Introduction : Mort à la Montreal Rolling Mills Co., 1893
Le 11 décembre 1893, un bruit inhabituel conduit des employés de la Montreal Rolling Mills Co. à une découverte macabre : celle des restes de William Wilson, éparpillés aux alentours d’une machine. Personne n’était présent lors du drame. Une partie du corps ou les vêtements du malheureux se sont probablement pris dans l’engin, qui a fracassé l’homme sur le plancher de l’usine. Sa veuve, Mary Ann Corcoran, poursuit l’entreprise en dommages. Victorieuse tant en première instance qu’en appel, elle doit recevoir 3 000 $. La machine était insuffisamment protégée, juge-t-on, en vertu d’une loi adoptée par la province de Québec en 1885, soit l’Acte pour protéger la vie et la santé des personnes employées dans les manufactures Footnote 1. Cette loi interdit les opérations industrielles mettant en danger la vie ou la santé des employés. S’il y a insuffisance d’« appareils protecteurs » autour de machines, cette même loi décrète que la manufacture concernée est « illégalement tenue et dangereuseFootnote 2 ».
La Montreal Rolling Mills Co. n’en reste pas là et fait appel à la Cour suprême du Canada. Cette fois, l’entreprise l’emporte. Sa négligence n’a pas été prouvée; Wilson a peut-être été imprudent. En outre, la Cour suprême estime que la loi de 1885 n’est qu’un « règlement de police » qui n’a rien changé au principe de responsabilité civile inscrit dans le Code civil du Bas-Canada à l’article 1053Footnote 3. De fait, la loi de 1885 est très explicite à ce titreFootnote 4. Il doit donc y avoir faute de l’employeur pour allouer des dommages, règle qu’un juge décrit comme un « … simple principle of justice, recognized by the laws of every civilized nation…Footnote 5 ». Ce n’est qu’en 1909 qu’une loi sur les accidents de travail établit clairement que les victimes de tels accidents ont droit, d’emblée, à une indemnitéFootnote 6. Par contre, une poursuite en bonne et due forme contre l’entreprise demeurera nécessaire pour obtenir et établir l’importance de cette indemnitéFootnote 7.
Bien des dangers guettent les travailleurs dont le labeur a contribué, à partir du milieu du XIXe siècle, à l’industrialisation du Québec. La ville de Montréal connaît une croissance rapide en raison du développement de zones industrielles et des chemins de fer. Attirés par l’offre d’emplois, des cohortes d’immigrants en provenance des campagnes et d’Europe s’y installent, ainsi que dans les autres centres urbains de la provinceFootnote 8. Ce bassin de main-d’œuvre est aussi alimenté par les familles d’artisans déclassés par la mécanisation de la production.
On connaît assez mal le régime juridique avec lequel doivent composer ces travailleurs. Si la législation encadrant les rapports entre maîtres et serviteurs a été examinée, c’est seulement en ce qui a trait à la première moitié du XIXe siècleFootnote 9. Ian Pilarczyk clôt un article sur ce thème en affirmant que la volonté des tribunaux à obliger les maîtres à assumer leurs obligations envers leurs serviteurs « … contributed to the gradual but inexorable trend towards a well-defined mutuality of obligations between master and servantFootnote 10 ». Cette thèse paraît audacieuse. Certes, la législation sur les maîtres et serviteurs n’est pas le seul outil de régulation du marché de l’emploi au XIXe siècle. Le droit civil joue un rôle important. Mais eu égard aux bouleversements sociaux engendrés par l’industrialisation, il serait étonnant que cette logique d’obligations mutuelles perdure durant la seconde moitié du XIXe siècle.
Quelles normes juridiques structurent la condition ouvrière à cette époque? La province de Québec modifie aussi, durant cette période, le droit applicable aux travailleurs. Quelles sont ces réformes et, surtout, leur signification et leur portée, notamment en cas de recours aux tribunaux par les ouvriers? Le point de départ de cette enquête est l’adoption par la province, en 1866, d’un code civil, soit le Code civil du Bas-Canada; son point d’arrivée, la loi de 1909 sur les accidents de travail précitée. Notons que l’analyse a été restreinte aux rapports salariaux et aux créances qui peuvent en découlerFootnote 11. Au demeurant, seule une partie du prolétariat a été prise en compte, soit les ouvriers, journaliers et domestiquesFootnote 12. Outre le code civil, les sources mises à contribution comprennent le Code de procédure civile du Bas-Canada (1867), les lois adoptées par la province, les débats suscités par certaines d’entre elles et des litiges qui firent jurisprudence.
Cette reconstitution de la juridicité de la condition ouvrière peut contribuer à une meilleure compréhension du rôle joué par le droit civil en tant qu’instrument de régulation sociale lors de la transition au capitalisme industriel. D’emblée, la période allant du milieu du XIXe siècle aux années 1930 peut être considérée comme l’âge d’or du droit commun au Québec. Abstraction faite de la solidarité intrafamiliale et de la charité prodiguée par les communautés religieuses, le droit est alors la clé de voûte des réponses aux aléas de la vie en société. Cela en parfait accord avec l’idéologie libérale qui a pour fondements, entre autres, l’égalité formelle des citoyens mâles, la liberté de s’engager et l’obligation de subir les conséquences d’une telle libertéFootnote 13. Le fait que les règles de droit affectant les ouvriers soient ponctuellement revues pose ainsi un problème intéressant. Comme nous le verrons, ces interventions traduisent la foi profonde des élites politiques québécoises envers le droit pour obvier à certaines dérives du capitalisme, mais ces amendements n’arrivent à surmonter les contradictions inhérentes à ce type de régulation en contexte d’industrialisation intensive.
1 La condition ouvrière dans le code civil (1866) et le code de procédure civile (1867)
Tel qu’il se présente en 1866, le Code civil du Bas-Canada structure la condition salariale de quatre manières : par une régulation très générale de la vente de la force de travail, au moyen des quelques règles entourant le louage de service personnel; par la formulation de normes propres aux chantiers de construction; par l’attribution de privilèges, c.-à-d. de priorités relatives de paiement des créances en souffrance; par l’inclusion, enfin, d’un calendrier d’extinction des réclamations. Ce régime juridique, pris dans son ensemble, correspond assez mal à l’idéal libéral d’égalité formelle des citoyens. À certains égards, la marginalisation des petites gens est inscrite au cœur même du droit civil québécois.
1.1 Le louage de service personnel
Les articles portant précisément sur le louage de service personnel sont peu nombreuxFootnote 14. Ils ont néanmoins une portée importante. Le « service personnel des ouvriers, domestiques et autres » n’est qu’une variante de labeur qui puisse être loué, aux côtés du service des voituriers, constructeurs et entrepreneursFootnote 15. L’article 1670 stipule que, en cette matière, les règles relatives aux contrats doivent être suiviesFootnote 16. Le code ne prévoit rien quant à la forme que doit prendre une telle conventionFootnote 17. Selon Pierre-Basile Mignault, juriste très respecté à l’époque, que l’on loue des choses ou du travail, « le contrat de louage […] résulte du seul consentement des parties […] il leur impose des obligations réciproques […] et […] chacune des parties se propose de recevoir l’équivalent de ce qu’elle donneFootnote 18 ». L’idéalisme contractuel ne saurait être formulé plus clairement.
Seule la durée des engagements est contrainte, cela de manière très lâche. Le louage de service personnel ne peut se faire que pour un temps limitéFootnote 19. Cette restriction, d’après Mignault, est d’ordre public et vise à « … empêcher qu’on n’engage ses services personnels pour toute la durée de sa vie, car alors on se trouverait avoir aliéné sa liberté individuelleFootnote 20 », à la manière des esclavesFootnote 21. Cependant, rien n’empêche de reconduire la convention de manière tacite et pour un temps indéfiniFootnote 22. Fait à relever, la durée de l’engagement est déterminante en cas de litige suscité par la désertion d’un employé ou son congédiement avant termeFootnote 23. Si le code est également muet sur ce plan, les textes de doctrine montrent que le paternalisme des rapports de classe peut trouver ici à s’exprimer. Les motifs raisonnables de renvoi incluent « la désobéissance, l’insolence et l’insubordinationFootnote 24 ». Au surplus, quitter avant terme emporte la perte du salaire rattaché à ce termeFootnote 25.
Si l’article 1670 est d’une importance capitale, ce n’est pas seulement en raison de la subordination du louage de service personnel au contrat et aux inégalités que le consentement des parties peut masquer. Il renvoie également à une législation pénale particulière, que ne détaille pas le code, soit la législation sur les maîtres et serviteursFootnote 26. Celle-ci prévoit entre autres des amendes et emprisonnements en cas de désobéissance ou désertion d’un « apprenti, serviteur, compagnon ou journalierFootnote 27 ». Ce n’est pas tout. En vertu de l’article 1669, lorsque des domestiques ou serviteurs de ferme poursuivent pour leurs gages, leurs maîtres peuvent offrir un serment décisoire, c’est-à-dire que leur parole sera prise pour preuve des faits en litige en l’absence de convention écriteFootnote 28. La citoyenneté juridique d’une partie du prolétariat des villes et campagnes est donc sérieusement amputée. Pour quels motifs? Les domestiques sont moins dignes de confiance que les maîtres, aux yeux de la loi. Il s’agit aussi de ne pas encombrer l’appareil judiciaire d’une « foule de petits procèsFootnote 29 ».
1.2 L’ouvrage par devis et marchés
Il est un type d’entreprise que le code civil encadre plus spécifiquement, sous l’égide de l’ouvrage par devis et marchésFootnote 30 : les chantiers de construction. Considérant l’expansion des villes et le développement accéléré des infrastructures de transport durant le dernier tiers du XIXe siècle, ces normes ont leur importance. En ce domaine, c’est l’objet du travail qui compte. Le paiement du labeur résulte de la livraison de ce qui est convenuFootnote 31. Tant les architectes que les travailleurs manuels sont concernés. Le code précise que « les maçons, charpentiers et autres ouvriers qui se chargent de quelque ouvrage par marché pour un prix fixe […] sont considérés comme entrepreneurs relativement à ces ouvragesFootnote 32 ». Pour François Langelier, juge et professeur de droit civil, cette précision est inutile car « … ce n’est point la profession ou l’occupation d’une personne qui changent la nature des contrats qu’elle faitFootnote 33 ». Vérité juridique et réalité des rapports de production ne vont pas nécessairement de pair, on l’aura aisément compris.
Le code détermine l’allocation des risques propres à ce type d’entreprise, comme dans le cas de la destruction d’un édifice au cours des travaux. La faute des parties – un travail mal exécuté par exemple – est déterminante, mais les cas fortuits sont pris en compte. Un ouvrier qui fournit seulement son travail (et non les matériaux nécessaires) ne pourra pas réclamer son salaire, même sans être en faute, si l’immeuble ou l’ouvrage détruit devait être livré en entierFootnote 34. Par ailleurs, si le louage de service personnel comporte un frein aux réclamations des domestiques, moins dignes de confiance, l’article 1697 est quant à lui aussi bref que défavorable envers les travailleurs manuels : « les ouvriers qui sont employés par un entrepreneur à la construction d’un édifice ou autre ouvrage, n’ont aucune action directe contre le propriétaireFootnote 35 ». Ce propriétaire est l’individu ou l’entreprise qui, commanditaire des travaux, conclut un marché avec un entrepreneur qui, de son côté, embauchera des ouvriers. Cette règle permet assez facilement à un entrepreneur d’empocher le prix de son contrat et de déguerpir sans rétribuer ses hommes.
1.3 Les privilèges
Le caractère très général du louage de service personnel offre un contraste assez saisissant avec la complexité des privilèges accordés aux ouvriers. Si la liberté contractuelle –aussi idéelle en droit que redoutable dans les faits – assujettit le salariat, une régie minutieuse pèse sur les réclamations des travailleurs impayésFootnote 36. Les privilèges désignent les créances qui jouissent, en vertu de leur nature, d’une faveur spéciale. Cette faveur s’exprime par une priorité relative de paiement sur les biens d’un débiteurFootnote 37. Un tel avantage n’est pas négligeable, du moins en théorie, eu égard au nombre important de faillites d’individus et d’entreprises au XIXe siècle, notamment lors des périodes de crise comme celle de la seconde moitié des années 1870. Par contre, les privilèges sont de « droit étroitFootnote 38 ». Une conformité rigoureuse aux règles s’impose. On compte deux types de privilèges : certains affectent les biens meubles, d’autres les immeubles. Chaque forme de privilèges possède sa hiérarchie propre de priorité des réclamations. De ce fait, il est possible de jauger la faveur dont jouit l’ouvrier impayé. Elle n’est pas très considérable.
Pour ce qui est des meubles, les « gages des serviteurs » viennent au neuvième rang parmi les dix types de créances, cela après la dîme, les taxes municipales, les loyers en souffrance, etc.Footnote 39. De surcroît, leur réclamation est limitée à une année de gages échusFootnote 40. Pour Mignault, « la créance des domestiques et engagés a toujours été traitée favorablement […] ces personnes font un travail souvent pénible, et comptent pour leur subsistance sur leur salaire… », salaire qui a pour avantage de ne pas peser très lourd sur les biens d’un débiteurFootnote 41. Les « commis, apprentis et compagnons » figurent au même rang que les serviteurs, mais la portée de leur privilège diffère. Il n’affecte que ce qui se trouve dans le « magasin, échoppe ou boutique » de leur patron et ne peut s’étendre à plus de trois mois d’arrérages de salaireFootnote 42.
Le quatrième rang est occupé par un groupe plus mystérieux, en l’occurrence « … ceux qui ont droit de gage ou de rétention ». De qui s’agit-il? Le droit de rétention échoit aux artisans ou ouvriers qui ont créé un objet à partir d’une matière ne leur appartenant pas. Il faut aussi que la valeur dudit objet, pour l’essentiel, résulte de leur travail. Ils ont droit de le retenir moyennant le paiement de la matièreFootnote 43. À la différence d’artisans établis à leur compte, une main-d’œuvre non qualifiée peut difficilement se prévaloir de ce droit et retenir physiquement, en sa possession, l’output des manufactures. Bref, tels qu’ils se présentent en 1866, les privilèges sur les meubles conviennent mieux à une société préindustrielle et à une force de travail comprenant bon nombre de domestiques, artisans et apprentis.
On compte neuf rangs de privilèges sur les immeubles. Deux d’entre eux nous intéressent plus particulièrement : la « créance du constructeur » et de « l’ouvrier », au septième rang, de même que les « gages des domestiques », en toute fin de listeFootnote 44. D’importantes restrictions doivent être signalées. Le privilège de l’ouvrier n’affecte que l’immeuble auquel il a travaillé et non l’ensemble des actifs immobiliers d’un propriétaire mauvais payeur. De plus, en vertu de l’article 2013, sa créance ne s’exerce que sur la plus-value donnée à l’immeubleFootnote 45 et non en tenant compte de tout ce qui peut lui être dûFootnote 46. Pour le reste, ouvriers comme domestiques ne pourront se faire payer, en cas de réclamations concurrentes, qu’après le remboursement des taxes municipales et des droits seigneuriaux, pour ne nommer que ces dettesFootnote 47. Une procédure les distingue toutefois : l’ouvrier en construction doit faire enregistrer sa créance, ce dont le domestique est dispensé… à l’instar des titulaires de droits seigneuriauxFootnote 48.
1.4 Prescription, procédures in forma pauperis et biens insaisissables
Détenir des créances n’est pas tout. Encore faut-il parvenir à les faire valoir dans les délais prévus. Le rythme variable d’extinction des dettes en souffrance est déterminé par les dispositions en matière de prescription. L’examen de cette partie du code met en lumière un fait brut : plus les travailleurs concernés sont modestes, plus leurs créances s’éteignent rapidement en l’absence de recours en justice. Or, la période allouée est aussi affaire de faveur de la loi, selon la doctrine. La contradiction avec l’esprit des privilèges est donc manifeste. C’est que l’extinction programmée des créances relève de considérations supérieures à l’idée de secourir les individus effectuant un « travail souvent pénible ». Il s’agit de maintenir l’ordre public, notamment en évitant la multiplication des procèsFootnote 49. Dans cet esprit, l’anéantissement juridique des créances des classes laborieuses contribue à la paix sociale.
Règle générale, les sommes dues pour travail manuel et louage d’ouvrage se trouvent sur un pied d’égalité avec les honoraires des médecins, avocats et notaires et se prescrivent comme eux en cinq ansFootnote 50. Il y a des exceptions, cependant. Pour les « … salaires des employés non réputés domestiques et dont l’engagement est pour une année ou plus », on doit agir à l’intérieur de deux ansFootnote 51. Ne disposent que d’une année les « … domestiques de maison ou de ferme; [les] commis de marchands et [les] autres employés dont l’engagement est à la journée, à la semaine, au mois ou pour moins d’une annéeFootnote 52 », ce qui est le cas d’une bonne part du prolétariat des villes et campagnes.
Pour ne pas perdre de la sorte un salaire impayé, une poursuite en bonne et due forme s’impose. Le Code de procédure civile du Bas-Canada de 1867 entre alors en jeu. Son importance pour l’histoire juridique du salariat est double. Il encadre la possibilité de poursuivre à moindre coût, tout en mettant à l’abri une partie des maigres avoirs des travailleurs, en cas de saisie. Les procédures in forma pauperis permettent à un justiciable de bénéficier gratuitement du travail des officiers de justiceFootnote 53. Par contre, ne plaide pas ainsi qui veut. La permission du juge est nécessaire, l’indigence doit être bien établie et il faut faire valoir un bon droit d’actionFootnote 54. Pour ce qui est des biens insaisissables, y figurent la literie, les vêtements, des instruments de cuisine, quelques animaux et « les outils, instruments ou autres effets ordinairement employés pour [le] métier jusqu’à la valeur de trente piastresFootnote 55 ». La saisie des salaires est encore faiblement régulée en 1867. Un créancier ne peut mettre la main sur « les gages et salaires non échusFootnote 56 ». Seules quelques occupations peuvent se prévaloir d’exemptions. C’est le cas des fonctionnaires publics et des militaires pour leur soldeFootnote 57.
2 Les interventions législatives, 1866-1909
De la promulgation des deux codes à la loi sur les accidents de travail de 1909, la province de Québec modifie assez fréquemment le droit civil applicable aux travailleurs. Trois domaines retiennent l’attention des députés : le paiement des ouvriers des chantiers, en particulier dans le secteur ferroviaireFootnote 58; les privilèges sur les immeubles, et plus secondairement sur les meubles; les exemptions de saisie. On peut voir là une adaptation du droit aux réalités du monde du travail de la fin du XIXe siècle et à certains de ses excès. Certes, la sujétion du labeur ouvrier au contrat n’est pas remise en question, de même que les inégalités en matière de prescription. Mais le versement des salaires, si modestes soient-ils, relève de conventions dont le respect est la pierre angulaire de la société libérale. Certaines réformes laissent toutefois songeur. Le recours au droit pour secourir les travailleurs se solde parfois par l’ajout de procédures susceptibles de faire obstacle à leurs réclamations.
2.1 Assurer le paiement des salaires?
Aux yeux des députés, le principal problème des ouvriers n’est pas l’insuffisance des salaires. C’est d’être bel et bien payés. Il s’agit de leur rendre justice, mais aussi de maintenir l’ordre. Le titre d’une loi adoptée en 1881 est clair : Acte pour assurer le paiement du constructeur et de l’ouvrier. Elle vient tempérer les rigueurs de l’article 1697 du code civil, article qui, rappelons-le, empêche toute poursuite directe d’ouvriers contre un propriétaire faisant affaire avec un entrepreneur sous les ordres duquel ils ont travaillé. Les entrepreneurs doivent dorénavant tenir une liste de paie, afin d’attester le paiement de leurs « ouvriers à la journée ou à la pièce ». Ces derniers signeront cette liste – ou y apposeront une croix, s’ils ne savent pas écrire – devant témoin. Surtout, les ouvriers peuvent dorénavant signaler au propriétaire qu’ils ne sont pas payés, ce qui a pour effet de saisir la somme correspondante sur le montant que le propriétaire doit encore à l’entrepreneurFootnote 59.
Langelier soutient que l’article 1697, en son état original, a engendré fraudes et émeutes. Il donne comme exemple le cas d’un entrepreneur en chemins de fer qui a empoché le prix de son contrat et s’est évanoui dans la nature sans payer ses hommesFootnote 60. En revanche, notre juriste n’est pas tendre envers la loi de 1881, « purement illusoire » selon luiFootnote 61. Les ouvriers ne la connaissent pas et, par conséquent, ne s’en prévalent pas à temps : une fois l’entrepreneur payé au complet, il est trop tard. De plus, rien ne force la tenue des listes de paie. Pire, le marché des capitaux permet de contourner la loi. Un entrepreneur peut céder les sommes à recevoir à un tiers (banque ou individu), avant le début des travaux, en échange d’une avance en argent qui servira à démarrer le chantier. Dès lors, le propriétaire ne doit plus payer l’entrepreneur, mais bien le cessionnaire (le nouveau destinataire des paiements), ce qui enraye le mécanisme de saisieFootnote 62.
Les travailleurs employés à la construction de chemins de fer sont l’objet d’une attention toute spéciale en 1890. Le préambule de la loi adoptée cette année-là est sans équivoque : « attendu que certains entrepreneurs et sous-entrepreneurs, s’occupant de la construction des chemins de fer, commettent assez souvent des fautes graves, en violant leurs contrats avec les journaliers et ouvriers à leur service…Footnote 63 ». Mais le remède prévu ne semble pas combler les lacunes identifiées par Langelier. Les mots comptent. Une compagnie qui octroie un contrat « peut » déterminer dans ce contrat le rythme de paie des ouvriers et journaliers. Elle « peut » aussi retenir ce qu’elle doit à l’entrepreneur, jusqu’au paiement des hommes. Il y a apparemment un gain, néanmoins : l’entreprise « doit » s’assurer que les salaires ont été versés avant le règlement final avec l’entrepreneur. Si elle solde son contrat tout en sachant que des travailleurs attendent leur dû, elle en devient personnellement responsableFootnote 64.
2.2 Le remodelage des privilèges
Comme on l’a vu, la phraséologie du Code civil du Bas-Canada en matière de privilèges convient mieux à une société préindustrielle. Si ces préférences de paiement sont révisées par l’État québécois, c’est de manière très ciblée et surtout au prix d’une complexification substantielle des procédures concomitantes. En 1894, les « constructeurs, journaliers, ouvriers et fournisseurs de matériaux » font leur apparition au septième rang des créanciers privilégiés sur les immeublesFootnote 65. Il s’agit de la loi Augé, présentée comme un changement radicalFootnote 66. Auparavant, seul le constructeur et l’ouvrier y figuraient. Il n’y a aucun gain en termes de préférence : journaliers comme ouvriers doivent toujours être servis après les taxes municipales. L’article 2013 est toutefois transformé en profondeur. En sa forme originale, il stipulait que ce privilège porte sur la plus-value donnée à l’immeuble. La loi de 1894 va beaucoup plus loin. Les créanciers du septième rang sont hiérarchisés entre eux. Ainsi, le journalier passe avant l’ouvrier. Aucun d’entre eux ne doit faire enregistrer sa réclamation durant les travaux, mais une fois l’ouvrage terminé, ils n’ont que 30 jours pour ce faire.
De plus, pour donner vie à ce privilège « le journalier et l’ouvrier doivent informer, par écrit, ou verbalement devant un témoin, le propriétaire [de l’immeuble] qu’ils ne sont pas payés de leur travail, à et pour chaque terme de paiement qui leur est dûFootnote 67 ». Le propriétaire ainsi avisé « peut » dès lors retenir les montants à être payés à l’entrepreneur tant que les salaires ne sont pas versés. Les démarches à accomplir auprès des bureaux d’enregistrement s’avèrent assez lourdes : bordereau de réclamation; déposition sous serment; désignation de l’immeuble en vertu du cadastre; avis à donner au propriétaire une fois l’enregistrement complétéFootnote 68. Ces formalités posent de manière assez brutale la question de l’accès au droit. Il faut disposer de temps (pour agir dans les délais), de ressources et de culture de l’écrit pour franchir cette course à obstacles.
La reconfiguration des privilèges concerne également le secteur du rail, déjà ciblé par des lois de paiement des salaires. En vertu de la Loi relative au paiement des employés des compagnies de chemin de fer (1895), les « employés des compagnies de chemin de fer faisant un travail manuel » sont insérés parmi les créanciers privilégiés sur les meubles et immeubles. En ce qui a trait aux meubles, ils rejoignent les serviteurs au neuvième rang, mais leur créance est restreinte à trois mois d’arrérages de salaire et non à une année. Pour ce qui est des immeubles, ils s’ajoutent de même au neuvième rang et y côtoient dorénavant les domestiquesFootnote 69.
2.3 Les biens insaisissables et l’accès à la justice
La législation sur le paiement des salaires et les privilèges sert à secourir les travailleurs impayés. Ce sont donc les créanciers d’entrepreneurs et d’entreprises. Cependant, journaliers et ouvriers ont bien plus de chance d’occuper la position juridique inverse, celle de débiteur, en raison de la faiblesse des salaires. L’État québécois pose des gestes apparemment significatifs à l’endroit des ouvriers en difficulté. En 1881, on place à l’abri de la saisie la moitié des gages des journaliersFootnote 70. Afin d’éviter, peut-on croire, que trop d’individus se prétendent subitement journaliers, on prend soin de définir cette catégorie socioprofessionnelle : « le mot: « journalier » ne s’appliquera qu’à ceux qui travaillent à la journée et qui sont payés par jour, à la semaine ou au mois (operarius)Footnote 71 ». Operarius signifie manœuvre ou homme de peineFootnote 72. Sept ans après, en 1888, le salaire des ouvriers des manufactures est à son tour protégé pour partie. Sont dès lors insaisissables « … les gages et salaires des ouvriers et journaliers (operarius) payés à la journée, à la semaine ou au mois, y compris tous ceux qui font un travail manuel dans les usines et manufactures, jusqu’à concurrence des trois quartsFootnote 73 ». Des biens précis sont aussi de temps à autre ajoutés aux exemptions de saisie, de manière parcimonieuse. C’est le cas des « moulins à coudreFootnote 74 », à l’instar du cheval et des voitures dont les charretiers ont besoin pour gagner leur vieFootnote 75.
L’année 1878 voit la disparition de l’un des principaux clivages de classe du code civil. En cas de poursuite des domestiques et serviteurs de ferme pour leurs gages, le serment du maître, autrefois déterminant, peut maintenant « … être contredit comme tout autre témoignageFootnote 76 ». Les mineurs de quatorze ans et plus sont de leur côté dotés d’une capacité juridique entière en cas de réclamation pour salaireFootnote 77. Enfin, symptôme de la quantité de litiges que suscite le marché du travail, on inclut dans les matières sommaires les poursuites pour salaire des « commis, employés, ouvriers, journaliers ou domestiques », de même que les conflits les opposant à leurs patrons. Cette mesure est destinée à accélérer les procès de ce genreFootnote 78.
3 « L’intéressante classe des ouvriers » : les débats de l’assemblée législative
Les débats de l’assemblée législative permettent de mieux circonscrire, dans le discours des élites de la province, les enjeux et contradictions propres à cette régulation juridique du monde du travail. Ces innovations législatives ne suscitent pas toutes la controverse. Certaines passent la rampe sans trop de bruit. Toutefois, deux questions donnent lieu à des discussions houleuses : les exemptions de saisie et la forme du paiement des travailleurs. Les députés ne remettent pas directement en cause la liberté contractuelle, socle du marché du travail et de l’expansion du capitalisme. Mais il y a entrechoquement, de temps à autre, entre les clichés de l’idéologie libérale (l’imprévoyance des ouvriers, par exemple), un humanisme réformateur et le principe voulant que la loi soit la même pour tous.
3.1 Les exemptions de saisie face au crédit en milieu populaire
Toute noble qu’elle soit, l’idée d’étendre les exemptions de saisie en faveur des ouvriers se butte à une pratique largement répandue en milieu populaire : le recours au crédit. Certains députés soutiennent que les marchands vendent à crédit en raison de la possibilité de saisir, si nécessaire, les avoirs de leur modeste clientèle. Dit autrement, l’insuffisance des salaires motive autant les projets d’exemption que les arguments qui leur sont opposés.
Le 22 février 1878, un député prend la parole au sujet d’un projet d’exemption de la moitié des gages des journaliers. Il souhaite que leur soit laissé de quoi s’acheter du pain. Simultanément, ce serait protéger les marchands contre les mauvais payeurs, en les forçant à renoncer au créditFootnote 79. Un de ses collègues croit pour sa part que « le principe de cette loi est qu’un journalier se nourrira aux dépens d’autruiFootnote 80 », une fois débarrassé de la crainte des huissiers. Pour d’autres, tarir le crédit ne fera que précipiter des familles dans la misère. Le même projet est de nouveau à l’ordre du jour en 1881, année de son adoption. L’opposition reste vive. Selon le procureur général Louis-Onésime Loranger, les travailleurs seront réduits à la mendicité en temps de chômage. C’est aussi à ses yeux une question de responsabilité : « soyez certain que si l’ouvrier sait que ses gages répondent pour les dettes qu’il pourrait faire, il vivra prudemmentFootnote 81 ». Le député Louis Molleur en rajoute : chaque citoyen doit payer ses dettes, point final. Par contre, il pose une question pertinente : comment se fait-il que le salaire des fonctionnaires, lui, soit protégéFootnote 82?
Autre débat semblable en 1888, cette fois au sujet de l’exemption pour les trois quarts du salaire des ouvriers et journaliers. Le député de Montréal-Est, Laurent-Olivier David, mène la lutte. Son argumentaire ne laisse rien au hasard : le Québec devrait se montrer plus humain pour l’ouvrier; il n’y a à peu près rien à saisir chez lui; des travailleurs dont le salaire est saisi sont congédiés par des entreprises irritées, peut-on croire, par les tracasseries judiciaires conséquentes; mal protéger le peuple alimente l’émigration aux États-UnisFootnote 83. C’est une question morale, sociale et nationale. D’après un autre député, au contraire, il y a là une atteinte directe à l’égalité juridique des citoyens, ce rempart de l’ordre social :
L’honorable député de Montréal-Est fait une odieuse distinction entre les classes dont se compose notre population […] Grâce à Dieu, toutes les classes de notre pays, sont sur le même pied, au point de vue légal. Prôner les idées que l’honorable député vient de développer, c’est rendre un bien mauvais service à la classe ouvrière, et semer des brandons de discorde, qui nous conduiront inévitablement à la révolution socialeFootnote 84.
Il exprime ensuite les mêmes craintes de voir le crédit détruit et les ouvriers réduits à quêter l’aumôneFootnote 85.
3.2 Le paiement des ouvriers : forme et garanties
En 1881, le premier ministre Joseph-Adolphe Chapleau intervient lorsque l’assemblée se penche sur l’Acte pour assurer le paiement du constructeur et de l’ouvrier. Cette loi, rappelons-le, cherche à mieux garantir le salaire des ouvriers des chantiers de construction en tempérant les rigueurs de l’article 1697 du code civil. Chapleau soutient que
le gouvernement a cru de son devoir d’étudier les moyens à prendre pour protéger efficacement les ouvriers au sujet du paiement de leur travail. Les grands travaux d’utilité publique qui se poursuivent dans notre province, ont donné lieu à beaucoup de plaintes quant à ce qui regarde le paiement de l’intéressante classe des ouvriers …Footnote 86
Il n’y a pas alors d’échanges musclés. Il en est bien autrement lorsqu’en 1890 les députés discutent de la possibilité de rendre obligatoire le paiement des employés en argent comptant et à proscrire, de ce fait, le recours à des bons échangeables dans des magasins parfois tenus par leur patron. Cette idée restera lettre morte. Le député de Pontiac, William Joseph Poupore, s’y objecte. Il prétend que ces salaires en marchandises sont les seuls qui conviennent sur les chantiers. Qui plus est, ce projet constitue à ses yeux une attaque contre les libertés publiques, rien de moinsFootnote 87. L’affirmation est assez grosse. La réaction indignée du premier ministre Honoré Mercier éclaire de belle façon la fraude inhérente à ce système :
comment se fait-il que dans les villes, à la porte de magasins, il y a des entrepreneurs qui trouvent moyen de ne jamais payer les hommes autrement qu’avec des pitons ou des bons […] et que l’on oblige les malheureux qui reçoivent les bons d’aller dans les magasins indiqués dans ces bons […] et là ils sont volés […] Ils ne peuvent pas refuser. Quand un homme a faim, il prend ce qu’on lui offre. C’est là le malheurFootnote 88.
Il est en quête d’un juste milieu propre à satisfaire la morale, afin de « … protéger la classe ouvrière contre son incurie et son imprudence, et aussi contre la mesquinerie des bourgeoisFootnote 89 ». James McShane s’en prend directement à Poupore. Cela lui plairait-il de s’enfoncer de 200 ou 300 milles dans les bois et d’être payé en bons de magasin? Il est scandalisé : « I pretend that workingmen should be paid in hard cash and not treated like animalsFootnote 90 ». S’il ne souhaite pas que la loi fasse des distinctions entre riches et pauvres, les pauvres ne doivent pas être opprimésFootnote 91. L’égalité juridique formelle est en fait une arme à deux tranchants. Elle favorise largement l’exploitation de la force de travail, mais la plupart des députés n’entendent pas faire passer la fraude pure et simple pour une conséquence de ce principe. Mais quels sont les effets concrets de ce libéralisme réformateur qui privilégie le recours au droit afin de juguler les abus les plus criants du marché du travail?
4 Condition ouvrière et recours aux tribunaux : quelques pistes
Il existe un pressant besoin de recherches pour mieux cerner le rôle joué par les tribunaux à l’égard de la condition ouvrièreFootnote 92. Le recours aux rapports de jurisprudence permet de contourner en partie cette lacune de l’historiographie. Faute d’espace, nous n’examinerons que deux secteurs clés du droit civil : le louage de service personnel et les privilèges. Comme on le sait, le louage de service est dominé par les règles contractuelles. C’est donc un facteur de faiblesse pour les travailleurs. Les privilèges, au contraire, sont censés les protéger.
4.1 Louage de service et règlements des patrons
La « liberté » de s’engager auprès d’un patron a une conséquence importante : le travailleur doit se soumettre aux règlements internes des manufactures et se plier aux ordres donnésFootnote 93. Ces règlements font-ils explicitement partie de l’entente conclue lors de l’embauche? En 1889, un ouvrier payé 10 $ par semaine réclame 11,58 $ à son patron, un manufacturier. En vertu du règlement de l’entreprise, un retard de cinq minutes entraîne une pénalité d’un quart de journée en salaire. L’individu a cumulé trente minutes de retard. Comme il était au courant de ce règlement et comme les patrons ont le droit de régir leurs usines, son action est déboutéeFootnote 94. La soumission aux règlements implique donc d’en avoir eu connaissance. Les juges tirent parfois d’embarras des ouvriers en mettant en œuvre ce critèreFootnote 95.
Les patrons, bien que largement favorisés par le code civil, doivent composer avec le pouvoir juridique et judiciaire de catégorisation des personnes, des choses et des évènements. Une ouvrière de la Magog Print Works s’absente un 22 décembre après-midi pour voir ses parents qui sont de retour des États-Unis. Cela contre la volonté de son employeur. Elle se présente au travail le lendemain, avant d’être congédiée. Elle réclame le salaire qui lui est dû. À la Magog Print Works, si un travailleur quitte sans préavis de deux semaines, on lui confisque deux semaines de salaire. L’avocat de la plaignante se montre assez habile : celle-ci n’a pas quitté le service, mais s’est absentée sans permission. L’entreprise doit la payerFootnote 96.
Du reste, les patrons semblent être tenus à une bonne organisation du travail à accomplir. En 1903, des maçons gagnant 2 $ par jour, mis à pied un samedi midi, poursuivent victorieusement leur employeur pour leur salaire de l’après-midi. Ils se sont réunis à dix pour s’adresser au tribunal. D’après le défendeur, la coutume en maçonnerie est celle du « temps fait, temps payé ». Cela ne l’empêche pas de perdre le procès. Il n’avait qu’à prévoir ses besoins en personnel et on ne peut pas contraindre des hommes, embauchés à la journée, à arpenter les rues au petit bonheur pour trouver du travail, le midi, alors qu’il est peut-être trop tardFootnote 97. Ces quelques décisions favorables ne font pas des juges les défenseurs des ouvriers, loin de là. Règle générale, en cas de renvoi sans cause suffisante avant la fin du terme convenu, un travailleur doit prouver n’avoir pu trouver un emploi ailleurs afin d’obtenir des dommagesFootnote 98.
4.2 L’étroitesse des privilèges
La mise en œuvre des privilèges ne va pas de soi. On le sait, ces préférences sont de « droit étroit ». Il y a plus. Un privilège peut conduire le propriétaire d’un immeuble à répondre des dettes d’autrui, ce qui est un véritable anathème pour l’idéologie contractuelleFootnote 99. En 1878, des journaliers employés dans une carrière font saisir les outils, la machinerie et la pierre extraite qui se trouvent sur place. L’exploitant de la carrière a quitté le pays après avoir été payé par les propriétaires du site, sans verser les gages. Les hommes prétendent avoir un droit de rétention, privilège affectant les meubles aux termes de l’article 2006 du code. Or, pour exercer un tel droit, il faut avoir les items en sa possession, ce qui n’a jamais été leur cas. Deuxièmement, ce sont les biens meubles de l’exploitant qui en répondent, pas ceux des propriétaires. Enfin, ils ne possèdent pas le titre requis : le même article 2006 ne mentionne pas les « ouvriers à la journée » comme eux, mais bien les domestiques, engagés, apprentis et compagnonsFootnote 100.
Les privilèges sur les meubles n’ont pas vraiment été adaptés aux réalités du monde industriel. Un contremaître payé 9 $ par semaine par une manufacture de chaussures réclame trois mois de salaire impayé, au milieu des années 1880, pour un total de 112,41 $. L’entreprise a fait faillite. Détient-il un privilège sur la machinerie de l’entreprise? Non : il s’agit de « meubles immobilisés par destination » et donc d’immeubles. En a-t-il un sur les immeubles? Nouvel échec : l’article 2009 réserve ce droit aux domestiques et aux travailleurs des chantiersFootnote 101.
Tirer partie des innovations en matière de privilèges sur les immeubles n’est pas une sinécure. À partir de 1894, l’ouvrier impayé doit notamment aviser le propriétaire de cet état de choses « à et pour chaque terme de paiement qui lui est dû ». Seize jours après, alors que le terme est échu et que le propriétaire a soldé son contrat avec l’entrepreneur, il est trop tard. Un briquetier payé trente cents l’heure l’apprend à ses dépens. Le fait qu’il ait déboursé 1,90 $ pour faire enregistrer sa réclamation n’y change rienFootnote 102. Les formalités prévues doivent être respectées « scrupuleusement », réitère le juge en charge de l’affaireFootnote 103.
Une affaire de privilège se rend jusqu’en Cour du banc du Roi. Il s’agit de la cause « Paquet, Théberge et Coulombe & The New York Trust Co.Footnote 104 ». Le nom des parties donne d’emblée une idée des forces en présenceFootnote 105. Deux groupes se disputent les actifs d’une compagnie de tramways en faillite, la Compagnie du chemin de fer du comté de Lévis. Les mécaniciens, chauffeurs et charretiers qui étaient à son emploiFootnote 106 font face à la banque chargée de voir aux intérêts des porteurs d’obligations. Les actifs de la compagnie ont été saisis en 1905 et la vente a rapporté 50 000 $. Il s’agit maintenant de répartir cette somme entre les créanciers.
Ces travailleurs impayés sont-ils des « employés de chemin de fer faisant un travail manuel »? La Loi relative au paiement des employés des compagnies de chemin de fer de 1895 a inclus ce groupe spécifique parmi les créanciers privilégiés sur les meubles et immeubles. Selon la New York Trust Co., les demandeurs ne travaillent pas de leurs mains. Le juge Blanchet se penche donc sur leurs tâches. Les « garde-moteurs » (mécaniciens) doivent charger des colis, balayer, etc. La ville de Lévis ne prend pas sur elle de déneiger les rues en hiver. Les chauffeurs et mécaniciens manient donc la pelle et la pioche pour que les engins se fraient un passage dans des tranchées atteignant parfois sept ou huit pieds de profondeur. Ce labeur ressemble beaucoup à celui de simples journaliers, dit le magistrat. Qu’en est-il des charretiers qui transportent du bois, de la pierre et de la neige? La banque fait valoir qu’ils travaillent avec des chevaux; leurs efforts ne seraient donc pas entièrement manuels… De plus, la contribution respective de l’homme et de la bête n’étant pas déterminée, elle soutient que les réclamations des charretiers doivent être rejetées. Le juge Blanchet n’est pas de cet avis. Ils doivent bien guider les bêtes, en plus de se servir de leurs bras.
La loi de 1895 limite aussi la créance de ces employés à trois mois de gages échus. Or, de quels mois s’agit-il? En première instance, la cour a déterminé que ces trois mois précédaient le jour de la saisie des biens de l’entreprise, le 23 mars 1905. Or, las d’attendre leur paie, les hommes ont déserté les lieux le 23 janvier précédent. Suivant cette logique, ils n’auraient droit à rien pour le travail accompli avant le 23 décembre 1904. Leur créance ne serait que d’un mois de salaire. Mais l’imprécision des textes vient à leur secours. Le privilège des employés de chemin de fer faisant un travail manuel n’indique pas, à la différence d’autres types de créances, la manière dont on doit le situer dans le temps. Il est aussi question de justice, pour le juge. Accorder trois mois d’arrérages de salaire, c’est « … donner à la classe ouvrière une protection qu’elle mérite et sur laquelle les appelants ont dû compterFootnote 107 ». Il clôt sa décision ainsi :
on a invoqué la règle qui veut que l’interprétation de la loi se fasse strictement en matière de privilège. Nous sommes aussi de cet avis, mais nous croyons que toutes les parties intéressées doivent avoir le bénéfice de cette règle et que si, d’un côté, on ne peut rien ajouter à la loi, de l’autre, on ne peut non plus rien retrancherFootnote 108.
Conclusion
Cette reconstitution du régime juridique de la condition ouvrière, tel qu’il se présente au Québec entre 1866 et 1909, met en évidence certaines particularités du droit civil en tant qu’instrument de régulation sociale. Les classes laborieuses ne doivent pas seulement composer avec la parcimonie des réformes étatiques, mais avec le droit lui-même. Le code civil catégorise les individus et leur travail; il limite, dans l’étendue comme dans la durée, ce qui leur revient; il contraint la capacité d’agir des uns et, simultanément, laisse libre cours aux entreprises des autres. Ces données sont cruciales en cas de recours en justice. Aussi, l’idéal libéral d’égalité formelle des justiciables est démenti par la lecture même du code. Ce dernier distribue les faveurs. Parfois avec parcimonie, comme dans le cas des privilèges ouvriers; avec largesse, en d’autres temps, ce dont témoigne la sujétion du louage de service au contrat.
Ce droit civil incarne pour une bonne part la morale de l’État libéral et des classes dirigeantes. Signe de la confiance dont est investi le droit en tant qu’institution, mais aussi de l’inadéquation du discours préindustriel des deux codes de 1866 et 1867, les députés retouchent ça et là leur contenu. Souci de maintenir l’ordre et humanisme charitable les conduisent à tenter d’assurer le paiement des salaires, à revoir les privilèges ouvriers et à élargir les exemptions de saisie au profit des petites gens. Le caractère limité de ces réformes, pour certaines complexes et difficiles à concrétiser, traduit peut-on croire une espèce d’épuisement du recours à la juridicisation du social, en tant que réponse à l’ébranlement de la société sous les coups du salariat, de ses risques et de ses fragilités. Tout comme l’appui avare de l’État québécois aux communautés religieuses, chargées des cas les plus extrêmes de misère, ce mélange d’idéologie contractuelle et de bonne volonté, bientôt, ne suffira plus.