Plusieurs travaux récents en science politique dressent un portrait inquiétant de l’évolution des sociétés contemporaines. L'une des études les plus marquantes sur cette question, parue en 2016 dans le Journal of Democracy, constatait une baisse significative de l'appui, en Europe et aux États-Unis, pour les institutions et les normes qui permettent aux démocraties représentatives d’être fonctionnelles–élections régulières et transparentes, séparation des pouvoirs, protection des droits et libertés civiles et ainsi de suite–et ce particulièrement chez les personnes nanties et âgées de 16 à 35 ans (Foa et Mounk, Reference Foa and Mounk.2016). Si de tels résultats de recherche méritent des discussions approfondies, une attention soutenue doit aussi être accordée à l’évolution de la sphère politique elle-même, en tentant d’évaluer dans quelle mesure les pratiques qui y prévalent peuvent contribuer au cynisme ambiant.
L'ouvrage de Diane Lamoureux et Francis Dupuis-Déri, politologues établis respectivement à l'Université Laval et à l'Université du Québec à Montréal, se concentre précisément sur cette question, en analysant les manières dont l’« impératif sécuritaire » qui oriente présentement les pratiques sociales dominantes contribue plus largement à un recul de la démocratie. Cet impératif sécuritaire comporte deux dimensions principales : soit d'une part la criminalisation de la contestation–une atteinte directe au droit d'association de la « société civile »–et d'autre part la pathologisation des marges, par laquelle les personnes qui dévient de la norme sont réprimées et évacuées de l'espace public. Ces deux processus de « sécurisation du social » constituent ensemble une stratégie « pour les élites politiques et économiques qui nous « gèrent », de démembrer les solidarités, de transformer certains secteurs de la population en « problèmes » et d'adopter à leur égard une politique d’éradication épidémiologique » (11).
Les quatre premiers chapitres de l'ouvrage sont dédiés à la criminalisation des forces d'opposition comme atteinte à la dimension contestataire de la démocratie. La politologue Pascale Dufour note ainsi dans le premier chapitre que l'implication de plus en plus importante de l'arène judiciaire dans les luttes étudiantes, que ce soit sous la forme d'injonctions visant à annuler des votes de grève, en forçant le retour en classe ou par des procès intentés contre des manifestants suite à des arrestations de masse, contribue à la fois à une remise en cause de la légitimité des mobilisations étudiantes et à une certaine démobilisation des forces militantes (24–26). Les historiens Martin Petitclerc et Martin Robert constatent, pour leur part, un durcissement marqué des lois spéciales adoptées depuis environ trois décennies à l'Assemblée nationale pour mettre fin à des conflits de travail, avec de nombreuses conséquences sur les capacités de mobilisation du mouvement syndical (59–60). La politologue Dalie Giroux analyse dans son chapitre la criminalisation de la marche des femmes innues au Printemps 2012 contre la mise en avant du Plan Nord et du chantier de La Romaine, en y décelant un affrontement entre le droit traditionnel innu basé sur la « notion juridique d'usage du territoire (qui exclut la propriété privée au profit d'une gestion commune des ressources) » et le « développement économique tel qu’élaboré par le droit canadien [qui] implique une notion d'appropriation privative » (78). Le sociologue Paul Eid étudie ensuite la montée du nationalisme conservateur au Québec, associé entre autres à une instrumentalisation de la laïcité comme marqueur de racisation et de stigmatisation des minorités musulmanes (104).
La deuxième partie de l'ouvrage, composée de trois chapitres, se penche sur les causes et les effets de la pathologisation des marges. Le cinquième chapitre de l'ouvrage, rédigé par le sociologue Éric Gagnon avec Michel Parazelli et Marie-Hélène Hardy–respectivement professeur et étudiante à la maîtrise en travail social–est dédié aux processus d'invisibilisation des personnes marginalisées qui accompagne souvent les projets de revitalisation urbaine, en se basant sur le cas du quartier Saint-Roch à Québec (114–117). Dans le chapitre suivant, le sociologue Marcelo Otero met de l'avant une théorie des situations-problèmes permettant de remettre en question l'association courante entre folie et violence, qui conduit notamment à « des bavures difficiles à justifier (itinérants en crise abattus par la police) » (160). Céline Bellot et Marie-Ève Sylvestre, respectivement professeures en travail social et en droit civil, concluent l'ouvrage en analysant deux processus au cœur de la gouvernance néolibérale : le renforcement des inégalités sociales et l'assignation de problèmes sociaux (pauvreté, petite criminalité, délinquance et ainsi de suite) à des causes individuelles, qui permettent notamment de justifier l'application de mesures de plus en plus répressives contre les individus perçus comme « déviants » ou « dangereux » (170).
Cet ouvrage interdisciplinaire de Lamoureux et Dupuis-Déri est une contribution importante à l’étude des liens entre l'impératif sécuritaire et le recul des libertés publiques et privées. Il semble effectivement qu'en vidant la démocratie de son contenu, cet impératif sécuritaire peut à la fois légitimer en principe–et renforcer en pratique–un intérêt croissant pour des alternatives autoritaires, et ce, particulièrement chez les groupes privilégiés. Pour autant que la démocratie, lorsqu'elle s'exerce pleinement, devrait en théorie nous mener vers une égalité politique et sociale croissante, les rapports entre la sécurisation du social et la « lutte des classes inversée » menée actuellement par les élites politiques et économiques (8–9) nous rappellent que la démocratie au sens fort n'est jamais réductible à un mode de gouvernement, mais qu'elle implique plutôt un projet de redistribution du pouvoir auquel les catégories sociales les mieux nanties s'opposent généralement avec véhémence. C'est sans doute en se réclamant d'une vision de la démocratie comme ensemble des luttes populaires pour l’égalisation du pouvoir politique, économique et social, qu'on retrouve notamment dans les travaux d'Evelyne Huber, Geoff Eley et Francis Dupuis-Déri, que notre réflexion collective sur les enjeux évoqués ici pourra avancer dans les années à venir.