Introduction
L’étude des phénomènes épigénétiques constitue un champ de recherche relativement jeune et particulièrement vigoureux. Le terme «épigénétique» lui-même est cependant loin d’être nouveau : sa formulation par le biologiste du développement Conrad Hal Waddington remonte aux années 1940, celui-ci voyant dans ce nouveau concept une façon d’intégrer l’embryologie et le développement aux connaissances de la génétique de son époque. Au sens de Waddington, le passage allant des gènes aux caractères physiques n’est pas linéaire; il existe entre les deux un réseau complexe de processus développementaux auquel il assignera le terme «épigénotype» (Nicoglou et Merlin, Reference Nicoglou2017). Aujourd’hui, la définition généralement acceptée de l’épigénétique est beaucoup plus étroitement associée à la biologie moléculaire et renvoie à l’étude des changements héritables dans l’expression des gènes qui n’altèrent pas le code génétique lui-même. Certains phénomènes biomoléculaires, par exemple l’ajout d’un groupement méthyle à l’ADN ou encore les modifications dans la structure de la chromatine, vont conduire à la désactivation de certains gènes, constituant ainsi plusieurs mécanismes pouvant expliquer la façon dont un génotype permet le développement et l’expression d’un phénotype.
Les plus récents travaux en épigénétique ont donné lieu à bon nombre d’espoirs et d’inquiétudes, notamment en ce qui a trait à l’influence de l’environnement sur le développement ainsi qu’à la transmission intergénérationnelle de certains caractères. En effet, plusieurs marqueurs épigénétiques seraient influencés par l’environnement (Jirtle et Skinner, Reference Jirtle and Skinner2007; Guthman et Mansfield, Reference Guthman and Mansfiel2012; Feil et Fraga, Reference Feil and Fraga2012) et, dans certains cas, transmissibles aux générations suivantes (Drake et Walker, Reference Drake and Walker2004; Heard et Martienssen, 2014; Lambert, Reference Lambert2014). Ces découvertes, combinées à une couverture médiatique souvent sensationnaliste, ont récemment ouvert la porte à de nombreuses interprétations pouvant paraître prématurées, notamment en ce qui a trait à la responsabilité incombant aux parents — en particulier aux femmes — quant à la transmission de leurs marqueurs épigénétiques, au blâme pouvant être porté à nos ancêtres pour leur «épigénome», ou encore à la possibilité d’influencer l’expression de nos gènes par nos habitudes de vie (Meloni et Testa, Reference Meloni and Testa2014; Stelmach et Nerlich, Reference Stelmach and Nerlich2015; Seitz et Schuol, Reference Seitz, Schuol and Heil2017).
L’engouement suscité par les phénomènes épigénétiques en biologie autorise à penser que l’avancement des connaissances en ce domaine trouvera prochainement le chemin des politiques de santé publique et de diverses recommandations médicales (Chiapperino, Panese et Simeoni, Reference Chiapperino, Panese and Simeoni2017; Dupras et Ravitsky, Reference Dupras and Ravitsky2017). Des propositions en ce sens trouvent déjà leur expression sous la forme de recommandations adressées aux femmes enceintes en ce qui a trait à leur comportement alimentaire, en vue par exemple de perdre du poids avant et pendant la grossesse afin de minimiser les risques épigénétiques pour leur enfant (Richardson et al., Reference Richardson2014; Juengst et al., Reference Juengst2014). Devant la multiplicité des représentations de l’épigénétique, le plus grand danger consisterait selon nous à effectuer une transposition du descriptif au normatif qui exclurait la complexité et le dynamisme de ces phénomènes. Cet article se veut donc un appel à la prudence face à certaines représentations des phénomènes épigénétiques, en particulier en ce qui a trait aux discours concernant une éventuelle responsabilité épigénétique. Nous insisterons sur l’importance de ne pas écarter le dynamisme et la complexité de ces phénomènes et nous soulignerons les multiples incertitudes scientifiques qui persistent relativement à leur interprétation. Une telle clarification est essentielle selon nous afin de lever certaines des difficultés touchant la compréhension générale des recherches en épigénétique ainsi que leur application éventuelle dans le cadre de recommandations médicales ou de politiques de santé publique.
Nous nous attarderons dans une première partie aux représentations de l’épigénétique véhiculées dans divers médias et travaux de vulgarisation. Nous verrons que ces représentations sont souvent tributaires d’un cadre conceptuel dualiste opposant libre-arbitre et déterminisme, et que l’épigénétique y est souvent présentée comme le renversement d’une conception déterministe des gènes (Meloni et Testa, Reference Meloni and Testa2014; Stelmach et Nerlich, Reference Stelmach and Nerlich2015). Nous effectuerons ensuite un survol des implications éthiques de ces représentations, en insistant tout particulièrement sur les conceptions de la responsabilité qui leur sont sous-jacentes et sur les conséquences concrètes qu’elles peuvent avoir sur la transposition de l’épigénétique dans un cadre médical. Nous proposerons dans une troisième partie quelques réflexions d’ordre épistémologique concernant la biologie du développement en vue de nuancer la portée des discours concernant une éventuelle responsabilité épigénétique. Notamment, nous soulignerons que les travaux en épigénétique tendent aujourd’hui à réorganiser notre façon de concevoir les interactions entre l’environnement et le développement, et qu’ils sont susceptibles par le fait même de remettre en question la validité d’un clivage strict entre nature et culture (Stotz et Griffiths, Reference Stotz and Griffiths2016). Cela nous permettra de proposer en quatrième partie une reformulation des problèmes et des inquiétudes suscités par l’épigénétique à la lumière de ces considérations épistémologiques.
1. Les représentations de l’épigénétique : entre déterminisme et libre-arbitre
L’épigénétique est un domaine de recherche en plein essor. Bien que le terme ait été mobilisé à quelques reprises depuis plus d’un siècle, son application dans le cadre de la biologie moléculaire est relativement nouvelle. Dans un article de 1987, Robin Holliday fut l’un des premiers chercheurs à utiliser le terme dans son usage contemporain afin de désigner certains mécanismes qui modulent l’expression génétique sans altérer la séquence ADN, en particulier grâce à l’ajout de groupements méthyles sur des sections de l’ADN (Holliday, Reference Holliday1987). Depuis, l’intérêt scientifique pour les phénomènes épigénétiques n’a cessé de croître, l’épigénétique étant porteuse d’implications conceptuelles importantes — bien qu’encore controversées — concernant le développement, l’hérédité et l’évolution. Cet intérêt grandissant peut par ailleurs se mesurer directement par le nombre de publications : alors qu’en 1992 les études portant sur différents mécanismes épigénétiques s’élevaient à environ un millier par année, on retrouvait en 2011, près de dix ans plus tard, plus de 8500 publications annuelles sur le sujet (Haig, Reference Haig2012).
Constatant l’engouement pour les phénomènes épigénétiques, des chercheurs en sciences sociales se sont récemment intéressés à leur compréhension au-delà du champ scientifique, en particulier dans les médias (Meloni et Testa, Reference Meloni and Testa2014; Stelmach et Nerlich, Reference Stelmach and Nerlich2015; Seitz et Schuol, Reference Seitz, Schuol and Heil2017). L’intérêt de ces recherches sociologiques réside dans l’élucidation et la clarification de la portée normative que peuvent avoir les différentes représentations de l’épigénétique. Les concepts scientifiques, mis à part leur valeur proprement théorique, ne restent pas toujours confinés au domaine scientifique. Ils sont couramment importés ou exportés hors de la science, se greffant à des discours ou à des idéologies, justifiant des convictions politiques ou contribuant à façonner des visions du monde particulières. Cela est notamment vrai en ce qui concerne la compréhension de certains concepts biologiques, qui non seulement ont influencé de façon notable notre compréhension de l’être humain, mais ont aussi motivé la mise en place de pratiques sociales ou de politiques publiquesFootnote 2. Un simple regard sur le rôle culturel joué par le concept de «gène» au cours du dernier siècle suffit, par exemple, à saisir la portée de l’influence d’un concept scientifique (Keller, Reference Keller2003).
Il est pertinent pour notre propos de débuter avec l’exemple de la génétique puisque les discours sur l’épigénétique se situent à première vue en opposition avec la compréhension de la notion de «gène» telle qu’elle s’est forgée dans l’imaginaire collectif au cours du siècle dernier. Le terme «épigénétique» est en effet communément défini comme désignant ce qui est au-delà de la génétiqueFootnote 3, se rapportant en quelque sorte à une dimension ou à une couche supplémentaire d’information pouvant altérer le phénotype (Jablonka et Lamb, Reference Jablonka and Lamb2005). De plus, le terme a plus d’une fois été utilisé pour compenser l’insuffisance effective de la génétique à expliquer certains phénomènes (Morange, 2008), ce qui suggère que sa résurgence actuelle serait également liée à un besoin de compléter ou d’aller au-delà de notre compréhension actuelle du génome et de son fonctionnement. Aussi les médias et certains scientifiques n’ont-ils pas tardé, comme nous le verrons, à mettre cet aspect à l’avant-plan, associant l’épigénétique à la conviction que nous sommes plus que des gènesFootnote 4.
Le besoin de justifier une telle conviction ne peut être expliqué que par la force et la portée traditionnellement attribuées à la notion de «gène» dans la culture populaire. Dans leur livre intitulé The DNA Mystique (1995), Dorothy Nelkin et M. Susan Lindee dépeignaient la force de cette icône culturelle qui, au cours du siècle dernier, est parfois allée jusqu’à symboliser l’essence même de l’identité humaine. Le gène s’est ainsi vu attribuer un pouvoir explicatif dépassant de loin sa valeur scientifique, faisant office d’unité biologique qui déterminerait de façon invariable les traits physiques, biochimiques ou comportementaux les plus divers. Ainsi a-t-on par exemple souvent été tenté de réduire des comportements complexes tels que le crime, l’alcoolisme ou encore l’homosexualité à un ou plusieurs gènes, en écartant notamment des considérations sur l’influence possible de l’environnement et de ses interactions avec le génome (Perbal, Reference Perbal2011).
D’un point de vue philosophique, le questionnement général auquel est traditionnellement rattachée la notion de «gène» est au fond celui de la séparation, dans l’individu, entre la nature et la culture, cette dernière dimension englobant de façon très large l’environnement post-natal et l’éducationFootnote 5. Le gène incarne selon cette compréhension l’aspect «nature», entendue comme un héritage immuable, en opposition claire avec la «culture» définie comme ce qui est acquis ou malléable. En posant la question de la part qui revient aux gènes dans la constitution d’un individu, on veut généralement savoir ce qui, en lui, ne relève ni de son contrôle ni de son libre-arbitre. On veut connaître, en d’autres mots, les traits qui seraient déterminés ou fixés dès sa naissance. Cette vision du gène comme destin et comme détermination a accompagné l’assimilation des notions de «gène» et de «nature» dans la culture populaire. On trouvera des exemples innombrables de cet amalgame dans la littérature et dans les médias des années 1990, moment particulièrement fort de cette vision du gène. À titre d’illustration, dans le jeu vidéo «Metal Gear Solid» (1998), le joueur incarne un personnage cloné afin de préserver les «gènes de soldat» de son géniteur. Tout au long de l’histoire, ce personnage doit ainsi composer avec ce sombre héritage qui le prédispose à la guerre et qui lui interdit d’atteindre certains idéaux moraux. Dans cet exemple comme dans bien d’autres, le gène y est souvent compris comme l’unité même d’un «mal» dont la responsabilité nous échapperait, puisque cette unité est à la fois héréditaire et inchangeable. Elle joue le rôle presque mystique que l’on aurait pu autrefois attribuer au destin ou à l’âme humaineFootnote 6.
Or, il est aujourd’hui largement admis que les gènes ne dictent pas de façon linéaire le phénotype d’un organisme. Non pas parce que les gènes ne joueraient plus aucun rôle majeur selon les biologistes, mais plutôt parce que la circulation d’information — traditionnellement comprise selon le «dogme» de la biologie moléculaire comme un enchaînement linéaire allant de l’ADN à la protéine en passant par l’ARN — s’avère organisée de façon complexe et interdépendante avec l’ensemble du réseau génétique (Stotz et Griffiths, Reference Stotz and Griffiths2016). Ceci est particulièrement vrai des recherches qui ont été menées au cours des dernières années et qui ont mis en lumière l’ampleur et la complexité des interactions qui modulent la fonction des gènes : «Le rapport entre le génotype et le phénotype comportemental n’est donc pas univoque, il explose de toute part. Multifonctionnalité et interactionnisme sont des caractéristiques de l’ère post-génomique» (Perbal, Reference Perbal2011, p. 164). Alors que les promoteurs du «Human Genome Project» annonçaient une révolution majeure dans les sciences de la vie rendue possible par une lecture du génome, les résultats du séquençage ont plutôt révélé l’ampleur de la tâche consistant à caractériser précisément le rôle des gènesFootnote 7. La période scientifique actuelle, souvent qualifiée de «post-génomique» (Meloni, 2016), est au contraire généralement caractérisée par une prise de conscience de l’enchevêtrement des mécanismes de régulation génétique, voire même par une remise en question du concept de «gène»Footnote 8.
La montée actuelle de l’épigénétique comme nouveau domaine du savoir et l’intérêt grandissant qu’elle suscite dans les médias peuvent très bien s’inscrire sur la toile de fond de ce genre de remise en question. L’importance accordée à l’environnement dans la régulation des phénomènes épigénétiques, en particulier, attire un traitement médiatique proclamant parfois la fin d’un supposé déterminisme génétique. Des médias comme le Time Magazine n’ont pas hésité, par exemple, à parler de la fin d’une fatalité génétique, ou même à proclamer une «victoire» sur les gènes (Meloni et Testa, Reference Meloni and Testa2014). C’est cette opposition avec les conceptions antérieures du gène qui explique d’ailleurs, selon le philosophe et historien des sciences Michel Morange, l’engouement actuel pour les phénomènes épigénétiques : «L’épigénétique est vue comme une réponse aux partisans du déterminisme génétique. Son succès est le fruit des interprétations erronées de l’action des gènes qui ont empoisonné la biologie depuis les premiers pas d’une théorie scientifique de l’hérédité, à la fin du XIXe siècle» (Morange, Reference Morange2014, p. 46). Dans le même ordre d’idées, plusieurs scientifiques faisant la promotion de l’épigénétique conçoivent aujourd’hui leurs propres travaux comme révolutionnaires par rapport aux représentations classiques de la biologie moléculaire, qui seraient biaisées car trop centrées sur le rôle déterministe des gènes (Tolwinski, Reference Tolwinsky2013)Footnote 9.
Cette représentation de l’épigénétique comme dépassement du déterminisme se laisse particulièrement bien observer au niveau du langage utilisé pour décrire les phénomènes épigénétiques. Par exemple, à partir d’une analyse systématique des métaphores employées dans les journaux anglais The Guardian et The Times entre 2008 et 2013, Aleksandra Stelmach et Brigitte Nerlich (Reference Stelmach and Nerlich2015) ont mis en lumière le passage progressif vers cette représentation dans la compréhension des journalistes. Ce que l’on aimerait retenir ici de cette analyse, c’est avant tout le dynamisme des nouvelles métaphores concernant l’épigénétique. Alors que les métaphores concernant les gènes mettaient l’accent sur leur aspect déterminant (d’où, par exemple, les métaphores du «blueprint», du programme ou du «livre de la vie»), celles qui concernent l’épigénétique mettent au contraire l’accent sur les possibilités d’intervention sur les gènes. On parlera en conséquence de «marque-pages», de «photocopies» ou d’«interrupteurs» permettant d’exprimer ou de faire taire les gènes. L’exemple de la métaphore musicale, souvent utilisée par ces deux médias, est parmi les plus révélateurs pour notre propos : alors que les gènes représenteraient la partition musicale, l’épigénétique incarnerait quant à elle l’interprétation du musicien ou sa possibilité d’ajouter une touche personnelle au morceau et d’éventuellement le transmettre avec ces modifications. Comme le soulignent les auteurs de l’étude, ce genre de métaphore semble traduire l’idée ou l’espoir d’une réintroduction du libre arbitre dans la détermination de ce que nous sommes : «The music metaphor is perhaps the most promissory metaphorical framing of epigenetics, opening up a conceptual space for arguing that we can now change our genetic fate, to play a different tune if you like» (Stelmach et Nerlich, Reference Stelmach and Nerlich2015).
Pour ce qui est de la valeur de ces affirmations, retenons pour l’instant que, comme pour la notion de «gène», le concept d’épigénétique est porteur de significations qui parfois dépassent les limites de son cadre scientifique. Par exemple, la compréhension scientifique actuelle des mécanismes épigénétiques comporte encore des incertitudes en ce qui a trait à la valeur et à la stabilité des différents «marqueurs» à travers la division et la différenciation cellulaire (Goldberg, Reference Goldberg, David Allis and Bernstein2007). S’il est démontré que plusieurs groupements méthyles attachés à l’ADN ont une étonnante stabilité, persistant même dans certains cas à travers plusieurs générations, nous sommes encore loin de comprendre la nature et l’ampleur des mécanismes qui régulent la transmission de ce genre d’information extra-génétique. La façon dont l’environnement, par exemple, interagit avec le système génétique pour jouer un rôle causal dans ces régulations reste en partie incomprise (Feil et Fraga, Reference Feil and Fraga2012; Daxinger et Whitelaw, Reference Daxinger and Whitelaw2010). Plusieurs scientifiques interviewés par Kasia Tolwinsky (Reference Tolwinsky2013) et par Martyn Pickersgill (Reference Pickersgill2016) nuancent d’ailleurs les propos des principaux promoteurs de l’épigénétique. Sans nier que les phénomènes épigénétiques soient appelés à avoir une importance non négligeable dans les sciences de la vie — en permettant notamment une meilleure compréhension de la régulation génétique et de la différenciation cellulaire —, la majorité des scientifiques interrogés sont cependant critiques par rapport aux proclamations les plus révolutionnaires de leurs collèguesFootnote 10.
Devant ces incertitudes sur le plan scientifique, il paraît important et prudent d’attendre ces clarifications avant de présenter l’épigénétique comme un champ de recherche révolutionnaire. Or, l’idée d’un dépassement du déterminisme génétique est une impression qui semble véhiculée assez largement pour servir d’explication, du moins partiellement, à certaines des surinterprétations entourant l’épigénétique. Il faut ajouter sans doute à cette explication les attentes ou la pression qui poussent les chercheurs à préconiser un transfert rapide des connaissances biologiques vers des pratiques normatives ou des applications commerciales (Juengst et al., Reference Juengst2014), ainsi que la tentation compréhensible, chez certains scientifiques, de vulgariser leurs travaux en omettant certaines nuances parfois difficiles à assimiler.
2. Des représentations aux applications
L’idée selon laquelle l’épigénétique dépasserait le déterminisme génétique demeure ainsi l’une des interprétations populaires les plus répandues. Or, ce genre d’interprétation marquerait moins l’imaginaire si elle n’était pas complétée par le fait que certains marqueurs épigénétiques s’avèrent transmissibles de façon intergénérationnelle ou, plus rarement, transgénérationnelleFootnote 11. Dans les modèles animaux, l’exposition d’une femelle gestante à certaines toxines est par exemple susceptible d’avoir des effets épigénétiques non seulement sur l’embryon, mais également sur la génération subséquente via l’exposition de la lignée germinale. Le cas le plus documenté est celui du gène Agouti de la souris, dont l’expression peut être directement influencée par la diète de la mère. L’alimentation d’une souris gestante, en effet, peut permettre ou empêcher la méthylation de ce gène dans la génération suivante. Lorsque le gène Agouti est complètement déméthylé, on obtient alors des souris au pelage jaune ayant une plus forte propension à l’obésité et au diabète (Dolinoy et al., Reference Dolinoy2007). Parallèlement aux études portant sur les modèles animaux, des études populationnelles humaines ont établi des liens entre l’héritabilité épigénétique et des prédispositions à l’obésité ou encore à un risque accru de maladies cardiovasculaires (Drake et Liu, Reference Drake and Liu2010; Lane, Robker et Robertson, Reference Lane, Robker and Robertson2014). Même si la fréquence de tels cas de transmission dans l’environnement est encore peu documentée, c’est à ce niveau que l’épigénétique donne lieu à de nombreuses controverses. La possibilité que notre alimentation ou notre style de vie puissent aller jusqu’à influencer nos petits-enfants a en effet rapidement donné lieu à bon nombre de spéculations relatives au blâme et à la responsabilité individuelle pour le préjudice causé à autrui.
Philosophes et sociologues des sciences ont commencé à s’intéresser à la portée éthique de telles interprétations, notamment en ce qui a trait aux enjeux de responsabilité et de justice sociale (Hedlund, Reference Hedlund2012; Landecker et Panofsky, Reference Landecker and Panofsky2013; Loi et al., Reference Loi, Del Savio and Stupka2013; Dupras et al., Reference Dupras, Ravitsky and Williams-Jones2014; Pickersgill, Reference Pickersgill2015; Hanson et Muller, Reference Hanson and Müller2017). Bien que la multiplicité des discours sur l’épigénétique complique largement de telles entreprises, la plupart des réflexions offertes par ces experts comportent des mises en garde relatives à différentes formes de responsabilisation. Traditionnellement, l’identification de ce qui est naturel ou inné a souvent été perçue comme une façon de délimiter l’étendue de nos possibilités d’action. Dans la mesure où ce qui est naturel est identifié à ce qui est «fixé» avant la naissance, l’exercice du libre-arbitre ne peut se faire qu’en dehors de cette délimitation. Il s’ensuit que seul le culturel (ou l’acquis) pourrait être traité d’un point de vue éthique et justifier une responsabilisation individuelle. Or, la croyance en un contrôle accru sur des sphères qui pouvaient autrefois paraître hors de notre champ d’action mène naturellement à élargir l’étendue de notre responsabilité. Tout se passe avec l’épigénétique comme si nous apprenions que les dés de la nature sont en fait pipés (Meloni, Reference Meloni2015). L’héritage ou les prédispositions léguées à nos enfants ne seraient pas entièrement neutres puisqu’ils seraient en partie déterminés par divers facteurs affectant notre vie quotidienne. Ainsi, si l’on accepte que l’individu possède un certain contrôle sur l’expression des gènes de ses enfants et petits-enfants, on décuple par le fait même sa responsabilité à maintenir, par exemple, une bonne hygiène de vie via l’adoption de comportements alimentaires sains et d’habitudes de vie incluant de l’exercice régulier. L’appel à la responsabilité individuelle est ici accentué du fait qu’elle s’exerce pour le bénéfice de la prévention d’un dommage à autrui, ou plus précisément, de ce qui est perçu comme tel.
Ce genre de responsabilisation individuelle pour le préjudice causé à autrui est déjà perceptible dans certaines recommandations adressées aux femmes enceintes, notamment en ce qui concerne leur poids et leurs habitudes alimentaires (Juengst et al., Reference Juengst2014). Parallèlement à ces recommandations médicales, divers discours favorisent aussi ce genre de responsabilisation à travers différents conseils de «fitness» épigénétique. Ainsi des explications épigénétiques viennent-elles se greffer à des discours grand public concernant la santé, l’exercice ou le développement personnel. Mentionnons à titre d’illustration qu’un certain nombre de sites web traitant de santé et de mise en forme proposent un entraînement personnalisé en fonction de votre épigénomeFootnote 12 ou vantent les mérites de «diètes épigénétiques»Footnote 13. Dans des cas plus absurdes, on trouvera des «thérapies» épigénétiques ou encore des livres ésotériques vous enseignant à contrôler vos gènes grâce à votre subconscient (Nerlich, 2017). Même si ces derniers exemples sont presque trop extravagants pour être critiqués, il n’en demeure pas moins que l’épigénétique semble apporter un soutien en apparence pertinent à ces différentes croyances proclamant l’autodétermination de soi ou le pouvoir de la conscience sur le corps.
Inversement, cette accentuation de la responsabilisation individuelle à travers l’extension de sa sphère d’application au dommage causé à autrui est aussi susceptible d’entraîner un blâme rétrospectif envers les générations précédentes. Par exemple, un certain nombre de médias ont défini l’héritage de marqueurs épigénétiques comme un mal ou un poison transmis d’une génération à l’autre. Les expressions comme «sins of the father», «poisoned inheritance» ou «the ghost in our genes» sont des exemples représentatifs des inquiétudes associées aux nouvelles connaissances en épigénétique (Stelmach et Nerlich, Reference Stelmach and Nerlich2015). Celles-ci font ressortir toute l’ambiguïté qui résulte des tentatives de parler de l’épigénétique en termes de déterminisme et de libre-arbitre. Si l’on retrouve bien certains discours qui affirment la victoire de ce dernier, il n’en demeure pas moins que plusieurs des articles sur l’épigénétique renouvellent une forme de déterminisme en mettant l’accent sur le blâme qu’il est possible de faire porter à nos ancêtres pour nos problèmes actuels : «Blaming our parents for giving us the wrong genes is no longer the only way to deflect blame for our behaviour or our state of health (obesity etc); we can now also blame our parents’ parents […], starting a whole intergenerational blame-game» (Nerlich, 2013). Nous serions ainsi à la fois responsables de changer nos marqueurs épigénétiques pour le bien de la génération suivante, mais condamnés à subir l’héritage épigénétique de nos grands-parents. Ce genre de responsabilisation rétrospective soulève elle aussi son lot d’inquiétudes en ce qui a trait à la stigmatisation de certains groupes sociaux (Newitz, 2013) ou encore à certaines pratiques eugénistes qui pourraient s’appliquer à la transmission de «mauvais épigénomes» (Rothstein, Cai et Marchant, 2009; Meloni, 2016).
Dans tous les cas, que l’on parle de préjudice causé à la génération suivante ou de blâme rétrospectif des générations antérieures, force est de constater que le concept de responsabilité est presque toujours mobilisé pour traiter de responsabilité individuelle et non de responsabilité collectiveFootnote 14. Face à cette tendance à omettre la responsabilité des collectivités dans un contexte épigénétique, plusieurs chercheurs ont récemment dénoncé cette extension de la responsabilité individuelle et prôné une responsabilité collective qui se focaliserait sur les conditions sociales, environnementales ou politiques comme autant d’éléments influençant l’expression génétique, par exemple via le stress chronique ou l’exposition à des toxines que ces environnements induisent (Hedlund, Reference Hedlund2012; Loi et al., Reference Loi, Del Savio and Stupka2013; Dupras, Ravitsky et William-Jones, 2014). À titre d’illustration, certaines études font état de liens entre un taux de méthylation différencié et des conditions socio-économiques désavantageuses (McGuiness et al. Reference McGuiness2012; Borghol et al., Reference Borghol2012), qui ont été associées également à un risque élevé de maladies cardiovasculaires. Dans ces conditions, il serait du ressort de l’État et non de l’individu de s’assurer qu’il n’y ait pas d’inégalités épigénétiques. Dans la mesure où les habitudes de vie des individus sont elles-mêmes en partie dépendantes de contextes plus larges, il semble en effet erroné de faire reposer sur les parents un fardeau qui relèverait en grande partie d’enjeux de santé publique. Même les habitudes alimentaires et l’activité physique, par exemple, sont en partie dépendantes d’un éventail de facteurs socio-culturels, économiques et structurels, tels que la densité urbaine, l’accessibilité des commerces de restauration rapide (fast-foods) ou encore l’aménagement des infrastructures dédiées à la marche ou au vélo (Lake et Townshend, Reference Lake and Townhend2006). Le caractère systémique de plusieurs de ces facteurs couramment envisagés comme des vecteurs de modifications épigénétiques (alimentation, stress, exercice physique, exposition à des toxines, etc.) fait en sorte qu’on ne peut simplement pas réduire le problème à la transmission individuelle de marqueurs biomoléculaires.
Cependant, comme le soulignent Charles Dupras et Vardit Ravitsky (2017), la préférence actuelle pour les solutions médicales axées sur les déterminants moléculaires de la santé permet de croire que cette dimension sociale ou politique sera probablement omise ou écartée. En effet, l’épigénétique est plus généralement perçue comme un vecteur potentiellement important de l’individualisation des normes de santé et de la mise en application de la médecine des 4P (prédictive, préventive, personnalisée et participative). Différentes techniques moléculaires visant à identifier des marqueurs épigénétiques permettent déjà d’établir des prédictions quant au développement de certaines maladies. De plus, la possibilité éventuelle d’établir des portraits épigénétiques de différents tissus est porteuse de beaucoup d’espoirs en matière d’interventions thérapeutiques individualisées. En tenant compte non seulement des éventuelles prédispositions d’un individu à développer des maladies génétiques, mais également de l’interaction de ses gènes avec l’environnement et de leur expression dans le temps, les différentes applications cliniques de l’épigénétique permettent d’envisager des interventions de plus en plus adaptées à l’individu et à son histoire particulière (Cihapperino, Panese et Simeoni, Reference Chiapperino, Panese and Simeoni2017). Cette tendance actuelle à miser sur les solutions moléculaires de la santé plutôt que sur les facteurs sociaux et environnementaux permet de supposer que la transposition de l’épigénétique s’inscrira dans un registre individuel et biomédical plutôt que collectif (Dupras et Ravitsky, 2017).
Les exemples fournis précédemment montrent que les conclusions des recherches en épigénétique sont particulièrement malléables et susceptibles d’être instrumentalisées à des fins très diverses. Le fait que l’on soit en présence d’un champ scientifique à la fois jeune et complexe permet plus facilement ce genre d’instrumentalisation, alors même qu’il devrait inciter à davantage de prudence. Dans une analyse des différents discours relatifs à la lutte à l’obésité, Shea K. Robison documente la diversité des vues politiques qui mobilisent déjà certaines recherches en épigénétique. Pour faire valoir l’importance des structures sociales dans la lutte contre l’obésité, on peut très bien insister sur le rôle de l’environnement en épigénétique et sur le fait que l’exposition à diverses conditions est susceptible de «programmer» l’organisme et d’induire certaines prédispositions. Pour défendre une conception plus individualiste, on peut à l’opposé insister sur le caractère réversible de l’expression génétique et sur la possibilité de moduler l’expression de nos gènes après la naissance (Robison, Reference Robison2015). Encore une fois, déterminisme et liberté d’action se retrouvent confusément associés à l’épigénétique et mobilisés pour traiter des rapports de l’individu à l’environnement.
3. Épigénétique et biologie du développement : quelques considérations épistémologiques
C’est dans le contexte de cette ambiguïté et de ces difficultés qu’il nous semble pertinent de préciser d’un point de vue épistémologique le rôle que sont susceptibles de jouer les phénomènes épigénétiques dans le développement et l’hérédité. En effet, qu’il s’agisse de préjudice causé à la génération suivante ou de blâme rétrospectif des générations antérieures, plusieurs des discours que nous avons présentés jusqu’à maintenant envisagent le problème de la constitution d’un individu comme une alternative entre libre-arbitre et déterminisme génétique. Nous souhaitons montrer que, d’un point de vue épistémologique, l’épigénétique s’inscrit dans une vision du développement susceptible de nuancer ces interprétations. Afin de bien comprendre ces considérations, il faut d’abord brièvement présenter la vision originale de l’épigénétique et l’intention derrière l’utilisation du terme par Waddington.
Lorsque Waddington utilise le terme «épigénétique» dans les années 1940-1950Footnote 15, il fait explicitement allusion à un débat célèbre en matière de biologie du développement opposant les théories du «préformationnisme» et de l’«épigenèse». Le préformationnisme est une théorie du développement qui dominait surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles et en vertu de laquelle le développement embryonnaire résulterait de structures préexistantes («préformées») qui ne feraient que croître jusqu’à la naissance. Selon la théorie concurrente, celle de l’«épigenèse», le développement serait au contraire une histoire en construction, formée de contingences, dont le résultat ne pourrait être compris sans référence à cette histoire. Il en découlerait qu’on ne peut pas retrouver dans les premiers stades de l’embryon la forme de l’être vivant à naître, pas plus qu’on ne retrouvera dans un tas de briques et de planches la forme d’une maison à bâtirFootnote 16. Or, c’est en référence à cette compréhension du développement comme processus que Waddington reprendra explicitement, dans ses travaux, le terme «épigenèse», tout en nous mettant en garde contre une forme de «préformationnisme» que la génétique naissante lui semblait renouveler :
If we merely consider each gene as a determinant for some definite character in the adult (as when we speak loosely of the ‘gene for blue eyes, or for fair hair’), then the modern theory may appear to be merely a new-fangled version of the old idea. But in the meantime, the embryologists, who are concerned with the direct study of development, have reached a quite different picture of it… This is the theory known as epigenesis, which claims that the characters of the adult do not exist already in the newly fertilized germ, but on the contrary arise gradually through a series of causal interactions between the comparatively simple elements of which the egg is initially composed. There can be no doubt nowadays that this epigenetic point of view is correct (Waddington, Reference Waddington and Herbert1952, p. 156).
Les recherches de Waddington s’inscrivent dans cette réhabilitation du point de vue de l’épigénèse. Considérons par exemple l’une de ses expériences, conduite en 1953, qui met particulièrement en évidence cette vision du développement. Le projet en question consistait à mettre en lumière la capacité d’un même génome à donner lieu à des traits différents en réponse à certaines conditions environnementales. Waddington observa d’abord que le fait d’exposer des œufs de drosophiles à des chocs thermiques conduisait certaines d’entre elles à développer des ailes dont les veines transversales étaient absentes. En sélectionnant et en reproduisant entre elles les drosophiles qui développaient ce phénotype altéré, Waddington en vint à obtenir une génération développant «naturellement» des ailes sans veines transversales, sans avoir besoin pour cela de les soumettre au stimulus environnemental. Un caractère à l’origine altéré par l’environnement semblait donc avoir été intégré au développement normal d’un organisme, produisant l’apparence d’une hérédité des caractères acquis (Waddington, Reference Waddington1953).
Or, cette interprétation n’est problématique que si l’on pose que le génotype donne lieu à un phénotype de façon linéaire. L’explication de Waddington est que, dans cette expérience, ce ne sont pas les gènes eux-mêmes qui sont altérés, mais bien la voie qui mène du génotype au phénotype. La capacité des drosophiles à développer des ailes sans veines transversales était déjà présente dès la première exposition aux chocs thermiques. Ce qui a été sélectionné par Waddington n’est donc pas la ressource elle-même (le gène), mais ce qui est fait avec cette ressource. Le gène ne doit donc pas être vu comme ayant une nature immuable mais, pour reprendre une métaphore de Waddington, comme un facteur déterminant les jalons d’un «paysage épigénétique». Les réseaux de gènes, selon cette vision, ont pour rôle de dessiner les possibilités phénotypiques qui se présentent à un organisme en devenir. On comprendra mieux cette métaphore du paysage à l’aide d’un dessin de Waddington représentant une bille dévalant une pente jalonnée de vallées. Certains canaux sont plus susceptibles d’être empruntés par la bille et représentent la voie «normale» de développement d’un individu. Cependant, certaines conditions environnementales peuvent changer la direction empruntée par la bille. Pour reprendre l’exemple des drosophiles, c’est un changement dans le relief développemental qui, progressivement, a permis à la bille de faire du chemin «ailes sans veines transversales» le chemin le plus facile à emprunter.
Il n’est pas évident que cette vision originale de l’épigénétique formulée par Waddington corresponde en tous points aux utilisations plus récentes du terme dans le cadre de la biologie moléculaire. Comme le soulignent Stotz et Griffiths (Reference Stotz and Griffiths2016), bien que plusieurs biologistes du développement utilisent couramment le terme «épigénétique» dans un esprit proche de celui de Waddington, l’ensemble de phénomènes moléculaires généralement désignés par ce terme ne comporte pas forcément la portée théorique du concept originalFootnote 17. Cette multiplicité d’utilisations du terme «épigénétique» ainsi que la distance entre sa première formulation et sa réutilisation actuelle contribuent sans doute aux nombreux débats en cours en ce qui a trait à une définition précise de l’épigénétiqueFootnote 18. Aussi, il est important de noter que la biologie du développement elle-même fut en partie écartée de la synthèse majeure qui eut lieu à l’époque de Waddington dans les sciences de la vie (Pigliucci, Reference Pigliucci, Heams, Huneman, Lecointre and Silberstein2009). La vision de Waddington fut ainsi longtemps mise de côté, l’arrivée de la biologie moléculaire mettant plutôt l’accent sur la relation gène-protéine et sur la nature de l’ADN. Enfin, le terme «épigénétique» demeura lui-même longtemps assez marginal. Il fut mobilisé notamment par David Nanney en 1958, dans un sens plus restreint et assez proche du sens actuel, afin d’apporter une précision théorique à la conception naissante d’un «code» génétique. Selon Nanney, on ne pouvait considérer que les gènes soient porteurs d’information que si l’on imaginait un «système de contrôle épigénétique» régulant cette information et permettant aux cellules de se différencier (Nicoglou et Merlin, Reference Nicoglou and Merlin2017; Stotz et Griffith, Reference Stotz and Griffiths2016). Cependant, le terme fut très peu utilisé jusqu’aux années 1990, moment où l’on identifiera l’épigénétique aux changements moléculaires modifiant l’expression des gènes sans en altérer la séquence, tels que la méthylation de l’ADN ou les modifications des histonesFootnote 19.
Un certain nombre d’éléments semblent aujourd’hui indiquer un renouvellement de l’importance de la biologie du développement ainsi que de certaines des intuitions de Waddington dans les sciences de la vie. L’une des raisons de cette réhabilitation provient vraisemblablement du fait que, comme nous l’avons esquissé plus haut, le séquençage du génome humain n’a pas livré les «secrets» de la «nature humaine», mais a plutôt contribué à révéler l’immense complexité du fonctionnement génétique chez le vivant. Il n’est en effet guère possible aujourd’hui, et ce, malgré les attentes du siècle dernier, de tirer de la lecture d’une séquence génétique une connaissance exhaustive du phénotype qui lui correspondrait. C’est dans ce contexte qu’il s’avère nécessaire de tourner notre attention vers l’histoire de ce mécanisme complexe régulant l’expression des gènes et permettant le passage d’un génotype à un phénotype. L’étude du développement, qui s’intéresse justement à ce passage, devient dès lors cruciale à la compréhension du rôle des gènes. À plusieurs niveaux, on assiste à cet égard à des tentatives d’intégrer la biologie du développement aux différentes sphères des sciences de la vie. Le courant «évo-dévo», en plein essor depuis les années 1990, étudie les gènes régulant le développement et tente de retracer leur histoire évolutive (Epel et Gilbert, 2009). Les concepts de norme de réaction et de plasticité phénotypique, centraux à cette discipline, peuvent d’ailleurs être interprétés comme étant proches des conceptions de Waddington, puisqu’ils évoquent la capacité d’un organisme à développer une multiplicité de phénotypes à partir d’un même génotypeFootnote 20. L’approche du DOHaD (Developmental Origin of Health and Disease) fournit un autre exemple représentatif de cette accentuation du problème du développement. Comme son nom l’indique, ce champ de recherche interdisciplinaire consiste à rechercher les causes de certaines maladies dans l’histoire développementale des individus, ce qui inclut par exemple l’exposition à certains facteurs environnementaux lors des phases les plus plastiques de leur développement. Selon cette vision, on ne cherche plus nécessairement «le gène» responsable de telle ou telle maladie, mais on tente de comprendre comment les gènes et le contexte des premiers jours de vie ont permis le développement d’un phénotype donné. Dans cette optique, les phénomènes épigénétiques sont d’ailleurs perçus comme des mécanismes participant à l’explication du DOHaD et susceptibles d’en élargir l’interprétation dans la mesure où des facteurs environnementaux induisent des changements épigénétiques susceptibles d’affecter également la génération suivante (Chiaperrino et al., Reference Chiapperino, Panese and Simeoni2017).
On comprend avec les exemples ci-dessus que la «nature» d’un individu s’avère de plus en plus difficile à définir, puisqu’elle constitue un ensemble de potentialités (de façon analogue à la théorie de l’épigénèse) plutôt qu’une forme prédéfinie (de façon analogue à la théorie préformationniste). Si, par exemple, on comprend la nature comme le génotype, alors l’expression même de cette nature sera dépendante d’une histoire développementale ponctuée d’interactions entre gènes et environnement. C’est dans cet esprit qu’un nombre grandissant de spécialistes perçoivent justement dans les phénomènes épigénétiques des caractéristiques permettant un éventuel remodelage des concepts de nature et de cultureFootnote 21.
Selon certaines interprétations, ce remodelage des concepts de nature et de culture prendrait la forme d’un dépassement complet de cette dichotomie. Stotz et Griffiths (Reference Stotz and Griffiths2016) remettent par exemple en question la pertinence même de distinguer rigoureusement ces deux composantes. Comme le soulignent ces deux philosophes, ce que l’on considère généralement comme la «nature» se retrouve dès le départ étroitement dépendant d’un contexte plus large. Par exemple, l’ADN transmis d’une génération à l’autre ne servirait strictement à rien s’il n’était pas accompagné d’une machinerie cellulaire complexe incluant entre autres des mécanismes épigénétiques. Ainsi, la notion de «trait naturel» est remise en question en faveur d’une vision plus dynamique dans laquelle l’ADN joue toujours un rôle crucial, sans être pour autant la seule ressource capable d’influencer le développement d’un être vivant (Stotz et Griffith, Reference Stotz and Griffiths2016, p. 16). Dans un tel cadre interprétatif, il n’y aurait plus d’un côté les traits naturels et de l’autre des traits acquis que l’on grefferait à ces derniers. L’interdépendance des gènes et d’une multitude de facteurs extérieurs à l’ADN serait trop évidente pour que l’on puisse encore parler de l’existence d’une composante naturelle.
Dans le même ordre d’idées, Evelyn Fox Keller montre, dans The Mirage of a Space Between Nature and Nurture (2010), comment l’influence respective des gènes et de l’environnement ne peut pas être simplement juxtaposée et additionnée pour expliquer la formation d’un trait. Il n’y a aucun sens, explique Keller, à demander quelle part d’un phénotype particulier est dû à l’environnement et quelle part est due aux gènes. Ces éléments sont causalement liés entre eux et sont tous nécessaires au développement d’un phénotype donné. Si l’on observe que la présence d’une mutation engendre, dans une certaine population, une différence phénotypique entre des individus, il est alors possible de mesurer la part respective des gènes et de l’environnement dans l’apparition de cette différence. Cependant, les mécanismes précis de la formation de ce trait chez un individu donné ne pourront pas être réduits à une simple addition de l’action des gènes et de l’environnement. Bien souvent, par exemple, les généticiens ont pu observer que la désactivation d’un gène précédemment considéré comme étant corrélé à la formation d’un trait ne résultait pourtant pas en l’absence de formation de ce trait (Keller, Reference Keller2010, p. 40). L’explication d’une variation génétique nous apprend ainsi que la mutation et l’environnement engendrent d’une façon ou d’une autre des conséquences sur le processus complexe menant au phénotype, mais sans toutefois élucider les mécanismes propres à ce processus.
En résumé, l’état actuel des connaissances semble accorder à la biologie du développement un espace conceptuel plus important qu’au siècle dernier. Le développement y est conçu comme une histoire, à savoir une construction progressive utilisant les gènes comme une ressource parmi d’autres. Cette histoire commence dans l’embryon et se poursuit après la naissance. Le point clef qui doit être retenu ici est que l’on ne peut pas comprendre le lien entre génotype et phénotype sans prendre en compte le déploiement du génome dans le temps et ses interactions avec l’environnement. Comme nous le verrons, la prise en compte de l’historicité du développement permet de relativiser la portée des discours concernant une éventuelle responsabilité épigénétique et d’apporter les nuances qu’exige l’état actuel des connaissances en épigénétique.
4. Retour sur les implications de l’épigénétique
Si l’épigénétique révèle comme nous l’avons suggéré l’insuffisance de certaines de nos préconceptions en matière de gènes et d’environnement, il est pertinent de s’interroger sur la façon appropriée de traiter de ses conséquences normatives sans retomber dans ces dichotomies. En effet, les questionnements habituellement soulevés en termes de gènes et d’environnement demeurent des interrogations légitimes. Il est tout à fait justifié, par exemple, de chercher à mesurer l’influence des facteurs environnementaux sur tel ou tel trait. Il n’est donc pas question ici d’évacuer les interrogations relatives à notre responsabilité, mais plutôt d’examiner comment des questionnements légitimes sur la responsabilité pourraient être reformulés en tenant compte des considérations épistémologiques précédentes.
Nous rejoignons à cet égard les positions de Keller (Reference Keller2010), qui propose le concept de plasticité pour remplir ce rôle. Le concept de plasticité phénotypique nous paraît en effet particulièrement apte à la reformulation des questionnements concernant la nature et la culture des individus. Au sens technique, la notion de plasticité peut être comprise comme la capacité d’un matériau à être modelé, à adopter une forme désirée. Appliqué au monde vivant, le concept de plasticité est généralement utilisé pour souligner l’aptitude d’un organisme à adopter différents phénotypes en fonction de différents contextes environnementaux, cette aptitude pouvant être mesurée à l’aide de normes de réactions (Pigliucci, Reference Pigliucci2001). Or, la plasticité varie non seulement en fonction des traits, mais également en fonction de la période du développement à laquelle on s’intéresse. Par exemple, alors que certains traits physiologiques comme la couleur des yeux ne sont pas du tout plastiques, d’autres comme la taille sont influencés par un grand nombre de facteurs génétiques et environnementaux. En conséquence, ils perdent en plasticité au fur et à mesure que l’individu se développe. Différencier la plasticité relative de différents traits ainsi que les «fenêtres» temporelles pendant lesquelles ces traits sont malléables pourrait permettre de formuler d’une manière plus précise différentes possibilités (ou impossibilités) d’intervention dans le développement. Il ne s’agirait pas alors de se demander si tel trait est sous le contrôle des gènes ou de l’environnement; il s’agirait plutôt d’identifier les facteurs pouvant influencer ce trait à différents moments. Autrement dit, le fait de reformuler la question de l’intervention en termes de plasticité développementale vient dynamiser la question en y ajoutant un facteur temporel. Notons d’ailleurs qu’il n’y a aucune raison, dans ces conditions, pour placer arbitrairement la naissance comme un point distinguant rigoureusement l’«inné» de l’«acquis». Comme le souligne Keller, il existe une continuité temporelle entre le développement prénatal et postnatal, même si plusieurs traits deviennent effectivement moins plastiques après la naissance (Keller, Reference Keller2010, p. 75). Dans ce contexte, il est sans doute plus approprié d’insister sur cette continuité du développement afin d’interroger dans quelle mesure un génotype donné est susceptible de donner lieu à un phénotype donné, considérant l’histoire qui va de l’embryon à l’âge adulte, plutôt que de chercher à distinguer rigoureusement l’inné de l’acquis.
Cette façon de reformuler le problème de la nature et de la culture permet, nous semble-t-il, d’évacuer un certain nombre de facteurs idéologiques concernant le déterminisme et le libre-arbitre. D’une part, identifier différentes plasticités sur une échelle à la fois spatiale et temporelle permet d’éviter de parler d’une auto-détermination biologique qui alourdit considérablement la responsabilité des individus. D’autre part, une telle approche évite de tomber dans un déterminisme génétique qui conduirait à l’inverse à considérer l’ensemble de l’héritage génétique comme une fatalité inaltérable.
Ces considérations permettent en retour de nuancer certaines des conclusions prématurées qui ont pu être (et parfois ont été) tirées des recherches en épigénétique. Le fait que l’on dispose d’études indiquant que l’environnement ou des facteurs socio-économiques jouent un rôle dans le développement de certains traits ne devrait nullement conduire à la conclusion que nous possédons un contrôle étroit sur les mécanismes régulant leur expression, et ce, à tout moment du développement. La démystification de cette idée de contrôle épigénétique n’implique pas un déni de l’importance de l’environnement, de l’impact des structures sociales ou encore des bienfaits de l’exercice physique. Elle met cependant en garde contre une instrumentalisation de l’épigénétique qui ferait croire à une responsabilité intégrale vis-à-vis l’expression de notre patrimoine génétique. Le développement de différents phénotypes peut certes être influencé par des stimuli environnementaux. Nonobstant, il n’en résulte pas automatiquement que nous aurions maintenant un contrôle volontaire sur l’expression génétique. On peut bien conseiller l’adoption de bonnes habitudes de vie, mais il est trop tôt, dans la plupart des cas, pour appuyer ce genre de recommandations sur la connaissance de mécanismes épigénétiques précis.
Pour ajouter à ces nuances, notons que même dans les cas où nous avons une bonne idée des mécanismes impliqués, il est malaisé de déterminer comment la prise en compte du fait que certaines informations épigénétiques soient transmissibles d’un individu à un autre devrait se traduire en actions concrètes. Non seulement les connaissances empiriques sur l’être humain dans le domaine de l’épigénétique demeurent encore modestes, voire fragmentaires, mais plusieurs des résultats actuels sont difficiles à traduire en recommandations concrètes. En effet, avant de se demander à qui revient le rôle ou la responsabilité de gérer un hypothétique contrôle environnemental sur l’expression des gènes, il conviendrait de se demander dans quelle mesure nous comprenons et maîtrisons effectivement ces phénomènes.
Prenons l’exemple précédemment cité de l’obésité. Dans les modèles animaux, l’influence de la diète maternelle sur la prédisposition à l’obésité de la génération suivante dépend tout autant du type d’alimentation que de la période développementale pendant laquelle cette diète est administrée. Or, la façon dont ces facteurs entrent en interactions pour altérer le phénotype peut parfois sembler contre-intuitive. Chez les rats, une restriction alimentaire survenant lors de la gestation semble mener à une hypertrophie des tissus adipeux à la génération suivante. Cependant, le même type de restriction appliqué lors de la lactation donnera lieu au contraire à davantage de rats maigres (Parlee et MacDougald, 2014). À cette complexité, il faut ajouter les habitudes alimentaires du père. Parfois négligées, elles sont pourtant susceptibles de jouer un rôle sur le développement du phénotype de la génération suivante (Richardson, Reference Richardson2014). Enfin, pour complexifier encore davantage ce tableau, l’influence respective de tous ces éléments sera susceptible de se modifier d’un modèle animal à l’autre, de sorte que les résultats ne pourront être transférés à l’être humain qu’avec d’importantes nuances et mises en gardeFootnote 22.
5. Conclusion
L’importance actuelle des recherches en épigénétique combinée à leur relative jeunesse ainsi qu’à l’enthousiasme qu’elles suscitent devraient être autant de facteurs incitant à la prudence. Il reste encore de nombreuses recherches à effectuer pour parvenir à une compréhension satisfaisante des phénomènes épigénétiques. Plusieurs questions importantes restent encore sans réponse. Pensons notamment à la détermination des moments critiques d’exposition à l’environnement dans le développement, à la caractérisation des différents types d’expositions environnementales ainsi qu’à l’élucidation de leurs relations précises avec le génome (Landecker et Panofsky, Reference Landecker and Panofsky2013). Nous comprenons qu’il puisse être tentant, et ce, tant pour le scientifique que pour le journaliste ou le public, de se laisser emporter par l’engouement légitime que suscite la perspective de dépasser les conceptions antérieures concernant les gènes et leur expression. Toutefois, considérant le pouvoir de transformation qu’accompagne la perception générale d’un phénomène biologique dans la société, il serait avisé de ne pas perdre de vue la nuance et le dynamisme qu’impliquent les phénomènes épigénétiques pour notre compréhension des relations entre gènes et environnement.