1. INTRODUCTION
Le participe passé (désormais p.p.) est un peu le parent pauvre des formes verbales. Les études linguistiques ne s’intéressent guère à lui que pour la réalisation complexe de son accord orthographique, notamment à l’écrit (cf. i.a. Le Bellec, Reference Le Bellec, Marsac and Pellat2013), et parfois pour certains faits de sa syntaxe : son « usage prédicatif » (Blanche-Benveniste, Reference Blanche-Benveniste, Forsgren, Jonasson and Kronning1998 ; Borillo, Reference Borillo, Apothéloz, Combettes and Neveu2009 ; Helland et Pitz, Reference Helland and Pitz2014 ; Jalenques, Reference Jalenques2016) ou pour la distinction p.p. adjectival/p.p. verbal (i. a. Helland, Reference Helland2014). On ne dispose notamment pas de recherche spécifique sur son aspect, absence d’autant plus notable que depuis au moins les années 70 différentes publications ont mis au centre de leur analyse des formes verbales la dimension aspectuelle (i. a. Comrie, Reference Comrie1976 ; David et Martin, Reference David and Martin1980 ; Dahl, Reference Dahl1985 ; Cohen, Reference Cohen1989 ; Smith, Reference Smith1991). Et pourtant : le p.p., précisément par sa dimension aspectuelle, peut être considéré comme la clef de voûte du système verbal et, à un degré moindre, du système diathétique : c’est en tout cas l’hypothèse que nous défendons.
Le p.p. entre pour l’essentiel dans trois types de construction : l’emploi nuFootnote 1 (1) ; les formes analytiques (composées) actives (2), pronominales (3) et bi-analytiques (surcomposées) (4) ; et le passif périphrastique (5) :
(1) Je ne sortirais qu’à la nuit tombée. (A. de Lamartine, Raphaël, 1849)
(2) La vraie libération, c'est quand ma mère a ouvert la porte : je ne savais pas si mes parents avaient survécu ! (V. Linhart, La vie après, 2012)
(3) La porte s'est ouverte brusquement et la silhouette d'un homme en pardessus s'est découpée à la lumière du couloir. (P. Modiano, Rue des Boutiques Obscures, 1978)
(4) Dès qu'il a eu ouvert la portière, Madelon l'a repoussé violemment, elle s'est jetée en dehors. (L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932)
(5) On parle de réunification des deux Allemagne, et la Porte de Brandebourg, symboliquement, a été ouverte hier. (J.-L. Lagarce, Journal 1977-1990, 2007)
Qu’est-ce qui fait que le p.p. est partie prenante de ces trois constructions ? Notre hypothèse est que cela tient à la représentation aspectuelle qu’il fournit du temps impliqué par le procès.
Complémentairement à Bres et Le Bellec, Reference Bres and Le Bellec2017 qui est consacré à l’emploi nu (1) et à Bres et Le Bellec, Reference Bres and Le Bellec2018 qui analyse le p.p. dans la construction passive périphrastique (5), le présent article traite du fonctionnement du p.p. dans la construction analytique (2–4) ; les exemples qui illustrent nos développements sont extraits pour la plupart de la base de données Frantext.
Dans un premier temps, nous expliciterons la représentation aspectuelle du p.p. et préciserons sa singularité par rapport à la représentation aspectuelle des autres formes (section 2). Nous analyserons ensuite son fonctionnement dans la construction analytique (section 3).
Afin d’assurer une grande lisibilité à nos développements, nous adoptons la représentation, partagée par différents chercheurs (i.a. Dik, Reference Dik1989 ; Tournadre, Reference Tournadre2004 ; Gosselin Reference Gosselin2011), selon laquelle un procès peut être saisi selon trois phases, pré-processuelle, processuelle (représentée par l’intervalle entre borne initiale (Ei) et borne terminale (Et)Footnote 2 ), et post-processuelle (voir fig. 1) :
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Figure 1. Les phases du procès
2. DE LA SINGULARITÉ ASPECTUELLE DU PARTICIPE PASSÉ
Dans un premier temps nous expliciterons l’aspect du p.p. (2.1) avant de rappeler la pertinence de notre hypothèse pour l’analyse de cette forme en emploi nu (2.2).
2.1. Temps interne et aspect du p.p.
Nous faisons travailler certaines propositions aspectuelles que G. Guillaume a présentées dès son ouvrage de 1929 dans sa théorisation générale des temps et des modes du français et qu’il a reprises tout au long de ses Leçons et de ses articles ultérieurs (notamment Reference Guillaume[1943] 1964). Notons que lui-même ne s’est pas attaché à expliciter leur potentiel heuristique pour l’étude du p.p., et plus précisément encore de ses différents fonctionnements en discours, car tel n’était pas son objet.
La singularité du p.p. tient à la façon dont cette forme représente le « temps impliqué »Footnote 3 (Guillaume, Reference Guillaume[1933]1964) par le procès. Cette notion – on parlera, de façon moins idiolectale, de temps interne (en emprunt à Comrie, Reference Comrie1976 : 5, « situation-internal time ») – correspond au temps de réalisation de la tension du verbe. La tension peut être définie comme « l’impression de mobilité progressive qui en est inséparable » (Guillaume, Reference Guillaume1929 : 15), depuis la borne initiale (Ei) de la phase processuelle jusqu’à sa borne terminale (Et) non-incluse. Sur la borne terminale (Et), la tension est tout entière réalisée ; on parle de détension.
À la différence de noms comme table, bicyclette ou robe, tout procès, en tant que représentation d’un événement, implique du temps, celui nécessaire à la représentation de la réalisation temporelle de sa phase processuelleFootnote 4 . Dans une langue comme le français, le déroulement du temps interne de la phase processuelle peut être représenté, de par la variation morphologique du verbe, selon trois aspects, ce que nous illustrons par le système des modes non finis (infinitif et participes) sur le verbe ouvrir. Le temps interne peut être donné à voir :
– globalement, c’est-à-dire en seule tension (ø/tension), ce qui est notamment le cas de l’infinitif la plupart du temps: ouvrir ;
– dans son cours, c’est-à-dire dans un mixte de détension et de tension (détension/tension), ce qui est notamment le cas du participe présent : ouvrant ;
– au terme de son cours, c’est-à-dire en seule détension (ø/détension), ce qui est le cas du seul p.p. : ouvert.
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Figure 2. Phases du procès et temps verbaux de l’indicatif
Avant de revenir sur l’aspect détensif du p.p., ajoutons une remarque : le temps interne du procès tel que nous venons de le définir concerne la phase processuelle, entre borne initiale (Ei) et borne terminale (Et) ; il est signifié (principalement) par les formes synthétiques (simples) (à l’indicatif : présent, futur, conditionnel présent, imparfait, passé simple). Il peut également être saisi avant son déroulement, à savoir dans la phase pré-processuelle : à cela servent les formes périphrastiques prospectives du présent et de l’imparfait (il va neiger, il allait neiger). Ou après son déroulement, dans la phase post-processuelle : à cela servent les formes analytiques (à l’indicatif : passé composé, futur antérieur, conditionnel passé, plus-que-parfait, passé antérieur) (voir fig. 2). Revenons au p.p. et à la représentation aspectuelle du temps interne qu’il signifie. De par sa position en système, cette forme représente ce qui fait la spécificité du verbe, à savoir son temps interne, au terme de son déroulement, très précisément sur la borne terminale Et de la phase processuelle. Précisons que notre analyse ne saurait être identifiée avec celle de l’approche grammaticale traditionnelle, qui pose que le p.p. marque l’accompli, à savoir qu’il signifie la phase post-processuelleFootnote 5 . Nous verrons (infra, 3.2) que si, de par sa position en système sur la borne terminale de la phase processuelle, le p.p. est particulièrement à même en discours de participer à la production du sens d’accompli (que nous préférons nommer résultatif), il ne s’y réduit pas.
Réécrivons notre analyse dans les termes de Reichenbach (Reference Reichenbach1947) : reprenons les points R (reference point) et S (speech point) ; et reformulons le point E (event point) en intervalle du procès avec borne initiale et borne terminale (Ei-Et) (Azzopardi et Bres Reference Azzopardi and Bres2017) :
– temporellement (relation R/S) : le p.p. ne donne aucune instruction concernant la localisation du point de référence R par rapport au moment S de l’énonciation. Le p.p. est une forme atemporelle (comme l’infinitif et le p. présent), à savoir qu’il ne situe pas le procès dans une des trois époques passée, présente ou future. Il y a consensus dans la littérature sur ce sujet.
– aspectuellement (relation R/E) : le p.p. donne l’instruction de faire coïncider le point de référence R avec la borne terminale de l’intervalle Ei-Et de la phase processuelle du procès, soit [R = Et].
Compte tenu du non-marquage de la relation temporelle, nous pouvons décrire le p.p. comme une forme seulement aspectuelle, selon la formule : [R = Et]. Soit la figure 3 :
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Figure 3. L’aspect du p.p.
C’est cette représentation aspectuelle du temps interne qui fait la spécificité et l’unicité du p.p. En effet aucune autre forme ne représente le temps interne sur la borne terminale de son déroulement : elles le représentent soit globalement (cas du passé simple : Ri-Rt = Ei-Et ), soit cursivement (cas de l’imparfait : R ⊂ Ei-Et), soit de façon neutre (cas du futur : R ⊆ Ei-Et) (Azzopardi et Bres, Reference Azzopardi and Bres2017). Complémentairement : s’il est possible de rapprocher le p. présent ouvrant de l’imparfait ouvrait sur la base de leur commune représentation cursive du temps interne, aucune autre forme ne saurait être couplée avec le p.p. Il est cette forme unique, parce qu’il saisit le temps interne de façon unique : au moment précis où ce qui fait la spécificité du verbe, son temps interne, est représenté comme entièrement dépensé.
Cette singularité apparaît de façon particulièrement saillante lorsqu’on rapproche, en emploi d’apposition, le p.p. de la forme la plus voisine, le p. présent :
(6) […] photo d’une fille nue, aux gros seins, agenouillée, les bras en étais des deux côtés des cuisses […]. (C. Simon, Triptyque, 1973)
(7) […] s'agenouillant avec peine devant le poêle glacé, ils éprouvaient soudain, au sortir de l'éblouissante et suave apothéose de l'aube diamantine, une indéfinissable nausée […]. (C. Simon, Les Géorgiques, 1981)
– En (6), le p.p. agenouillée prend la marque du féminin du SN une fille auquel il est incident syntaxiquement, alors que le p. présent s’agenouillant en (7), incident au pronom ils, ne prend pas la marque du pluriel. Si le p.p. s’accorde comme un adjectif avec le nom auquel il est incident, c’est parce que, du fait de cette représentation aspectuelle du temps interne, il se rapproche de l’adjectif et s’éloigne du verbe. Si les autres formes verbales, notamment une autre forme non finie comme le p. présent, ne réalisent pas ce type d’accord, c’est parce que le temps interne qu’elles donnent à voir les prévient de glisser hors de la catégorie du verbe.
– Plus secrètement mais tout aussi significativement, le p.p. en emploi nu ne réalise pas le pronom réfléchi des verbes pronominaux (agenouillée en (6)), à la différence p. ex. du p. présent (s’agenouillant en (7)) (ou d’ailleurs de tout autre temps). Ce dont nous semble rendre compte l’aspect détensif du p.p. : dans la construction pronominale, le pronom réfléchi sert à bloquer la tension du temps interne du procèsFootnote 6 sur le prime actantFootnote 7 ; ce blocage n’ayant plus lieu d’être lorsque la forme verbale est détensive, son expression n’est alors plus nécessaire.
2.2. Aspect [R = Et] du p.p. et emploi nu
Notre analyse de l’aspect du p.p. comme forme détensive nous a permis de rendre compte d’un fait qui avait fait l’objet de différentes descriptions, mais qui, selon nous, restait inexpliqué : les (im)possibilités du p.p. en emploi nu. Nous rappelons brièvement nos analyses (Bres et Le Bellec, Reference Bres and Le Bellec2017), ce qui nous permettra de contraster le fonctionnement du p.p. dans cet emploi avec son fonctionnement dans la construction analytique.
Le p.p. en emploi nu n’est pas toujours possible. Il peut être incident au prime actant des intransitifs qui construisent leur forme analytique sur l’auxiliaire être (intransitifs-être) comme tomber (à l’exception de aller) (8), de certains pronominaux comme s’enfuir (9), ainsi qu’au second actant des transitifs téliques (10) comme ouvrir. Mais il ne peut être incident au prime actant ni des intransitifs qui, (dans leur grande majorité), construisent leur forme analytique sur l’auxiliaireavoir (intransitifs-avoir)Footnote 8 comme dormir (11) ni des transitifs (12) comme chanter :
(8) la nuit tombée, les chemins furent pleins de curieux, de femmes et d'hommes venus d'autres villages. (M. Duras, Cahiers de la guerre et autres textes, 2006)
(9) C'est à pleurer, de souvenirs, de manque, de douceur enfuie. (A. Ernaux, Se perdre, 2001)
(10) Une fois la porte ouverte, il n'y eut plus qu'un permissionnaire. (A. Vialatte,Les Fruits du Congo, 1951)
(11) *dormi tout le jour, ils ont très faim. (T. Kejima, Le Lac aux hiboux, 2016, /ayant dormi tout le jour/)
(12) La cigale, *chanté tout l’été […]. (La Fontaine, Fables, 1668 /ayant chanté tout l’été/)
Notre description confirmait Damourette et Pichon ([1911–1936] Reference Damourette and Pichon1970), et plus récemment différents travaux effectués dans le cadre de l’hypothèse inaccusative, à savoir notamment Legendre et Sorace (Reference Legendre, Sorace and Godard2003), Helland (Reference Helland2014), Jalenques (Reference Jalenques2017). Damourette et Pichon, (op. cit., IV, § 1171), s’appuyant sur le fait que « c’est toujours le patient, et conçu de la même façon par rapport au phénomène verbal, qui est susceptible d’être le support du participe type su » nomment le p.p. « participe patiental ». Les travaux dans le cadre de l’hypothèse inaccusative voient dans le p.p. un marqueur d’inaccusativité (Legendre, Reference Legendre1989 ; Helland, Reference Helland and Kronning2001 ; Jalenques, Reference Jalenques2016). Aussi pertinentes soient-elles, ces analyses constatent un fait mais n’expliquent pas pourquoi le p.p. nu ne peut être incident qu’à un actant patientif, alors qu’il ne peut être incident au prime actant des inergatifs et des transitifs ; ou pourquoi il est un marqueur d’inaccusativité. La définition aspectuelle du p.p. que nous proposons permet de rendre compte des possibilités comme des impossibilités du p.p. en emploi nu : c’est parce que le p.p. ne contient pas de temps interne qu’il peut être incident à des actants patientifs (10) ou patientifs/agentifs (8, 9), à savoir des actants affectés ; et qu’il ne peut être incident à des actants seulement agentifs (11, 12).Footnote 9
Par sa représentation aspectuelle du temps interne du procès sur sa borne terminale, le p.p. est une forme singulière dans le système TAMFootnote 10 du français. Notre hypothèse est que c’est cette représentation aspectuelle qui rend compte de ses différents fonctionnements en discours, notamment dans la construction analytique à l’analyse de laquelle nous allons procéder.
3. DU P.P. DANS LA CONSTRUCTION ANALYTIQUE
Le français, comme les autres langues romanes, a construit son système des temps verbaux en doublant les formes synthétiques par des formes analytiquesFootnote 11 formées sur l’emploi du p.p. précédé d’un auxiliaire (être ou avoir) conjugué au temps de la forme simple correspondante, soit [auxiliaireêtre/avoir conjugué + p.p.], à la différence du latin, qui a construit l’essentiel de son système sur des formes synthétiques.Footnote 12
Commençons par rappeler une évidence : c’est parce que le p.p. ne donne aucune indication temporelle ni modale qu’il peut servir à construire les formes analytiques des différentes modes (infinitif :avoir neigé ; p. présent : ayant neigé ; subjonctif : qu’il ait neigé, qu’il eût neigé) ; et des différentes époques de l’indicatif : époque passée (il avait neigé, il eut neigé), présente (il a neigé), future (il aura neigé), sans oublier le conditionnel (il aurait neigé). Notre analyse se fera principalement sur le passé composé (désormais PC), mais il va sans dire qu’elle vaut mutatis mutandis pour les autres formes analytiques de l’indicatif, du subjonctif, de l’infinitif, et du participe présent.
Quel rôle précis joue le p.p. dans la construction analytique ? À l’exception de l’hypothèse développée par Waugh (Reference Waugh1987 : 5), Gosselin (Reference Gosselin1996 : 204 ; Reference Gosselin2017 : 57) ou Wilmet (Reference Wilmet2010 5 : 229) que nous présenterons et discuterons infra 3.5, les travaux de sémantique temporelle sur les formes analytiques, notamment sur le passé composé ou sur le plus-que-parfait, traitent l’ensemble aux. + p.p. mais n’explicitent pas l’apport de chacun des éléments (i. a. Benveniste, ([1959] Reference Benveniste1966, Fleischman, Reference Fleischman1983 ; Wilmet, Reference Wilmet1992 ; Squartini et Bertinetto, Reference Squartini, Bertinetto and Dahl2000 ; Vet, Reference Vet1992, Reference Vet and Kronning2001, Reference Vet, Flaux, Stosic and Vet2010 ; Desclés et Guentcheva, Reference Desclés and Guentcheva2003 ; Caudal et Vetters, Reference Caudal and Vetters2007 ; Apothéloz, Reference Apothéloz2016). Afin d’analyser le rôle précis du p.p. du fait de son aspect détensif, nous partirons des deux principaux effets de sens associés au PC : l’effet de sens résultatif et l’effet de sens processif (3.1) ; nous expliciterons ensuite comment l’aspect détensif du p.p. permet de rendre compte précisément de ces deux effets de sens (3.2). Nous nous poserons dans un troisième temps la question de l’existence d’une forme analytique du p.p. (3.3), avant d’aborder la question de l’auxiliaire être ou (/et) avoir dans la construction analytique (3.4). Nous terminerons par la discussion de l’hypothèse alternative de l’aspect du p.p. comme de représentation globale du procès (3.5).
3.1. Dualité des sens produits par le passé composé en discours et dérive aoristique
De différentes façons, les travaux précédemment cités se focalisent sur le fait manifeste suivant dont ils tâchent de rendre compte : les formes analytiques en français contemporain – et tout particulièrement le passé composé – sont susceptibles d’avoir deux valeurs principales, nommées suivant les auteurs : (i) accomplie (Gosselin, Reference Gosselin1996), ou résultative (Buridant, Reference Buridant2000 ; Caudal et Vetters, Reference Caudal and Vetters2007 ; Caudal, Reference Caudal and Guéron2015 ; Apothéloz, Reference Apothéloz2016), comme en (13) ; et (ii) aoriste de discours (Benveniste, [1959] Reference Benveniste1966), aoristique (Gosselin, Reference Gosselin1996, Reference Gosselin2017), perfective (Caudal et Vetters, Reference Caudal and Vetters2007), antérieure (Buchard et Carlier, Reference Buchard, Carlier, Durand, Habert and Laks2008), ou processive (Apothéloz, Reference Apothéloz2016), comme en (14) :
(13) –Votre épouse n’est pas là ?
– Non, elle est sortie. (H. Guibert, Le protocole compassionnel, 2007)
(14) (récit rétrospectif) Mon père est parti à son travail, ma mère est sortie faire des courses. (D. de Vigan, No et moi, 2007)
En (13), le PC représente le procès sortir dans sa phase post-processuelle au présent ; en (14), il représente ce même procès dans sa phase processuelle au passé, concurrençant par-là la forme synthétique du passé simple.
Cette dualité que l’on observe en français contemporain est le résultat d’un fait fréquent dans les langues du monde, joliment nommé « dérive aoristique » (Fryd Reference Fryd1998) (ou « aoristic drift », Squartini et Bertinetto Reference Squartini, Bertinetto and Dahl2000), dérive que nous pouvons illustrer par le chemin de grammaticalisation en trois étapesFootnote 13 proposé par Bybee et al. (Reference Bybee, Perkins and Pagliuca1994: 105)
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Parcourons rapidement ces étapes pour avoir.
Étape 1 : on s’accorde à considérer que la forme analytique est issue d’une construction latine à prédication seconde (i. a. Damourette et Pichon, op. cit. : § 1634 ; Pinkster, Reference Pinkster, Harris and Ramat1987 : 203 ; Bybee et al., Reference Bybee, Perkins and Pagliuca1994 : 68 ; Posner, Reference Posner1996 : 135 ; Buchard et Carlier, Reference Buchard, Carlier, Durand, Habert and Laks2008 : § 3.2. ; Apothéloz, Reference Apothéloz2016 :199) dans laquelle le p.p. est attribut du complément du verbe habere :
(15) Equites romani in ea provincia pecunias magnas collocatas habent. (Cicéron) (apud Damourette et Pichon, op. cit. : § 1634 ; repris par Bybee et al., Reference Bybee, Perkins and Pagliuca1994 : 68) ‘Les chevaliers romains ont de grandes sommes placées dans cette province’)
Dans ce tour, (a) habere (avoir), verbe plein, a le sens de ‘posséder’ ; (b) il a un complément (pecunias magnas), auquel est attribué un prédicat sous la forme d’un p.p. (collocatas) à valeur d’état résultant du procès collocare : en tant que tel, il s’accorde avec le nom auquel il est incident, à savoir pecunias magnas ; (c) le sujet de avoir n’est pas forcément l’agent du verbe au p.p. : en (15), les sommes investies dans cette province ont pu l’être par un agent autre que celui qui les a aujourd’hui dans cet état. Cette construction, ordinaire en ancien français :
(16) j’ai le François encore emprisonné. (Huon de Bordeaux, XIIIe, apud Buridant, Reference Buridant2000 : 376)
a traversé les siècles. On la retrouve actuellement notamment dans des expressions comme avoir le dos tourné, les yeux ouverts, etc. :
(17) Quand Mélanide a le dos tourné, quelles moqueries ne fait-on pas de cette petite fille, qui en effet vaine, indocile, étourdie n’apprendra jamais rien ? (Mme de Genlis, L’Enfant gâté, 1779)
(18) Elle a toujours les yeux ouverts / Et ne me laisse pas dormir (P. Éluard, L’Amoureuse, 1926)
Étape 2 : le procès, qui s’est produit antérieurement, est pertinent à t0. On peut penser que cette étape est atteinte dès le bas latin dans des énoncés comme :
(19) episcopum invitatum habes. (Grégoire de Tours, Histoire des Francs, VIe siècle)
qui semble devoir être compris comme ‘tu as invité l’évêque’ plutôt que comme ‘tu tiens l'évêque d’invité’. Soit la réanalyse de [episcopum invitatum] habes en episcopum [invitatum habes]. Le tour va se grammaticaliser : (a) l’ordre des mots tend à se figer en avoir + p.p. + SN ; (b) avoir se désémantise et se grammaticalise en auxiliaire ;Footnote 14 (c) l’agent du p.p. est forcément le sujet de habere/avoir devenu auxiliaire. Avoir présent + p.p. est un accompli du présent. Cette construction traverse les siècles depuis l’ancien français (20) jusqu’au français contemporain (21, 22) :
(20) « Sire, nous somes a toi venuz de par les barons de France quiont pris le signe de la croiz pour la mort Jhesucrist venchier ». (G. de Villehardouin, La Conquête de Constantinople, 1207)
(21) (Vivement dès que le portier a tourné le dos) As-tu de la ficelle ? (E. Rostand,de Bergerac, 1897)
(22) qu’est-ce donc qui t’a ouvert les yeux ? (F. Mauriac, Les Mal Aimés, 1945)
Le syntagme a [le dos tourné] en (17) est réanalysé en [a tourné] le dos en (21), comme a [les yeux ouverts] en (18) est réanalysé en [a ouvert] les yeux en (22). Nous retiendrons le terme de résultatif (dans un sens différent donc de celui de Bybee et al.) partagé par de nombreux auteurs (cf. notamment Buridant, Reference Buridant2000: 378), pour nommer cet emploi, tout à fait ordinaire dès les premiers textes français.
Étape 3 : “Perfectives signal that the situation is viewed as bounded temporally (and are used) for narrating sequences of discrete events in which the situation is reported for its own sake, independent of its relevance to other situations” (Bybee et al., Reference Bybee, Perkins and Pagliuca1994: 54). Cette troisième étape s’étale de l’ancien français au français moderne (cf. notamment Caudal et Vetters, Reference Caudal and Vetters2007 ; Caudal, Reference Caudal and Guéron2015 ; Apothéloz, Reference Apothéloz2016), avec une charnière entre français classique (XVIIe siècle) et français moderne (XVIIIe siècle) (Caron et Liu, Reference Caron and Liu1999) : le PC, qui jusqu’alors n’admettait de circonstants qu’incluant t0, commence, à la fin du XVIIe siècle, à pouvoir être flanqué de tout type de circonstant passé, construction qui se développe au XVIIIe siècle. En récit rétrospectif, il concurrence le passé simpleFootnote 15 en tant que temps narratif :
(23) […] jusqu' à ce que l'aimable boudeuse , […] s'est mise à verser des larmes, et m'a tourné le dos pour sortir avec précipitation. Mais je me suis hâté aussitôt de la suivre ; je l'ai retenue entre mes heureux bras […]. (Abbé Prévost, Lettres angloises ou Histoire de miss Clarisse Harlove, 1751)
(24) Jean s’est réveillé. Il a ouvert les yeux. Il a regardé Joseph, puis il s’est mis à regarder un grand morceau de brume. (J. Giono, Le Grand troupeau, 1931)
Le PC accompagne la progression narrative des événements cotextuellement posés comme passés : en (23) : [s’est mise à verser des larmes → m’a tourné le dos → je me suis hâté → je l’ai retenue] ; en (24) : [s’est réveillé → a ouvert les yeux → a regardé Joseph, etc.]. À la différence du PC résultatif qui signifie la phase post-processuelle et la situe dans le présent, le PC, dans cet emploi, représente la phase processuelle globalementFootnote 16 et la situe dans le passé. On parlera d’emploi processif. De ce fait il peut, en interaction avec un circonstant et suivant l’aspect lexical du verbe, représenter cette globalité depuis sa borne initiale (25), de la borne initiale à la borne terminale (26), ainsi que la durée de cette globalité (27) :
(25) Vous ne savez pas combien vous serez heureuse avec un homme qui vous a aimée depuis le premier jour où il vous a vue, et qui s'est tenu si longtemps dans un silence timide, craignant d'être refusé. (Champfleury, Les Souffrances du professeur Delteil, 1853)
(26) Cet après-midi nous avons eu trois alertes. La première a duré de midi à 2 h 15, ça ne nous a pas empêchés de déjeuner. (D. Domenach-Lallich, Demain il fera beau : journal d'une adolescente, 2001)
(27) Cette admiration a fait que je l'ai passionnément aimée pendant une après-midi. On dira qu'une après-midi, ce n'est pas très long. (R. Nimier, Le Hussard bleu, 1950)
Actuellement le PC en français a cantonné le PS dans quelques niches discursives étroites. Ce stade est atteint également, pour ce qui est des langues romanes, par l’occitan (dans la plupart de ses dialectes), par le catalan roussillonnais, par les dialectes italiens du nord et par le roumain standard (Fleischman, Reference Fleischman1983).
3.2. Aspect du p.p., sens résultatif et sens processif
En quoi notre analyse de l’aspect du p.p. comme [R = Et] permet-elle de rendre compte de cette « dérive aoristique » ? Nous examinerons successivement les trois sens dégagés aux trois étapes précédemment rappelées.
(i) Étape 1 : dans les occurrences (17) (« Quand Mélanide a le dos tourné ») et (18) (« elle a toujours les yeux ouverts »), le p.p. en emploi nu (attribut du c.o.d.) a le sens résultatif : parce qu’il représente en langue le temps interne sur son point de détension, il est apte à signifier l’état résultant des procès tourner (le dos) et ouvrir (les yeux) : le dos est donné à voir comme déjà tourné, les yeux comme déjà ouverts.
(ii) Étape 2 : sens résultatif : le p.p. entre dans la construction analytique. Revenons à l’analyse de G. Guillaume :
[Le participe passé] était dans la conjugaison la forme morte du verbe, l’expression du moment où le système du verbe expire, se quitte lui-même ; il devient en se joignant à l’auxiliaire partie intégrante d’un verbe composé vivant, conjugable aux mêmes modes et temps que le verbe simple. (Reference Guillaume[1938] 1964 : 79)
Passons sur la métaphore vitaliste. Nous dirons que le p.p. représentant le temps interne sur la borne terminale Et de la phase processuelle, l’auxiliaire qui lui est adjoint permet de saisir le procès dans sa phase post-processuelle, à partir de cette borne.
Comment se fait-il que cette action « anastatique », à la différence du fonctionnement du p.p. nu, ne souffre aucune restriction ? Tous les verbes en effet disposent d’une forme analytique, notamment les intransitifs-avoir (11) et les transitifs, pour lesquels, comme nous l’avons vu en 2.2., l’emploi nu du p.p. en incidence au sujet agentif est impossible : si l’énoncé (11) *dormi tout le jour est incorrect, en revanche l’on peut dire ayant dormi/ après avoir dormi tout le jour, etc.; si l’énoncé (12) *La cigale, chanté tout l’été est incorrect, on peut en revanche dire La cigale, ayant chanté / après qu’elle eut chanté tout l’été, etc. C’est que, grâce à l’auxiliaire, on obtient en quelque sorte un autre verbe, qui dispose de son temps interne propre – le temps interne de la phase post-processuelle (Guillaume, Reference Guillaume1929 parle d’extension) –, qui à son tour peut être saisi globalement (elle a chanté, après qu’elle eut chanté), ou cursivement (comme elle avait chanté).
La forme analytique post-processuelle se construit donc à l’aide du p.p. parce que le p.p. est d’aspect détensif. Ce qui se voit confirmé par la comparaison, sur le verbe mourir, des trois constructions suivantes :
– construction périphrastiqueFootnote 17 prospective [auxiliairealler + Verbeinfinitif ] : va mourir, concernant la phase pré-processuelle :
(28) Elle croit à tout moment qu’elle va mourir. (D. Diderot, Lettres à Sophie Volland, 1762)
– construction périphrastique progressive [auxiliairealler ou être + Verbep. présent] : est mourant, va mourant Footnote 18 , concernant la phase processuelle :
(29) Sa fille est expirée et son fils est mourant. (J. A. Roucher, Les mois, 1779)
(30) L’automne qui nous laisse, charmante en sa vieillesse, va mourant en souriant. (M. de Guérin, Poèmes, 1839)
– construction analytique résultative [auxiliaireavoir ou être + Verbep.p.] : est mort, concernant la phase post-processuelle :
(31) Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé / porte le soleil noir de la mélancolie. (G. de Nerval, El Desdichado, Les Chimères, 1854)
L’infinitif en (28), de représentation aspectuelle globale du temps interne, précédé de l’auxiliaire aller, sert à construire la forme signifiant la phase pré-processuelle ; le p. présent en (29, 30), de représentation aspectuelle cursive du temps interne, précédé de l’auxiliaire être ou aller, sert à construire la forme signifiant la phase processuelle cursive ; le p.p. en (31), de représentation aspectuelle détensive du temps interne, précédé de l’auxiliaire être ouavoir, sert à construire la forme signifiant la phase post-processuelle.
Si la valeur résultative ne se construit ni sur l’infinitif (28) ni sur le p. présent (29, 30), c’est que ces formes sont habitées de temps interne (globalement, cursivement) ; si elle se construit sur le p.p. (31), c’est que cette forme, ne disposant pas de temps interne, est à même, à l’aide d’un auxiliaire, de signifier, en interaction avec le co(n)-texte, le procès dans sa phase post-processuelle.
(iii) Étape 3 : sens processif : si notre analyse de l’aspect du p.p. comme [R = Et] rend aisément compte du sens résultatif des formes analytiques, qu’en est-il pour le sens processif global actualisé en (23–24) et, plus manifestement encore en (32) :
(32) Je lui parlai des tableaux que je voulais peindre ; elle m’a dit que je ne devais pas hésiter, je devais tout abandonner, y consacrer chaque jour. (A. Goetz, Villa Kérylos, 2017)
Le PC a dit alterne avec le PS parlai : comme le PS, le PC donne à voir le procès dire processuellement et globalement dans le passé. Comment rendre compte de ce que le p.p., s’il saisit le procès sur sa borne terminale, puisse, avec l’aide d’un auxiliaire au présent, signifier la phase processuelle au passé, et ce globalement ?
Le PC, de par la position du p.p. sur la borne terminale, a une propension à signifier la phase post-processuelle comme en (31). Mais, de par cette position également, il présuppose que le procès s’est réalisé intégralement (à la différence du p. présent p. ex.) et antérieurement. En fonction du cotexte, ce qui n’était que présupposé devient le posé : en (32), la succession narrative des procès [parlai → a dit] donne à voir, à partir de la borne terminale, l’entier du temps interne du procès dire dans sa phase processuelle, à l’époque passée.Footnote 19
La pertinence de l’aspect du p.p. comme [R = Et] dans la production des valeurs résultative et processive des formes analytiques se voit confirmée par le fait que le p. présent, de par son aspect cursif [R ⊂ Ei-Et], ne saurait être partie prenante ni du tour résultatif ni du tour processif global : en saisissant le procès cursivement, est mourant (29) ne peut signifier la phase post-processuelle résultativement qui présuppose que le temps interne du procès s’est déroulé entièrement comme dans maintenant il est mort, pas plus que la phase processuelle globalement comme dans il est mort en 1945.
Ecartons l’inférence qui pourrait être faite à partir de l’analyse précédente, à savoir que le PC aurait deux valeurs – résultative, processive – voire qu’il y aurait deux PC, l’un PC résultatif et l’autre processif. Ce serait faire une erreur d’analyse et imputer au seul PC ces deux effets de sens. Dans notre perspective, cette inférence serait maladroite sinon fautive, qui confondrait l’effet de sens produit et les éléments de sa production. Les effets de sens résultatif comme processif sont produits au niveau du discours, par l’interaction du PC avec tel ou tel co(n)texte (Bres, Reference Bres, Corre, Do-Hurinville and Dao2019). Le PC n’est ni résultatif ni processif; il intervient à partir de sa valeur en langue : celle d’une forme qui renouvelle, grâce à l’auxiliaire, un procès que le p.p. présente au terme du déroulement de son temps interne. Notre analyse est confirmée par les cas d’indétermination : en l’absence d’interaction avec des éléments contextuels qui situent le procès au PC dans l’époque présente (phase post-processuelle) ou dans l’époque passée (phase processuelle), on ne saurait lui assigner en discours précisément l’un ou l’autre effet de sens :
(33) J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. (Rimbaud, Phrases, 1873)
Ai tendu représente et l’acte passé de tendre des cordes, des guirlandes, et le résultat de cet acte à t0 : c’est parce que les cordes sont tendues que le je peut danser. On peut, bien sûr, expliquer qu’en l’absence de marques contextuelles claires, l’interprétation hésite entre l’une ou l’autre valeur, ou qu’il y a neutralisation de leur différence. Ce serait une fois encore penser que le PC possède en langue – effectivement ou potentiellement – les deux valeurs, et que le contexte n’a pas joué efficacement son rôle de filtre (Desclés et Guentcheva, Reference Desclés and Guentcheva2003), ou de révélateur. Nous dirons plutôt qu’on a là le troisième des effets de sens identifiables – appelons-le indétermination – produit par l’interaction du PC avec son contexte : en l’absence d’éléments explicites qui inscrivent le procès dans le passé (hier j’ai tendu des cordes) ou qui orientent vers ses conséquences (maintenant j’ai tendu des cordes), ce qui est représenté c’est tout à la fois un événement passé et l’état qui en résulte, qui a de l’importance pour le point référentiel à partir duquel on le considère.Footnote 20
Notre analyse permet également d’expliquer la quasi-synonymie entre le p.p., de forme synthétique, et le p. présent analytique des verbes intransitifs-être. En (8), la nuit tombée peut être remplacé par la nuit étant tombée :
(8) la nuit tombée, les chemins furent pleins de curieux, de femmes et d’hommes venus d’autres villages. (M. Duras, Cahiers de la guerre et autres textes, 2006) (≈ la nuit étant tombée, […])
La quasi-équivalence des deux formes tient à ce que le p.p. tombée saisit le temps interne sur la borne terminale de la phase processuelle, la forme analytique du p. présent étant tombée le saisissant au-delà de cette borne, dans la phase post-processuelle : dans les deux cas, le temps interne du procès tomber est totalement dépensé. La représentation est cependant légèrement différente, ce qui explique que, avec les verbes intransitifs-avoir et transitifs, le p.p. nu soit impossible, alors que le p. présent analytique est d’usage :
(5) La cigale, *chanté tout l’été […] (/ayant chanté tout l’été/)
C’est que seul le p. présent analytique ayant chanté permet de rapporter le procès chanter à un sujet agentif (la cigale) : l’auxiliaire au p. présent remet en tension, sous la forme d’une extension, le procès chanter, qu’il saisit, à la différence du p.p., cursivement dans la phase post-processuelle et non sur la borne terminale de la phase processuelle.
3.3. Une forme analytique du p.p. ?
Si le p.p. entre dans la construction analytique de toutes les autres formes verbales, dispose-t-il lui-même d’une telle forme ? Force est de constater que sur ce point il n’y a pas consensus entre grammaires de référence. Prenons un verbe intransitif-être comme venir et un verbe transitif comme ouvrir: la forme étant venu ou ayant ouvert est-elle la construction analytique du p.p. ? La plupart des grammaires l’affirment (a) : Grevisse et Goosse (Reference Grevisse and Goosse[1936] 2008 14 : § 925) ; Imbs (Reference Imbs1960 : 161) ; Chevalier et al. (Reference Chevalier, Arrivé, Blanche-Benveniste and Peytard1964 : 378) ; Arrivé, Gadet, Galmiche, Reference Arrivé, Gadet and Galmiche1986 : 474) ; Riegel et al. (Reference Riegel, Pellat and Rioul[1994] 2009 : 596) ; alors que d’autres y voient la forme analytique du p. présent (b) (Wagner et Pinchon (Reference Wagner and Pinchon1969) ; Wilmet (Reference Wilmet2010 5 : § 211)) :
(a) venu, ouvert > étant venu, ayant ouvert.
(b) venant, ouvrant > étant venu, ayant ouvert
La simple considération de la formation des formes analytiques à partir des formes synthétiques invite à invalider (a) et à accréditer (b) : nous l’avons rappelé, la forme analytique de chaque forme synthétique se construit, quel que soit le temps et le mode, à partir de l’auxiliaire être ou avoir au temps et au mode de la forme synthétique correspondante + p. p. du verbe. Soit p. ex. pour la forme analytique du passé composé à partir de la forme synthétique du présent :
(a) je viens, j’ouvre > je suis venu : [êtreprésent + venirp.p.] ; j’ai ouvert: [avoirprésent + ouvrirp.p]
Si l’on suit ce principe de formation, étant venu,ayant ouvert, du fait de l’auxiliaire au p. présent (étant, ayant), ne peuvent être que les formes analytiques de p. présent, en aucun cas celles du p.p.
Mais alors quelle est la forme analytique du p.p. ? En vertu de la formation rappelée supra : [auxiliaire à la forme simple + p.p.] : on devrait avoir :
(b) venu, ouvert > été venu, eu ouvert
Ladite forme existe-elle ? Si on trouve des énoncés à la forme synthétique du p.p. :la nuit tombée, la porte ouverte, il n’y a pas d’énoncés de forme analytique : *la nuit été tombée, *la porte eu ouverte, et donc il n’existe pas de forme analytique du p.p. Conclusion qui suscite immédiatement l’objection suivante : les formes été venu ou eu ouvert existent bel et bien dans les infinitifs surcomposés (bi-analytiques) avoir été venu,avoir eu ouvert. Footnote 21 Mais cette objection tombe d’elle-même : ces formes sont les formes infinitives surcomposées des infinitifs composés être venu, avoir ouvert, formées régulièrement selon la règle rappelée supra :
(c) être venu, avoir ouvert > avoir été venu, avoir eu ouvert
L’unité signifiante n’est pas avoir [été venu] ni avoir [eu ouvert], mais [avoir été] venu, [avoir eu] ouvert Footnote 22 .
La conclusion nous semble s’imposer que le p.p. n’existe qu’à la forme synthétique.Footnote 23 Ce fait prend toute sa signification de ce qu’il est la seule forme verbale dans ce cas : tous les autres temps de tous les autres modes disposent d’une forme synthétique, d’une forme analytique, et d’une forme bi-analytique, y compris les formes des autres modes non finis, le p. présent et l’infinitif :
(d) venant > étant venu > ayant été venu ; ouvrant > ayant ouvert > ayant eu
ouvert; venir > être
venu > avoir été venu ; ouvrir > avoir ouvert > avoir eu ouvert
Pourquoi, alors que tous les temps à tous les modes disposent d’une forme analytique, la seule forme où elle fait défaut est le p.p. ? L’aspect détensif nous semble également rendre compte de cette impossibilité : une forme « morte » ne peut être… doublement morte ! Ou, plus précisément : l’on ne saurait « ranimer » la forme « morte » du p.p. du verbe (venu, ouvert) par une autre forme « morte », celle de l’auxiliaire (été, eu). Une forme détensive ne saurait être remise en tension par une autre forme détensive, ce qui rend compte de l’impossibilité de *été venu, *eu ouvert.
3.4. Auxiliaires être et avoir
Nous n’avons pas abordé jusqu’à présent la question de l’auxiliaire de la forme analytique. Il apparaît que :
– les verbes intransitifs-être, qui ont pour actant sujet un argument interne non agentif mais affecté par le procès (arriver, venir), et les verbes pronominaux (s’aimer, s’évanouir), qui ont un sujet patientif-agentif, sélectionnent l’auxiliaire être (être arrivé, être venu, s’être aimés, s’être évanoui) ;
– les verbes intransitifs-avoir (courir, dormir), ainsi que les verbes transitifs (aimer, chercher) qui ont pour actant sujet un argument externe agentif, sélectionnent l’auxiliaire avoir (avoir couru, avoir dormi, avoir aimé, avoir cherché).
Soit donc la répartition tendancielle : l’auxiliaire être pour les verbes à actant sujet patientif-agentif (intransitifs-être, pronominaux) ; l’auxiliaire avoir pour les verbes à actant sujet agentif (intransitifs-avoir, transitifs).Footnote 24 Ce dont on peut rendre compte par le fait que l’actant sujet d’un verbe conjugué avec être est affecté par le procès : dans Corinne est venue, comme dans Corinne s’est suicidée, c’est Corinne qui est affectée par les procès venir, se suicider. Alors que l’actant sujet d’un verbe conjugué avec avoir n’est pas affecté par le procès : dans Corinne a couru, Corinne est l’agent du procès courir qui ne l’affecte pas ; comme dans Corinne a embrassé Pierre, c’est non Corinne mais Pierre qui est affecté par le procès embrasser.
Rappelons qu’en français médiéval, on relève de fréquentes hésitations.Footnote 25 On trouve p. ex. des intransitifs-être comme aller ou venir conjugués avec avoir :
(36) Quant Ysaÿe le voit venir, s'en fu tant liés c'a merveilles et ly demande comme il a allé, et y leur conte, et Marte en commenche a rire. (Anonyme, Ysaÿe le Triste, 1400)
(37) Nagaires a que me deistes que estiés de Blamir, et c'est ungz paÿs dont il vient et a venu moult de boins chevaliers. (Anonyme, Ysaÿe le Triste, 1400)
Ou, jusqu’au XVIIe siècle, un intransitif-avoir comme courir conjugué parfois avec être :
(38) Hecube. ô Dieux ! qu'est-ce que j'oy : vient-il donc de mourir !Andromache. Non, mais il est couru nostre camp secourir. (A. de Montchrestien, Hector, 1604)
(39) Ma chère enfant, parlons un peu de notre D'Hacqueville. Il est couru à Saint-Germain dès qu'il a su que Peyruis était arrivé. (Mme de Sévigné, Correspondance, 1680)
Les écrivains, depuis le XVIIIe siècle, peuvent user de avoir avec les intransitifs-être (40) et les pronominaux (41, 42, 43) lorsqu’ils veulent signaler l’origine dialectale du parler de leurs personnages, ou le stigmatiser :
(40) La nuit que José a buté Le Brûleur au pont de Flandre, c'est ici qu'il a venu, […]. (F. Carco, L'Équipe : roman des fortifs, 1925)
(41) Donc, dans la débine, elle s'a fait garde de femmes en couches, et n'alle demeure rue Barre-du-Bec. (H. de Balzac, Le Cousin Pons, 1847)
(42) Mlle Malorthy vient de se périr, dit-elle et, déjà satisfaite de l'effet produit, elle ajouta :
– elle s'a ouvert la gorge avec un rasoir… (G. Bernanos, Sous le soleil de Satan, 1926)
Dans un one man show du comique languedocien Daniel Villanova, nous avons pu récemment relever :
(43) tu t’as foutu de moi je m’a foutu de toi (2010)
Notons que la répartition des auxiliaires être /avoir est différente dans les autres langues romanes, même si elle va globalement dans le même sens, à savoir la prédominance de avoir, et l’amenuisement de l’emploi de être dans la construction analytique. L’italien (Legendre et Sorace, Reference Legendre, Sorace and Godard2003) comme l’occitan usent de être pour le même ensemble de verbes que le français, mais l’élargissent à d’autres verbes, notamment au verbe être lui-même : it. sono stato, oc. soi estat: ‘je suis été’.Footnote 26 À l’inverse, le catalan et l’espagnol usent seulement de haber ‘avoir’, quel que soit le type de procès. Ainsi pour venir, intransitif-être en français : cat. ha vingut ; esp. ha venido : littéralement, ‘il a venu’ ; et pour le pronominal s’évanouir : cat. s’ha desmaiat ; esp. se ha desmayado : littéralement, ‘il s’a évanoui’.
On peut compléter cette description synchronique par les explications diachroniques proposées par Guillaume (Reference Guillaume[1943] 1964) et Benveniste (Reference Benveniste[1960] 1966 b). Le latin disposait de deux voix : la voix active, et la voix moyenne. Le parfait de la voix active se formait synthétiquement : cantavi, ‘j’ai chanté’ ; celui de la voix moyenne se formait analytiquement à l’aide de l’auxiliaire esse (‘être’): [p.p.-us + sum]. Sous une même sémiologie, la voix moyenne regroupait (i) des « déponents intégraux » de sens plutôt actif (imitor, imitatus sum : ‘j’imite’, ‘j’ai imité’) ; (ii) des « déponents défectifs » de sens plutôt non agentif (morior, mortuus sum : ‘je meurs’, ‘je suis mort’ ) ; (iii) et des verbes de sens passif (amor, amatus sum : ‘je suis aimé’, ‘j’ai été aimé’). Dans l’évolution du latin au français, les verbes de type (i) ont été transférés à la voix active, et ont donc formé la construction analytique avec avoir : j’ai imité, comme les autres verbes de la voix active ; sur les verbes de type (iii) s’est développée une voix passive qui s’est autonomisée de la voix moyenne, avec une morphologie spécifique [être + p.p.] à tous les temps : p. ex. le présent synthétique amor a été remplacé dès le bas latin par la forme analytique amatus sum, qui a donné naissance à je suis aimé ; les verbes de type (ii) sont à l’origine des intransitifs-être (je suis venu). S’est développé un autre type de voix moyenne, formant la construction analytique avec être : la voix pronominale, dans laquelle l’actant sujet est à la fois agentif et patientif ( je me suis trompé).
L’on aboutit à un état de langue où tendanciellement être sert d’auxiliaire à quelques intransitifs et aux pronominaux (être venu, s’être évanoui), c’est-à-dire à des verbes à actant sujet agentif-patientif ; et avoir à la plupart des intransitifs (avoir dormi) et aux transitifs (avoir fermé la porte), c’est-à-dire des verbes à actant sujet agentif.
Ⓔtre et avoir en tant qu’auxiliaires procèdent de la grammaticalisation respectivement du verbe plein d’existence être (je pense donc je suis) ; et du verbe plein de possession avoir (j’ai de l’argent). Les deux semblent radicalement différents : « la construction de être est prédicative ; celle de avoir, transitive » (Benveniste Reference Benveniste[1960] 1966 b : 194). Il n’en est cependant rien. É. Benveniste montre que avoir est un « pseudo-transitif » : « avoir n’est rien autre qu’unêtre-à inversé : mihi est pecunia se retourne en habeo pecuniam » (Reference Benveniste[1960] 1966 b : 197). Il n’est pas passivable et doit être compris comme un verbe d’état complémentaire de être : « ils indiquent bien l’un et l’autre l’état, mais non le même état. Être est l’état de l’étant, de celui qui est quelque chose ; avoir est l’état de l’ayant, de celui à qui quelque chose est » (Reference Benveniste[1960] 1966 b : 198).
Etre et avoir manifestent à la fois différence et complémentarité : « être présume une relation intrinsèque, avoir une relation extrinsèque » (op. cit. : Reference Benveniste[1960] 1966 b : 200) . Le premier servira d’auxiliaire aux verbes dont l’actant sujet a une dimension patientive ; le second aux verbes dont l’actant sujet est agentif.Footnote 27
Cette différence va de pair avec une proximité, qui rend compte des hésitations et des évolutions au fil des siècles, comme du fait que certains verbes puissent être employés, avec une nuance de sens perceptible, avec l’un et l’autre auxiliaire (cf. note 25).
3.5. Aspect global du p.p. ?
Nous avons signalé (supra 2.) que Waugh (Reference Waugh1987), Gosselin (Reference Gosselin1996, Reference Gosselin2017) et Wilmet (Reference Wilmet2010 5) analysent la construction analytique à partir d’une valeur aspectuelle du p.p. Précisons maintenant que cette valeur est fort différente de celle que nous lui avons accordée dans nos analyses, puisque ces auteurs conçoivent le p.p. comme d’aspect global. Nous présenterons et discuterons cette proposition à partir des travaux de L. Gosselin, qui en a proposé une explication argumentée.
Selon ce type d’analyse, le p.p. fournit une représentation aspectuelle globale du procès : l’intervalle de référence coïncide avec l’intervalle du procès, à savoir dans notre système de représentation : [Ri-Rt = Ei-Et]. Soit figurativement (Figure 4):
![](https://static.cambridge.org/binary/version/id/urn:cambridge.org:id:binary:20191004114808212-0167:S0959269518000315:S0959269518000315_fig4g.gif?pub-status=live)
Figure 4. Représentation de l’aspect du p.p. comme global
Cette approche permet de rendre compte aisément des valeurs contextuelles résultative et processive (nommées accompli et aoristique chez L. Gosselin) du PC, comme de son indétermination : la valeur résultative est produite par la mise en saillance co(n)textuelle du procès (associé à son intervalle de référence) de l’auxiliaire, notamment par les circonstants temporels : Il a terminé son roman depuis quatre heures ; la valeur processive globale, par la mise en saillance du procès au p.p.: Il aterminé son roman en quatre heures ; la valeur est indéterminée lorsque le co(n)texte ne met en saillance ni l’auxiliaire ni le p.p. : Il a terminé son roman.
Si cette analyse de l’aspect du p.p. comme global explique parfaitement les différents sens produits par les formes analytiques, elle nous semble ne pas être à même de rendre compte :
(i) de la morphologie unaire du p.p. : si le p.p. était d’aspect global, pourquoi cet aspect global ne serait-il pas reconduit par une forme analytique (cf. supra 3.3*été venu, *eu fermé), ce qui est p. ex. le cas pour le passé simple, d’aspect global (il vint), auquel correspond la forme analytique du passé antérieur, elle-même d’aspect global (quand il fut venu, (…)) ?
(ii) de la syntaxe du p.p. nu : pourquoi le p.p. peut-il s’employer nu (supra 2.2) avec un verbe intransitif-être (8), avec certains pronominaux (9), en incidence au second actant d’un verbe transitif (10), mais pas en incidence au prime actant d’un verbe intransitif-avoir (11) ni d’un transitif (12) ? Sur quelle base pourrait se construire l’impossibilité de l’incidence d’un p.p. d’aspect global à des actants sujets agentifs ?
(iii) de la sémantique du p.p. nu d’un intransitif-être dans une participiale (8) ou en complément du présentatif voici ou voilà (45) : pourquoi le p.p. a-t-il toujours dans ce cas valeur résultative, et jamais processive, alors que si le p.p. était d’aspect global ce devrait être l’inverse puisque cette forme est employée sans auxiliaire ?
(8) la nuit tombée, les chemins furent pleins de curieux, de femmes et d'hommes venus d'autres villages. (M. Duras, Cahiers de la guerre et autres textes, 2006)
(45) Voici venu le temps où vibrant sur sa tige / Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir. (Ch. Baudelaire, Harmonie du soir, 1857)
Le p.p. représente le procès non pas comme processif globalement, mais à partir de sa borne terminale, dans sa phase post-processuelle, résultativement : la nuit est présentée comme déjà tombée en (8), le temps comme déjà venu en (45).
(iv) de l’accord du p.p. avec le SN auquel il est incident, à la façon d’un adjectif. En quoi l’aspect global du p.p. peut-il expliquer que le p.p. puisse varier en genre et nombre, à la différence de l’infinitif et du p. présent qui sont invariables ?
(v) de la morphologie de la construction périphrastique pré-processuelle : pourquoi la forme qui saisit la phase post-processuelle use-t-elle du verbe au p.p. (il est mort) alors que la forme qui saisit la phase pré-processuelle use du verbe à l’infinitif (il va mourir) ? Si le p.p. était d’aspect global, ne devrait-il pas servir (plutôt) à construire la forme analytique pré-processuelle ?
Si l’hypothèse du p.p. comme d’aspect global permet de rendre compte élégamment des valeurs processive, résultative et indéterminée de la construction analytique, elle rencontre nombre de difficultés, notamment lorsqu’il s’agit d’expliquer les spécificités de la morphologie de cette forme comme de sa syntaxe. Elle nous semble de moindre robustesse que l’hypothèse du p.p. comme représentant le temps interne sur sa borne terminale.
Il nous reste, pour accorder plus de robustesse à notre hypothèse, à la confronter à deux cas, objectés par N. Thelin (Reference Thélin2016: 195–239) et L. Gosselin (Reference Gosselin2017: 57–58). Ces deux cas semblent invalider tant l’hypothèse de l’aspect du p.p. comme global que l’hypothèse de l’aspect du p.p. comme détensif : le procès semble en effet ne pas avoir atteint la borne terminale Et et être donné à voir comme encore en cours à t0, ce qui peut être mis « en évidence au moyen de paraphrases au présent ou à l’imparfait » (Gosselin, Reference Gosselin2017: ibid.).
(i) Le premier cas est celui où un verbe atélique au passé composé ou au plus-que-parfait pourrait, en interaction avec un circonstant temporel de la forme [depuis + SN], signifier un procès en cours n’ayant pas atteint la borne terminale Et de la phase processuelle (Thelin, Reference Thélin2016 : 195–239). Ce qui se voit illustré notamment par (46) :
(46) Depuis deux heures, j’ai travaillé sans discontinuer (et je travaille encore) [≈ depuis deux heures, je travaille sans discontinuer] (exemple cité par L. Gosselin).
Consultons Frantext à partir du SP « depuis deux heures ». La plupart des occurrences qui conjoignent ce circonstant avec un procès atélique sont actualisées au présent ou à l’imparfait, comme (47) :
(47) Ils marchent depuis deux heures lorsque, vers le milieu d’une pente de neige très dure à grimper, Bompard s’écrie effaré ; « Tartaréin mais ça monte ! » (A. Daudet, Tartarin sur les Alpes, 1886)
Le présent saisit le temps interne cursivement, et se conjoint de façon parfaitement concordante avec le circonstant depuis deux heures qui signifie soit la durée du temps interne dépensé, soit la borne initiale de son déroulement, mais qui ne signifie pas ladite durée globalement, comme le feraitpendant deux heures. Rares sont les occurrences (4 / 295) qui conjoignent depuis deux heures avec un atélique au PC, comme (48) :
(48) Mais ce résultat grotesque et disproportionné tient à une série de contrariétés qui m’ont poursuivi depuis deux heures. (H. F. Amiel, Journal intime de l’année, 1866)
Il semble bien que, comme dans (46), on puisse gloser le PC de (48) par le présent : « qui m’ont poursuivi depuis deux heures » ≈ qui me poursuivent depuis deux heures. Le PC représenterait-il le temps interne avant l’atteinte de la borne terminale Et, ce qui poserait problème tant à l’hypothèse de l’aspect global qu’à l’hypothèse détensive du p.p. ? Nous ne le pensons pas : l’équivalence posée entre j’ai travaillé et je travaille, sur laquelle repose l’interprétation du passé composé comme représentant le procès en cours, nous semble une approximation fauteuse d’erreur : sont confondus la référence de l’acte et le temps verbal qui en donne une représentation. Le PC ne dit pas la même chose que le présent : le PC mesure l’ensemble de la quantité de travail en (46) comme l’ensemble de la quantité de la « poursuite » en (48), au terme desquels l’actant peut poursuivre… ou bien s’arrêter ; le présent signale l’en cours du procès travailler ou poursuivre, un en cours qui a déjà duré un certain temps mais qui n’est pas envisagé comme conduit à son terme, ce qui est le cas du procès marcher en (47). Les deux représentations sont certes proches, on ne saurait toutefois les identifier.Footnote 28 Une occurrence comme (49) va dans ce sens :
(49) (M. Rochefontaine, député, se rend chez le cabaretier Maqueron, qu’il ne trouve pas). Il hésitait à entrer dans le cabaret lorsque Maqueron remonta de la cave avec une bouteille dans chaque main. Ce fut pour lui une confusion, à ne savoir comment se débarrasser de ses bouteilles, à bégayer :
– oh : Monsieur, quelle malchance ! depuis deux heures j’ai attendu, sans bouger, et pour une minute que je descends…oui, à votre intention…Voulez-vous boire un verre, monsieur le député ? (É. Zola, La Terre, 1887)
Il nous semble significatif que le fait que l’attente ne soit pas allée au-delà des deux heures, donc qu’elle ait atteint la borne terminale du temps interne (si on interprète depuis deux heures comme signifiant la durée du temps interne dépensé) comme l’explicite le cotexte droit, soit actualisé au PC, plutôt qu’au présent. Notons que ce temps est cependant possible : l’attente serait fictivement signifiée comme si elle n’avait pas été interrompue par l’acte de descendre :
(49a) Monsieur, quelle malchance ! depuis deux heures j’attends, sans bouger, et pour une minute que je descends…
(ii) Le second cas est celui où le PC donnerait également une représentation cursive du procès dans certains emplois de savoir que ou de garder, par exemple (50) :
(50) J’ai su que vous alliez vous marier [≈ je sais que p]
L’objection ne nous semble pas là non plus vraiment pertinente : l’équivalence j’ai su / je sais est plus qu’approximative, comme le signale le fait que je ne peux dire : * je sais que vous alliez vous marier, ce qui signale que le PCj’ai su pointe sur le moment antérieur où la nouvelle a été apprise : il demande de représenter savoir comme un procès télique, équivalent d’apprendre, antérieur et dont le temps interne est représenté processivement, et non comme un atélique qui saisirait le temps interne de savoir dans son cours à t0.
L’hypothèse de l’aspect du p.p. [R = Et] nous semble, à l’heure actuelle, être à même de répondre aux apparents contre-exemples qui ont pu lui être objectés.
4. CONCLUSION
Nous avons dans un premier temps explicité notre hypothèse : le p.p. est une forme singulière dans le système TAM du français, en ce qu’il représente le temps interne du procès détensivement sur sa borne terminale. Nous avons ensuite tâché de montrer en quoi cette définition aspectuelle permettait de rendre compte de l’emploi du p.p. dans la construction analytique active, avant de discuter l’hypothèse alternative du p.p. comme de représentation aspectuelle globale. Nous avons vu que le p.p., qui en emploi nu ne peut être incident à un actant agentif du fait qu’il signifie le temps interne sur sa borne terminale, se voit renouvelé par l’auxiliaire être ou/et avoir, ce qui lui permet du fait de cette reviviscence de former un nouveau verbe, au-delà systémiquement de la forme synthétique. Cette construction analytique (et au-delà bi-analytique : les formes « surcomposées ») dispose d’un temps interne propre, celui correspondant à la phase post-processuelle, ce qui rend compte de ce qu’elle peut renouveler tout type de procès. Si diachroniquement le premier sens produit a été résultatif, la construction analytique a pu, à partir de la position aspectuelle du p.p., être à même de signifier le procès dans le temps interne de la phase processuelle, concurrençant par-là, voire détrônant, au moins en ce qui concerne le PC, la forme synthétique du PS.
Le p.p. est cette forme singulière – il est le seul à ne pas avoir de correspondant analytique du fait qu’il est le seul à signifier le temps interne sur sa borne terminale – qui précisément du fait de cette singularité, est la clé de voûte du système verbo-temporel (doublement des formes synthétiques par les formes analytiques et bi-analytiques) et diathétique (Bres et Le Bellec, Reference Bres and Le Bellec2018). Le français – et plus globalement les langues romanes et germaniques – ont réussi à construire un outil qui, de par sa neutralité temporelle et diathétique et par son aspect détensif qui le met en marge du système, permet de développer le système à partir et autour de lui.
Si le p.p. est la clé de voûte du système, la notion de temps interne, rarement utiliséeFootnote 29 en linguistique, est la clé de voûte de notre hypothèse. Les développements que nous avons présentés reposent entièrement sur l’analyse selon laquelle ce qui fait la spécificité du verbe est d’être habité de temps interne comptable de sa dimension aspectuelle. Le p.p. représente le temps interne sur sa borne terminale, ce qui en fait une forme à la fois intrinsèquement à la marge du système verbal, toujours prête à basculer dans la catégorie de l’adjectif, dont elle a adopté l’accord en genre et en nombre, et au cœur dudit système par les constructions temporelle et diathétique dont elle est l’ingrédient principal.