Introduction
Au sein de l’Organisation des États américains (OÉA),Footnote 1 la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH) et la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme sont les deux principaux organes chargés de veiller à la protection des droits de la personne dans les Amériques.Footnote 2 Ces instances sont habilitées à instruire des recours individuels intentés contre des États membres et portant sur des allégations de violations de la Convention américaine relative aux Droits de l’Homme (CADH)Footnote 3 et d’autres instruments interaméricains applicables.Footnote 4 La présente chronique portera sur certaines décisions rendues par la cour pendant l’année 2021.
Dans le cadre de cette période, la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme a émis vingt-quatre jugements sur le fond, trois décisions sur l’interprétation de jugements antérieurs, quarante-sept décisions sur le suivi des mesures de réparation, de même que vingt-deux décisions relatives à des mesures provisoires et deux avis consultatifs.Footnote 5 La CIDH a, pour sa part, adopté 264 résolutions relatives à la recevabilité d’affaires, quatre-vingt-deux relatives à l’irrecevabilité et soixante-quinze décisions sur le fond.Footnote 6
En 2021, les deux instances ont abordé plusieurs thèmes d’actualité et d’importance particulière pour les Amériques, entre autres en ce qui a trait aux droits des défenseurs des droits humains, aux disparitions forcées, aux déplacements forcés, à la détention préventive, à la criminalisation de certains aspects de la santé reproductive des femmes, à la violence faite aux femmes, aux droits des peuples autochtones, au droit à la liberté d’expression, aux droits des journalistes, au droit à la santé, aux droits des personnes en situation de handicap, au droit au travail et à des conditions de travail justes, au droit à la sécurité sociale, aux droits à la liberté d’association, à la négociation collective et de grève, au droit à la propriété, au droit à l’identité de genre, et aux droits à l’égalité et à la non-discrimination.
Affaires Ex-employés de l’Appareil judiciaire c Guatemala , Jugement du 17 novembre 2021, Série C, N o 445; Cuya Lavy et al. c Pérou , Jugement du 28 septembre 2021, Série C, N o 438; et Enseignants de Chañaral et d’autres municipalités c Chili , Jugement du 10 novembre 2021, Série C, N o 443
Encore cette année, la cour interaméricaine a réaffirmé et développé sa jurisprudence relative à l’article 26 qui rend justiciables certains droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux (DESCE). Les décisions de la cour à ce sujet depuis 2017 ont eu pour effet de cristalliser progressivement la portée de cet article ainsi que solidifier dans le temps ce changement de paradigme vers la justiciabilité des DESCE.Footnote 7 Les trois jugements abordés ici portent tous sur les droits de travailleurs. Cependant, ce n’est que dans l’affaire guatémaltèque que la cour a conclu à une violation explicite du droit au travail, préférant, dans les deux autres cas, procéder indirectement en se référant à d’autres droits.
Dans le premier jugement le droit au travail fut à nouveau analysé dans le contexte de l’appareil judiciaire de l’État,Footnote 8 traitant pour la première fois directement du droit de grève.Footnote 9 En l’espèce, soixante-cinq ex-employés de l’appareil judiciaire guatémaltèque, qui avaient participés à une grève déclarée illégale, furent licenciés sans procédure préalable et individualisée, ce qui fut considéré par la cour comme contraire au droit des victimes à un procès équitable. De même, en n’établissant pas une procédure claire pour contester la déclaration d’illégalité de la grève, les juges ont considéré que l’État avait violé le droit à la protection judiciaire, en relation avec son devoir d’adopter des dispositions de droit interne (paras. 62–90), et qu’il avait établi des limites arbitraires au droit de grève,Footnote 10 à la liberté d’association, et à la liberté syndicale, affectant ainsi le droit au travail et à la stabilité de l’emploi des soixante-cinq victimes (paras. 116–27).
Dans le cadre de cette décision, les juges ont réitéré le courant jurisprudentiel récentFootnote 11 à l’effet que l’article 8.2 de la CADH prévoyant des garanties minimales aux personnes accusées d’un délit ne s’applique qu’aux procédures pénales et criminelles, ainsi qu’à une décision de l’État ayant pour but de sanctionner un individu (para. 66), mais non pas de façon générale à tout processus judiciaire ou administratif, ce qui semble être un recul par rapport à des avis consultatifs antérieurs.Footnote 12
Dans la deuxième décision, l’affaire Cuya Lavy et al. c Pérou, puisque les demandeurs n’avaient pas invoqué de violation à l’article 26, la cour préféra ne pas traiter directement du droit au travail, ce qu’elle aurait pu faire en vertu du principe iura novit curia Footnote 13 — ce qu’elle avait d’ailleurs fait dans l’affaire Casa Nina c Pérou concernant la destitution arbitraire d’un procureur.Footnote 14 Ici, la cour conclut non seulement à des violations aux droits à des garanties judiciaires, à la protection judiciaire, au principe de légalité et aux droits politiques, comme dans plusieurs autres affaires traitant de la destitution de juges et de procureurs,Footnote 15 mais aussi — pour une première fois — au droit à l’honneur et à la dignité (article 11) des juges et des procureurs destitués (puisque ceux-ci furent désignés comme des fonctionnaires qui n’avaient pas su maintenir leur poste, échouant le processus de confirmation de leur aptitude d’exercer leurs fonctions, en raison de leur supposée conduite ou incapacité à ce faire (para. 149)).
Dans la troisième décision, l’affaire des Enseignants de Chañaral et d’autres municipalités, la cour a traité de violations aux garanties judiciaires, à la protection judiciaire et, pour la deuxième fois,Footnote 16 au devoir renforcé de l’État de garantir de façon diligente l’accès à la justice des personnes âgées et la rapidité des processus auxquels participe cette population en situation de vulnérabilité (paras. 152, 179–84). En l’espèce, 846 enseignants de différentes municipalités avaient obtenu, après la transition démocratique au Chili en 1990, des jugements condamnant ces dernières à leur verser une indemnité spéciale, due en vertu d’une loi qui avait modifié de façon significative le système public d’éducation et qui avait été appliquée de façon inégale à l’époque de la dictature militaire. L’État refusa d’exécuter ces jugements, invoquant l’incapacité des municipalités de rembourser ces dettes et le fait que l’autonomie municipale et le principe de séparation des pouvoirs empêchait l’État central d’intervenir. La cour interaméricaine note ici que, à la suite des jugements définitifs, les sommes dues sont effectivement entrées dans le patrimoine des enseignants, et qu’elles constituaient ainsi un droit de propriété acquis protégé par l’article 21 de la CADH (para. 190).Footnote 17
Les droits à la liberté d’association, à la négociation collective et à la grève, et leur relation avec d’autres droits, avec une perspective de genre , Avis consultatif OC-27/21 du 5 mai 2021, Série A, N° 27
En réponse à une demande d’avis consultatif de la CIDH, la cour s’est penchée sur trois questions relatives aux droits à la liberté d’association, à la négociation collective et de grève:Footnote 18 (1) quelle est la portée des droits à la liberté d’association, à la négociation collective et à la grève, et leur relation avec les autres droits protégés par les différentes conventions du système interaméricain? (2) quel est le contenu du droit des femmes d’être libres de toutes formes de discrimination et de violence dans l’exercice des droits à la liberté d’association, de négociation collective et de grève? et (3) quel est le rôle des États dans la protection de l’autonomie et de la liberté de fonctionnement des syndicats, ainsi qu’afin de garantir la participation effective des femmes en tant que membres et dirigeantes syndicales, dont notamment dans les processus de conception, de construction et d’évaluation des normes et des politiques publiques liées au travail dans le contexte des changements du marché du travail par l’utilisation des nouvelles technologies?
En réponse à la première, le tribunal s’est penché sur la portée des droits à la liberté d’association, à la négociation collective et de grève,Footnote 19 ainsi que leur relation avec d’autres droits protégés (para. 45), concluant d’abord que ces droits sont implicitement garantis par l’article 26 (paras. 46–48). En ce qui concerne la liberté syndicale, la cour a déterminé que ce droit, consacré par le droit interne des États et divers instruments internationaux, constitue un principe général du droit international (para. 70), dont l’application s’étend à la situation tant des travailleurs du domaine public que de ceux du domaine privé, et ce de façon égale sans distinction aucune (para. 75). Ainsi, la liberté syndicale inclut, par exemple, le droit à l’activité syndicale, à la réglementation syndicale, à la représentation, à l’organisation de l’administration interne des travailleurs et le droit à ce que les organisations syndicales ne soient pas dissoutes par voie administrative (paras. 78–87).
Le droit de négociation collective est, pour sa part, une composante essentielle de la liberté syndicale, car il représente un des moyens fondamentaux par lesquels les travailleurs peuvent défendre et promouvoir leurs intérêts (para. 91). Les États doivent ainsi prendre des mesures qui encouragent le plein développement et l’utilisation par les travailleurs et les employeurs de procédures de négociation volontaire en vue de réglementer les conditions de travail par des conventions collectives (paras. 91–93). Le tribunal énonce alors trois garanties minimales qui doivent être assurées en ce sens: (1) le principe de non-discrimination du travailleur dans l’exercice de l’activité syndicale; (2) la non-ingérence, directe ou indirecte, des employeurs dans les syndicats; et (3) l’encouragement progressif des processus de négociation volontaire entre employeurs et travailleurs qui permettent d’améliorer les conditions d’emploi par des conventions collectives (para. 94).
En matière de grève, la cour estime que le droit de grève est l’un des droits fondamentaux des travailleurs et de leurs organisations en tant que moyen légitime de défendre leurs intérêts économiques, sociaux et professionnels (paras. 95–98). Les juges interaméricains rappellent alors que les États doivent s’assurer que, sous réserve des exceptions autorisées par le droit international, la loi doit protéger l’exercice du droit de grève pour tous les travailleurs et non en rendre l’exercice illusoire ou indûment difficile (para. 100). La loi ne peut, par exemple, exiger des syndicats d’indiquer la durée d’une grève ou la circonscrire dans le temps (para. 100). La faculté de déclarer illégale une grève doit relever exclusivement de la compétence judiciaire, et non de la compétence administrative (para. 101). Le tribunal considère par ailleurs qu’il est possible pour les États d’exiger, avant de permettre le recours à la grève, la réalisation de certaines conditions préalables dans le cadre de la négociation collective (para. 105).
En traitant de la seconde question portant sur le droit des femmes d’être à l’abri de toute forme de discrimination et de violence dans l’exercice de leurs droits à la liberté d’association, à la négociation collective et à la grève, la cour rappelle l’interdiction générale d’adopter une quelconque mesure qui soit discriminatoire ou qui permette que perdurent de telles conduites de la part de tiers. Toutefois, à cela s’ajoute en sus l’obligation positive des États d’adopter les mesures nécessaires pour renverser ou modifier les situations discriminatoires et ainsi veiller à la concrétisation de l’égalité réelle entre les hommes et les femmes (paras. 168–71). Ainsi des mesures doivent être adoptées, par exemple, pour garantir le droit des femmes à un salaire égal pour un travail égal, l’équilibre des tâches domestiques et des soins entre les hommes et les femmes (ce qui implique l’adoption de politiques visant à garantir que les hommes participent activement et de manière équilibrée à l’organisation du ménage et à l’éducation des enfants), l’élimination des obstacles qui empêchent les femmes de participer activement aux syndicats, ainsi qu’à leurs postes de direction, et la prévention de la violence et du harcèlement sexuel dans la sphère publique (paras. 173–89).
Par rapport à la troisième question sur la participation des syndicats aux processus de conception, mise en place et évaluation des politiques publiques liées au travail dans des contextes de changement au marché du travail causé par de nouvelles technologies, la cour a signalé que la protection des droits susmentionnés doit être comprise en tenant compte du fait que les relations de travail évoluent constamment, et que les États ont alors l’obligation d’adapter leur législation et leurs pratiques aux nouvelles conditions du marché (para. 202). De ce fait, les États doivent favoriser la participation effective des représentants des travailleurs dans la conception et l’élaboration de politiques ou de législations touchant au droit du travail dans des contextes de changement au marché du travail; le respect des principes de consultation et de collaboration doit être un élément essentiel de l’action de l’État dans la conception et la mise en œuvre de sa politique du travail (paras. 211–12).
Affaire des Buzos Miskitos (Lemoth Morris et al.) c Honduras , Jugement du 31 août 2021, Série C, N o 432
Cette décision concerne des autochtones appartenant au Peuple Miskitos dont le territoire chevauche la frontière hondurienne et nicaraguayenne et, plus précisément, les membres vivant au Honduras, qui présentent des taux élevés de pauvreté, de chômage, de malnutrition chronique et d’autres problèmes socio-économiques importants, et qui pratiquent la pêche en plongée, une pratique qui se déroule en dehors de la législation du travail en vigueur et qui a entraîné de nombreux accidents de travail, cas d’intoxication et des handicaps.
La cour a rappelé que les États ont l’obligation (1) de réglementer, de contrôler et de surveiller les activités d’entreprises privées qui présentent des risques importants pour l’intégrité ou la vie des personnes; (2) d’adopter des mesures législatives et de tout autre type afin de prévenir les violations des droits humains par des entreprises privées; et (3) d’enquêter sur ces violations, les sanctionner et les réparer (paras. 46–48). Pour ce faire, ils doivent prendre des mesures visant à garantir que les entreprises possèdent: (1) des politiques appropriées pour la protection des droits humains; (2) des processus de diligence raisonnable pour l’identification, la prévention et la correction de violations de droits humains, ainsi que pour garantir un travail décent et digne; et (3) des processus permettant de remédier aux violations des droits humains (para. 49). La cour a terminé en soulignant la nécessité pour les États de s’attaquer aux obstacles culturels, sociaux, physiques ou financiers qui empêchent les personnes appartenant à des groupes vulnérables d’accéder aux mécanismes judiciaires ou extrajudiciaires lorsqu’il y a des atteintes aux droits humains commises par des entreprises (para. 50). Ce faisant, le tribunal s’est fortement inspiré des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme de 2011.Footnote 20
En l’espèce, bien que la réglementation en matière de sécurité au travail des employés de pêche en plongée était adéquate, la cour constata l’absence de sa mise en œuvre effective et de mesures d’inspection ou de surveillance des activités des entreprises (paras. 56–58),Footnote 21 entraînant, selon elle, la violation des droits à la vie et à l’intégrité des victimes ayant œuvré dans des conditions de travail dangereuses (paras. 59–60). En ce qui a trait au droit au travail et à des conditions de travail justes, équitables et favorables qui garantissent la santé, la sécurité et l’hygiène du travailleur, ainsi que les droits à la santé, à la sécurité sociale, et à l’égalité et la non-discrimination, le tribunal a soulevé le fait que les Miskitos travaillaient dans des conditions précaires, insalubres, dangereuses et dans des embarcations surpeuplées, qu’ils ne pouvaient se nourrir adéquatement pendant qu’ils travaillent et qu’ils avaient été menacés à plusieurs reprises par leurs employeurs (para. 76). L’État devait veiller à la mise en œuvre adéquate de la réglementation en matière de conditions de travail, d’autant plus considérant qu’il s’agissait d’une activité dangereuse (paras. 77–78). Par ailleurs, l’État aurait dû s’assurer que des soins puissent être donnés de façon immédiate sur les lieux du travail, et que des bateaux-ambulances ou des centres de santé existent à proximité, en plus de garantir des services adéquats pour la réhabilitation et la réintégration sociale des travailleurs en situation de handicap à la suite des accidents de travail (paras. 92–95). L’absence d’accès à un système de santé fournissant des services préventifs ou curatifs fut considérée comme constituant en outre une violation du droit à la sécurité sociale (para. 96). En effet, les victimes n’étaient pas couvertes par le système de sécurité sociale, car elles travaillaient de manière informelle, n’ayant pas de contrat de travail avec les entreprises de pêche (para. 97).
Enfin, notons que les juges interaméricains considérèrent que les victimes avaient également fait l’objet de discrimination intersectionnelle et structurelle,Footnote 22 étant exposées à une situation de pauvreté et de vulnérabilité particulière en tant que personnes autochtones, ainsi que souffrant de maladies et de handicaps en raison de leur travail (paras. 101–03, 107). Comme elle l’avait fait dans l’affaire des Employées de la fabrique de feux d’artifice de Santo Antônio de Jesus c Brésil, la cour indiqua que les victimes n’avaient pas d’alternative économique, qu’ils n’avaient d’autre choix que d’accepter un travail dangereux qui a mis en danger leur santé, leur intégrité personnelle et leur vie (paras. 104–06). Appartenant à un groupe se trouvant dans une situation de vulnérabilité particulière, l’État avait alors une obligation renforcée de garantir la protection de leurs droits (para. 107).
Affaire Guachalá Chimbo et al. c Équateur , Jugement du 26 mars 2021, Série C, N o 423
La cour interaméricaine eut l’occasion d’approfondir certains aspects de son interprétation des obligations étatiques relatifs aux soins de santé devant être accordés aux personnes en situation de handicap,Footnote 23 en se penchant à nouveau sur le système de santé équatorien.Footnote 24 En l’espèce, la victime disparut de l’établissement public où elle avait été hospitalisée une semaine plus tôt pour traiter sa condition d’épilepsie chronique. Sa mère obtint des informations incomplètes ou contradictoires de la part du personnel hospitalier et entreprit divers recours judiciaires pour forcer les autorités à localiser la victime. Bien que diverses recherches fussent entamées, les procédures judiciaires furent abandonnées et archivées.
Dans un premier temps, le tribunal interaméricain réitéra les principes établis relatifs au droit à l’égalité et à la protection contre la discrimination des personnes en situation de handicap,Footnote 25 interprétés à la lumière de la Convention interaméricaine pour l’élimination de toutes les formes de discrimination contre les personnes handicapées Footnote 26 (paras. 70 et s.), spécifiant que les États ont l’obligation de (1) promouvoir l’inclusion des personnes en situation de handicap par le biais de conditions, d’opportunités et d’une participation égales dans toutes les sphères de la société; (2) promouvoir les pratiques d’inclusion sociale et adopter des mesures de discrimination positive pour remédier aux obstacles existants;Footnote 27 et (3) adopter les mesures législatives, sociales, éducatives, dans le domaine de l’emploi ou de tout autre nature, nécessaires à l’élimination de la discrimination liée au handicap, et promouvoir la pleine intégration de ces personnes dans la société (paras. 86–87). Plus particulièrement, face aux personnes en situation de handicap qui vivent dans la pauvreté, les États doivent (4) adopter des mesures positives, en leur accordant, par exemple, un traitement préférentiel adapté à leur condition et prévenir toutes les formes de handicap évitables (para. 91).
De même, la cour rappela que le consentement préalable et éclairé du patient est une condition essentielle aux interventions médicales.Footnote 28 Ainsi, plutôt que d’adopter des mesures au nom des patients en situation de handicap, les États doivent prendre des mesures pour accompagner et appuyer ceux-ci dans la prise des décisions les concernant (paras. 110 et s.). Les États doivent s’assurer que le personnel médical fournisse le soutien nécessaire pour que le patient puisse prendre une décision éclairée et en son nom propre, et ce, même en situation de crise. La consultation doit s’effectuer directement avec le patient, dans la mesure de ses possibilités, et les personnes aidantes ne peuvent se substituer aux patients dans la prise de décision ou exercer une influence indue sur eux. Enfin, les États doivent offrir aux personnes en situation de handicap la possibilité de planifier à l’avance la manière dont elles souhaitent être prises en charge.
En l’espèce, la cour considéra que les agents de l’État n’avaient pas adopté de mesures pour obtenir le consentement de la victime, un jeune homme en situation de handicap souffrant d’épilepsie et n’ayant complété pour cette raison que ses études primaires,Footnote 29 quant aux traitements se rapportant à sa condition ou quant à des options médicales alternatives, et n’avaient pas fourni d’explication satisfaisante à cet effet à la mère du patient (para. 130). Par ailleurs, le tribunal interaméricain conclut que le traitement accordé ne remplissait pas les conditions de disponibilité, d’acceptabilité et de qualité exigées par les standards du droit international applicable en matière de soins de santé (paras. 140 et s.),Footnote 30 considérant plus particulièrement l’extrême vulnérabilité à laquelle la victime était exposée du fait que celle-ci vivait en situation de pauvreté (para. 149). Les autorités médicales n’avaient pas diagnostiqué avec précision le type d’épilepsie dont souffrait la victime, ne lui avaient pas fourni la médication exigée par son état de santé, n’avaient pas examiné adéquatement le patient ni effectué les suivis nécessaires. De plus, malgré les exigences de sa situation, les autorités n’ont pas assuré la surveillance adéquate permettant d’évaluer les effets des médicaments qui lui avaient été administrés (paras. 150–56).
Ainsi, l’État engagea sa responsabilité au sens de l’article 5 (intégrité physique et morale) et de l’article 26 (droit à la santé) de la CADH. De plus, en raison de ces mêmes faits, la cour interaméricaine considéra que la victime avait subi un traitement discriminatoire basé sur le handicap en contravention de l’article 1 de la CADH. Elle conclut aussi que l’Équateur avait failli à son obligation de réglementer adéquatement les mesures nécessaires à l’obtention du consentement éclairé des personnes en situation de handicap (CADH, article 2). Il est intéressant de constater que, sans motiver sa décision à ce sujet, la cour considéra également l’État équatorien responsable d’avoir violé le droit à la personnalité juridique de la victime (CADH, article 3), son droit à la vie (CADH, article 4) et son droit à la vie privée (CADH, article 11).
Enfin, sans considérer que la disparition de la victime de l’établissement hospitalier constituait une disparition forcée au sens du droit international,Footnote 31 la cour déclara que, puisque la victime disparut alors qu’elle était sous le contrôle exclusif de l’État, l’État devait être présumé responsable de sa disparition à moins de preuve du contraire, et conclut à une violation du droit à la liberté de la victime (CADH, article 7).
Affaire Vera Rojas et autres c Chili , Jugement du 1 octobre 2021, Série C, N o 439
Une fois de plus, la cour interaméricaine se pencha sur le droit à la sécurité sociale, s’attardant cette fois aux obligations des États dans le contexte de la couverture médicale offerte par des assureurs privés.Footnote 32 En l’espèce, les parents de la victime, une fillette atteinte du syndrome de Leigh — une maladie dégénérative qui occasionne des dommages neurologiques et physiques importants — avaient souscrit à une police d’assurance santé privée couvrant les “maladies catastrophiques” et permettant à l’enfant d’être hospitalisée à la maison et d’y recevoir les mêmes soins qu’en établissement hospitalier. Trois ans plus tard, l’assureur informa les demandeurs qu’il mettait fin à la couverture des soins à domicile de leur fille, conformément à une circulaire émise par la Direction de la santé publique du Chili. Les demandeurs contestèrent cette décision auprès de cette instance, de même que des autorités judiciaires, sans succès. À la suite de l’octroi de mesures conservatoires par la commission interaméricaine (para. 59) et d’un nouveau recours auprès des autorités judiciaires chiliennes, celles-ci ordonnèrent le rétablissement des soins et le remboursement des frais encourus par la famille (paras. 61–65).
Dans un premier temps, la cour rappela que, puisque l’État doit garantir de manière effective le droit la santé, il a l’obligation d’empêcher des tiers d’entraver indûment la jouissance de celui-ci. Il doit ainsi réglementer et superviser les soins, que ceux-ci soient fournis par une entité de caractère public ou privé (paras. 84–89). En matière de santé infantile, les traitements de réadaptation pour handicap et les soins palliatifs pédiatriques sont des services essentiels. Ainsi, les États doivent garantir les services et les soins s’y rapportant conformément aux normes de disponibilité, d’accessibilité, d’acceptabilité et de qualité (para. 110).
En ce qui a trait au critère d’accessibilité, les soins palliatifs pédiatriques et les traitements de réadaptation doivent privilégier, dans la mesure du possible, les soins à domicile, ou dans un lieu proche du domicile, permettant le soutien et l’accompagnement de l’enfant et de sa famille, pendant la période du traitement (para. 111). Par ailleurs, le critère d’accessibilité aux soins inclut également un accès à l’information s’y rapportant. En conséquence, les enfants et leurs parents doivent avoir accès aux informations relatives aux maladies ou handicaps dont ils souffrent, y compris leurs causes, leurs soins et leur pronostic. Cette responsabilité incombe aux médecins traitants et aux institutions impliquées dans l’octroi du traitement reçu par l’enfant, ce qui inclut les entités chargées de la gestion de l’assurance privée (para. 112). Ainsi, l’État doit réglementer les activités des assureurs privés de sorte que les assurés aient accès à des informations sur les conditions de traitement effectif dont ils bénéficient, ce qui inclut les conditions de couverture des services, et les recours disponibles en cas de désaccord sur la portée de celle-ci (para. 112).
Dans un deuxième temps, la circulaire de la Direction de la santé publique, sur laquelle s’est basé l’assureur privé pour mettre fin à la couverture des demandeurs, prévoyait l’exclusion de celle-ci sur la base de la durée et de la progression de la maladie. Pour la cour, ce critère est discriminatoire, ne permettant pas de couvrir les soins exigés par des maladies graves. Pour le tribunal interaméricain, la nature chronique d’une maladie ne devrait pas déterminer la pertinence d’un traitement médical (paras. 125–26). Cette distinction de traitement basée sur un critère temporel ne tenait pas compte des besoins médicaux des personnes atteintes de maladies graves et constituait une entrave discriminatoire quant à la garantie du droit à la santé, à l’intégrité personnelle, à la vie, et à la protection spéciale devant être assurée aux enfants (respectivement prévus aux articles 26, 5, 4, et 19 de la CADH) (paras. 123, 127, 133–35).
Par ailleurs, la cour considéra que, puisque l’adoption par la Direction de la santé publique de la circulaire contestée constituait une réduction dans la couverture des soins, cette régression était non seulement arbitraire et discriminatoire, mais constituait également un manquement expresse à l’obligation des États de “prendre des mesures visant à assurer progressivement la pleine jouissance des droits qui découlent des normes économiques et sociales et de celles relatives à l’éducation, la science et la culture, énoncées dans la Charte [de l’OÉA]” (CADH, article 26) (para. 134). Ce faisant, la cour semble se réapproprier l’analyse de la progressivité ou de la dégressivité des mesures devant garantir les droits économiques, sociaux et culturels, adoptés dans d’autres décisions de la commission et de la cour.Footnote 33 Pour le tribunal interaméricain, ce manquement de la part de l’État a mis en danger la vie, l’intégrité et la santé de la victime pendant la durée de l’interruption des soins, et a occasionné une atteinte à l’intégrité physique et morale des parents (para. 135).
Affaire Manuela et al. c El Salvador , Jugement du 2 novembre 2021, Série C, N o 441
Cette décision très attendue de la cour aborde divers aspects des droits à la santé reproductive des femmes dans les Amériques,Footnote 34 un sujet abordé de façon plus approfondie par la CIDHFootnote 35 et la courFootnote 36 ces dernières années. La cour considéra d’emblée que cette affaire est illustrative d’un contexte précis au Salvador. À la suite de la criminalisation absolue de l’avortement par le législateur salvadorien, plusieurs femmes ont été reconnues coupables de meurtre aggravé après avoir eu des avortements spontanés ou d’autres urgences obstétricales. La majorité des femmes ainsi poursuivies vivaient en situation de pauvreté dans des zones rurales ou urbaines marginales, et les plaintes déposées à leur encontre provenaient du personnel médical ou de l’établissement de santé où elles avaient été soignées (paras. 35–46).Footnote 37
En l’espèce, la victimeFootnote 38 était une femme analphabète, vivait avec sa famille dans une zone rurale du Salvador et était en situation de pauvreté. Alors qu’elle était enceinte et qu’elle souffrait de plusieurs problèmes de santé (y compris de nombreux ganglions au cou), elle eut un accident dans la région pelvienne, ce qui lui occasionna des douleurs sévères et des saignements importants. Lorsqu’elle fut amenée à l’hôpital par sa famille le lendemain, le personnel médical conclut que la victime avait fait l’objet d’un accouchement hors de l’hôpital, de rétention placentaire, d’une déchirure périnéale, d’une prééclampsie post-partum sévère, de même que d’une perte importante de sang occasionnant de l’anémie (paras. 47–56).
À la suite d’une plainte criminelle présentée par le personnel médical l’ayant soignée, les autorités policières procédèrent à la fouille de la résidence de la famille de la victime où fut découvert le corps inanimé d’un nouveau-né.Footnote 39 La victime fut alors arrêtée “en flagrant délit” et accusée de meurtre. Dans le cadre de l’enquête, les autorités publiques obtinrent le dossier médical de la victime, contenant l’intégralité de l’historique clinique de celle-ci, y compris des informations détaillées se rapportant à la vie sexuelle et à la santé reproductive de celle-ci. Après une série de procédures judicaires à son encontre, “Manuela” fut condamnée à trente ans de prison pour homicide. Deux ans plus tard, après avoir été diagnostiquée d’un cancer (un lymphome hodgkinien) accompagné de sclérose nodulaire, et après avoir reçu un traitement médical inadéquat, la victime est décédée dans un hôpital public (paras. 57–90).
Sur le fond, la cour interaméricaine considéra d’abord que l’État avait violé le droit à la liberté et à la présomption d’innocence, puisque la décision de maintenir la victime en détention provisoire n’était pas basée sur des motifs convainquants à l’effet que “Manuela” allait interférer indûment avec la poursuite criminelle la concernant. Au contraire, la détention provisoire avait été justifiée par les autorités judiciaires — et conformément à une disposition législative expresse à ce sujet — au motif que “sa remise en liberté aurait occasionné une commotion sociale au sein de la communauté” où résidait “Manuela” et sa famille. La cour interaméricaine conclut donc que, puisque la détention provisoire n’avait pas été ordonnée en raison d’un danger objectif immédiat pour la procédure judicaire, mais, au contraire, se basait plutôt sur des critères sans lien réel avec la situation particulière de l’accusée, cette détention provisoire était arbitraire et donc contraire au principe de la présomption d’innocence (paras. 97–112).
De plus, le tribunal interaméricain conclut à une série de violations du droit aux garanties judiciaires, d’une part en raison de plusieurs erreurs commises par le défenseur public chargé d’office de représenter la victime, y compris le refus de présenter certaines preuves et témoignages, de même que l’omission de tenter des recours en révision ou en cassation alors qu’ils étaient disponibles (paras. 120–30). Au contraire, il fut établi que la victime avait été présumée coupable du début à la fin du processus judiciaire la concernant.
En l’espèce, les autorités auraient dû mener des enquêtes relativement à toutes les pistes logiques d’investigations, y compris celles pouvant disculper l’accusée. Par exemple, les autorités ont omis d’enquêter relativement à d’autres thèses pouvant expliquer autrement le décès, y compris en ce qui avait trait à l’état de santé de la victime et les possibles effets de ceux-ci sur l’accouchement. Plus précisément, les enquêteurs ne tinrent pas compte du fait que “Manuela” avait reçu un diagnostic de prééclampsie grave (pouvant avoir provoqué la naissance et augmenté le risque de mortalité et de morbidité périnatale, le décollement placentaire, l’asphyxie fœtale intra-utérine et le décès). De même, on ignora le fait que “Manuela” avait souffert d’hémorragie post-partum causée par une rétention placentaire et des déchirures dans le canal pelvi-génital (pouvant avoir empêché la victime d’accoucher seule adéquatement ou de s’occuper d’un nouveau-né). Enfin, les autorités ignorèrent le fait que Manuela avait de nombreux ganglions visibles sur le cou, plus tard diagnostiqués comme lymphome de Hodgkin, pouvant avoir contribué à l’anémie de la victime et pouvant avoir provoqué un accouchement prématuré. La cour conclut que ces omissions étaient dues à une panoplie de préjugés entretenus par les enquêteurs quant à la figure de la bonne mère devant se sacrifier coûte que coûte pour son enfant (paras. 131–46).
De même, les autorités judiciaires ne fournirent aucun motif dans la condamnation se rapportant à la causalité du décès (paras. 147 et s.). Ainsi, le tribunal interaméricain releva que la condamnation de la victime concordait avec les préjugés typiques d’un système patriarcal, reprochant à la victime d’avoir manqué aux devoirs propres à son statut de femme et d’avoir adopté un comportement sexuel reprochable. Par ailleurs, les autorités judiciaires ne tinrent pas compte du fait que la victime ait pu vouloir cacher sa faute présumée pour éviter la sanction d’un système ancré dans des valeurs androcentriques. La cour conclut donc que la condamnation de la victime était basée sur des préjugés fondés sur le genre, et ainsi constituait une décision arbitraire et discriminatoire (paras. 161 et s.). De même, rappelant que les peines d’emprisonnement doivent avoir comme objectif la réforme et la réhabilitation sociale des détenus, la cour interaméricaine considéra que la condamnation à trente ans de prison constituait, en l’occurrence, une peine cruelle, inhumaine et dégradante, et que les urgences obstétriques constituent une condition médicale qui ne peut être sanctionnée par peine d’emprisonnement.
Dans un autre ordre d’idées, le tribunal interaméricain condamna le Salvador pour avoir violé le droit à la vie privée et à la santé de la victime, puisque le personnel soignant avait divulgué le dossier médical de la victime aux autorités judiciaires (paras. 202 et s.).Footnote 40 La législation salvadorienne ne prévoyait pas de critère clair permettant de déterminer dans quelles circonstances la divulgation de ce type d’information devrait être autorisée. En outre, les pouvoirs publics n’ont su démontrer que cette mesure était proportionnelle à l’objectif poursuivi, tel qu’exigé par le droit international. Ainsi, selon le tribunal interaméricain, ce type de manquement pourrait décourager les femmes d’aller se faire soigner dans des établissements publics, de peur de voir leurs informations médicales personnelles utilisées à leur encontre dans des procédures criminelles. Au contraire, en cas d’urgences obstétriques, mettant en danger la vie des femmes, le secret professionnel devrait être maintenu.
La cour a aussi conclu que le Salvador avait violé le droit à la santé et à la vie de la victime, puisque, lors de sa détention provisoire et lors de celle résultant de sa condamnation, aucun examen médical adéquat n’a été mené en temps opportun pour déterminer l’état de santé de “Manuela.” Par ailleurs, les traitements de chimiothérapie qui lui ont finalement été accordés l’ont été avec des retards importants (paras. 230–47).
Il est intéressant de constater que, selon le tribunal interaméricain, “Manuela”, en tant que femme analphabète vivant dans des conditions de pauvreté en milieu rural, a été victime de différents désavantages structurels convergeants (paras. 248–59).Footnote 41 En effet, la cour considéra que l’ambiguïté de la législation relative au secret professionnel des médecins et l’obligation de signalement des cas d’infanticide affectent de manière disproportionnée les femmes démunies qui n’ont pas les ressources économiques suffisantes pour être soignées dans une clinique privée. De même, le fait que la poursuite pénale des femmes en de telle situation soit priorisée par les autorités sur le traitement médical et la protection du secret professionnel et des données personnelles les concernant constitue, selon la cour interaméricaine, une politique discriminatoire et une instance de violence à l’encontre des femmes.
Affaires Barbosa de Souza et al. c Brésil , Jugement du 7 septembre 2021, Série C, N o 435 et Digna Ochoa et famille c Mexique , Jugement du 25 novembre 2021, Série C, N o 447
Ces deux décisions ont permis à la cour d’approfondir les standards interaméricains relatifs aux obligations qu’ont les États de lutter contre la violence faite aux femmes.Footnote 42 L’affaire Barbosa concerne l’assassinat, au Brésil, d’une jeune femme afro-descendante en situation de pauvreté, et l’impunité qui s’en suivit en partie en raison de l’immunité parlementaire du suspect principal qui paralysa l’enquête criminelle pendant plusieurs années. Le tribunal interaméricain indiqua que, bien que l’immunité parlementaire puisse être garante de l’indépendance du pouvoir législatif et puisse être nécessaire au bon fonctionnement des institutions démocratiques, elle ne peut être le privilège personnel d’un parlementaire et ne peut être instrumentalisée pour assurer l’impunité de certains crimes. En l’espèce, bien que l’enquête criminelle ait établi que la victime et le suspect — un parlementaire — étaient ensemble dans un motel au moment de la mort de celle-ci, le processus de mise en accusation et le procès contre celui-ci furent bloqués parce que le pouvoir législatif concerné refusa de lever l’immunité parlementaire le concernant.
La cour indiqua que, pour déterminer s’il doit lever une immunité parlementaire, le pouvoir législatif concerné doit suivre une procédure claire et rapide, prévue par la loi. Il doit également appliquer un test de proportionnalité strict, par lequel l’accusation portée contre le parlementaire doit être analysée en tenant compte de l’impact sur le droit d’accès à la justice des personnes susceptibles d’être affectées et les conséquences de l’empêchement de poursuivre un acte criminel. Ce faisant toute décision doit être motivée avec précision (para. 111). En l’espèce le refus de lever l’immunité ne reposait sur aucun critère précis et n’avait pas fait l’objet d’une décision motivée.
La seconde affaire porte sur l’assassinat d’une des défenseures des droits humains les plus connues du Mexique.Footnote 43 Digna Ochoa œuvrait auprès de l’organisation Centro ProDH; elle avait fait l’objet de nombreuses menaces et fait l’objet de mesures conservatoires de la CIDH, de même que d’une ordonnance de mesures provisoires émise par la cour interaméricaine en novembre 1999.Footnote 44 Ces mesures furent levées quelques mois plus tard, à la demande de l’État mexicain et Digna Ochoa fut retrouvée tuée par balle en octobre 2001 dans le bureau d’un collègue. Une enquête fut initiée, proposant trois hypothèses pour expliquer la mort de la victime, mais ultimement aucune action pénale ne fut initiée et l’affaire fut archivée. Une vérification technique indépendante de l’enquête fut menée par un groupe d’experts mandatés par la CIDH en accord avec le gouvernement mexicain, et conclut que plusieurs erreurs importantes avaient été commises par les enquêteurs nationaux, entre autres en ce qui a trait à la chaîne de possession des preuves et aux témoignages obtenus.Footnote 45
Dans les deux affaires, la cour conclut, sans surprise, à des violations importantes des droits aux garanties judicaires, à la protection judiciaire et à l’égalité. Il est intéressant de constater que, dans les deux cas, le tribunal prit en compte le contexte de violence structurelle et généralisée existant tant au Brésil qu’au Mexique au moment des faits. Dans l’affaire Barbosa, la cour considéra que l’enquête avait fait l’objet de nombreux stéréotypes et préjugés à l’endroit des femmes, portant entres autres sur le comportement ou la sexualité de la victime et présupposant qu’elle était l’auteure de son propre sort. Le tribunal conclut donc que l’enquête et la procédure pénale avaient un caractère discriminatoire fondé sur le sexe et n’avaient pas été menées dans une perspective de genre, conformément à la Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre la femme (Convention Belém do Pará) (paras. 124 et s.).Footnote 46 La cour arriva aux mêmes conclusions dans l’affaire Ochoa, considérant que l’enquête s’était fondée sur des stéréotypes et préjugés semblables, portant entre autres sur des aspects intimes et personnels de la vie de la victime, pour la discréditer et étayer la thèse peu vraisemblable du suicide, et pour effacer le contexte particulier — celui d’une défenseure des droits humains qui dénonçait des abus contre l’État — qui était des plus pertinents dans ce cas précis (paras. 123 et s.).
Affaire Vicky Hernández et al. c Honduras , Jugement du 26 mars 2021, Série C, N o 422
Cette affaire, qui concerne le meurtre d’une femme transgenre, travailleuse du sexe et défenseure des droits des femmes transgenres, a permis à la cour de développer plus avant sa jurisprudence quant aux questions d’identité de genre et de la violence symbolique dont sont victimes les personnes lesbienne, gay, bisexuelle, trans et intersexe (LGBTI).Footnote 47 En l’espèce, plusieurs faits avaient établi la participation d’agents de l’État aux évènements qui ont conduit à la mort de la victime. En constatant que la violence à l’encontre de celle-ci était fondée sur son expression ou son identité de genre, la cour a conclu que l’État était responsable d’une violation aux droits à la reconnaissance de la personnalité juridique, à la liberté personnelle, à la vie privée, à la liberté d’expression et au nom (CADH, articles 3, 7, 11, 13 et 18). Ce faisant, la cour a indiqué que la violence à l’encontre des personnes LGBTI a un but symbolique, visant à communiquer un message d’exclusion, et a pour effet ou pour objectif d’empêcher ou de réduire à néant la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice des droits et des libertés fondamentales de la personne faisant l’objet de cette discrimination (paras. 68–70).Footnote 48
Rappelant son avis consultatif relatif à l’identité de genre, la cour a réaffirmé le droit de chaque personne de définir de manière autonome son identité sexuelle et de genre conformément au droit au libre développement de la personnalité (CADH, articles 7 et 11.2), au droit à la vie privée (article 11.2), au droit à la reconnaissance de la personnalité juridique (article 3), à la liberté d’expression (article 13) et au droit à un nom (article 18) (paras. 115–19 et 124). En l’espèce, ces droits et le droit à l’identité de genre de la victime ont été violés: (1) comme conséquence de son homicide; (2) dans le cadre des enquêtes liées à cet homicide; et (3) en raison de l’absence de reconnaissance de son identité de genre dans le cadre juridique général de l’État du Honduras (paras. 119–25).
Notons que le tribunal a su invoquer la Convention Belém do Pará, qui s’applique de façon égale aux femmes transgenres en raison de la dimension genrée de la violence qu’elles subissent, et que, en l’espèce, les actes qui ont abouti à la mort de la victime avaient eu lieu en raison de l’identité de genre de celle-ci (paras. 128–36).Footnote 49
Affaire Bedoya Lima et al. c Colombie , Jugement du 26 août 2021, Série C, N o 431
Dans le cadre de ce jugement, la cour eut à se pencher sur l’enlèvement et la séquestration d’une journaliste par des paramilitaires lors de laquelle celle-ci subit des traitements humiliants et extrêmement violents, dont de graves agressions verbales, physiques, et sexuelles. La cour rappela d’emblée le contexte de conflit armé interne en Colombie à une époque où prévalait un climat de violence spécifiquement dirigée contre les journalistes, de violence sexuelle contre les femmes et, en particulier, contre les femmes journalistes, et où régnait une impunité généralisée à ces égards (para. 39). Dans de telles situations, compte tenu du risque particulier auquel sont exposées les femmes journalistes, les États doivent adopter des mesures de protection intégrale des femmes journalistes (para. 152) conforme à une approche de genre et différenciée (para. 91). Pour ce faire, ils doivent identifier et étudier avec la diligence requise les risques particuliers que les femmes journalistes encourent, ainsi que les facteurs qui augmentent la probabilité qu’elles soient victimes de violence (para. 91).
Rappelant la dimension à la fois individuelle et sociale du droit à la liberté d’expression (para. 106), la cour a conclu que cette agression visait à punir et à intimider spécifiquement la journaliste (paras. 108–09), mais aussi, puisqu’elle couvrait des questions d’un grand intérêt public (en lien avec le crime organisé et des fonctionnaires de l’État), que l’absence d’une garantie effective de son droit à la liberté de pensée et d’expression avait généré un effet d’intimidation (chilling effect) qui eut comme conséquence de faire perdre au public des voix et des points de vue pertinents (paras. 110–12), en particulier ceux de femmes journalistes. Ce phénomène a conduit à une augmentation de l’écart entre les sexes dans la profession de journaliste et, en ce sens, attaque le pluralisme en tant qu’élément essentiel de la liberté de pensée et d’expression et de la démocratie (para. 113).
Affaires Palacio Urrutia et al. c Équateur , Jugement du 24 novembre 2021, Série C, N o 446; Peuples autochtones Maya Kaquchikel de Sumpango et al. c Guatemala , Jugement du 6 octobre 2021, Série C, N o 440; Grijalva Bueno c Équateur , Jugement du 3 juin 2021, Série C, N o 426
En 2021, la cour traita de trois autres importantes affaires relatives à la liberté d’expression (CADH, article 13). La première porte sur les sanctions judicaires imposées dans le cadre de poursuites en diffamation contre le journal El Universo en Équateur. Celui-ci avait publié un article d’opinion se rapportant à une manifestation de policiers dans le cadre de laquelle le Président Correa avait été encerclé et confiné dans un hôpital, ce qui avait créé une commotion importante et avait été qualifié de tentative de coup d’état par l’Équateur.Footnote 50 La victime publia un éditorial intitulé No a las mentiras (non aux mensonges), dans lequel la victime rapportait les faits et critiquait le président. Une plainte fut donc présentée pour “injure et calomnie contre l’autorité” et la victime et ses collègues furent condamnés à trois ans de prison et une amende de 30 millions $US, alors que le journal Universo fut condamné à une amende de 10 millions $US. Divers recours en appel furent rejetés, puis les condamnés obtinrent un pardon présidentiel en 2012 (paras. 40 et s.).
En l’espèce, rappelant sa jurisprudence sur le sujet,Footnote 51 la cour considéra que l’État avait adopté des mesures excessives et disproportionnées, puis que les propos d’intérêt public, tels que ceux se rapportant à la conduite des agents publics dans l’exercice de leurs fonctions, ne peuvent faire l’objet de sanctions pénales pour protéger l’honneur du fonctionnaire concerné (paras. 100 et s.). Par ailleurs elle conclut que le montant des amendes était à ce point disproportionné dans le contexte que celles-ci pouvaient générer un effet dissuasif sur le discours public (un chilling effect) contrairement à l’article 13 de la CADH (para. 124).
Un mois plus tôt, la cour interaméricaine avait adopté une décision semblable portant sur les saisies et la fermeture d’une radio communautaire opérée par les membres des communautés mayas Kaquchikel de la région de Sumpango, qui avait été sanctionnée et criminalisée parce qu’elle utilisait un spectre radio sans licence et empiétait sur les droits d’un tiers. Le cour interaméricaine considéra que les saisies à la suite d’ordonnances judiciaires rendues dans le cadre de procédures pénales à l’encontre des opérateurs de radio n’avaient pas été effectuées en conformité avec le principe de légalité puisque la législation sur laquelle elles reposaient ne permettaient pas une typification claire et précise de la conduite reprochée (paras. 161–65). Elle conclut également que la sanction pénale n’était pas la voie adéquate et nécessaire pour faire respecter la législation applicable et que des moyens moins attentatoires au droit à la liberté d’expression auraient pu être employés. Cette sanction n’était donc pas strictement nécessaire et était disproportionnée. Ce faisant, la cour tient compte du fait que le droit à la liberté d’expression des peuples autochtones englobe le droit de fonder et d’exploiter des radios communautaires, que la législation qui réglemente la radiodiffusion au Guatemala empêchait, dans les faits, les communautés mayas d’avoir accès au spectre radio, et enfin que l’État n’avait pas mené d’efforts législatifs ou d’autre nature pour reconnaître ces radios communautaires et veiller à ce que les peuples autochtones puissent exploiter leurs propres stations de radio (paras. 167 et s.).
Mais ce jugement est particulièrement intéressant parce qu’il aborde plus avant l’importance des communications pour la culture et l’identité autochtone, en particulier au Guatemala où la majorité de la population est autochtone et vit en situation de marginalisation et de pauvreté. La cour s’attarda particulièrement à ce contexte pour apprécier la portée de cette affaire. Elle constata par exemple que les peuples autochtones ont traditionnellement fait l’objet de discrimination dans l’accès aux moyens de communications, une réalité abordée dans l’accord de paix de 1995 portant sur l’identité et les droits des peuples autochtones,Footnote 52 l’un des accords qui mit officiellement fin à la guerre civile au pays, et qui prévoyait des ajustements réglementaires et législatifs pour créer des espaces aux peuples autochtones dans ce domaine (paras. 99 et s.). Nonobstant cela, une seule des 514 stations disposant de licences pour opérer sur un spectre de radio était opérée par des autochtones. En effet, la loi en vigueur prévoyait l’octroi des licences au plus offrant, par appel d’offre, malgré divers projets de lois et accords gouvernementaux prévoyant d’accroître la diversité des diffuseurs et de réserver des spectres radios pour la société civile (paras. 45 et s.).
La cour conclut que non seulement la saisie, la fermeture et les sanctions imposées avaient violé le droit à la liberté d’expression des victimes, mais que le cadre réglementaire violait également leur droit à l’égalité devant la loi (CADH, article 24) et leur droit de participer à la vie culturelle (CADH, article 26). Comme elle l’avait fait dans l’affaire Urrutia (paras. 87 et s.), elle réitéra d’abord l’importance de la diversité des moyens de communication pour le pluralisme, la démocratie et la liberté d’expression (paras. 79 et s.).Footnote 53 Ainsi les États se doivent d’adopter des mesures visant à empêcher ou limiter l’existence de monopoles ou d’oligopoles dans le domaine des médias (para. 86), ce qui revêt d’autant plus d’importance dans un pays culturellement aussi diversifié que le Guatemala. En l’espèce, le Guatemala doit, entre autres, réglementer l’octroi de spectres radios de sorte à y assurer une plus grande présence des peuples autochtones (paras. 95 et s.). De plus, l’État a une obligation positive d’adopter des mesures visant à assurer un accès, en toute égalité, des peuples autochtones à des licences d’opération pour corriger les inégalités historiques, en particulier dans un contexte où ceux-ci ne peuvent compétitionner avec le secteur privé. Pour la cour, l’absence de mesure de régulation étatique permettant cet accès constitue, dans les faits, une façon d’empêcher ou d’interdire l’accès aux spectres radios (para. 135).
Dans ce contexte le tribunal rappela que les peuples autochtones ont le droit d’utiliser leurs propres moyens de communication et que, dans cette perspective, les radios communautaires jouent un rôle essentiel pour la préservation des langues et de la culture autochtones (paras. 96–108).Footnote 54 Ces mesures sont essentielles pour garantir non seulement le droit de ceux-ci à la liberté d’expression, mais aussi le droit de participer à la vie culturelle, qui inclut le droit à l’identité, et présuppose le droit à la protection des langues autochtones, en conformité avec la Convention no 169 de l’OIT relative aux peuples indigènes et tribaux (paras. 118 et s.).Footnote 55 Ce droit des peuples autochtones d’être représentés dans les médias émane des droits à la non-discrimination, à la libre détermination, à prendre part à la vie culturelle et à liberté d’expression (para. 92).
La troisième affaire concerne un membre de la marine équatorienne qui, dans l’exercice de ses fonctions, avait eu connaissance de détentions illégales et arbitraires, d’actes de torture, de disparitions forcées et de meurtres commis par des membres de la marine. Il avait alors signalé ces crimes à son supérieur, puis, trois ans plus tard, révélé ces allégations aux médias, ce qui lui valut une série de sanctions de la part des autorités.
Selon les juges interaméricains, les agents publics, y compris les membres des forces armées, doivent signaler les violations graves aux droits humains desquelles ils ont connaissance, et cette obligation doit être inscrite dans la constitution et la loi. Il incombe à l’État d’adopter les mesures nécessaires pour garantir que les agents publics qui déposent de telles plaintes ne fassent pas l’objet de représailles et qu’ils bénéficient d’une protection adéquate (para. 160). Tel que le signale la cour, il convient de tenir compte du fait que les agents publics ont généralement une connaissance précoce de ces actes en raison de la fonction qu’ils exercent (para. 160). En l’espèce, la cour a indiqué que la victime avait le devoir de révéler ces violations et que ces communications étaient garanties par son droit à la liberté d’expression (paras. 159–60). Rappelons que la question de la portée des droits des lanceurs d’alertes avait été abordée par le Rapporteur Spécial des Nations Unies sur la liberté d’opinion et d’expression, le Représentant de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe sur la liberté des médias, et le Rapporteur Spécial de l’OÉA sur la liberté d’expression, dans une déclaration commune sur le sujet adoptée en 2004.Footnote 56
Affaire Guerrero, Molino et al. c Venezuela , Jugement du 3 juin 2021, Série C, N o 424
Cette importante affaire présente un développement jurisprudentiel interaméricain significatif en ce qui a trait à la question du profilage criminel. En effet, rappelons qu’en 2020 dans l’affaire Fernández Prieto et Tumbeiro c Argentine, la cour avait reconnu que l’utilisation de profils discriminatoires, c’est-à-dire de la présomption de culpabilité à l’encontre de toute personne qui correspond à un certain profil, plutôt qu’une évaluation au cas par cas des raisons objectives qui indiquent qu’une personne est effectivement liée à la commission d’une infraction, rend toute intervention de la police discriminatoire et donc arbitraire.Footnote 57
En l’espèce, la cour a indiqué que le mode de commission des actes dont a souffert la victime et qui ont mené éventuellement à sa mort, permet de conclure que ces actions étaient motivées par des a priori de la part des policiers (qui prétendaient que la victime était dangereuse en raison de sa situation apparente de pauvreté) (para. 97). Les perceptions des forces de sécurité étaient basées sur des préjugés discriminatoires voulant que, en raison de son “profil”, la victime présentât un danger quelconque ou méritait d’être punie ou maltraitée (para. 97). Le témoin expert, le professeur Philip Alston, sut expliquer à ce sujet que la brutalité policière touche largement les personnes pauvres et que plusieurs études ont démontré que les violations graves aux droits humains, telles que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées, touchent beaucoup plus durement les groupes à faible revenu et ceux qui vivent dans la pauvreté (para. 95). De fait, la cour a conclu qu’en l’espèce, il y avait eu torture au sens du droit international, puisque la violence dont la victime a souffert aux mains d’agents de l’État avait un caractère intentionnel, de même qu’un but ou un objectif spécifique; elle était motivée par une animosité et une hostilité à son égard (la considérant comme un risque pour la société), et cherchait à l’intimider et à la punir sur la base d’idées préconçues liées à sa situation économique et à son statut social (para. 118).
Affaires Famille de Julien Grisonas c Argentine , Jugement du 23 septembre 2021, Série C, N o 437; Maidanik et al. c Uruguay , Jugement du 15 novembre 2021, Série C, N o 444; Massacre du village Los Josefinos c Guatemala , Jugement du 3 novembre 2021, Série C, N o 442
En 2021, la cour eut à traiter plusieurs affaires se rapportant aux disparitions forcées et à l’impunité.Footnote 58 L’affaire Grisonas c Argentine est la première décision de la cour portant sur les disparitions forcées de l’époque de la dictature argentine.Footnote 59 Comme elle l’avait fait dans des affaires semblables concernant le ChiliFootnote 60 et l’Uruguay,Footnote 61 le tribunal interaméricain a abordé en détails le contexte des disparitions forcées sous la dictature argentine (1976–83), qu’elle qualifia de pratique systématique constituant des crimes contre l’humanité. Elle traita entre autres de l’existence de centres clandestins de détention et de la pratique de la capture et mise en adoption d’enfants, à la suite de la disparition forcée des parents, de même que de l’Opération Condor, une entente multilatérale signée en 1975 par les principaux États d’Amérique du Sud, visant à coopérer pour localiser et éliminer des dissidents réfugiés dans les pays voisins (paras. 57–68).Footnote 62
Dans le même esprit pédagogique, la cour expliqua comment l’État argentin, la démocratie revenue en 1983, adopta une série de mesures de justice transitionnelle (paras. 69 et seq.), dont la création de la Commission nationale sur les disparitions de personnes, les procès des membres de la junte militaire, et l’adoption en 1986 de la “loi de point final” (accordant une amnistie pour les crimes commis pendant la dictature) et en 1987 de la “loi d’obéissance due” (autorisant la défense d’obéissance aux ordres supérieurs). Ces deux lois constituèrent des obstacles majeurs à l’obtention de la justice et de la vérité, mais furent déclarées inconstitutionnelles en 2001 et abrogées par le législateur en 2005.
En l’espèce, Monsieur et Madame Grisonas étaient des opposants au régime uruguayen qui s’étaient réfugiés en Argentine en 1974. Deux ans plus tard, une opération des forces de sécurité argentines fut menée à leur domicile, lors de laquelle Monsieur Grisonas fut tué et Madame Grisonas assujettie à une disparition forcée dans le tristement célèbre centre de détention clandestin “Automotores Orletti,” où elle fut torturée. Leurs deux enfants furent envoyés secrètement en Uruguay puis au Chili où ils furent adoptés sous d’autres identités et furent retrouvés des années plus tard par leur grand-mère. Bien que l’État argentin ait mené des enquêtes et condamné cinq personnes pour les crimes commis contre Madame Grisonas, aucune personne ne fut condamnée pour le meurtre de M. Grisonas dont la dépouille n’a jamais été retrouvée. Les recours entamés par les survivants pour l’obtention de réparations furent rejetés pour prescription (paras. 85 et s.).
La cour considéra non seulement la capture et détention clandestine de Madame Grisonas comme une disparition forcée, mais également la disparition de la dépouille de Monsieur Grisonas suivie du refus des autorités de fournir des informations à ce sujet, ce qui — à notre connaissance — constitue un développement majeur, puisqu’il fut établi que la victime était déjà décédée au moment de la disparition à proprement parler.Footnote 63 Le tribunal conclut que l’État argentin avait entre autres violé le droit des victimes à la vérité et aux garanties judiciaires et à la protection judiciaire puisque la dépouille de Monsieur Grisonas n’a jamais été retrouvée et rendue aux proches, parce que personne n’a été condamné pour son meurtre, et parce qu’aucune réparation n’a été versée aux survivants en raison d’une application erronée du principe de prescription (paras. 127 et s.).
Cette affaire est d’autant plus intéressante que la cour a considéré qu’en invalidant les deux lois, puisque contraire à la CADH et à la jurisprudence de la cour interaméricaine, le pouvoir judiciaire avait bien appliqué le contrôle de conventionnalité (para. 151) — une demande que la cour réitère souvent aux juges de droit interne.Footnote 64 Notons enfin que, considérant la nature transnationale de ces violations, elle a ordonné à l’Argentine de convoquer les autres États ayant pu avoir participé à ces violations dans le cadre de l’Opération Condor et de former une équipe visant à coordonner leurs efforts de coopération judiciaire en la matière (paras. 286 et s.).Footnote 65
Dans le cadre de l’affaire Maidanik et al. c Uruguay, décidée deux mois plus tôt, la cour se pencha à nouveau sur plusieurs disparitions forcées commises contre des étudiants, des membres du parti communiste et des syndicalistes en Uruguay pendant la dictature. Rappelons qu’en 2011, dans l’affaire Gelman,Footnote 66 la cour avait déjà déclaré que la loi d’amnistie adoptée en 1986 était contraire à la CADH. Bien que cette loi fût amendée en 2011 rétablissant la capacité du Ministère public de poursuivre les personnes responsables des crimes commis pendant la dictature (article 1), faisant courir la prescription qu’à partir de l’adoption de cette nouvelle loi (article 2), et réitérant que ces crimes constituaient des crimes contre l’humanité (article 3), deux ans plus tard, la Cour suprême de l’Uruguay déclara ces deux dernières dispositions inconstitutionnelles (paras. 30 et s.). Même si les enquêtes portant sur les meurtres et les disparitions des victimes, d’abord archivées en raison de la loi d’amnistie, furent ré-ouvertes après 2011, les procès criminels contre les personnes suspectées d’avoir commis ces crimes n’ont à ce jour pas permis d’élucider les disparitions ou de mener à des condamnations (paras. 135 et s.).
Dans son jugement, la cour interaméricaine réitéra sa jurisprudence sur les disparitions forcées et sur l’incompatibilité des lois d’amnistie avec la CADH. Elle déclara l’Uruguay responsable de violations du droit aux garanties judiciaires et à la protection judiciaire en raison des délais encourus, rappelant que bien que la défense des accusés pût être conforme au droit, l’État avait l’obligation de s’assurer que justice soit rendue dans un délai raisonnable. En l’espèce une grande partie des retards était évidemment due à l’application de la loi d’amnistie de 1986 à 2011 (paras. 140 et s.). Elle nota par ailleurs que, pour assurer le droit à la vérité des victimes, les enquêtes auraient dû être menées dans une perspective de genre et auraient dû tenter d’établir les motifs politiques derrière les crimes commis, ce qui n’avait pas été fait en l’espèce (paras. 154 et s.).
Enfin, dans son jugement dans l’affaire du Massacre du village Los Josefinos c Guatemala, adopté pratiquement en même temps, la cour aborda, une fois de plus, la pratique des disparitions forcées et de massacres de civils commis dans le cadre du conflit armé interne au Guatemala (1962–96).Footnote 67 Cette décision est particulièrement intéressante en ce qu’elle aborde la responsabilité de l’État en raison des déplacements forcés qui résultèrent du massacre commis à Los Josefinos et du harcèlement constant que menèrent les forces armées contre les villageois par la suite (paras. 112 et s.). La cour conclut que l’État n’avait pas adopté de mesures pour assurer le retour d’un nombre important de familles, en violation du droit à la résidence et au déplacement (CADH, article 22), mais aussi de l’obligation d’adopter des mesures pour protéger les familles (CADH, article 17) et les enfants (CADH, article 19), particulièrement vulnérabilisés par le conflit armé interne. Il est intéressant de constater que la cour considéra que, tout comme les disparitions forcées, les déplacements forcés et la séparation forcée des membres des familles constituaient des violations de nature continue (paras. 79 et s.).Footnote 68
En ce qui a trait aux nombreuses violations du droit à la vérité, aux garanties judiciaires et à la protection judiciaire, la cour dénonça non seulement les retards importants dans l’enquête du massacre (trente-neuf ans), mais aussi le fait que les autorités n’avaient pas mené d’exhumations de la fosse commune ni identifié les dépouilles des victimes, ainsi que le fait que les autorités militaires avaient délibérément retenu et caché des informations pertinentes et bloqué intentionnellement les enquêtes (paras. 110 et s.).
Notons que, dans chacune de ces affaires, la cour considéra que les membres des familles des disparus étaient également des victimes non seulement de violations du droit à la vérité et à la justice, mais aussi du droit à l’intégrité physique et morale (CADH, article 5). Il convient de noter que, dans l’affaire du Massacre du village Los Josefinos, elle considéra que l’ensemble de la communauté avait été victime de cette dernière violation dont les effets psychosociaux ont été exacerbés par la transmission intergénérationnelle des souffrances subies (paras. 122 et s.).Footnote 69
Réélection présidentielle illimitée dans les systèmes présidentiels dans le contexte du système interaméricain des Droits de l’Homme , Avis consultatif OC-28/21 du 7 juin 2021, Série A, N° 28
À la demande de la Colombie, la cour eut à se pencher sur la question des régimes permettant réélection présidentielle illimitée dans les systèmes présidentiels des Amériques. Cette demande s’inscrit évidemment dans le contexte de la crise qui a secoué la Bolivie en 2019. La Cour de constitutionnalité de la Bolivie avait alors considéré que la limitation à la réélection du président d’alors, Evo Morales, était contraire à la CADH, ce qui avait permis à celui-ci de se présenter pour un quatrième mandat et de remporter à nouveau les élections. Rappelons que Morales a par la suite été forcé d’abandonner son poste en raison des pressions exercées par l’armée, la police et la rue.Footnote 70 Rappelons aussi qu’un scenario semblable s’était déroulé en 2009 au Honduras.Footnote 71
Dans cet avis consultatif, la cour interaméricaine eut l’occasion de se pencher sur l’interrelation existant entre l’ordre démocratique, l’État de droit et les droits humains (paras. 43–65), de même que sur les principes de la démocratie représentative (paras. 66–90), qu’elle analysa à la lumière non seulement de la CADH et de la Déclaration américaine des Droits et Devoirs de l’Homme, mais aussi de la Charte et de la Charte démocratique interaméricaine. Footnote 72 Elle considéra également la pratique des États membres de l’OÉA, de même que les recommandations émises à ce sujet par la Commission de Venise (Commission européenne pour la démocratie par le droit, du Conseil de l’Europe).
La cour conclut qu’il n’existe pas de droit humain à être réélu sans limitation de nombre de mandats en vertu du droit interaméricain (paras. 92 et s.) et que les limites au nombre de mandats présidentiels constituent une limite acceptable du droit de participer à la vie politique (CADH, article 23), remplissant les conditions de légalité, de nécessité et de proportionnalité (paras. 103 et s.). Au contraire, elle soutient même que (para. 145; notre traduction),
en règle générale, les risques posés à la démocratie dans la région par réélection présidentielle sans limite de mandats se sont matérialisés. Par conséquent, […] en permettant la réélection présidentielle sans limite de mandat, on empêche les forces politiques autres que la personne occupant le poste du président de gagner le soutien populaire et de prendre le pouvoir. Cela affecte la séparation des pouvoirs et, en général, fragilise le fonctionnement de la démocratie. […] Le plus grand danger actuel auquel sont confrontées les démocraties de la région n’est pas l’effondrement subit de l’ordre constitutionnel, mais l’érosion progressive de la démocratie et de ses garde-fous qui peuvent conduire à un régime autoritaire, même si des élections au suffrage universel ont lieu. Par conséquent, les garanties démocratiques devraient prévoir l’interdiction de la réélection présidentielle sans limite de durée. Cela ne devrait pas empêcher des personnes, autres que le président en exercice, mais du même parti ou du même mouvement politique de se présenter aux élections.