CADRE ET ENJEUX DU PROJET RCFA
Le projet de recherche que reflète ce numéro thématique est le fruit d'une collaboration entre deux laboratoires de recherche conduite entre avril 2003 et décembre 2006, sous l’égide de l'Institut de Linguistique Française: l'ERSS de l'université Toulouse-Le Mirail (Toulouse II), et le laboratoire EA 1339/Scolia de l'université Marc Bloch (Strasbourg II).
L'enjeu de ce projet, intitulé ‘Relations de cohérence et fonctionnement des anaphores’, est celui-ci: tout comme les relations de cohérence, les relations anaphoriques ont comme raison d’être de faciliter la tâche du lecteur ou de l'auditeur – qui est d'intégrer le contenu et la valeur discursive des énoncés au fur et à mesure qu'ils surviennent en une structure interprétative plus globale. Pour assurer la contextualisation d'un segment de texte écrit comportant plusieurs phrases indépendantes (qui peuvent ne pas être reliées explicitement), le lecteur devra invoquer une (voire plusieurs) relation(s) de discours ou de cohérence (ou encore rhétoriques). Ces relations ‘cognitives’ lui permettront d'abord de construire complètement, et ensuite d'intégrer, les propositions et illocutions inférables à partir d'une succession de phrases, qu'elles soient reliées ou non. D'autre part, la résolution d'une ou de plusieurs expressions anaphorique(s) apparaissant dans une phrase non initiale dans cette suite de phrases aura également pour effet d'effectuer une telle intégration. Le fonctionnement d'un ou des anaphorique(s) dans une unité de discours a partie liée même avec la mise en place d'une relation de cohérence afin d'intégrer deux unités en une unité plus englobante (cf. Hobbs, Reference Hobbs1979). Ce sont les interdépendances entre ces deux processus que le projet et ce numéro thématique examinent, ainsi que des problématiques connexes.
L'une des questions les plus cruciales qui se pose à l'analyste du discours associable à un texte multi-propositionnel est celle de savoir comment dégager les unités de discours pertinentes de ce texte.Footnote 1 De plus, certaines de ces unités peuvent ne pas être exprimées ouvertement mais rester implicites (voir à ce sujet les articles de L. Prévot et al. et de M. Vergez-Couret, ce numéro). Ce sont précisément les multiples indices heuristiques que pourra manifester un texte quelconque qui permettront de reconnaître les unités discursives: parmi ceux-là, notons les séquences de temps verbaux de tel ou tel type, la présence d'adverbiaux temporels et spatiaux, de suites de prédicateurs ayant telle ou telle propriété aspectuelle (au sens d’ ‘Aktionsart’), puis manifestant telle ou telle relation lexicale les uns vis-à-vis des autres (celles de synonymie, d'antonymie, d'hyponymie ou de méronymie, par exemple), ou la présence ou la possibilité d'insertion de marqueurs de tel ou tel type signalant le mode d'intégration des unités à relier. Les marques de ponctuation peuvent jouer un rôle démarcatif utile dans ce sens à l’écrit, et les contours intonatifs et les traits prosodiques plus généralement à l'oral. Voir ici-même les articles de L. Prévot et al., de M. Bras et A. Le Draoulec, de M. Vergez-Couret et de moi-même pour cet aspect. La prépondérance d'indices ayant certaines caractéristiques va permettre ensuite de déterminer la manière dont deux unités ainsi dégagées peuvent être intégrées l'une à l'autre en fonction de telle relation de cohérence ou de discours – soit en terme d'une relation subordonnante (où l'une des unités est centrale et ainsi ‘domine’ l'autre, qui en sera dépendante), soit en fonction d'une relation coordonnante, les deux unités étant alors à égalité de dominance l'une de l'autre. Voir encore les articles de Prévot et al., de Bras et Le Draoulec, de Vergez-Couret et de moi-même sur ce point.
Le discours associé à un texte se présente donc comme une hiérarchie d'unités discursives, et non comme une simple suite linéaire d’éléments en concaténation. C'est précisément l'orientation imprimée par la ou les prédication(s) anaphorique(s) dans une suite de propositions ou de phrases qui va sélectionner l'unité contextuelle avec laquelle une relation de cohérence sera mise en œuvre, afin de les intégrer en une unité plus englobante. Cette unité contextuelle ne sera pas nécessairement celle qui est immédiatement adjacente à l'unité à intégrer, mais pourra se situer plus loin dans la suite textuelle.
Notre équipe s'est donc attachée à déterminer la manière exacte dont le type d'interprétation d'une expression anaphorique, en étroite liaison avec sa predication-hôte, permet de remplir l'une des conditions imposées par la structure sémantique interne d'une relation de cohérence (telle qu'elle est définie dans les conceptions d'O. Ducrot, de C. Rossari, d'E. Roulet, de J. R. Hobbs, de T. Sanders et ses collègues, de N. Asher, d'A. Kehler, ou de W. C. Mann et S. A. Thompson).
Dans une perspective plus large, nous nous sommes donné pour tâches, d'abord de mettre au point, à partir d'une étude des travaux des auteurs précités ainsi que d'analyses approfondies des textes de nos deux corpus écrits,Footnote 2 des définitions opératoires d'un certain nombre de relations de cohérence: initialement, Élaboration, Explication, Résultat, Fond-Figure (Arrière-Plan), Circonstance, Assertion-Indice (‘Evidence’), Contraste et Parallèle. L'objectif a été de rendre opératoires ces définitions, dans la reconnaissance empirique des relations effectivement repérables dans les textes des deux corpus (voir surtout l'article portant sur la définition de la relation Élaboration par G. Kleiber et H. Vassiliadou). A cet effet, nous avons retenu une conception des définitions de nature à caractériser des relations prototypes, dont les relations observables dans les textes seraient plus ou moins proches. Certaines de ces relations vont être examinées par l'article de L. Prévot, L. Vieu et N. Asher qui se donne pour but de mettre au point des moyens fiables de différencier entre les relations souvent confondues d’Élaboration et d’Arrière-Plan. Par ailleurs, les articles de G. Kleiber et H. Vassiliadou, de M. Bras et A. Le Draoulec, et de M. Vergez-Couret vont porter plus particulièrement sur la relation fondamentale Élaboration. Enfin, mon article ‘cadre’ du numéro envisagera un certain nombre de ces relations, notamment à partir de la perspective adoptée par les travaux de J. R. Hobbs.
La seconde tâche que nous nous sommes donnée a consisté à mettre au point un certain nombre d'heuristiques de ces relations, qui permettraient de les reconnaître en fonction des indices suivants:
– le type de marqueur utilisé (ou bien insérable) pour relier deux unités de discours. Cette thématique est représentée ici par les articles de M. Bras et A. Le Draoulec, et de M. Vergez-Couret;
– le temps verbal, l'aspect grammatical et l’Aktionsart du prédicateur de chaque unité à intégrer (voir pour partie ma contribution);
– le type de relation lexicale qui caractérise chaque prédicateur (point étudié lors du Projet par C. Le Bellec, et représenté dans ce numéro par les articles de J. Rebeyrolle, M-P. Jacques et M-P. Péry-Woodley, de M. Vergez-Couret, puis de moi-même);
– la nature de la structure informationnelle exprimée par chaque unité, et leurs articulations. L'article dont je suis l'auteur traite brièvement cet aspect, parmi d'autres;
– le rôle du titre du texte à l’œuvre (article de presse de la rubrique ‘faits divers’, publicité ou résumé de film): voir à cet égard la contribution de J. Rebeyrolle, M-P. Jacques et M-P. Péry-Woodley;
– les corrélations syntaxiques existant entre les phrases et propositions du texte, et le rôle en particulier des gérondifs et des participiales (cet aspect a été surtout étudié au cours du Projet par A. Borillo, mais aussi par M. Vergez-Couret et par G. Kleiber).
S'agissant des corpus recueillis, nous avons réuni un premier ensemble de 111 articles de presse de la rubrique ‘faits divers’, des résumés de films et des publicités provenant des journaux Le Monde, la Dépêche du Midi, Métro, 20 Minutes ou La Provence; ces textes ont été recueillis manuellement. Un second ensemble de 125 articles de faits divers a été recueilli électroniquement en provenance du journal Le Monde. Voici en guise d'illustration un exemple d'un texte du 1er corpus, qui sera analysé en partie dans l'article de Kleiber et Vassiliadou: voir leur exemple (14). Les expressions anaphoriques dans ce texte sont en gras.
Saoul, il menace les policiers et finit en cellule de dégrisement
Au petit matin, hier, vers 5h30, un homme de 28 ans, passablement éméché, a importuné des policiers qui procédaient à un contrôle routier sur les allées Jean-Jaurès à Toulouse. Celui-ci a menacé les fonctionnaires avec sa cannette de bière, tout en émaillant ses propos de quelques noms d'oiseaux. Interpellé, il a été ramené au commissariat central où il a été placé en cellule de dégrisement. (La Dépêche du Midi, 9/07/03, p. 15)
Pourquoi avoir choisi de courts textes de ce genre pour notre projet? D'abord, parce que ce sont en premier lieu des textes réels (et non construits pour la démonstration), conçus à l'origine comme tels par leur scripteur. En tant que tels, ils constituent des sortes de laboratoires en miniature, permettant de cerner plus aisément les relations discursives qui sont en jeu. Dans la mesure où l'on reste à l'intérieur d'un même genre, l'analyste peut donc contrôler les variables à l’œuvre, tout en bénéficiant des avantages fournis par l'existence d'un corpus de textes attestés. Etant très courts et condensés, ils évoquent en peu de mots des situations souvent complexes, dont la compréhension nécessite de tirer de multiples inférences.
Le genre (ainsi que le sous-genre) d'un texte est un facteur significatif dans la contextualisation indispensable à la compréhension (voir Unger, Reference Unger2006 pour une analyse cognitivo-pragmatique du genre dans le cadre de la théorie de la Pertinence). Il s'agit ici de l'ensemble particulier d'attentes de la part de l'utilisateur fondé sur son expérience du type d'activité langagière à l’œuvre. Dans le cas des articles de presse de faits divers ou des résumés de films, le style et la structure de tels articles est fonction du besoin d'objectivité factuelle qui s'en ressent, mais en meme temps du souci d’être bref et d'atteindre le maximum d'impact au travers du titre (voir l'article de Rebeyrolle et al. ici-même) et de la phrase initiale du texte. Ces courts articles sont en general construits selon la stratégie de la ‘pyramide inversée’: en effet, le fait ou événement central sélectionné est présenté en premier, puis les informations d'arrière-plan ou permettant de le comprendre le suivent par ordre décroissant d'importance relative (cf. Van Dijk, Reference Van Dijk1988a, Reference Van Dijk1988b). Voir comme illustration les trois phrases successives de l'exemple présenté ci-dessus.
ORGANISATION DU NUMERO
Les six articles dont ce numéro est composé se présentent donc ainsi: dans le premier, j'esquisse le cadre du projet étudié ainsi que celui du numéro qui en est le reflet. Cet article s'intitule ‘Le rôle des anaphores dans la mise en place des relations de cohérence dans le discours: l'hypothèse de J. R. Hobbs’. Il s'agit de présenter l'hypothèse de J. R. Hobbs (Reference Hobbs1979, Reference Hobbs1990) qui a formé le point de départ de nos recherches, concernant l'interaction entre choix puis application d'une relation de cohérence et résolution des anaphores dans un texte multi-propositionnel, puis de la mettre à l’épreuve sur des articles de presse de faits divers et des résumés de films provenant de nos corpus écrits.
Suivent deux articles traitant plus particulièrement les relations de cohérence elles-mêmes: le premier, de G. Kleiber et H. Vassiliadou, intitulé ‘Sur la relation d’Élaboration: des approches intuitives aux approches formelles’, envisage la relation fondamentale qu'est Élaboration, d'un point de vue méta-discursif. Comme son titre l'indique, il s'agit de mettre en confrontation les approches ‘intuitives’ et les approches formelles de cette relation, afin de mieux la caractériser d'un point de vue descriptif. L'article met l'accent sur la tension qu'il y aurait entre identité (‘mêmitude’) et apport du nouveau (différence) selon les différentes définitions de cette relation dans la littérature. Le second, de L. Prévot, L. Vieu et N. Asher, ‘Une formalisation plus précise pour une annotation moins confuse: Les Élaborations d'entité’, tente de distinguer les relations Arrière-Plan et Élaboration d'un point de vue théorique, au sein du cadre SDRT (‘Segmented Discourse Representation Theory’).Footnote 3 L'objectif est surtout de fournir aux annotateurs de grands corpus des moyens plus fiables pour reconnaître l'existence de ces deux relations, qui sont souvent confondues. A cette fin, les auteurs proposent une nouvelle relation de cohérence, Élaboration d'entité. En effet, en l'absence de caractérisation de cette relation, les annotateurs peinent à identifier la contribution de certains segments discursifs et utilisent, de manière assez confuse, les deux relations existantes les plus proches, Élaboration et Arrière-Plan.
Ensuite, trois articles représentant le volet ‘indices heuristiques’ de la reconnaissance de certaines des relations de cohérence étudiées (et plus particulièrement la relation centrale d’Élaboration). Il s'agit ici du rôle des marqueurs, puis des titres des articles en jeu à cet égard. Premièrement, un article portant sur le fonctionnement discursif de l'adverbe d'abord par M. Bras et A. Le Draoulec, intitulé ‘D'abord, marqueur de structuration du discours’. Les auteurs s'intéressent plus particulièrement à l'insertion du segment introduit par d'abord dans son contexte gauche. Elles montrent que cette insertion se fait par une relation subordonnante, qui ne se restreint pas à la relation d’Élaboration. Ensuite, un second article portant sur un marqueur tente de cerner le rôle discursif de l'adverbe notamment: il s'agit d'un article de M. Vergez-Couret ayant pour titre ‘Le rôle de l'adverbe notamment dans la mise en œuvre des relations de discours’. Le propre de ce marqueur serait d'extraire au moins une éventualité ou bien au moins une entité parmi un ensemble présupposé d’éventualités ou d'entités, puis de la focaliser. Ces deux articles sont élaborés dans le cadre théorique de la SDRT, modèle déjà présenté et développé dans ce numéro par les articles de Prévot, Vieu et Asher, et de Bras et Le Draoulec lui-même.
Le dernier article du numéro a pour objectif de caractériser le rôle des titres dans des articles de faits divers ainsi que dans des textes plus longs, à la fois en termes de structuration discursive et en termes de relations de cohérence, en se demandant quelle relation est le plus à même de rendre compte de l'interaction entre le titre et le texte titré. Il s'agit surtout ici de comparer le fonctionnement discursif des titres et inter-titres dans plusieurs genres: les articles de presse de faits divers et des documents longs et structurés tels que des articles scientifiques. Cet article est co-rédigé par J. Rebeyrolle, M-P. Jacques et M-P. Péry-Woodley, et s'intitule ‘Titres et inter-titres dans l'organisation du discours’.
Remerciements
Pour terminer, je voudrais remercier chaleureusement pour leur collaboration à la préparation de ce numéro, en plus des auteurs des articles eux-mêmes, les personnes suivantes: Pascal Amsili, Inge Bartning, Marie-José Béguelin, Marc Bonhomme, Francis Corblin, Henri-José Deulofeu, Catherine Fabricius-Hansen, Jacques Jayez, Dominique Legallois, Jean-Marie Marandin, Maj-Britt Mosegaard Hansen, Walter de Mulder, Bert Peeters, Laurent Roussarie, Corinne Rossari, Henriëtte de Swart et Jean-Christophe Verstraete.