Hostname: page-component-745bb68f8f-f46jp Total loading time: 0 Render date: 2025-02-06T06:37:55.895Z Has data issue: false hasContentIssue false

L’humanisation de la nature ANDRÉ STANGUENNEC Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2014, 176 p.

Review products

L’humanisation de la nature ANDRÉ STANGUENNEC Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2014, 176 p.

Published online by Cambridge University Press:  22 May 2017

YAËL SEBBAN*
Affiliation:
Collège de l’Outaouais
Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Book Reviews/Comptes rendus
Copyright
Copyright © Canadian Philosophical Association 2017 

Après les Horreurs du monde, Stanguennec poursuit son travail phénoménologique en se tournant vers le monde naturel et suggère de penser conjointement la rupture et la continuité entre le monde naturel et le monde historique en examinant les différents aspects d’une humanisation de la nature sous l’angle d’une interprétation dialectique et réflexive. En rappelant le questionnement présocratique sur la phusis, l’auteur avance l’hypothèse selon laquelle nous pouvons comprendre tant le devenir humain de la nature que son humanisation technique, juridique et morale comme le résultat d’un processus orienté, constitué par le dépassement synthétique de contradictions internes surmontées par ce qu’il définit comme un «soi naturel». Cet ouvrage s’adresse à un lecteur déjà averti et familier avec un traitement pluridisciplinaire faisant appel aux sciences physiques et biologiques, mais aussi aux travaux sur le langage, l’écologie et la philosophie.

L’auteur applique d’abord cette hypothèse dialectique à la question de l’humanisation progressive et évolutive de la nature, entendue au sens de son devenir humain. Il se propose, en privilégiant une démarche herméneutique et non une approche scientifique, de répondre à la question suivante : comment comprendre l’apparition d’un soi humain dans l’histoire de la nature? S’efforcer de comprendre le devenir humain de la nature revient ainsi à formuler une interprétation qui, tout en s’appuyant sur les explications scientifiques, qui décrivent chacune une partie de la réalité de cette humanisation, les dépasse ou les complète, en les intégrant dans une compréhension de la totalité du monde. Tout en examinant pourquoi l’idéalisme hégélien aussi bien que le matérialisme dialectique marxiste échouent à fournir une telle interprétation compréhensive, l’auteur défend la thèse de la «dialectique réflexive», qui décrit l’apparition d’un soi humain comme le fruit du dépassement des contradictions internes inhérent au développement historique de la nature.

Prenant appui sur les travaux de Gilbert Simondon (Reference Simondon1964), Ludwig Von Bertalanffy (Reference Von Bertalanffy1973) et Francisco J. Varela (Reference Varela1989), qui envisagent le devenir de la nature en termes d’évolution systémique, l’auteur énonce l’hypothèse qu’une même «interprétation régulatrice globale de nature dialectique» (p. 23) permet de comprendre le dynamisme processuel de la nature et, dans la continuité, la transition de la nature à la culture ou du systémique naturel au systématique humain. Le ressort de cette transition repose sur une dialectique processuelle de la nature mobilisant «deux dimensions fonctionnelles contradictoires et complémentaires» (p. 33) : l’une réflexive, d’ordre ou de liaison, et l’autre de désordre ou de déliaison. Selon cette hypothèse, l’évolution est dorénavant comprise comme un processus continu de «dépassement régulateur constitutif» des systèmes naturels. Au gré de cette alternance de tensions et de déséquilibres, les systèmes vivants cellulaires se complexifient, le soi naturel évolue vers des modes de fonctionnement supérieurs. C’est à partir de là que la réalité proprement humaine accède à la modalité ontologique d’un soi non simplement «systémique», mais aussi «systématique», au sens d’un soi humain capable, grâce au langage symbolique, de rendre intelligible le monde dans sa totalité. L’auteur reprend l’hypothèse, développée par Louis Bolk (Reference Bolk1961), de la néoténie humaine et montre comment cette idée de l’indétermination instinctuelle de l’espèce humaine, reprise plus tard par Peter Sloterdijk (Reference Sloterdijk2000), laisse entrevoir le danger que l’homme échoue à se réaliser dans la raison discursive. Le devenir humain de la nature est ainsi pensé comme l’auto-dépassement réflexif d’un échec de l’évolution biologique.

Le second chapitre se penche davantage sur le rôle constitutif pour le soi humain de l’accès à la fonction symbolique. C’est en dépassant la négativité de cette indétermination de la conscience de soi humaine que le sujet se distingue de l’animal par le libre arbitre et le langage. C’est précisément en raison de cette carence instinctuelle que «la subjectivité va se constituer linguistiquement pour déterminer corrélativement soi et le monde» (p. 49) et lui donner sens. Cette dimension langagière constitue un nouveau niveau de systématicité qui, s’il s’inscrit dans le prolongement de la systémique naturelle, est aussi l’accès à un mode de régulation qui ne se limite pas à la seule régulation fonctionnelle des systèmes. L’auteur poursuit son examen du phénomène social en soutenant, à la suite de Jürgen Habermas (Reference Habermas1987) et contre le holisme systémique de Niklas Luhmann (Reference Luhmann1999), la thèse selon laquelle une rationalité communicationnelle est susceptible de s’opposer à la rationalité instrumentale du système, cette dernière évacuant la dimension subjective de l’agir social au profit d’une compréhension basée sur la réalisation de certains impératifs fonctionnels. L’auteur définit ici la société comme un système génétiquement ouvert à l’autre comme à soi-même, en insistant sur l’ouverture évolutive et dialectique qui caractérise les systèmes culturels. Dans ce glissement de la nature à la culture, le soi individuel se construit dans ce rapport dialectique et intersubjectif aux autres individus et au tout systématisé.

L’accès à la fonction symbolique est également ce moment de la dialectique où le soi humain peut revenir rétrospectivement sur le processus qui a mené à l’émergence de la vie et se questionner sur son sens : l’homme est-il la fin de l’évolution naturelle? L’auteur évoque, en conclusion de cette première partie, le principe anthropique et décrit les deux formes qu’il peut prendre. Une première forme faible souligne que, si l’homme est reconnu comme la raison de connaître l’univers — puisque sans l’homme, la science de l’univers elle-même serait impossible —, il n’est néanmoins pas la raison d’être de l’univers naturel. L’homme serait alors une «résultante évolutive» (p. 62) strictement contingente. C’est à cette thèse que s’oppose la forme forte du principe anthropique qui soutient, au contraire, que l’homme est le produit d’une cause finale présente dans l’univers naturel. Stanguennec montrera comment l’hypothèse d’une dialectique réflexive développée précédemment le rapproche d’une version non théologique ou cosmologique de cette forme forte. Il adhère, en effet, à l’idée selon laquelle le devenir humain de la nature n’est ni le résultat d’un mécanisme adaptatif ou du hasard (p. 64), ni l’aboutissement d’un dessein fondé sur le divin, mais plutôt le résultat d’une finalité immanente à la nature. Cette forme de finalité minimale est une tendance à «l’auto-organisation, à la complexification maximale» (p. 67), qui oriente ce processus de l’évolution naturelle et qui a produit l’homme.

Stanguennec aborde ensuite ce second aspect d’une humanisation de la nature en s’intéressant à la transformation technique de la nature. Évoquant cette interaction croissante entre le langage et la technique, et mentionnant, après Bergson, que l’homme se définit autant par le langage que par la technique, l’auteur pose la problématique à laquelle il tentera de répondre dans cette seconde partie : comment la technique peut-elle répondre à la fois au besoin d’appropriation de la nature par l’homme dans ce processus d’une «humanisation continuée de la nature» (p. 73) et, en même temps, être à l’origine d’une deshumanisation morale de l’homme? L’auteur examinera successivement les réponses de Bergson, Heidegger et Marx avant d’émettre sa propre solution.

Selon Bergson, seul un nouveau mysticisme pourrait rétablir le primat des valeurs spirituelles sur les valeurs matérielles et réorienter la technique, non plus vers la maîtrise de la matière, mais vers celle des expériences spirituelles. L’auteur objecte que ce nouveau mysticisme, d’une part, est pour le moins éclectique, et d’autre part, que le conservatisme idéologique de Bergson place les hommes dans une posture passive d’attente quant aux éventuels développements de la «science psychique» (p. 84).

L’auteur examine ensuite la critique heideggérienne d’une surhumanisation technique de la nature en soulignant la perte d’un équilibre, que l’on trouvait encore chez les Grecs, entre deux modes de technique : la technè épistémique et la technè poétique. L’histoire de la métaphysique du sujet est aussi, pour Heidegger, celle de la réduction anthropologique de la technique au service d’une conception instrumentale de la technique et en appelle à attendre un salut ne pouvant venir, cette fois, que d’une transcendance ontologique.

Ce qui manque, tant chez Bergson que chez Heidegger, est une compréhension concrètement immanente des rapports sociaux de production, ce que l’auteur puisera dans l’analyse marxiste de l’aliénation sociale du travail. Marx considère ainsi que le travailleur aliéné est un sujet dont l’autonomie a été niée en raison du mode de production capitaliste, et sera restaurée par le dépassement de cette négation. Examinant cette voie marxiste de la désaliénation, l’auteur souligne qu’elle ne remet pas en question l’un des «acquêts» (p. 109) du capitalisme, soit celui de la productivité et de la croissance indéfinies. La critique marxiste de l’aliénation omettrait le fait que le capitalisme n’établit pas seulement l’exploitation de l’homme par l’homme, mais aussi celle de la nature par l’homme. Il aurait été intéressant de prolonger la discussion d’une lecture naturaliste, écourtée par l’auteur, pour voir si elle remédierait à cet oubli de la question environnementale par Marx.

Par conséquent, si, pour l’auteur, Bergson et Heidegger pêchaient par excès de transcendance, l’analyse de Marx est trop immanente et l’on trouverait, chez lui, un retour à l’idéal de vie capitaliste dans la nécessité de maintenir une «transcendance juridique et dialogique de soi dans l’immanence d’une société civile demeurant conflictuelle» (p. 111). Stanguennec soulèvera, à la fin de cette section, la question de la légalisation juridique de nos rapports à la nature ainsi que celle de leur dimension morale.

Après avoir réhabilité, contre Spencer, la lecture de Darwin par Tort, l’auteur suggère une interprétation dialectique de l’émergence de la morale au cours du devenir humain de la nature et montre que le darwinisme et son «effet réversif» (p. 125) ont produit avec la morale un mode de régulation qui s’oppose à la régulation par la sélection naturelle. Rappelant que ni le matérialisme darwinien, ni la thèse exclusive discontinuiste ne proposent de cadre interprétatif adéquat, Stanguennec avance l’idée d’une compréhension, à la fois phénoménologique et dialectique, de la relation de continuité-discontinuité avec soi, entre nature et culture, entrevue à partir d’une morale élargie à la nature. Cette hypothèse, en reconnaissant une certaine téléologie pré-morale dans la nature, conduit l’auteur vers la philosophie de Hans Jonas.

Cependant, si l’éthique de la responsabilité de Jonas paraît permettre de penser l’humanisation morale de la nature selon la trame interprétative du chapitre précédent, l’auteur montre que, par défaut d’anthropologie, l’ontologie biologique ne permet pas de fonder une morale des relations de l’homme à la nature. Parce qu’il ne spécifie pas la manière dont les devoirs envers les humains se différencient en même temps qu’ils prolongent les devoirs envers la vie biologique et ne précise pas ce qu’il entend par une vie authentiquement humaine, Jonas ne nous fournirait pas les modalités normatives d’une limitation de l’humanisation technique de la nature. Pour Stanguennec, il est nécessaire de compléter ce néo-finalisme jonassien par une éthique de la discussion veillant à promouvoir des conditions d’accès réelles à la discussion sur la limitation des techniques.

Dans un dernier chapitre, l’auteur présente ce qu’il considère comme la position la plus radicale d’une humanisation morale de la nature et tente de concilier la moralité propre à l’homme en tant que se déterminant hors de la législation de la nature et l’éthique environnementale liée au respect de ce qui constitue l’habitat de l’homme. L’hypothèse du contrat naturel de Michel Serres est d’abord analysée. Après avoir dégagé les difficultés théoriques quant à la possibilité de définir une véritable subjectivité naturelle ainsi que celles visant à concevoir les rapports réciproques entre les hommes et la nature, Stanguennec montre qu’elle semble rejoindre, tout comme le courant de l’écologie profonde, la conception ancienne de la Mère-Nature. Suivant l’analyse critique de Ferry, tant le contrat naturel que l’écologie profonde ou les théories du droit animal sont associés globalement à une forme de sacralisation de la nature incapable de dépasser les contradictions pratiques et théoriques qu’elle rencontrerait. C’est en faisant preuve, conclut l’auteur, d’un «anthropocentrisme réflexif» (p. 160) que l’on pourrait fonder des droits et des devoirs moraux indirects envers les animaux et transformer notre communauté vitale avec la nature en communauté morale.

Ce dernier chapitre est quelque peu décevant dans la mesure où l’on attendait une argumentation plus riche et plus nuancée des théories de l’éthique environnementale entrevues ici. L’auteur aurait tendance à affirmer le primat de l’autonomie de l’homme sur la nature ou l’animal et à entrevoir comme radicales les diverses éthiques bio/écocentriques, ou encore les thèses antispécistes comme celle de Singer. Pourtant, évoquer le principe d’une égale considération des intérêts ou rappeler nos devoirs envers la nature ne vise aucunement à ignorer la primauté de l’intelligence humaine ou à diviniser la nature. L’auteur nous confond aussi en évoquant au chapitre trois l’idée d’un principe anthropique peut-être trop marqué dans un sens spiritualiste, alors qu’il le définit comme principe de complexification. On ne rendrait donc pas justice à l’auteur si l’on ne soulignait pas cet effort remarquable, qui a guidé tout l’ouvrage, de penser conjointement et «de façon cohérente l’unité de la continuité et de la rupture entre l’homme et la nature» (p. 164), et qui, en retour dialectique, resitue la moralité humaine dans le devenir humain de la nature.

References

Références bibliographiques

Bolk, Louis 1961 «Le problème de la genèse humaine», Revue française de psychanalyse, vol. 25, no 2, p. 243279.Google Scholar
Habermas, Jürgen 1987 Théorie de l’agir communicationnel, vol. 1, Paris, Fayard.Google Scholar
Luhmann, Niklas 1999 Politique et complexité, Paris, Cerf.Google Scholar
Simondon, Gilbert 1964 L’individu et sa genèse physico-biologique, Paris, Presses universitaires de France.Google Scholar
Sloterdijk, Peter 2000 Règles pour le parc humain, Paris, Fayard (coll. «Mille et une nuits»).Google Scholar
Varela, Francisco J. 1989 Autonomie et connaissance : essai sur le vivant, Paris, Seuil.Google Scholar
Von Bertalanffy, Ludwig 1973 Théorie générale des systèmes, Paris, Dunod.Google Scholar