomously in this case based on Article 2 of the Convention.”Footnote 133 La pratique des organes de règlement des différends de l’OMC n’est pas des restes non plus. En vertu du principe de l’économie jurisprudentielle, ces organes, très souvent, “ont estimé qu’il n’était pas nécessaire de se prononcer sur [l]es allégations subordonnées lorsque les allégations auxquelles elles étaient subordonnées étaient bien fondées.”Footnote 134 Cette posture a été explicitée par le Groupe spécial États-Unis–Mesures antidumping visant les produits tubulaires pour champs pétrolifères, qui a rejeté l’argument du Mexique qui voudrait que “toute constatation … selon laquelle les États-Unis ont agi d’une manière incompatible avec l’une quelconque de leurs obligations au titre de l’Accord antidumping nécessite une constatation corollaire selon laquelle ils ont également agi d’une manière incompatible avec les articles 1er, 18.1 et 18.4 de l’Accord antidumping, l’article XVI:4 de l’Accord sur l’OMC et l’article VI du GATT de 1994.”Footnote 135 Le Groupe spécial s’est ainsi justifié:
Les allégations du Mexique au titre des articles 1er, 18.1 et 18.4 de l’Accord antidumping, de l’article XVI:4 de l’Accord sur l’OMC et de l’article VI du GATT de 1994 sont, comme le reconnaît le Mexique, des allégations corollaires. Autrement dit, toute constatation de violation au titre de ces allégations serait entièrement fondée sur une constatation de violation de l’une ou l’autre des dispositions spécifiques de l’Accord antidumping invoquée. Il n’y a pas de fondements indépendants pour ces allégations. Par conséquent, le fait d’examiner ces allégations corollaires ne fournirait pas aux parties ni aux autres Membres des indications additionnelles pour ce qui est de comprendre les obligations établies par l’Accord antidumping. Cela n’aiderait pas non plus à la mise en œuvre d’une quelconque recommandation de l’ORD si l’existence d’une violation de l’une de ces obligations était constatée. Par conséquent, nous n’estimons pas qu’il soit nécessaire ou approprié d’examiner ces allégations et, en application du principe d’économie jurisprudentielle, nous ne formulons aucune constatation en ce qui les concerne.Footnote 136
Sous cette base, les organes de règlement des différends peuvent ainsi en soupesant l’intérêt des prétentions et des arguments développés, renoncer à se prononcer sur les allégations corollaires.Footnote 137
On pourrait, peut-être inspiré par une approche pragmatique du droit, se demander ce qu’une déduction de la violation de l’obligation générale ajoute et ce que son absence enlèverait au constat de la violation de l’obligation spécifique.Footnote 138 Par contre, si on adhère à la conception aujourd’hui dominante en droit de la responsabilité internationale, qui considère que “toute” violation d’une obligation internationale constitue une atteinte à l’ordre juridique internationalFootnote 139 et que “tout” fait internationalement illicite engage la responsabilité de l’État aux termes de l’article 1er du Projet d’articles sur la responsabilité des États, il est fort logique que le constat de la violation de l’obligation générale soit d’ordinaire dressé.Footnote 140 Évidemment, cette problématique ne trouve pas à se poser lorsque la première obligation de la série est spécifique et porte alors sur une norme juridique particulière. Il convient de préciser et d’étayer la structure de ce nouveau raisonnement.
L’incompatibilité du droit interne par rapport à l’obligation internationale comme fait générateur conjonctif de la responsabilité internationale de l’État
Le principe
Une série d’obligations peut être inaugurée par une obligation spécifique dont l’objet est l’adoption ou l’élimination d’une norme juridique interne particulière, en faisant de cette dernière la condition d’exécution des obligations subséquentes. Le lien logique qui structure cette relation amène alors à faire dépendre l’exécution des obligations subséquentes de l’exécution de la première obligation, d’une part, et de l’inexécution de celle-ci, générée par l’incompatibilité de la norme interne, la nexus casus de la violation des obligations subséquentes, d’autre part. C’est donc de cette double relation logique, aux plans de la structure des obligations et de la structure de l’illicéité, qu’il convient de vérifier l’assise pratique.
La pratique
En portant le dossier Hissène Habré à l’attention de la CIJ, dans le cadre de l’affaire des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader, la Belgique souhaitait voir la cour reconnaître le Sénégal responsable de la violation de l’obligation de poursuivre pénalement ou d’extrader vers son sol l’ancien président tchadien accusé de plusieurs crimes internationaux. Bien que l’établissement de la compétence universelle soit l’objet d’une obligation distincte aux termes de la Convention contre la torture (paragraphe 2 de l’article 5), la cour ne pouvait l’examiner faute d’avoir elle-même la compétence nécessaire.Footnote 141 Pour autant, elle s’est attelée à spécifier et la fonction de la première obligation et ses liens avec les obligations subséquentes. Elle a souligné que, l’obligation de l’État d’incriminer la torture et d’établir sa compétence pour en connaître a “un caractère préventif et dissuasif puisque, en se dotant de l’arsenal juridique nécessaire pour poursuivre ce type d’infraction, les États parties garantissent l’intervention de leur système judiciaire à cet effet”;Footnote 142 ayant dès avant relevé que “la mise en œuvre par l’État de son obligation d’établir la compétence universelle de ses juridictions pour connaître du crime de torture est une condition nécessaire pour pouvoir procéder à une enquête préliminaire (article 6, paragraphe 2) et soumettre l’affaire à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale (article 7, paragraphe 1).”Footnote 143
On peut estimer fort logiquement que si la CIJ se prononça sur le respect de la première obligation, elle aurait immanquablement établi la même connexité au point de vue de l’illicite. Elle ne put cependant manquer de relever cette implication, nécessaire comme telle pour mettre en lumière l’inexécution des obligations subséquentes:
76. La Cour estime que, en adoptant seulement en 2007 la législation requise, le Sénégal a retardé la soumission de l’affaire à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale. En effet, la cour d’appel de Dakar a été amenée à considérer que les juridictions sénégalaises étaient incompétentes pour connaître des poursuites contre M. Habré, inculpé de complicité de crimes contre l’humanité, d’actes de torture et de barbarie, faute d’une législation appropriée qui permette de telles poursuites dans l’ordre juridique interne. […]
77. Ainsi, le fait que la législation requise ait été adoptée seulement en 2007 a nécessairement affecté l’exécution par le Sénégal de ses obligations découlant du paragraphe 2 de l’article 6 et du paragraphe 1 de l’article 7 de la convention.Footnote 144
Il apparaît alors que l’inexécution de la première obligation, relative à l’établissement de la compétence universelle, a irréversiblement mis en cause l’exécution des obligations subséquentes, d’enquêter et de juger, à partir du moment où les autorités judiciaires sénégalaises avaient à connaître de la plainte portée contre M. Hissène Habré.
Dans l’affaire Actions pour la Protection des Droits de l’Homme (APDH) c République de Côte d’Ivoire, la requérante avait saisi la CADHP aux fins de constater que la Loi n° 2014-335 modifiant la Loi n° 2001-634 du 9 octobre 2001 portant composition, organisation, attributions et fonctionnement de la Commission électorale indépendante violait l’engagement de l’État défendeur de créer un organe électoral indépendant et impartial ainsi que son engagement de protéger le droit à l’égalité devant la loi et à la protection égale par la loi, pris aux termes de plusieurs instruments internationaux.Footnote 145 Au sujet du premier grief qu’illustre ce propos, et prenant en compte la composition de l’organe électoral ivoirien et le système de représentation et de désignation de ses membres, la cour conclut à son incompatibilité à un double point de vue:
135. La Cour conclut, en conséquence, qu’en adoptant la loi contestée, l’État défendeur a violé son obligation de créer un organe électoral indépendant et impartial, prévu par l’article 17 de la Charte africaine sur la démocratie et l’article 3 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie.
136. La Cour conclut également que, par voie de conséquence, la violation de l’article 17 de la Charte africaine sur la démocratie affecte le droit, pour chaque citoyen ivoirien, de participer librement à la direction des affaires publiques de son pays, garanti par l’article 13 de la Charte des droits de l’homme.Footnote 146
De manière probante, la cour a déduit la violation du droit de chaque citoyen de participer à la gestion des affaires publiques de son pays, de celle liée à l’établissement par l’État d’un organe électoral qui satisfasse aux règles internationales uniformément définies.Footnote 147
En somme, il apparaît très nettement qu’au point de vue des interactions entre les propositions, ce n’est non plus la distinction des obligations internationales selon leur objet qui oriente le jugement en vue d’établir la constitution de l’illicéité, mais bel et bien la position logique occupée par le droit interne dans l’obligation internationale. Au sujet de l’obligation générale, la question de l’appréciation du comportement de l’État en termes de diligence ou d’atteinte d’un quelconque objectif ne trouve même pas à se poser dès lors que la constatation de sa violation opère strictement de manière déductive. Si pour le cas de l’obligation spécifique dans le cadre de la seconde proposition, l’établissement de sa propre violation implique de mobiliser le raisonnement prédicatif, s’agissant de sa relation avec les obligations subséquentes la même logique déductive ne manque pas de s’imposer in fine. Aussi, la différence entre les deux propositions est-elle explicative de cette trajectoire. Alors que la démonstration de la violation de la première obligation n’influence pas celle de la seconde dans le premier cas de figure, elle est indispensable dans le second. Ainsi, s’explique-t-on dans la pratique le caractère respectivement contingent et nécessaire attaché à l’établissement de l’une et l’autre.
Conclusion
Apprécier l’incompatibilité d’une norme interne par rapport à une norme internationale s’éloigne de l’exercice similaire consistant à vérifier l’inconstitutionnalité d’une loi ou l’illégalité d’un acte réglementaire. Il en va précisément ainsi parce qu’on ne peut tenir les deux normes, en regard du principe de validité,Footnote 148 sous un rapport de subordination. Si la doctrine a suffisamment avancé dans la quête d’une théorie explicative des rapports entre les ordres juridiques étatiques et international, et qu’on semble aujourd’hui d’accord pour dire que les deux ordres juridiques se distinguent plus qu’ils ne se confondent, il reste qu’on n’est pas définitivement sorti de l’ornière. L’existence de théories concurrentes en porte témoignage. En plus de la théorie, héritée de la doctrine dualiste classique, de l’indépendance réciproqueFootnote 149 ou celle contemporaine de l’indétermination réciproque,Footnote 150 il faut encore faire place à la théorie de la dépendance réciproqueFootnote 151 des deux ordres juridiques. Quoi qu’il en soit, il paraît à tout le moins court de lire la relation que formalise l’obligation internationale entre les deux ordres juridiques d’un point de vue perfectif, c’est-à-dire en suivant exclusivement de l’amont le sens tracé par le commandement que le droit international adresse au droit interne,Footnote 152 alors qu’il y a tout lieu de considérer qu’ils opèrent davantage sous un jour corrélatif. La présente réflexion a ainsi démontré que si le droit interne se façonne à certains égards selon la prescription du droit international, l’exécution de celle-ci peut être conditionnée en retour par la manière d’être du droit interne.
C’est pourquoi, appelé à saisir l’illicite empêtré dans ces rapports de systèmes, on ne peut se contenter de catégoriser l’obligation internationale sous le prisme de son objet. La conclusion quant à l’incompatibilité de la norme interne par rapport à l’obligation internationale s’infère non seulement de la vérification de son objet, mais aussi de l’implication de la condition de son exécution. Partant, elle réfléchit sous ses aspects, respectivement, formel (prescription) et matériel (exécution), la relation réciproque que manifestent les deux ordres juridiques. Aussi, pour mener à bien cette étude, la démarche doit-elle consister à identifier la position logique du droit interne dans la proposition hypothétique que formalise l’obligation internationale. En orientant la sélection des critères mobilisables et leurs enchaînements et en mettant en exergue les interactions entre les propositions, une telle démarche permet ce faisant de maîtriser la question de savoir si, et dans quelles circonstances, la contrariété du droit interne vis-à-vis de l’obligation internationale génère la responsabilité internationale de l’État.
Or si cette préoccupation fondamentale, qui a suscité l’ardeur de la doctrine dès les premières heures, n’a jamais reçu une solution qui satisfasse sa réalité systémique, c’est faute de soumettre la substantialité et la fonctionnalité des schémas explicatifs proposés à cet effet à l’ontologie de l’obligation internationale et à l’orthodoxie de la matière singulière des rapports de systèmes.
Telle était l’ambition de cette recherche que d’envisager et suggérer une démarche scientifique qui réconcilie la connaissance juridique des réalités que livre l’expérience du droit international avec un outil cognitif apte à en décrire les courbes sinueuses et difficultueuses. Structurant les lignes de réflexion sur une question qui n’a pas été suffisamment élucidée jusque-là, elle apporte, sous l’angle du droit de la responsabilité internationale, une contribution à la compréhension de la théorie des rapports de systèmes qui continue d’éprouver la sagacité des internationalistes.