Le Conservatisme à l’Ère Trump est une anthologie en trois parties complémentaires qui jette un regard critique sur les politiques conservatrices américaines. Depuis les années 80, de nombreux chercheurs ont attiré l'attention sur les clivages politiques de droite qui font de ce pays un cas particulier parmi les démocraties libérales (Brinkley, Reference Brinkley1994; Himmelfarb, Reference Himmelfarb1988; Schoenwald, Reference Schoenwald2001). Sous la direction de Rafael Jacob et Julien Tourreille, cet ouvrage concis trace un portrait fascinant du développement historique, des composantes médiatiques et intellectuelles et des récentes dérives populistes de la droite américaine.
L'analyse historique constitue l'un des points forts du livre. La première partie traite de l'alliance clé qui s'est formée à l'apogée de la guerre froide des années 50 et 60 entre trois factions distinctes de la droite: les traditionalistes, les anticommunistes et les libertaires. Cette alliance s'est avérée possible grâce aux menaces communes perçues. Les trois factions ont rejeté le concept d'un état fédéral fort et interventionniste. Ils s'opposaient au développement de l’état providence tout en acceptant les inégalités sociales comme étant des aspects naturels du capitalisme. Ils se sont accordés sur le besoin de baisser les impôts afin de limiter le pouvoir de l’état et, en principe, de maximiser la liberté individuelle. Profitant à la fois du déclin de la confiance publique dans le libéralisme du New Deal et du Great Society, et de la montée du nationalisme qui accompagnait les discours politiques bellicistes de la guerre froide, cette alliance factionnelle a été la pierre-angulaire des triomphes électoraux Républicains (Escobar, Reference Escobar, Jacob and Tourreille2018). La présence plus marquée des discours nationalistes depuis les attentats du 11 septembre 2001, parallèlement et en soutien à la montée du populisme conservateur — en particulier après l'arrivée du Tea Party suite à la récession de 2008 et la progression des mouvements d'extrême droite xénophobes, racistes, antiélitistes et antimondialistes—a abouti à une droite politique plus complexe et fracturée. Malgré la composition plus embrouillée des factions de droite à l'heure actuelle, l'alliance qui s'est formée au début de la guerre froide en opposition à l’État fédéral, à l’État providence et aux impôts, reste essentielle à l'unité de la droite politique américaine (Escobar, Reference Escobar, Jacob and Tourreille2018; Jacob, Reference Jacob, Jacob and Tourreille2018).
En ce qui concerne les médias et les think tanks (les groupes de réflexion), la deuxième partie du livre examine les rôles directs et indirects que ces acteurs ont joués dans l'avancement des politiques publiques de droite. Au cours des dernières décennies, les médias conservateurs ont bénéficié de la perception très répandue de la partialité libérale des médias. L'idée de cette prétendue partialité libérale est particulièrement forte parmi les militants du Parti Républicain. Dans les années 90, cette perception a alimenté la conviction que les conservateurs avaient besoin de leurs propres médias pour obtenir des informations fiables. Prémont et Rivard (Reference Prémont, Rivard, Jacob and Tourreille2018) soutiennent de manière convaincante que les médias ont dégringolé vers la droite, en grande partie à cause de la croissance des conglomérats médiatiques qui ont acquis des médias électroniques et des journaux dans tout le pays, mais aussi à cause de la croissance de la programmation d'opinion partisane au détriment de la programmation d'actualités. Alors que les conservateurs ont consolidé leurs sources d'information et exclu des opinions qui contestent leurs visions du monde, les libéraux ont, pour leur part, diversifié leurs sources d'information, ce qui a amené la gauche américaine à être mieux informée mais moins unifiée (Prémont et Rivard, Reference Prémont, Rivard, Jacob and Tourreille2018). Parallèlement à ces changements importants dans le paysage médiatique américain, le nombre de think tanks conservateurs a augmenté depuis les années 70. En tant que complément intellectuel aux médias conservateurs, ces think tanks publient sans relâche en faveur des mesures d'austérité budgétaire, de démantèlement de l'État providence, et de politique étrangère belliciste. Plus récemment, ils ont mobilisé leurs ressources en opposition à la réforme des soins de santé (Obamacare) et la réglementation environnementale pour contribuer à réduire le réchauffement climatique (Rapin, Reference Rapin, Jacob and Tourreille2018).
Le volume se termine par une analyse du désarroi au sein du Parti Démocrate face à l'ascension surréaliste de Trump au pouvoir, et une comparaison critique des populismes conservateurs aux États-Unis et en Europe. Sans les avantages du recul, les derniers chapitres offrent naturellement plus de questions que de réponses. Les auteurs suggèrent toutefois que les démocrates ont des raisons d'être optimistes. L'impopularité du Président Trump et un plus grand intérêt du public pour les valeurs et les causes politiques progressistes seraient en effet susceptibles de soutenir une coalition forte (Cloutier-Roy, Reference Cloutier-Roy, Jacob and Tourreille2018). Tout en reconnaissant qu'il existe des différences importantes entre les populismes américains et européens, le livre souligne les fondements communs du nativisme, l'opposition à l'immigration — perçue comme une menace pour l'emploi des citoyens de naissance (généralement blancs) — et la perte de crédibilité des élites politiques suite à l'échec des politiques néolibérales en place depuis les années 80 (Fournier, Reference Fournier, Jacob and Tourreille2018). Cet ouvrage très réussi permet au lecteur de comprendre précisément le développement du conservatisme américain ainsi que les idées et les acteurs qui l'animent.